observation scientifique d’un zoo


Les bons critiques sont ceux qui lisent et nous intéressent à la façon dont un livre est écrit, seule chose qui distingue la littérature des autres formes d’imprimé et fait qu’elle n’est pas un discours. Loin d’être impersonnelle et prétendant à l’infaillibilité, elle est personnelle, faillible et exquise.

 

Il y a une différence fondamentale entre un écrivain qui parle de littérature et un critique : le critique peut être un professeur très savant, au mieux il plaque des théories à partir d’observations ; l’écrivain, parlant de l’intérieur, a une intelligence plus directe. Il n’a pas besoin de développer. Voyez comme, en deux phrases, Max Jacob :

En une comparaison, Cocteau :

En une phrase, Léon-Paul Fargue :

Une image est une pensée. Si je devais expliquer celle-ci, il se produirait une déperdition immédiate et colossale de littérature. La littérature est une analogie, pas une explication.

 

À Paris, les écrivains sont souvent jugés et péremptoirement par deux ou trois petites sectes qui non seulement ne savent pas lire, mais ne lisent pas, ne lisent rien. On y adore redire la même chose que le premier qui a parlé, car ce qu’on veut c’est être rassuré en n’étant pas le seul à exprimer un avis. De répéter permet d’afficher un goût. Ce ne sont pas des gens qui lisent, ce sont des gens qui se téléphonent. Ils mettent au point un discours à tenir ensemble à partir d’une peur, d’une jalousie, d’une envie, d’un espoir, de je ne sais quoi que j’ai bien tort de chercher. Voilà comment se font bien des réputations dans cette ville où tout le monde parle et peu réfléchissent. Chaque société est en partie une société de proclamation, Paris l’est plus que toute autre. Ce que je dis des écrivains ne se passerait pas dans beaucoup d’autres endroits du monde, Manhattan peut-être. À Copenhague, il est plus facile d’être un critique sérieux car il n’y a pas un déjeuner, un vernissage, une première et trois dîners tous les soirs ; on a le temps de lire. En Italie, Milan contredit Rome qui n’est pas Bologne. Montesquieu (Bordelais) est particulièrement exact si on applique à Paris sa phrase : « Il y a des choses qu’on dit parce qu’elles ont été dites mille fois » (Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence). Elles se disent, non parce qu’elles ont été examinées, éprouvées et vérifiées, non, mais parce qu’on les répète. Ça se dit parisien et c’est du youyou de mariage marocain, sans la sincérité. Quelqu’un qui lit à Paris a un grand mérite.

 

Edmond de Goncourt traitant Verlaine de « pédéraste assassin », Alexandre Fadeev qualifiant Sartre d’« hyène dactylographe » ; Edmond Lepelletier disant du Rêve de Zola que c’était un « roman écrit, dit-on avec une plume trempée dans des confitures » (la saloperie est signalée par le « dit-on » ; il n’a même pas le courage de l’injure qu’il lance) ; Jules Janin, de Stendhal et du Rouge et le Noir : « Sous sa plume, tout se flétrit sans retour » ; Francisque Sarcey qui éprouve à la lecture de L’Éducation sentimentale « un certain affadissement de l’âme qui va jusqu’à la nausée » ; Edmond Schérer sur « La charogne » de Baudelaire : « Le lecteur se bouche le nez, la page pue. » Nous avons tous vécu cela, ce qui ne le rend pas plus supportable. Que le voisin ait lui aussi été mordu ne fait pas mieux aimer le chien. Edmond Lepelletier, Jules Janin, Francisque Sarcey, Alexandre Fadeev : je suis assez pour redire les noms des salauds ; ils s’en sont trop bien tirés de leur vivant ; enfin ils souffraient d’envie, de haine et de bile ; quels maux de digestion ! Ne disons leur nom qu’après leur mort, pour que leur fantôme honteux se terre dans les grottes des enfers ; de leur vivant, c’est leur reconnaître une importance et leur donner une jouissance : « Je l’ai blessé ! » Je tairai donc les noms de telle mite mordeuse, de telle virago hystérique, de tel complimenteur qui à la fin de ses éloges ne peut s’empêcher de lâcher un pet.

 

Un de mes amis a écrit un désopilant Pintade aux marrons où il se moque d’une critique à prétentions. Il feint de s’y demander « si son hystérie vient de sa prétention, ou sa prétention de son ignorance ». Du haut d’une grande culture faite de feuilletage de livres envoyés par des maisons d’édition au magazine où elle travaille, elle attaque la vie privée des écrivains ou leur travail quand ils en ont un, « appelant de ses criailleries un amour qu’on ne veut pas lui donner, elle est trop mal habillée », écrit mon ami qui est un peu snob. « Croyant faire peur, elle fait rire. »

 

Certains critiques s’imaginent que les livres ont été écrits pour eux. Ils s’offusquent donc quand l’un ne leur plaît pas. Un livre qui déplaît à ces critiques est un crime de lèse-majesté.

 

Certains critiques ont tendance à croire que la littérature existe pour eux et que ce sont eux qui la font exister. « Tu me dois tout ! », hurle le puceron à la rose.

 

Quand Proust a eu le Goncourt, ça a été persiflage de la critique, avec comme toujours ses bœufs bien vulgaires et bien épais (bien stupides aussi ; à la première de Roméo et Juliette à la Comédie-Française, j’étais à deux places d’un épais louchon de cette espèce qui me hait, il gloussait et poussait des petits cris de fausse terreur en voyant Juliette en haut de sa colonne ; j’étais rassuré). Maurice Sachs atteste ces réactions dans Au temps du Bœuf sur le toit et Carlo Rim dans ses souvenirs, Le Manteau d’Arlequin. Le crétin de l’époque était Clément Vautel. C’était en 1919. Proust a eu ce calomniateur à ses mollets toute sa vie. Ils ne cessent pas avec notre mort, il y faut la leur. En 1940, c’est ce con qui écrivait que nous avions perdu la guerre à cause de Proust et de Gide.

 

Certains critiques ne supportent que de faire l’éloge d’inconnus, quand les auteurs sont devenus connus ils leur en veulent, c’est le jardinier qui pisserait sur la plante qu’il a binée. D’autres veulent mettre leur nom à côté d’un nom prestigieux. Ils se précipitent pour parler de Joyce en prenant soin de nous préciser qu’il est un génie, pensant que, dans l’esprit des lecteurs de blogs ou de magazines, il se fera l’équation « [Article sur Joyce] + signature Zéro = [Zéro = Joyce]. » Cela ne se produit jamais. Outre que l’or n’adhère pas au plomb, les lecteurs prennent les critiques pour les têtes d’une même hydre et ne savant pas qui ils sont individuellement. Mallarmé était vraiment méchant quand il disait : « Un critique est un monsieur qui se mêle de ce qui ne le regarde pas. »

 

Perfida Rikana ressemble à Louis XIV, mais elle a les manières de Mazarin. Petite fille à joues de bifteck, aux yeux de saphir et au nez de perroquet, elle développa un sens du sarcasme qui fit plus tard beaucoup sourire dans les dîners. Ces sarcasmes la faisaient croire franche. « Elle est fausse comme une roue voilée », disait sa mère qui avait constaté mille de ses perfidies envers sa sœur. Vers quarante ans, pour meubler les intervalles de son ennui, elle s’est faite écrivain. Son mari lui avait suggéré la peinture, mais elle n’aime pas porter autre chose que des vêtements de luxe. Perfida a écrit avec beaucoup de peine une soixantaine de pages à partir d’une histoire de famille, qu’une maison d’édition a beaucoup améliorée et épaissie avant de la publier parce que Perfida a des relations. Ont suivi une sorte de roman sur le cancer de sa sœur, un autre sur la mort de son père, cela a fait dire à un jeune critique imprudent : « Elle écrit des romans sur ses cors au pied. » Il a été renvoyé par le chef de rubrique lui-même menacé par le directeur qui s’est fait engueuler par le propriétaire qui n’aime pas qu’on lui fasse des plaintes suaves dans les dîners en ville. Les vengeances de Perfida étant secrètes et exercées par des tiers, on pense sa méchanceté inoffensive. Son absence de talent l’a faite coopter dans un grand jury littéraire d’automne, elle n’y gênerait personne et ses persiflages seraient plus amusants à entendre que des conversations sur des livres qu’on n’aurait pas lus. Adorant l’intrigue, elle a développé dans ce prix un génie qu’elle n’a pas dans ses publications. Déclarations d’admiration sur des auteurs qu’elle fait inscrire dans les sélections tout en organisant des conjurations contre eux, contentant son goût de la cruauté sans toutefois oublier de complaire à son éditeur, pour les livres de qui elle vote toujours tout en proclamant qu’elle est indépendante. « Elle est indépendante », disent ses confrères. « D’ailleurs elle est riche », précise l’un d’eux, selon qui la richesse empêche la corruption. Fourbe comme un chien battu et appliquée comme un insecte (le cinéaste T… a pensé la distribuer dans le rôle de l’infernale princesse des Ursins racontée par Saint-Simon), elle peut assouvir une fois par an sa passion de femme blasée. Ses plaquettes ne se vendant pas, n’étant pas admirées et encore moins aimées, elle est d’année en année plus persifleuse, plus hypocrite, plus invitée, plus haineuse, plus souriante. C’est de profil qu’on voit l’amertume de ce sourire, pareil à une plaie.

 

Décevoir la passion littéraire est le plus grand crime qui puisse se concevoir. Adolescent, j’ai pris le plus grand dégoût pour le romancier François Nourissier, également critique ; sur la foi de ses articles j’avais acheté des livres, tous mauvais. Ce n’est que bien des années plus tard que j’ai appris qu’il rendait des services, flattait les puissants, poussait sa famille. Ses romans étaient vaniteux, moroses, fourbes, mous.

 

Il y a aussi le raconteur des bobos d’amour qui s’est pris pour un grand écrivain parce qu’il est une brute. N’arrivant qu’à des postes dans des jurys à défaut d’avoir écrit un seul livre aimé parmi les cent qu’il a déjà publiés, desséché par son cynisme et assourdi par ses ricanements de fascistoïde (le fascistoïde ricane), envieux de tout jusqu’à son ombre, il tente de rabaisser la vie entière à force de persiflages et de ricanements, et c’est lui qui se vide, se réduisant, chaque jour, sous les yeux de personne, à un petit objet tressautant.

 

Le con apocalyptique marche bien dans les périodes de populisme littéraire. Tout va mal, tout va aller plus mal, j’ai l’explication, je vous montre. Quels optimistes, ces pessimistes. Ces livres sont l’équivalent-macho des romans sentimentaux-libertins pour dames.

 

Des chercheurs de l’université de Lausanne ont protesté dans Le Temps (2011) parce que la Pléiade de Kundera avait suivi ses volontés : pas d’appareil critique, de brouillons, etc. « Régression » ! « Dévaluation cynique [des] méthodes et [du] savoir » ! Sans même se demander si ces méthodes sont un critère universel, et la liberté artistique ? Il fait ce qu’il veut, Kundera, peut-être ? Il est vivant, il organise la publication de ses livres comme il l’entend. Ils sont sa propriété et la sienne seule. Les commentateurs se croient des droits parce qu’ils commentent. C’est comme si les guides du Louvre imposaient l’accrochage des tableaux. On touche là à la rage quintessentielle de certains suiveurs qui, ivres de douleur et de haine de ne pas savoir créer, se persuadent qu’ils sont la Loi. Et ils trouveraient tout à fait juste que, précisément, on accroche après leur critique, on publie après leur note. Ah, douleur, comme tu apportes parfois le délire !

 

Et ceux qui font carrière, une carrière entière, glorieuse, invitations Ivy League, colloque ici-là, Collège de France aussi bien, sur une idée, une seule, pour toute une vie, pas fausse nécessairement, mais assez faible (le pacte autobiographique), ou petits cailloux d’idées et Poucet perdu (Genette), quand des idées sérieuses, intelligentes, nouvelles et mieux que cela, il y en a cinq par page d’écrivain sans qu’elles aient à être formulées, qu’on imagine la quantité d’idées qu’il peut y avoir dans la création d’une page de littérature.

 

Un professeur qui accompagnait ses étudiants de master de Lettres et de Communication (Lettres et Communication !) m’aborde à la sortie d’une émission de télévision où je parlais d’À propos des chefs-d’œuvre et, très poli, très obtus, tente de me démontrer sans le dire que je n’étais pas le premier auteur d’un essai sur la question, comme il me semblait l’être : « Il y a eu un colloque en… » Et moi : « Sur quoi ? – Le chef-d’œuvre dans les arts. – C’est bien ça ; pas en littérature. » Il insiste : « Ce n’est pas une notion. – Ah bon, et qu’est-ce que c’est ? » Il ne peut pas répondre. Pour lui, rien n’était une notion tant que ça n’avait pas été édicté par l’Université. Que ne l’a-t-elle fait ? Qui a empêché, depuis deux cent neuf ans qu’elle existe, un de ces chercheurs à réfléchir sur le chef-d’œuvre en littérature ? À écrire un livre, dix, cent ? Et un qui n’est pas de la confrérie, comme moi, ose s’en mêler ! Il y a des gens qui se vexent de tout ce à quoi les autres ont pensé. Les grands professeurs, Pierre-Yves Tadié, William Marx, Daniel Mendelsohn, n’ont aucun souci de jalousie, n’est-ce pas. Ce qui est bon les nourrit, comme nous tous, et nous sommes reconnaissants au soleil de nous réchauffer.

 

Le premier festival, de théâtre et de danse, a eu lieu dans la Grèce antique. Les représentations de tragédies étaient soumises à concours, et donc jalousies, calomnies, pièges. Avant d’être les auteurs universellement admirés qu’ils sont devenus, les tragédiens ont dû entendre des phrases comme : « Sophocle, c’est nul ! » et : « Euripide ? il n’a eu son prix que parce que c’est un ami de Périclès. Comment ? Tu ne savais pas que c’est Périclès, ce milliardaire, qui a été l’imprésario du chœur des Perses ? »

 

Une pièce de Tennessee Williams porte le beau titre de Orpheus descending (le participe présent évoque mieux l’acte et sa douleur que le substantif de la traduction française, La Descente d’Orphée). La morphologie en est adaptable au vice de la littérature occidentale moyenne du début du XXIe siècle. Examinez, je vous en prie, et vous verrez que la plupart des romans moyens vantés de notre époque pourraient porter le titre de : Narcisse pleurnichant.

 

De moindres animaux côtoient les lions, mais le jour où je serai fataliste, je serai mort. La mort est peut-être le moment où l’on admet que l’utilité, c’est pour les autres.