de la vulgarité de Proust


Dans la période de moralisme éhonté que vit la littérature française, où tant de livres servent à démontrer quelque chose, une cause, une sociologie, une idée sans le moindre souci de forme, je m’en suis récemment pris au réalisme dans Le Monde. Comme je l’y annonçais, ça n’a pas plu à tous. Certains puissants ont répliqué sournoisement en agitant secrètement des ennemis, montrant l’hypocrisie que peut utiliser la force, d’autres plus franchement, comme Michel Crépu, le directeur de La Revue des Deux Mondes, qui a répondu dans le même Monde. Je reprochais aux Bienveillantes, livre mal écrit, d’avoir ouvert les vannes de la brutalité. Son voyeurisme épais mal caché par le vague procédé de se référer aux Euménides a semblé donner un certificat littéraire à des bassesses jusque-là cantonnées à des romans sans conséquence. Crépu me répond : « Jonathan Littell n’est pas un très grand écrivain et a pourtant écrit un livre extraordinaire. Comprenne qui pourra. » Je ne suis pas sûr que « comprenne qui pourra » soit un modèle de raisonnement, encore moins une preuve de quoi que ce soit. « A est nul et l’œuvre de A est géniale, comprenne qui pourra. » Crépu continue sur Céline : « Lu de près, à côté de la dentellerie célinienne, Proust en ressort quasiment vulgaire. » Lu de près. Lu de loin ce ne serait pas pareil ? Lu d’en haut ? De côté ? Quoi qu’il en soit, voici Proust vulgaire, assertion inédite, audacieuse, même, dirais-je. Il est vrai que, quoi ! tiens-toi un peu, Dantzig, c’est de Céline qu’il s’agit ! Céline au raffinement bien connu, par exemple quand il résume Proust en disant : « C’est Tutur encule Tatave. » Ah, dentellerie, lue de près, lue de loin.

 

Pourquoi opposer Proust à Céline alors qu’il n’en était pas question dans mon article ? Cette comparaison fréquente date des maurrassiens ; c’est Léon Daudet le premier qui, pour hausser son Céline, a affirmé que Proust et lui étaient les deux plus grands écrivains du XXe siècle, fermez-la, c’est plié. Il le disait dans la première moitié du siècle, ne s’empêchant pas d’annexer une moitié à venir qu’il ne connaissait pas, mais Daudet n’a jamais été avare d’une outrance. Et puis il savait un peu ce que c’était, les siècles, lui qui avait cru assassiner l’ensemble du XIXe en le qualifiant de stupide. Et voilà comment, le sachant ou pas, on reprend une comparaison inepte énoncée par un journaliste que par ailleurs on n’oserait pas mentionner.

 

Crépu parle de Féerie pour une autre fois, mais moi, dans ma tribune, je parlais des pamphlets, où la dentellière Céline est à l’œuvre, je ne pense pas avoir besoin de rappeler qu’en plus d’homophobe il était antisémite et s’en vantait. Les céliniens tentent de cacher l’existence de livres que, me semble-t-il, Céline a écrits, et publiés ; il n’y aurait d’ailleurs pas besoin d’eux pour qu’éclate l’étrange combinaison de forfanterie, d’amour de la lâcheté, d’amertume en plein triomphe et de haine pour l’idéal qui le caractérise. Ce à quoi ne répondent jamais les céliniens quand j’en parle, c’est sur la prétendue innovation absolue de son style. Je ne lui oppose pas la politique, où il est très prenable malgré leur soin à reprendre sa pathétique argumentation de : « Vous n’avez rien compris ! Enfin quoi, quand j’attaquais des persécutés en me mettant du côté des persécuteurs, en pleine guerre mondiale, du côté des nazis, je rigolais ! Vous n’avez aucun humour ! Fermez la porte de ce camp et reprenez de ce petit blanc de chez nous ! » Non, non, quand je parle de Céline je parle de littérature ; de rhétorique ; de phrases ; de « style » ; et tout ce que je dis et à quoi on ne répond pas car on ne peut pas me répondre, c’est qu’il y a une imposture de Céline styliste inédit quand son système de ponctuation et son supposé « style émotif » (suivant son expression), loin de l’inventer comme il s’en prévaut dans les Entretiens avec le Pr. Y, il les sort de Jules Laforgue. On ne me répond jamais non plus quand je dis que, avec son talent comique indéniable, il ne sait pas s’arrêter et gâte ses débuts comme les raconteurs d’histoires qui gardent trop longtemps la parole, et que la variété de ses moyens est très limitée. Littérairement, « Louis-Ferdinand Céline » serait assez la traduction de l’expression anglaise « one-trick poney ». Un poney de cirque qui ne connaît qu’un tour. Il le fait bien, mais il ne sait que le refaire. Et arrêtez de me parler de vertiges de finesses. Céline a été entendu et tout de suite précisément à cause du rudimentaire et du tonitruant de son style, coordonné au hurlement des temps, guerres, invectives de la presse, appels au meurtre, auxquels pourtant personne ne l’obligeait à s’assortir. Paul Valéry l’a-t-il fait ? Les vrais délicats comme Valéry ou Proust ne peuvent pas être entendus tout de suite. Ni Mallarmé, que l’on m’a aussi opposé après cette tribune. Cela m’a permis de constater que le populisme littéraire que je révélais en me demandant si je n’exagérais pas est bien là, prêt à mordre, et que les grands écrivains fins qui avaient lentement gagné une gloire que l’on pouvait croire durable, eh bien, on est près à les faire tomber à la première occasion.

 

Ma tribune ne prenait Céline que pour exemple accessoire. Je vois bien l’intérêt qu’il y a à tourner une discussion sur les dangers du réalisme en affaire Céline, mais je ne m’y laisserai pas prendre. Le réalisme existe à chaque génération, je le répète ; si en ce moment il est dangereux c’est qu’il coïncide avec une réaction morale effroyablement proportionnelle à la crise économique. Un populisme littéraire, divine surprise d’écrivains ignorés, rêve de se mettre au service de la vengeance. S’ils arrivent au pouvoir, il y aura un carnage de rossignols. J’appelle rossignols ceux qui se soucient de la forme des livres.