seize propositions sur le réalisme


Le réalisme, c’est du gras.

 

Le réalisme est du journalisme différemment mis en pages.

 

Le réalisme a une prétention totalitaire.

 

Le réalisme participe d’une notion scolaire de la littérature. Comme il est ce qu’on apprend essentiellement à l’école, la plupart même des écrivains français, formés dans ladite école, ne croient qu’à ça, et je dis bien croire. Ils ont été dressés comme par une religion à croire que cette tendance était la seule sérieuse, courageuse, légitime. L’ignorance prétentieuse se vexe quand on lui dit que le réalisme existe au même titre que le romantisme, le symbolisme et tous les individus géniaux qui n’ont fait partie d’aucune école. Mécanisme courant de la majorité qui se croit totalité.

 

Balzac, l’idole des réalistes, était un féerique. Supposé décrire complètement la société française et s’étant vanté d’« avoir fait concurrence à l’état-civil » (la belle concurrence ! avoir écrit le nom de trois mille personnages, dans un pays de trente millions d’habitants !) ne parle jamais des congrégations, ces sociétés d’extrême droite qui endoctrinaient le pays en faveur de la restauration royaliste et chrétienne et indignaient Stendhal (il les montre dans Le Rouge et le Noir). Où est le réalisme ? Il décrit son idéologie comme un autre, un peu plus qu’un autre, tous les écrivains n’en ont pas une, et avec mauvaise foi. Une preuve que Balzac n’est pas du tout réaliste est dans sa comparaison de Robespierre avec « un chat qui boit du vinaigre ». Le musée de Dresde conserve un moulage peint de son masque mortuaire, il était assez beau, des lèvres épaisses, enfin rien de pincé.

Balzac a réussi posthumément grâce à la collusion de la droite légitimiste et des communistes. Ceux-ci ayant chuté, on a oublié combien d’historiens communistes adoraient Balzac pour ce qu’il montrait le fonctionnement féroce du capitalisme.

 

Les romans réalistes servent à conforter des préjugés.

 

Le réalisme est une forme paresseuse de la brutalité.

 

J’ai lu une interview inédite du dernier survivant de l’extermination des habitants d’Oradour-sur-Glane par un régiment de la Waffen SS en 1944. Il avait dix-neuf ans, s’est caché dans une grange puis enfui ; c’est tout ce qu’il dit. Au début, il mentionne sans le relever (renseignements pris, personne n’en a parlé) que, au début de la guerre, des forains sont arrivés à Oradour pour présenter leurs attractions. La guerre arrive, ils ne savent quoi faire, leurs équipements restent sur place jusqu’en 1945. Ainsi donc ce village a été massacré sous le regard vide d’une grande roue immobile. C’est inouï, c’est mythologique, mais non ; on croit que les faits valent mieux, le « réalisme ». Le réalisme n’est que les faits les plus voyants non rangés. Les meurtres, oui, mais au-delà, la symbolique de l’amusement refroidi, du destin qui raille sinistrement ? Rien. Les dieux sont partout, les hommes ne veulent pas les voir.

 

On lit pour écrire. La littérature naît de la littérature. La vie n’est qu’un matériau qu’elle utilise comme un autre. Autre raison pourquoi le réalisme est une illusion esthétique. On lit pour écrire, et, le plus souvent, on n’est pas publié. On continue à lire, et sans dépit. Il n’y a pas de lecteurs aigres. Avec de légers regrets, peut-être, mais l’admiration et le goût restent. Alors que des auteurs aigris ! Et ces anciens lecteurs qui ont publié sans succès ont arrêté de lire. Tout élan est mort en eux. Ils ne devaient pas en avoir beaucoup au départ, et quels écrivains étaient leur héros ? D’autres aigres, peut-être.

 

Le réalisme, qui prétend et croit être la description la plus objective de la société, est souvent l’école de l’amertume intime. Les Goncourt ont vécu entre leur villa d’Auteuil, à examiner des bibelots chinois et à étudier des mémoires sur Marie-Antoinette, et une maison de famille en Champagne, d’où ils rapportent dans leur journal des observations sur leurs cousins d’un intérêt mondial. Pas un voyage à l’étranger, pas un voyage en France, pas un voyage où que ce soit. Et ça prétendait savoir. Ils avaient des fantasmes, qu’ils voyaient réels. La plupart des réalistes sont ainsi, dans tous les pays. Des enfermés (et parfois richement, dans des maisons luxueuses, mariés avec des femmes riches) qui remplacent les cartouches d’encre de leurs imprimantes par de la bile.

 

Les réalistes sont pour la plupart antidémocrates, or ils suivent le goût de la plèbe.

 

Flattée et fascinée par des plébéiens qui se prennent pour des seigneurs, la plèbe est en train d’enfler et de parler avec insolence. C’est ça la clique du parti qui la mène (des enfants d’affranchis, en quelque sorte, l’ancêtre étant un fils du « peuple » passé par l’armée), c’est ça son électorat. Il bat sa haine en neige. Le comédien Dany Boon, « petit gars du Nord », venu de ce milieu qui l’adore et est allé voir son film Les Chtis dans la quantité de vingt millions d’entrées, poste sur Facebook qu’il serait inepte de voter pour le Front national. Dans les heures qui suivent, le brave petit gars aimé du « peuple » reçoit vingt mille commentaires injurieux, sur le mode : enrichi, Parisien, traître, connard. La plèbe dévore tout ce qui dans son propre corps lui déplaît.

 

Le totalitarisme actuel, le totalitarisme « enrichissez-vous », celui de la Chine, par exemple, a usé la revue qui devait publier ma tribune. Le totalitarisme n’est pas nécessairement rapide et brutal. Nous savons depuis les nazis qu’il est un mélange de grandiloquence et de sournoiserie. La première sert à méduser les peuples, la seconde à user les intelligents. Ces régimes se savent inhumains et affrontent la part humaine et scandalisée de l’homme, qui peut faire assez de bruit. Et, lents, patients, butés, ils cherchent à décourager. Ils y arrivent, le plus souvent.

 

Le réalisme est un terrorisme. Il insinue que, si on ne suit pas ses mâles ordres, on est un frivole, une chochotte, un inutile, un parasite.

 

Le réalisme est ignare. Tout content de son ventre bien plein, les joues roses et le regard brillant, il sourit sur sa chaise en bois qu’il prend pour un trône, ne voyant pas, autour de lui, les poètes baroques de la Renaissance, les romanciers symbolistes de la fin du XIXe, Rabelais et Shakespeare, Gertrude Stein, Herman Melville, Zuleika Dobson et Dorian Gray, tous ces gamins de génie qui cabriolent en riant vers l’éternité tandis qu’un nouveau réaliste, jeune, gras et forcissant, s’approche de son dossier pour renverser l’aîné content dans la décharge.

 

J’aime parfois lire des romans réalistes, ces contes de fées épais ; différent de leurs boxeurs d’auteurs qui veulent être seuls sur l’estrade, je les accepte, parmi les autres (et comment faire ? on ne peut pas plus empêcher qu’il y ait des réalistes que des bœufs sur la terre), j’alerte sur le fait qu’ils se mettent à avoir des bouffées politiques au service du populisme politique réveillé.