un héros d’un autre temps ?


La France barbote dans la complaisance du mal. Nous nous régalons de fanfarons de la page imprimée qui se flattent d’avoir tué des enfants, de King Kong, d’émissions de débat qui réclament l’entrée des bottes dans Paris. Elles entourent l’Europe. Choses vues ou subies en 2014 : à la librairie Virgin de l’aéroport de Beyrouth, Mein Kampf ; un nouveau Premier ministre indien qui est un populiste à penchants vestimentaires, ce que Mussolini nous a appris à regarder avec méfiance ; les habituelles fourberies, gredineries et menteries de Poutine ; l’aimable Erdogan annonçant l’enseignement obligatoire du langage ottoman en signes arabes, abandonné depuis quatre-vingt-six ans, dans sa préparation, une destruction après l’autre, d’un régime anti-européen, antisémite, homophobe et bigot ; la grande alliance des religions qui se haïssent mais font des alliances de circonstance contre la liberté se perfectionne grâce au patriarcat de Moscou payant pour 80 000 euros le sapin de Noël de Notre-Dame de Paris, 80 000 euros, Dieu très cher ! Et tous froncent les sourcils, roulent des épaules et invectivent contre notre décadence. Machisme comique ! Le comique est inquiétant. On riait de Chávez, à ses débuts. Les monstres commencent dans le comique et finissent dans le sang.

 

En 2014, un homme a réapparu, publiant un livre qui n’a rien à voir avec cette brutalité vantarde. Un homme qui a été héroïque et montré qu’on pouvait l’être sans grossièreté. Un héros gracieux. Il a quatre-vingt-quatorze ans, mais il en a dix-neuf. Chaque être qui fait quelque chose dans sa vie se fixe à un âge où il demeure pour le restant de ses jours, celui où un choix a décidé de son destin. À dix-neuf ans, Daniel Cordier, jeune garçon exalté par l’idéalisme de l’Action française, entend Pétain prononcer son discours du 17 juin 1940 et part immédiatement pour Londres. Il n’a pas eu besoin de nuances pour se rendre compte que l’idéalisme qu’il admirait était haineux. Avec les nuances, on excuse tout. La nuance est la danse lente de l’asservissement. Cordier est devenu le secrétaire de Jean Moulin et résistant. Il n’en a jamais fait de tapage, comme tant de héros de cette guerre. Il l’a expliqué dans De l’Histoire à l’histoire : « Ce long silence tient d’abord à l’expérience de ma génération : les anciens combattants de “14-18” avaient empoisonné notre jeunesse. Ayant perdu la leur au front, ils s’étaient vengés par une phrase rituelle : “Tu pourras parler quand tu auras fait la guerre.” » Pierre Herbart, qui avait été résistant, et pas n’importe lequel, il a été un des libérateurs de Brest, n’en parlait jamais non plus. Il se trouve bien des années après en compagnie d’un homme qui lui fait l’éloge du général de la résistance Le Vigan. « C’était moi, lui dit Herbart ; et c’étaient des histoires de boy-scouts. » Voilà pour moi un modèle d’élégance.

 

Daniel Cordier, qui vit en province, revenait à Paris (Paris outragée par les manifestations à l’idéalisme haineux des anti-mariage pour tous) pour présenter Les Feux de Saint-Elme. Dans ce remarquable roman, il raconte sa fidélité à un amour de jeunesse pour un garçon de son collège. Nos amis les homophobes se sont manifestés cette année plus bruyamment que jamais. Un de leurs chefs, ex-président de la République qui vient de prendre la tête d’un parti, a été décrit par Plutarque il y a deux mille ans : « Les âmes fêlées ne peuvent contenir leur puissance et laissent fuir au-dehors leurs désirs, leurs vulgarités, leurs emportements, leur vantardise et leur vulgarité. » C’est extrait d’un livre dont le titre lui convient aussi on ne peut mieux : À un chef mal éduqué. Quant à la cheftaine qui dirige le parti des beuglants, elle vient de dénigrer les « homosexualistes ». La haine absolue de la vie de ces gens-là se marque par le refus du vocabulaire commun. Ils inventent ce mot comme ils avaient inventé « européistes » et « sidaïques ». Termes de mépris, et si nombreux qu’on comprend qu’ils voudraient changer le vocabulaire entier pour tordre la société selon leur ordre ; ordre qui est une anarchie, eux qui ne proposent que du contre, du négatif, de la destruction. Une anti-langue pour une anti-vie. Un des génies populaciers de 2014 (on ne peut même plus dire populiste), auteur d’un essai où l’amertume tient lieu d’idées et la bêtise, de raisonnement, adore revenir sur « Gestapette », le surnom du ministre de Vichy Abel Bonnard. Comme s’il n’y avait pas eu Cordier, comme s’il n’y avait pas eu Pierre Herbart, comme s’il n’y avait pas eu Roger Stéphane, comme s’il n’y avait pas eu Jean Desbordes (à ce sujet, on dirait que la maire de Paris Hidalgo ne tient pas la promesse que m’avait faite son prédécesseur Delanoé et ne semble pas prête à donner à Desbordes la rue qu’il mérite à Paris) et bien d’autres, comme s’il n’y avait pas eu Pétain, Laval, Darnand, Brinon, Drieu La Rochelle, Châteaubriant, Chardonne, Céline, Arletty, Gabrielle Chanel, Corinne Luchaire et des centaines de milliers d’autres, tous hétérosexuels. Ces machos et admirateurs du machisme ont très bien montré qu’ils n’aboyaient fort que pour mieux s’aplatir. La sœur du machisme est la servilité.

 

À son passage à Paris, j’ai rencontré Daniel Cordier à son hôtel, rue Jacob. Et je pensais durant notre rencontre, et j’ai pensé toute la journée, et je pense depuis : j’ai vu un héros charmant. Il répétait délicieusement, car c’étaient des choses bonnes, et souriait, et était passionnant. Il m’a expliqué la légende de Jean Moulin gay : « Après la guerre, Henri Frenay a vu monter la gloire de Moulin et a répandu cela pour le discréditer. Je ne disais pas que je suis homosexuel mais je ne me cachais pas, je ne m’en étais pas caché à Moulin qui le savait, et il n’était pas difficile d’insinuer qu’il l’était aussi et que je couchais avec lui. » Cordier était à Londres, mais, comme Raymond Aron, il n’a pas beaucoup aimé le genre engueulade de De Gaulle. « Quand de Gaulle nous a réunis à l’Olympia, en 1940, nous étions six cent vingts, et des enfants. Dix-sept, dix-huit, vingt ans. Il nous a dit : “Je ne vous félicite pas d’être venus. Vous n’avez fait que votre devoir !” J’étais furieux. Vous n’avez fait que votre devoir ? Je lui avais amené dix-sept amis, et mes parents avaient payé les passages ? Je ne savais pas ce que c’était que l’armée ! » Furieux, Cordier n’en a pas moins fait ce qu’il devait faire, et suffisamment bien pour être officier de la Légion d’honneur, compagnon de la Libération et croix de guerre 1939-1945. Je suis sorti enchanté de cet entretien avec ce héros d’un autre temps (quoiqu’il ne soit pas dit que le nôtre ne pourrait pas en produire de semblables), et l’ai raconté toute la journée, à tout le monde. Ah, quand j’aime quelqu’un ou un livre, il n’est pas possible d’arrêter mes rabâchages. Daniel Cordier portait un pantalon caramel en velours à grosses cotes, une veste en tweed plus claire à grands carreaux rouges, une pochette jaune. Le corps réduit par l’âge, mais plus qu’alerte, cet éternel jeune homme de dix-neuf ans parle en remuant joliment les mains, a une teinte d’accent de Bordeaux et sourit sans cesse.

 

Jean Moulin est mort, c’est un héros. Daniel Cordier qui est vivant n’en est pas moins un. D’une certaine façon, il l’est encore plus parce qu’il n’a pas pris la posture héroïque. Cette posture, ce sont les imposteurs qui la prennent. Geneviève de Gaulle, dont la dépouille sera transportée au Panthéon dans quelques semaines, ne prenait jamais l’allure supposée de l’héroïne. Elle n’en avait pas besoin, puisque héroïque elle avait été. Daniel Cordier, courtois, rieur, bien habillé, est un héros pour enrager les mufles. Je l’aime davantage. Il est vivant, là, pour nous. Dans Les Sept contre Thèbes, le chœur dit à Étéocle : « Tu ne seras pas appelé un lâche pour avoir réussi à vivre. » La mort est trop admirée.