Je vis avec plus de fantômes que de vivants. Je les adore, ils m’agacent, nous ne pouvons pas nous quitter. Frank O’Hara est né à Baltimore en 1926 et meurt à New York en 1966, sur une plage, comme Pasolini, mais renversé par une voiture ; le monde assoiffé du malheur des artistes en parle donc moins. Il était beau, il était gay, la poésie lui coulait des doigts, comme Apollinaire, comme Max Jacob, à qui il ressemble tant.
Tentons de l’aider à traverser l’océan en traduisant un de ses poèmes.
Suis-je destiné à devenir aussi dévergondé qu’une blonde ? Aussi religieux qu’un Français ?
Chaque fois que j’ai le cœur brisé je me sens plus aventureux (et comme les mêmes noms continuent à revenir sur cette interminable liste !), mais un jour il n’y aura plus rien avec quoi partir à l’aventure.
Pourquoi devrais-je te partager ? Pourquoi ne te débarrasses-tu pas de quelqu’un d’autre, pour changer ?
Je suis le moins difficile des hommes. Tout ce que je veux est un amour sans limites.
Même les arbres me comprennent ! Grands dieux, je m’allonge sous eux, moi aussi, n’est-ce pas ? Je suis comme un simple tas de feuilles.
De toute façon, je ne me suis jamais entravé par des éloges de la vie pastorale, et pas davantage par la nostalgie d’un innocent passé d’actes pervers dans les prairies. Non. On ne devrait jamais quitter les espaces confinés de New York pour aller chercher la verdure désirée – je suis incapable de jouir d’un simple brin d’herbe s’il n’y a pas un métro à portée de la main, un magasin de disques ou quelque autre signe que les gens ne regrettent pas totalement la vie. Il est plus important d’affirmer le moins sincère ; en l’état, les nuages obtiennent suffisamment d’attention et continuent même à filer. Se rendent-ils compte de ce qu’ils manquent ? Eh eh.
Mes yeux sont vaguement bleus, comme le ciel, ils changent tout le temps ; ils sont équitables mais flottants, entièrement spécifiques et déloyaux, de sorte que personne ne me fait confiance. Je regarde toujours au loin. Ou de nouveau quelque chose après que ça m’a abandonné. Cela me rend nerveux et cela me rend malheureux, mais je ne peux pas les tenir tranquilles. Si seulement j’avais des yeux gris, verts, noirs, marron, jaunes ; je resterais chez moi à faire quelque chose. Ce n’est pas que je sois curieux. Au contraire, je m’ennuie vite, mais il est de mon devoir d’être attentif, je suis nécessaire aux choses comme le ciel doit être au-dessus de la terre. Et récemment, si grande est devenue leur anxiété que je peux à peine me ménager un peu de sommeil.
Maintenant il ne reste plus qu’un homme que j’aime embrasser quand il n’est pas rasé. Hétérosexualité ! Tu approches inexorablement. (Comment la décourager ?)
Saint Sérapion, je m’enroule dans les toges de ta blancheur pareille à minuit dans Dostoïevski. Comment vais-je pouvoir devenir une légende, mon cher ? J’ai essayé l’amour, mais ça vous cache dans la poitrine d’un autre et j’en jaillis toujours comme le lotus – l’extase de toujours exploser ! (mais on ne doit pas se laisser distraire par cela !) ou comme une hyacinthe, « pour tenir à distance la saleté de la vie », oui, là, même dans le cœur où la saleté est pompée et diffame et pollue et détermine. Je veux vouloir, encore que je puisse devenir célèbre à cause d’une mystérieuse place libre dans ce domaine, cette serre.
Détruis-toi toi-même, si tu ne sais pas !
Il est facile d’être beau ; il est difficile de le paraître. Je t’admire, mon aimé, pour le piège que tu as mis en place. C’est comme un chapitre final que personne ne lirait parce que l’intrigue est finie.
« Fanny Brown s’est enfuie – décampée avec un Cornette de Régiment ; j’aime vraiment cette Friponne & espère qu’elle sera heureuse, bien qu’elle m’ait un petit peu vexée quand même par cet Exploit. – Pauvre folle de Cecchina ! – ou F:B :, comme nous la surnommions. – J’espère qu’Elle recevra de bons coups de fouet et 10 000 livres. » – Mme Thrale.
Il faut que je sorte d’ici. Je choisis un châle et mon bronzage le plus sale. Je reviendrai, je resurgirai, vaincu, de la vallée ; tu ne veux pas que j’aille où tu vas, je vais donc où tu ne veux pas que j’aille. Ça n’est que l’après-midi, il y a beaucoup de choses à venir. Il n’y aura pas de courrier en bas. Me retournant, je crache dans la serrure et la poignée tourne.
Allez, un autre. Un poème de ses débuts, il avait vingt-trois ans (vingt-huit au précédent) et surtout n’avait rien publié ; tant qu’on n’a pas publié on n’a pas d’âge. Je crois à la nécessité de la publication pour l’existence de l’écrivain. Un manuscrit n’est pas un livre. Nous nous rappelons, nous autres qui l’avons fait, la douleur que communique l’attente d’être publié. De la pudeur que nous avons mise avant d’oser nous dire écrivains, ce mot réservé aux héros qui nous avaient aidés à vivre. Ce poème de Frank O’Hara est très proche de ce que j’ai pu être au même âge, le poème « Fuir Tarbes » du Chauffeur est toujours seul a la même tonalité, pourtant je ne l’ai lu que bien des années plus tard. Si individuels que nous nous croyons, nous sommes les représentants impudiques d’émotions générales. (Je n’aime pas que ce qui me ressemble.)
Autobiographia Literaria
Quand j’étais enfant
je jouais à part dans un
coin de la cour de l’école
tout seul.
Je haïssais les poupées et je
haïssais les jeux, les animaux n’étaient
pas amicaux et les oiseaux
s’enfuyaient.
Si quelqu’un me
Cherchait je me cachais derrière un
arbre et criais : « Je suis
orphelin. »
centre de toute beauté !
écrivant ces poèmes !
Imaginez !
Collected Poems, 1949 ou 1950
Si l’on veut écrire, je crois qu’il n’est pas mauvais de conserver cette naïve extase. Chaque livre est un recommencement dans la plus totale fraîcheur. Il n’y a pas de technique. On n’apprend rien, chaque livre crée des nécessités nouvelles. C’est tuant. C’est rassurant. À ceux qui font des choses il faut des obstacles. Sans cela nous serions trop loin, inutiles, fous, et qu’on veuille bien croire que la folie est ce qui me fait le plus peur pour moi-même.