Un journaliste m’a demandé pourquoi j’avais choisi d’écrire pour premier livre un essai sur Remy de Gourmont « et pas sur Marcel Schwob ou Joséphin Péladan ». Je ne suis pas sûr qu’il aurait demandé à Jean-Pierre Raynaud pourquoi il expose du carrelage blanc et pas du vert. Le sujet même de la littérature est souvent mis en question, c’est ce qui la rend si excitante, sans doute. Pour commencer, ce livre était une commande dont j’étais bien content, dans une collection nouvelle liée à la Nouvelle Revue de Paris où j’écrivais, j’avais vingt-cinq ans. J’ai choisi Gourmont… Je ne sais plus. Pour voir la différence entre un excellent écrivain et un grand écrivain, disons. Schwob, j’y avais pensé, et quelques années plus tard j’ai publié son œuvre complète aux Belles Lettres. Avant Gourmont, j’avais pensé à Oscar Wilde. Un écrivain perspicace m’a dit : « On penserait que vous êtes pédé. » Je regrette de ne pas lui avoir répondu : « Ah » et de l’avoir fait.
En même temps que cet essai sur Gourmont, à un mois près, un mois plus tard, je publiais mon premier livre de poèmes. Cet ordre a orienté l’avis qu’on s’est fait de moi ; aurais-je d’abord publié Le chauffeur est toujours seul, le mot « poète » se serait plutôt imprimé dans la tête d’un monde hâtif qui met les hommes dans des tiroirs pour se simplifier la réflexion. Il ne tient qu’à nous de le surprendre (non qu’il aime nécessairement cela, quel est ce mal élevé qui dérange mes placards ?) en publiant des livres qui modifient notre passé.
Le même journaliste a relevé que, dans le Dictionnaire égoïste de la littérature française, je raille le À rebours de Huysmans, résumant ma position : « Ce livre de chevet des apprentis amateurs de livres rares, livre et auteur faussement rares, vraiment officiels. » Eh ! Il y a une certaine niaiserie chez ces amateurs d’une culture généralement pleine de trous dans l’essentiel et de pics aberrants dans l’accessoire, qui pensent s’attribuer un brevet de chic en arborant cette lecture. Huysmans, que nous pourrions prendre un instant pour un condensé de ce qui me répugne en littérature, a tous les défauts de vulgarité qu’on reproche à Zola, qui n’est pas vulgaire. Cet écrivain à la fois épais et méticuleux était un homme amer, envieux et malveillant, comme ses écrits le révèlent, et il est à très juste titre l’idole des amers, des envieux et des malveillants. Ajoutons ceux qui croient au « style » et sont fascinés par son mal écrire qui atteint des prodiges, c’est peut-être son génie. Mon questionneur, se rappelant que j’avais dit mon extranéité au dandysme dans le Dictionnaire égoïste, pensa trouver une contradiction dans le fait que j’avais traduit Capote, Wilde et Fitzgerald, selon lui tous des dandies. À mon sens, seul Wilde en était un, encore jouait-il plus à l’être qu’il ne l’était, si, comme je le pense, le dandysme est la stérilité qui se cambre. Des gens qui veulent me faire plaisir joints à d’autres qui n’osent pas employer un autre mot me qualifient de dandy, ce que je récuserai jusqu’à ma dernière tartine de rillettes-pain grillé mangée dans mon lit à trois heures du matin en regardant une série américaine. À mon sens, un écrivain ne peut pas être un dandy, puisque, précisément, il écrit. Écrire est une forme de labeur, et le dandy est le fainéant suprême, qui croit avoir le meilleur goût, écœuré par l’imperfection de toute action. Dans sa lettre de rupture à Jean-Luc Godard, après lui avoir reproché ses manœuvres et sa fourberie, François Truffaut dit dédaigneusement : « Tu a toujours été un dandy. » Il y a de ça (la méchanceté), mais Godard a trop travaillé pour échouer dans le dandysme. D’ailleurs il n’est pas pauvre. Sur l’échelle de l’idéalisme, le dandy est quelque chose entre l’ange et le célibataire. Piqueur parfois, parce qu’il est piqué. Quelle blessure purulente est la stérilité, qu’il doit être difficile d’être un dandy ! L’écrivain est plus humain : il essaie, plus mêlé aux autres qu’il ne le croit, puisqu’il leur adresse des phrases. Je crois qu’on confond dandy et coquet. J’aurais du reste autant de mal à expliquer la vertu gentille de la coquetterie que les vices sifflants du dandysme. Certains mots sont chargés d’une couche d’approbation ou de désapprobation qu’il est difficile d’ôter. Les hommes adorent la légende. Ils veulent être trompés.
Je suis aussi incapable de me rappeler ce qui entourait l’écriture de mes livres que les circonstances de mes lectures. Qu’on écrive à Venise ou à Carmaux, on n’est pas à Carmaux ni à Venise ; on est dans son livre. Et si on ne se dit pas qu’un livre doit se détacher des circonstances pour devenir œuvre, disons caillou, ce n’est pas la peine d’écrire. Quand j’écris, j’écris. La création est tellement plus intense que la vie ! (Il se peut que j’emploie souvent le mot « intense » à propos de l’écriture.) Je me rappelle une phrase de mon livre sur Gourmont à propos des fresques de la Bibliothèque nationale ; je dois y être allé. Oui, cela me revient. L’ancienne Bibliothèque nationale, rue de Richelieu, avec la salle Labrouste et son air de buvette géante de station thermale. En attendant les livres, je feuilletais les Voltaire bleus de l’édition d’Oxford, ils se trouvaient dans les rayons des usuels. Rentré chez moi, je tapais à la machine ce que j’avais écrit à la main sous la lampe verte, c’est le seul livre que j’ai écrit ainsi, et je ne déplore pas que nous soyons passés à l’ordinateur. Moins de blanc sur les doigts. Plus grandes possibilités de corrections (l’absence d’obstacles matériels aux corrections fait qu’elles sont plus diffuses et plus longues, je parle pour moi). J’écrivais Le chauffeur est toujours seul, achevé avant ce Gourmont mais qui, par le désordre de l’éditeur, le rusé, intelligent, paresseux, hyperactif, gros, angoissé, transpirant, rêveur, dickensien et pourtant portugais Joachim Vital, qui avait fondé les éditions de la Différence et osait prendre des paris sur des inconnus, a donc été publié un mois après mon essai, ce dont j’ai vite cessé d’être irrité. Mon premier livre allait être imprimé ! La responsable de la fabrication a été émue, c’était la première fois qu’un écrivain demandait à la voir pour apprendre comment son livre serait fait. J’avais besoin de savoir de quelle manière ce que j’avais écrit allait être transformé en papier imprimé, de quel grammage, avec quels caractères, relié de quelle façon. La matérialité des livres est pour moi une des conditions de leur vie. Le vaste état gazeux où on les enverrait s’ils n’étaient plus que numériques serait dangereux. Personne ne peut être un explorateur en permanence, et il faut l’encombrement de l’objet pour rappeler son existence ; sans parler de heurter les pouvoirs. Le monde idéal de la tyrannie est immatériel. Le châtiment y arrive plus vite. La présentation de mes livres ne m’importe pas moins que le nœud de mes cravates et, bien des années plus tard, le titre courant d’un de mes essais resté malgré mes instructions trop proche du haut de la page m’a donné l’impression de m’être mal tenu en public. Nous mourons d’approximation.
La publication d’un premier livre est une naissance. J’habitais rue de Grenelle, un petit immeuble blanc sucre. J’en suis sorti en mars, lorsque ce livre a paru, et le soleil n’était pas plus joyeux que moi. Il me semblait que je venais d’être admis sur le manège enchanté des Écrivains, dont, depuis si longtemps, j’étais amoureux.