les muses sont séduites


ARTHUR CHEVALLIER : – Dans l’Encyclopédie capricieuse du tout et du rien, tu écris : « On appelle beau ce qui nous excite sexuellement. » Jean Cocteau a-t-il mythifié, pour reprendre son terme, des excitations sexuelles ?

CHARLES DANTZIG : – Dans l’idée générale, les muses sont des femmes. Les hommes, ayant voulu le pouvoir, ont abdiqué des attributs pour eux mineurs, comme la sensualité ou l’inspiration. Cela leur permettait de ne pas avoir l’air de vouloir tout. Cocteau disait d’ailleurs : « Il n’y a pas d’inspiration, il n’y a que de l’expiration. » C’est si juste que le mot employé par les Grecs pour désigner l’inspiration était « pneuma », c’est-à-dire le souffle, l’expiration. Dans le Dialogue sur l’amour, Plutarque détermine cinq sortes d’enthousiasme ; deux me semblent intéressantes relativement aux écrivains : l’enthousiasme poétique, communiqué par les muses, et l’enthousiasme amoureux, communiqué par Éros. Eh bien, à mon sens, les écrivains confondent l’enthousiasme poétique et l’enthousiasme amoureux. Un écrivain est amoureux de ses muses. C’était le cas de Cocteau. Pour chacun des hommes avec qui il a vécu, il y a eu cette fusion entre l’amour et l’inspiration (ou l’expiration) – et qu’on me permette de le rejoindre.

— Tous les hommes ayant partagé la vie de Cocteau l’ont-ils inspiré de la même manière ?

— Devenus des muses, les hommes dont il a été amoureux se trouvent dans ses œuvres d’une manière ou d’une autre. Marcel Khill est le Passepartout du Tour du monde en 80 jours, par exemple. En étudiant la vie de Cocteau, on constate cette chose intéressante : les écrivains ne vont pas vers les muses, les muses viennent à eux. Une muse n’est pas une sirène lointaine qui attire le poète en jouant de la lyre, c’est une belle un peu floue qui sonne à sa porte et réclame des contours. Marcel Khill, Jean Desbordes, Raymond Radiguet, Jean Marais, tous sont allés vers Cocteau, pour son œuvre. Leur élan venait d’une passion pour ses créations, et non d’une fascination pour sa célébrité. Les muses, que l’on croit séductrices, sont séduites. Elles demandent à être captées par les créateurs, qui leur donneront une existence plus nette et plus durable. Puisque nous évoquons des traits communs aux amours de Cocteau, j’aimerais revenir, disons latéralement, sur une idée reçue qui consiste à croire que les homosexuels ont été des collaborateurs parce qu’ils auraient été subjugués par la supposée beauté des nazis. On a dit ça à propos de Cocteau à cause de son amitié avec le sculpteur Arno Breker ; ses amours prouvent le contraire. Marcel Khill, mobilisé en 1939, a combattu avec tant de bravoure qu’il a reçu la Croix de guerre avant d’être tué au front. Jean Marais a fameusement giflé le critique dramatique de Je suis partout puis s’est engagé dans la 2DB. Desbordes, membre d’un réseau de résistance polonais, a été torturé pendant vingt-quatre heures par la Gestapo qui lui a écrasé les couilles, et il n’a pas avoué. Je crois important de rappeler ces actes de résistance. Si la société était moins homophobe, nous aurions une rue Jean Desbordes à Paris.

— Tu évoques Radiguet comme exemple de l’attrait que Cocteau pouvait provoquer ; fais-tu de lui un cas particulier ?

— Bien sûr, après sa mort déplorable et très jeune, Cocteau l’a pleuré ; mais Radiguet n’est pas Rimbaud. Il ne faut pas exagérer son importance littéraire, ce n’est pas lui rendre service. Ce que leur relation montre, c’est la générosité et la constance sans faille de Cocteau.

— Quelle a été la part d’intervention de Cocteau dans les œuvres d’art de ses muses ?

— Sa générosité vient d’un amour qui engendre un enthousiasme. Il met ses muses dans ses pièces ou dans ses films. Jean Desbordes interprète un rôle dans Le Sang d’un poète ; comme nous le savons, il a fait beaucoup jouer Jean Marais ; Édouard Dermit est dans Orphée et dans Le Testament d’Orphée. C’était autant pour les servir que pour s’en servir. Plus encore que faire des choses avec eux, il les a aidés à faire des choses seuls. Outre les romans de Radiguet, il a publié le J’adore de Desbordes. Cocteau était de l’espèce rare des écrivains qui veulent réussir dans un champ de fleurs, et non dans un champ de ruines ; il voulait que ses amours éclosent.

— A-t-il fait de même avec Al Brown, le boxeur noir ?

— Après avoir été champion du monde des poids coqs, sauf erreur, Al Brown travaillait dans un cabaret où Cocteau l’a rencontré. Poids coq lui-même, Cocteau. Maigre, sec, rapide. Il a convaincu Al Brown de se remettre à la boxe afin de regagner son titre perdu. À Al Brown comme à toutes ses muses, il a donné une chose fondamentale, le courage. Quand Al Brown est revenu, le public a hurlé : « Poète ! Danseuse ! » Ces injures ne doivent pas être oubliées, car elles rappellent les attaques dont Cocteau a été victime toute sa vie. Après qu’Al Brown est redevenu champion du monde, Cocteau l’a convaincu de se retirer, pour qu’il termine par ce qu’on pourrait littérairement appeler un chef-d’œuvre. On a qualifié Cocteau de pygmalion, mais Pygmalion est un égoïste qui cherche à se satisfaire. Sa statue se transforme en être humain qu’il épouse. Cocteau, lui, transforme ses muses en statues. Pygmalion transforme l’œuvre d’art en vie, Cocteau transforme la vie en œuvre d’art.

— Tu conclues ton essai sur le masculin en littérature dans le catalogue de l’exposition Masculin / Masculin, au musée d’Orsay, par la question : « Comment dit-on muse au masculin ? ». Cocteau a-t-il donné une définition de la muse, ne serait-ce qu’à propos des femmes ?

— À ma connaissance, il n’en a jamais parlé. Avec les femmes, il avait un rapport d’admiration plus que d’inspiration. Il a, sauf erreur, inventé pour elles l’expression « monstres sacrés ». Il évoque Sarah Bernhardt, Eleonora Duse ou Marlene Dietrich avec admiration, mais les femmes ne lui donnaient pas l’enthousiasme amoureux qu’il avait pour les hommes.

— Jean Marais a-t-il été le plus grand amour de Cocteau ?

— Radiguet avait l’ambition de devenir écrivain avant de rencontrer Cocteau ; Desbordes a sans doute eu l’idée de le devenir à son contact ; Al Brown, qui n’était pas écrivain mais une sorte d’artiste, avait déjà connu le succès en boxe avant de le connaître. Là où Cocteau est allé le plus loin dans la création avec un être, c’est avec Marais. Qui, d’une certaine façon, est devenu Cocteau. Rien ne le montre mieux que son autobiographie, Histoire de ma vie. Il y emploie le vocabulaire de Cocteau. « Josette Day, que j’aime et que j’admire. » Le raisonnement même de Marais est celui de Cocteau, comme lorsqu’il évoque sa rencontre avec lui : « Ma chance était de ne pas connaître Jean Cocteau. » Construite sur un paradoxe, un négatif qui est, en réalité, une chose positive, cette phrase est un cocteauïsme. Le plus extraordinaire est que ce livre, paru en 1975 et censé raconter toute la vie de Marais, s’arrête en 1963, c’est-à-dire à la mort de Cocteau. La vie de Marais était Cocteau. La créature (je ne mets aucun jugement dans ce mot) ne vit que tant que vit son créateur. Au début du livre, Marais raconte qu’après avoir rencontré Cocteau, il a reçu un mot de lui : « C’est une catastrophe, je suis amoureux de vous. » Marais répond : « Moi aussi je suis amoureux de vous. » Il commente : « Je mentais », puis reprend : « Je n’ai pas joué longtemps cette comédie. Qui s’approchait de Jean ne tardait pas à l’aimer. » Voilà qui montre à la fois le grand cœur de Marais et cette commutativité de l’amour entre un écrivain et ses muses. Le comportement de Cocteau avec Marais, comme avec ses autres muses, montre son enthousiasme et une certaine forme de maladresse qui me rappelle celle de Sacha Guitry avec ses femmes. Il les faisait tourner dans ses films alors qu’elles n’étaient pas de si bonnes actrices. De même, Cocteau, alors que, malgré toutes ses qualités, Marais n’était pas un si bon acteur ; et ne parlons pas de Desbordes. Au moins, les muses de Cocteau se sont mieux tenues que celles de Guitry. Après sa mort, Jacqueline Delubac, sa troisième femme et actrice dans une dizaine de ses films, donnait des interviews pour dire qu’elle l’avait fait entrer dans la modernité ! Voilà une manière de voir ce qu’était un écrivain : observer ses amours, ses amis et ses muses. Les muses de Cocteau étaient gentilles, enthousiastes et généreuses dans le plus fort sens du mot, Cocteau était gentil, enthousiaste et généreux dans le plus fort sens du mot. Nous sommes ce que sont nos muses qui sont ce que nous sommes.