L’élégance est une notion relative. Pour des millions d’adolescentes qui regardent les émissions de téléréalité, l’élégance, c’est Jennifer Lopez. (À ceux pour qui la NRF est plus connue que MTV : J. Lo, chanteuse de R’N’B. Blonde décolorée, piercing narine. Oob ooh baby come to me.) Je me demande si c’est à cause de leur appropriation des Champs-Élysées voisins que l’avenue Montaigne est passée de son élégance chuchotante et grise à une brillante élégance pute que matérialisent la multiplication de grandes boutiques de marque comprimant les petits vieux faiseurs à la Porthault, la luxification du Plaza Athénée, les vitrines de Dior montrant les bouffonneries tristes de John Galliano, et les très grands panneaux publicitaires de mannequins à quatre pattes sur la façade de l’ancien immeuble de France 2.
Je ne dis pas que l’élégance bourgeoise d’Auteuil, moins dorée quoique aussi blonde, soit moins stéréotypée, ni celle des rappeurs à la Passi, avec ses pantalons blancs de jogging et ses capuches par-dessus la casquette. L’élégance est un phénomène de groupe à l’intérieur duquel on cherche à être ressemblant. L’élégance est-elle chic ? J’allais dire qu’elle réside dans la suppression plutôt que dans l’ajout. Dans ce cas, le plus élégant, c’est l’homme invisible.
Seulement, il vit mal. La discrétion, toujours la discrétion ! Les maharadjahs des anciennes Indes, vêtus de soie orange et coiffés de turbans joufflus à pendeloques de lustre, portés par des éléphants habillés en danseuses du Lido et suivis par leurs cinquante femmes et leurs quatre-vingt-huit enfants, avaient leur élégance. L’ostentation du minimalisme peut être vulgaire. « Quand auras-tu fini de faire le beau parmi nous ? », demandait Antisthène à Diogène qui se promenait dans un manteau déchiré. Gandhi en faisait trop dans le drap empaquetant son corps maigre. Il est vrai que c’était son métier d’indépendantiste, et que cela lui a réussi. Jusqu’au moment où, ayant réussi, il est devenu homme politique, et cela l’a desservi. Le drap de Gandhi l’a fait assassiner après avoir fait chuter l’Empire britannique. L’élégance de l’homme politique réside dans la modération : Indira Gandhi. Assassinée aussi, pourtant. Il faut croire que les peuples n’admettent que le somptueux, qui leur prouve qu’ils sont exploités, tandis que la modération est une injure : non seulement ils nous exploitent, mais ils se donnent le luxe du chic ! Ce qui m’impressionne, c’est la souplesse, le calme, le cool. Gary Cooper. Robert de Saint-Loup. Mon ami Nick Wilding et sa nonchalance attentive. Enfin, ne décidons de rien ; comme le disait Néron en se soulevant de son cubile pour chasser Pétrone d’un petit index à grosse bague : à mort, l’arbitre des élégances !
Il existe une élégance de groupe chez les artistes tout autant que chez les bourgeois ou dans la « racaille », et plus particulièrement, je ne sais pourquoi, parmi les peintres. Je ne parle pas de l’élégance de grand bourgeois de Manet, rejet de l’élégance artiste, mais de l’élégance genre Vogue Hommes de Balthus, de l’élégance genre maçon de Braque. Cela concerne les peintres, non la peinture. Il n’y a pas de rapport nécessaire entre les deux. Un peintre élégant peut créer une peinture « élégante » ou non. Je mets le mot entre guillemets parce que l’élégance est une notion aussi extérieure à l’art que la morale. Elle en est une, elle qui tient au comportement autant qu’au costume ; à une tenue. Dès qu’on commence à écrire (à peindre, à composer), la tenue détruit. Elle est décidée par rapport aux autres, tandis que l’art se règle par rapport à lui-même. Tout est élégant, la redingote des hassidim, la tunique blanche des Saoudiens, les boubous de l’Afrique, la correction grammaticale ; tout ce qui est groupe. Ce qui est individuel est vulgaire et génial. Un artiste est nécessairement vulgaire. Un artiste est un nommé Proust, mettons, qui se met à écrire dans une langue personnelle et d’abord incompréhensible, le proust. L’écrivain élégant écrit bien, et, si cela lui vaut d’être immédiatement compris et aimé, il n’est jamais qu’Anatole France. Proust est vulgaire. Mallarmé est vulgaire. Pessoa est vulgaire. Tout ce qui est singulier est vulgaire. Et c’est cette vulgarité, cet élan qui crée en se moquant des habitudes, qui devient à la longue une élégance. Laquelle cesse d’en être une dès qu’on l’imite. Proust, vulgaire, cesse bientôt de l’être, et c’est le proustien qui l’est.
II existe une façon d’écrire, sinon élégante, du moins polie, qui ne prend pas le lecteur pour un arriéré. Elle n’introduit pas. Ne conclut pas. N’explique pas. Ne justifie pas. Ce qui explique, c’est le rythme, ce qui justifie, c’est le génie. « Au loin, un Bouddha en pierre rosée et blanche quittait sa demeure ancestrale, et son valet – une autre statue – le suivait en courant. » Type de phrase que Vladimir Nabokov aurait pu écrire, à ceci près qu’il aurait sans doute enlevé l’incise « – une autre statue – », sinon même « en pierre » et aurait écrit : « Un Bouddha blanc et rosé quittait sa demeure ancestrale, et son valet le suivait en courant. » Le lecteur aurait compris qu’il s’agit de statues. Bon, une ellipse, c’est dix mille lecteurs de moins. Nabokov, à l’exception de Lolita achetée pour des raisons lubriques, n’est pas un écrivain très lu. L’auteur de ces lignes explicatives est quelqu’un qui, lui, avait un grand succès, Graham Greene, dans Un Américain bien tranquille, un bon roman d’ailleurs. « La barbe de Confucius tombait, maigre comme une chute d’eau en saison sèche » est très bien, serait encore meilleur sans le « comme », mais il y perdrait cinquante mille lecteurs. La métaphore et sa rapidité inquiètent la lecture somnolente du plus grand nombre, qui lit comme on broute. Cherchez la popularité, malheur à vous, vous la trouvez. Adressons-nous au lecteur le plus intelligent, du moins à celui que nous pouvons imaginer ; il y a des lecteurs plus intelligents que les écrivains. Et, dans un monde de narcissisme démocratisé, ne pas passer son temps à parler de soi, à essorer la serpillière de ses drames, à vider le coffre de ses opinions, à vouloir être célèbre. Ça remplace l’imagination.