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Mon ami le populisme littéraire fleurit, Gunther Grass en caresse ses mornes moustaches de plaisir. Au moment même où j’envoyais au Magazine littéraire mon précédent feuilleton, y exprimant ma crainte que quelques écrivains haineux ne se mettent au service de la vengeance, cet homme qu’on croyait avoir cessé de faire partie de la Waffen SS publiait un « poème » où il injurie Israël en vantant l’Iran. C’est au silence dédaigneusement atterré de la chancelière Merkel qu’on a constaté une autre différence entre l’Allemagne et la France. Je le racontais à Pékin et à Shanghai où j’étais invité pour la traduction de Pourquoi lire ? Et je leur racontais, à ces Chinois intéressés par la politique française depuis que de Gaulle a été le premier à reconnaître la Chine alors populaire, en 1964 sauf erreur, que Sarkozy a commencé son quinquennat en injuriant La Princesse de Clèves et l’a achevé en injuriant La Chartreuse de Parme. Personne ne l’a remarqué, car ses injures ont été publiées le jour où la police abattait un assassin à Toulouse. Cet esthète a déclaré : « Fabrice del Dongo est un petit con qui passe à côté de Waterloo et de sa tante, et qui ne reconnaît pas Napoléon quand il le voit » (Le Monde Magazine, 24 mars 2012). Fabrice del Dongo. Un des plus adorables personnages de la littérature française. Un petit con. S’il manque Waterloo, c’est le projet même de Stendhal, mais on sent que cette stupidité n’est là que pour justifier une vanité. Oser manquer Napoléon, quelqu’un dans le genre de Sarkozy ! Nous sommes décidément dans des temps populistes : non seulement le chef de l’élite républicaine qui vitupère l’élite pour flatter les grognements d’en bas conchie la littérature française, mais, assassin de Toulouse ou pas, personne ne le relève. La vulgarité est si habituelle qu’on ne s’en indigne plus. Étant arrivé en Chine le jour où ce défenseur des choses de l’esprit a été chassé de l’Élysée, j’ai inventé pour mes auditeurs un proverbe qu’on dira avoir trois mille ans, dans un pays aussi ancien : « La littérature porte malheur à ceux qui ne l’aiment pas. »

Lors d’une rencontre sur les fictions chinoise et française à l’Institut français de Pékin, Sha Mei, une des responsables de la revue Chutzpah (bilingue chinois-anglais), s’en est pris au moralisme de la littérature chinoise. Selon elle, il se manifeste par des sujets ruraux et par une banalité formelle qui se contente de raconter des histoires. Elle a cité l’écrivain Ye Kai : « Cette quête de narratologie grandiose tue la diversité. » Je me retenais d’applaudir. Elle a ensuite cité Yan Lian Ke, d’après qui la plupart des auteurs chinois « se bornent au réalisme superficiel le plus élémentaire », suivant « la conception superficielle et conservatrice qui consiste à croire que la fiction doit refléter la société ». Je me retenais d’embrasser cette femme. Mais oui, le réalisme est superficiel. En France où nous croyons avoir le privilège du raffinement littéraire, nous souffrons du même provincialisme.

 

Devant les publics de Pékin comme de Shanghai j’ai fait ceci : « La valeur essentielle du monde actuel, pour vous Chinois autant que pour nous Occidentaux, ai-je dit, n’est pas cette littérature dont je suis venu vous parler, mais [prenant un billet de 100 yuans dans mon portefeuille] ceci. Et je propose quelque chose. C’est de remplacer la tête de la personne qui est là, en effigie [retournant le billet vers le public et montrant la tête de Mao] par celle de Marcel Proust. » Il y a eu des rires à Shanghai et des sourires à Pékin. Sinologues, à moi ! Tradition frondeuse de Shanghai ? Proximité du pouvoir à Pékin ? Différentes politesses ? En dix jours, je n’ai pas entendu une seule expression d’opposition politique.

 

Deux écrivains chinois : « Nous sommes piégés. Faisant partie de l’Union des écrivains, en Occident on nous croit des collaborateurs du régime. » Sans doute, mais ils se trouvaient à la Foire du livre de Londres, en avril, et n’ont rien dit contre les persécutions. Il n’est pas facile d’être écrivain dans un régime dictatorial, Isaac Babel m’en parlait hier soir.

 

Nicolas Idier, notre attaché culturel à Pékin, m’a dit à propos d’un écrivain français qui vieillit mal : « Dès qu’on met le mot “français” dans un titre, on devient réactionnaire. » Han Han, le blogueur moqueur, serait devenu nationaliste. Ah, les blogs. Pour l’écrivain, les blogs sont un assèchement de la littérature. Aucun travail de forme. À l’opposé de Han Han, Liu Xaobo, le Nobel de la paix, à qui j’ai dédié mon grand prix Jean-Giono (il venait d’être arrêté le jour où je l’ai reçu), est haï des Chinois pour avoir dit que le malheur de la Chine est de ne pas avoir été colonisée. C’était de l’ironie, rien n’est plus mal pris par les majorités. Il m’a rappelé une amie irlandaise : « Comme dit ma grand-mère, nous étions plus civilisés sous les Anglais. » Au fait, était-ce de l’ironie ?

 

Ayant vu ces écrivains et cette littérature accablés d’utilitarisme et de sournoiserie, il m’a semblé comprendre pourquoi on allait traduire ma tribune contre le populisme littéraire en Chine. Ils en souffrent depuis soixante-trois ans. En France, certains n’ont pas supporté que je dise que le roman n’est pas un tapis roulant. Eh ! leur « réalisme » n’est qu’une forme brutale de paresse. Dans les régimes populistes on peut parler du populisme littéraire : les lettrés en ont honte, car ils le subissent absolument, ayant été défaits. Dans un régime démocratique c’est moins facile : la chiennerie grogne, n’ayant pas encore gagné.

 

Dans la plus belle librairie de Pékin, les livres chinois étant désormais très bien fabriqués (3 euros le volume, le salaire d’un professeur d’université étant de 500 euros par mois), j’ai acheté, en chinois, pour le plaisir de leur gloire, Gatsby le Magnifique, Le Portrait de Dorian Gray, le premier volume de la nouvelle traduction d’À la recherche du temps perdu et Le Rouge et le Noir, par le créateur de Fabrice del Dongo, ce petit con.