Les origines du réseau d’espions jésuite bavarois – et ses liens avec Pacelli – remontaient aux premières années du Reich. Ce dispositif grandit à partir de la source de renseignements de Josef Müller à Munich. Le père Rösch, qui bataillait jour après jour contre la SS sur les prérogatives de l’Église, avait renseigné ce dernier sur les plans des nazis, qui, à son tour, avait acheminé les rapports de Rösch jusqu’à Rome. En conséquence, dès Noël 1940, quand le foyer de la résistance catholique se déplaça de Rome vers l’Allemagne, un canal secret et sécurisé reliait déjà Pie XII aux ordres religieux à l’intérieur du Reich1.
Ce déplacement aurait dû amener la Curie à s’appuyer davantage sur la nonciature de Berlin. Mais Pie XII jugeait son représentant à Berlin trop complaisant envers le nazisme – et soupçonnait même l’adjoint du nonce d’être un espion à la solde de la SS. Il se tourna donc vers les évêques allemands. Toutefois, les taupes d’Albert Hartl avaient aussi infiltré l’épiscopat, en se procurant même les minutes de ses conférences à huis clos, à Fulda2.
Une option subsistait. Les branches allemandes des ordres catholiques, comme les jésuites, les dominicains et les bénédictins, feraient office de mandataires pontificaux. Ceux-ci ne relèveraient pas des évêques locaux, mais des chefs de ces ordres à Rome – qui ne rendaient eux-mêmes compte qu’à Sa Sainteté. Si les bénédictins semblaient susceptibles de céder à la cooptation nazie, les dominicains, et surtout les jésuites, faisaient preuve d’un état d’esprit plus martial. Étiquetés comme « ennemis du Reich », ils craignaient la déportation à l’est. Ce fut d’entre leurs rangs que se leva un corps ecclésiastique plus jeune, plus militant, qui accepta ce que le Vatican, selon le titre d’un texte en éloge du martyre, qualifiait d’« Invitations à l’héroïsme3 ».
Ils acceptèrent cette invitation lors d’une conférence à huis clos, à Berlin. Le 26 mai 1941, la hiérarchie des jésuites et des dominicains allemands jurait « de soutenir et de préserver notre honneur de catholiques, devant notre conscience, devant le peuple, devant l’Histoire, l’Église et notre Seigneur Dieu ». Dans cet esprit, ils formèrent un groupe de sept hommes qui ne possédait aucune existence officielle, mais tenait simplement lieu de façade à un « service de renseignements de l’Église » (kirchliche Nachrichtenwesen). Entre eux, ils l’appelaient le « Comité des ordres », ou simplement le « Comité4 ».
Le père Rösch était la force motrice de ce Comité. Il sillonna l’Allemagne, organisant un service de messagers entre les évêques, transmettant des avertissements, conseillant des mesures de riposte et constituant un groupe d’hommes partageant le même état d’esprit. Ces militants s’informaient sur les plans des nazis grâce à des secrétaires, des opératrices téléphoniques, des officiers et même des membres de la Gestapo. Les renseignements affluaient tous au provincialat jésuite de Munich. Après que Rösch eut fait cause commune avec Moltke, ses prêtres travaillèrent en étroite relation avec les comploteurs militaires5.
Les agents du Comité des ordres opéraient camouflés et déguisés. Ils reçurent des dispenses spéciales pour porter des tenues civiles et vivre « en dehors des règles de leur ordre », une licence nécessaire. Le messager dominicain, le père Odilo Braun, dissimulait sa soutane sous une blouse de couleur claire ; les jésuites portaient des manteaux en laine noirs et gris. Certains de ces agents tenaient leur seconde adresse secrète : Braun occupait une chambre dans la maison berlinoise d’une amie, où il cachait des documents. Pour éviter de se faire repérer, ils se mirent à jouer la comédie, comme lorsque le messager jésuite, le père Lothar König, et la secrétaire de Braun, Anne Vogelsberg, se promenèrent sous un parapluie à la gare de Berlin, jouant les amoureux pour tromper la surveillance de la Gestapo. Ou quand Anne Vogelsberg acheta un billet de chemin de fer pour un prêtre du Comité qui, afin d’éviter de voyager sous son nom, s’était contenté de retirer un simple ticket de quai. La secrétaire lui garda un siège dans un train en partance, et, peu avant le départ du convoi, le prêtre embarqua, la secrétaire en descendit, et ils s’échangèrent leurs billets en se croisant dans le couloir, à l’insu de tous. Les prêtres du Comité correspondaient ou se téléphonaient en langage codé ; ils évoquaient par exemple l’évêque Johannes Dietz en l’appelant « Tante Johanna6 ».
Augustin Rösch réglait la stratégie, mais laissait les opérations plus tactiques à un second qui sut se rendre indispensable. Son secrétaire et messager, le père König, devint un intermédiaire vital pour les groupes de la résistance disséminés partout dans le Reich. En février 1941, König se savait atteint d’un cancer de l’estomac, mais refusant d’accéder aux suppliques de Rösch qui le priait de rester au presbytère, il lui rappela que « le combat passe avant tout ». En cette seule année, il accumula 77 000 kilomètres en voyageant pour le compte du Comité, généralement en train de nuit. Ses manières d’être douces et rassurantes dissimulaient parfois des préoccupations fort peu sacerdotales. Un jour, il était au volant d’un camion, le convoi du Führer le dépassa à vive allure, et ses cheveux se dressèrent sur sa tête lorsqu’il songea à tout le mal qu’il aurait épargné au monde si seulement il avait pu percuter la Mercedes et écraser le maître du Reich7.
Au nom du Saint-Père, Rösch avait déjà fait des ouvertures aux militaires de la conspiration. Dès avril 1941, le père jésuite et ses collègues munichois avaient entamé une série d’entrevues avec le chef d’état-major de la Wehrmacht, le général Franz Halder. Ils discutèrent alors de la manière d’éliminer Hitler, ainsi que le rappelait le général, et de savoir si des méthodes militaires « seraient appropriées ». Toujours aussi hésitant, le général disait approuver tout ce que planifiaient les jésuites, sans rien pouvoir tenter lui-même : au sein de son entourage, personne ne coopérerait. « Après cet aveu décevant, se remémorait le chef d’état-major de la Heer, l’armée de terre, nous avons parlé des méthodes dont disposait l’Église catholique pour lutter contre Hitler. […] Cela m’est resté en mémoire, car je n’imaginais pas en quoi ces dignitaires spirituels pourraient être efficaces contre un dictateur8. »
En avril 1942, le Comité des ordres recruta son agent le plus charismatique, qui tint un rôle essentiel. Le prêtre jésuite Alfred Delp portait des habits séculiers, un costume et une cravate, ce qui lui donnait des airs de hibou tout fripé, et il se montrait rarement sans un cigare à la main, la tête couronnée d’un nuage de fumée. Au sein de la résistance, il acquit le statut d’une sorte de tribun du peuple. Les paroissiens notaient ses sermons en abrégé, se les échangeaient sur un bout de papier plié, de la taille d’un dé à coudre, pour éviter de se faire repérer9.
Delp possédait l’esprit d’un libre-penseur. Avant de se convertir du luthéranisme, il avait flirté avec le nazisme ; ses racines protestantes et ses centres d’intérêt politiques lui conféraient un point de vue unique parmi les jésuites bavarois. Dans son premier livre, il tenait Luther et Kant, deux chrétiens, pour responsables de la « totale désintégration de la personnalité humaine » ; en revanche, pour lui, Nietzsche, un athée, avait ouvert la voie de nouvelles évolutions chrétiennes. Il pensait par exemple que les Églises avaient eu le tort d’encourager une conception « collectiviste » de la démocratie. Creusant à fond les questions et les théories, il adorait débattre. Il parlait souvent de saint Pierre, voyant en lui un mélange d’impétuosité, de fragilité et de confiance passionnée – des qualités qui définissaient le père Delp lui-même, et causaient quelques migraines à ses supérieurs jésuites10.
Ses manières combatives lui aliénèrent d’autres jésuites, et ses amis eux-mêmes le trouvaient difficile. « Ne laisse pas ma mère te raconter de “pieuses légendes” à mon sujet, écrivit-il à un ami. J’étais un sale gosse. » Quand le provincialat reporta la date de ses vœux perpétuels, pour des motifs demeurés inconnus, d’aucuns chuchotèrent au sujet de ses amitiés féminines. Personnage rare de franc-tireur au sein d’un ordre jésuite très strict, il priait instamment ses contacts civils de s’insurger contre Hitler. « Quiconque n’a pas le courage de créer l’histoire, écrivait-il, est condamné à devenir son objet. Il nous faut agir11. »
Le Comité des ordres se tenait en liaison étroite avec le Vatican. Josef Müller fournissait le maillon principal. Depuis le milieu des années 1930, six des sept ecclésiastiques du Comité avaient eu recours à ses services de messager. La plupart des membres du groupe possédaient aussi leurs propres entrées au Saint-Siège. Le père Rösch usait de son collègue jésuite, le père Leiber, comme d’une voie d’accès informelle au Saint-Père. Par l’intermédiaire de ces canaux d’informations, le Vatican était informé du travail du Comité. Le père Rösch accepta l’offre de Moltke seulement après en avoir « discuté avec des interlocuteurs importants », alors que les lettres du même Moltke se référaient avec effusion au « grand hymne [de Rome] à la louange de Rösch : c’était l’homme fort du catholicisme en Allemagne12 ».
Pie XII attachait au travail du Comité des ordres un intérêt qui n’avait rien de fortuit. Le 30 septembre 1941, deux jours après que le général Beck avait approuvé l’idée de « battre le fer » dans l’esprit des catholiques, le pontife transmit au Comité des instructions écrites, appelant à une collaboration de l’Église avec la résistance militaire. Cette lettre du pape insistait précisément auprès de ses membres pour qu’ils visent une « unité d’intention [et] d’action » contre le nazisme à travers toutes « les forces mises à disposition ». L’alliance Tresckow-Beck ayant invité à la participation du Comité des ordres à ce même projet, la directive papale survenait à un moment décisif. À en juger par les événements ultérieurs, la missive n’empêchait à l’évidence pas le Comité animé par Rösch d’intriguer en vue d’évincer Hitler13.
À l’automne 1941, lors d’une audience générale du mercredi, réunissant quelque quatre-vingts personnes, dont des soldats allemands, le Saint-Père recevait un juif allemand exilé. Selon un article publié en temps de guerre dans le Palestine Post, un journal sioniste, ce visiteur non aryen – plus tard identifié sous le nom de Heinz Wisla – demanda au Saint-Siège d’offrir son aide à des juifs italiens naufragés acculés à rejoindre la Palestine. Après l’avoir invité à revenir le lendemain avec un rapport écrit, Pie XII aurait déclaré : « Vous êtes un jeune juif. Je sais ce que cela signifie et j’espère que vous serez toujours fier d’être juif14 ! »
Le souverain pontife commençait alors à déjà regretter de ne pas tenir de semblables propos de manière plus publique. Le 7 octobre, des informations avaient circulé à propos d’un vicaire officiant à l’église Sainte-Edwige, à Berlin, l’« étoile juive » cousue sur sa robe, celle que les juifs étaient désormais contraints de porter. Rencontrant trois jours plus tard le diplomate pontifical Angelo Roncalli, le futur pape Jean XXIII, Pie XII s’inquiétait de ce que son « silence au sujet du nazisme ne puisse être mal jugé15 ».
Selon les témoins de cette audience, mue par la culpabilité ou par la frustration, s’adressant encore à ce jeune émissaire juif, Sa Sainteté aurait ensuite élevé la voix : « Mon fils, que vous soyez ou non plus méritant que d’autres, seul le Seigneur le sait, mais croyez-moi, vous êtes au moins aussi méritant que tous les autres humains qui vivent sur notre terre. » Selon la presse, le pape mit fin à l’entrevue en ajoutant : « Que la protection du Seigneur vous accompagne. »
Ensuite, comme après chaque audience, sœur Pascalina désinfecta la bague du pape. Elle était sertie d’un diamant, elle pouvait lui percer la peau lorsque les fidèles lui serraient les doigts trop fort, « et il y avait une raison précise pour qu’il faille le [sic] désinfecter », ainsi que le père Gumpel, futur postulateur à sa béatification, le déclarerait plus tard. « En réalité, les gens lui prenaient la main très fermement, en appuyant sur l’anneau papal, et il n’était pas rare que le pontife regagne ses appartements privés avec du sang sur les mains16. »
Le père Augustin Rösch et Helmuth James von Moltke composaient une équipe efficace. Après des débuts discrets en 1941, en l’espace de dix-huit mois, ils surent porter les événements à un paroxysme extrême. Durant ce laps de temps, le deuxième complot contre Hitler progressa plus avant et plus vite que le premier. Or, sans les services de renseignements de Rösch, cette conspiration aurait pu n’enregistrer aucun progrès.
Pour les comploteurs, le Comité des ordres devint le conseil de planification de l’après-guerre. Moltke décida de réunir d’éminents penseurs de la société à Kreisau, son domaine de Silésie, pour y rédiger un programme politique. Le père Rösch accepta d’animer les débats et de dégager un consensus, un peu à l’instar d’Alexander Hamilton durant la révolution américaine. Immergé dans les Federalist Papers, Moltke encourageait ce parallèle17.
Augustin Rösch se fixa l’imposante mission de négocier à l’avance un accord sur tous les sujets. Les impératifs de sécurité interdisant tout contact par téléphone ou par courrier, son secrétaire, le père König, devint un acteur clef, arrivant et repartant de nuit et dans le brouillard, sans jamais dire ni où il allait, ni d’où il venait, réjouissant les esprits avec des maximes telles que celle-ci : « Il n’est rien que je ne puisse18. »
Le père König ouvrit un nouveau front de résistance, qui promettait pour la première fois de créer un soutien de masse à un coup de force. « Le grand problème, demeuré insoluble jusqu’à présent, est de savoir où nous pourrons trouver des noms capables d’exercer une influence sur les travailleurs », écrivait l’un des conjurés, Ulrich von Hassell, en octobre 1941. À la fin de ce mois-là, König avait relié les réseaux de Berlin et Munich aux dirigeants du Mouvement des travailleurs catholiques, lui-même sous le coup d’une interdiction, à Stuttgart et Cologne. À leur tour, les chevilles ouvrières du syndicat recrutèrent quelques personnalités déterminantes au sein du Parti du centre catholique, également proscrit19.
Les plans progressèrent avec une telle fluidité qu’en novembre, Beck et l’amiral Canaris approuvaient une démarche en direction du Président Roosevelt. Les conspirateurs choisirent pour intermédiaire Louis Lochner, le chef de bureau d’Associated Press à Berlin. Rencontrant une dizaine de dirigeants de la résistance au domicile d’un fidèle du Parti du centre catholique, Lochner considérait presque cette conspiration comme une association d’ordre ecclésiastique ; Jakob Kaiser, dirigeant syndical catholique, lui fit l’impression d’être la figure dominante du cercle. Les comploteurs confièrent à Lochner un code secret de communication radio entre Franklin Delano Roosevelt et le général Beck, et il accepta d’approcher la Maison Blanche à l’occasion des cérémonies de Noël20.
En décembre, la dynamique avait franchi un seuil critique. Le commandant en chef de l’armée, Walther von Brauchitsch, perturbé par la persécution des juifs, se mit à convier des chefs de la résistance à prendre le thé. Hasso von Etzdorf, officier de liaison entre le Foreign Office et le Haut Commandement, décrivit une scène lourde de sens qui avait eu lieu en ce premier Noël de la guerre contre la Russie. Lors d’une adresse aux officiers, sous-officiers et hommes du rang, au quartier général, Brauchitsch avait désigné l’arbre de Noël au milieu de la cour intérieure et déclaré : « Vous devrez choisir entre ces deux symboles – les flammes brûlantes du feu teutonique de la fête de Lulz et cet arbre de Noël lumineux. Pour ma part, j’ai choisi le symbole du christianisme. » En conclusion, il avait demandé à l’auditoire « de penser à l’homme sur les épaules duquel repose l’entière responsabilité de tout ceci ». Personne ne se méprit sur la nature du sous-entendu. Il y eut des exclamations, « scandaleux », s’écrièrent certains. « Cet homme [Hitler] devrait être fusillé », s’exclamèrent d’autres21.
Les éléments d’un coup d’État se mettaient si impeccablement en place que Müller envoya une activiste catholique, Charlotte Respondek, auprès du père Leiber, à Rome. Le colonel Oster appela ensuite le Bavarois à Berlin pour qu’il coordonne le rôle du Vatican dans le cadre d’un changement de régime. Selon un témoignage, assez plausible, bien que peu documenté, le couple Dohnanyi avait prévu de sortir à l’opéra, et, à l’arrivée de Müller, ils s’organisèrent rapidement pour lui réserver une place, à lui aussi. À leur départ de la salle, à l’entracte, ils retrouvèrent Oster au foyer. Le colonel proposa qu’ils sortent un moment. Dehors, au milieu d’allées qui se croisaient entre des parterres de rosiers aux branches nues, il lui apprit qu’il venait de recevoir un message d’un informateur de l’Abwehr : les Japonais avaient bombardé la flotte des États-Unis à Pearl Harbor22.
L’entrée en guerre de l’Amérique condamnait et sauvait le maître du Reich. À long terme, les conseillers du pontife l’avaient bien compris, l’Axe ne pouvait que perdre. Mais pour l’heure, la résistance allemande était incapable de vaincre. La déclaration de guerre du Führer aux États-Unis amena les responsables de la Maison Blanche à rejeter la démarche de Lochner, se souvint ce dernier, au motif qu’elle devenait « des plus gênante23 ».
Le complot de Noël finit en impasse. Déjà ébranlée par ce revers, la résistance en subit un autre le 19 décembre, quand Hitler rendit Brauchitsch, qui marquait de plus en plus son opposition, responsable de l’enlisement de l’offensive contre Moscou et le révoqua. Pourtant, ces écueils n’handicapèrent que brièvement les conspirateurs. Ils se ressaisirent grâce au père Rösch, qui sut de nouveau inséminer « l’image de l’homme » dans leur cœur24.
Cela se produisit du 22 au 25 mai 1942, à Kreisau, dans la propriété silésienne de Moltke. Les comploteurs mirent à profit ce week-end de Pentecôte pour vivre trois jours dans le monde nouveau qu’ils cherchaient à instaurer. La vingtaine d’invités de Moltke se remémorerait avec une émotion unanime ce cadre idyllique – les lilas sous le soleil, les moutons et les betteraves sucrières, les conversations nocturnes devant la cheminée. La fête de la Pentecôte instillait un esprit de renouveau, avec sa traditionnelle apparition du Saint-Esprit, au milieu de langues de feu, aux apôtres réunis en secret à Jérusalem. Les comploteurs se percevaient eux-mêmes comme les modernes apôtres d’une nouvelle Babylone, et le père Rösch les guidait. Il leur apprit à résister aux interrogatoires, en se fondant sur l’exemple de plus d’une centaine de confrontations qu’il avait vécues avec la Gestapo. Il leur offrit le simple conseil de « prier pour votre ange gardien ». Cela suffit à donner la tonalité très chrétienne primitive de ce week-end – l’éthique des catacombes, la pureté régénératrice d’un retour aux racines. L’épouse de Moltke écrivit du père Rösch : « Grâce à lui, nous nous sommes vraiment sentis renaître25. »
Augustin Rösch était trop chevronné et trop discret pour suggérer de servir de truchement au pape. Mais le Vatican coordonna et approuva en amont le programme de Kreisau, ainsi que le montraient les écrits secrets d’Helmuth Moltke. Le 8 mai, « un homme qui se présenta de la part de Rösch voulait en connaître les divers aspects et, qui plus est, il avait eu des entrevues avec le pape [Besprechungen mit Papst] », notait Moltke. Ainsi, « l’une des principales questions de Rome était la suivante : “Que pouvez-vous nous exposer au sujet de l’ordre économique ?” ». Le comte et juriste de l’Abwehr eut une journée d’entretiens, du matin au soir, avec l’envoyé du Vatican, qu’il identifia comme « l’étranger », et rien de plus. Par l’intermédiaire de Moltke, l’étranger transmit donc des questions relatives à l’ordre posthitlérien à l’évêque de Berlin, Konrad von Preysing, et, par l’intermédiaire du même Moltke, Preysing répondit à son tour au pape. En fin de compte, ils accomplirent « d’importants progrès », estimait ce dernier : « P[reysing] était visiblement satisfait, et moi aussi. » Le manifeste résultant de la conférence, rédigé par le père jésuite Delp et révisé par Rösch, se conformait strictement à l’enseignement catholique social de l’Église tel qu’édicté par Pie XI dans son encyclique de 1931, Quadragesimo Anno, que Moltke admirait depuis longtemps26.
Quand Rösch lut ce manifeste à l’assemblée, le texte exerça un certain impact. Rejetant l’essentiel de la pensée politique élaborée depuis le XIVe siècle, le document dénonçait la « déification de l’État » (Staatsvergötterung) et regrettait son expansion progressive qui, telle l’« étreinte du python, a pu s’imposer à l’homme tout entier ». En opposition à ce monstre anonyme, Rome proposait un localisme communautaire – « le plus grand nombre possible de communautés les plus petites possibles ». La Christenschaft, l’union des chrétiens, deviendrait la particule élémentaire de ce nouvel ordre. L’Allemagne retournerait à la théorie de l’« État organique », qui avait disparu avec Charlemagne. Rösch convainquit les chefs de la résistance protestante et les dirigeants syndicaux socialistes que ce modèle était adapté à l’avenir de l’Allemagne. Un romantisme réactionnaire s’imposa, pour ainsi dire comme si le feu de la Pentecôte était descendu sur leurs têtes. Rösch leur transmit la vision d’une nouvelle chrétienté, bâtie sur des principes sociaux-démocrates et non plus militaires et féodaux ; et cette forme de nostalgie politique nourrit le sentiment que la Réforme avait été une grave erreur, parce que le déclin de l’Église avait permis l’essor de l’État absolu. Bien que ce fût là une explication quelque peu moniste de l’impasse allemande, elle servit à orienter les conspirateurs dans leur monde en ruine. L’énergie qu’ils avaient jadis consacrée à expliquer Hitler pouvait maintenant l’être à le combattre27.
Rösch analysa la conception catholique du tyrannicide. Saint Thomas d’Aquin avait souligné que l’élimination du tyran ne devait pas provoquer de guerre civile. En ce sens, le groupe de Kreisau, créé précisément pour prévenir toute lutte intestine après la chute de l’hitlérisme, légitimait le complot. « Il fut alors question d’une nouvelle tentative d’attentat contre Hitler, dont rien n’a transpiré », témoignera-t-il après guerre28.
Les conspirateurs se jurèrent de rester frères dans la guerre et dans le Christ. À la fin de ces deux journées, ils conclurent un pacte d’honneur avec un insigne secret. S’inspirant des premiers chrétiens qui gravèrent le signe du poisson dans les catacombes romaines, les membres du cercle de Kreisau se reconnaîtraient désormais à leur propre symbole : un cercle autour d’une croix. Le cercle représentait leur Freundeskreis, un réseau fermé d’amis qui se confiaient mutuellement la responsabilité de leurs vies. La croix signalait leur foi dans le Christ. Ensemble, le cercle et la croix, leur foi et leur amitié, formaient un réticule29.
Ces transports religieux de Kreisau galvanisèrent la résistance. Au cours des mois suivants, le complot accéléra l’allure. Mais les réalités qui auraient raison des comploteurs prenaient forme en même temps que leur cercle. À Prague, juste derrière les montagnes qui abritaient Kreisau, les événements avaient pour la troisième fois mis les SS sur la piste des liens entre les conspirateurs et le pape. Après leur avoir échappé à deux reprises, le groupe de Canaris commit alors des négligences qui finirent par le conduire dans des chambres de tortures et, au bout du compte, à la potence.