Tu as un talent inouï, me dit-il. Voilà pourquoi je l’aimais. C’était du temps où j’habitais Montmartre, je ne faisais que lire et écrire, je descendais aux Abbesses acheter les rééditions de Léautaud, que je commençais à lire la porte de la librairie passée, je m’arrêtais sur le banc de la place Émile-Goudeau, loisir, insouciance, où êtes-vous ? Il était assis près de moi, ce peintre, ce haut cœur, et j’avais rapproché mon majeur taché d’une lunule noire, à l’endroit où le stylo s’appuie, du muscle de son pouce où filait une tache de peinture jaune.
— La seule différence entre nous, lui répondis-je, c’est que vous autres peintres vous vous amusez en travaillant. L’encre, c’est noir, c’est laid, et une page de manuscrit ressemble à un cimetière d’araignées.
Pendant qu’il me répond que la merveille est plus grande en littérature puisqu’elle peut être évocatrice à partir de si piteux moyens, je dirai que cette tache était la seule, et que s’il était sorti avec elle c’est qu’il ne l’avait pas vue. Rien ne l’horripilait comme ces signes extérieurs d’artisterie, comme il disait. S’ensuivait généralement une homélie sur tous ces gens qui sont peintres ; tiens, les actrices ; on les voit dans les magazines, posant dans leur atelier, vêtues de blouses qu’elles ont dû peindre avant de les enfiler ; je lui rappelais celles qui publiaient des romans, et ajoutais que les peintres n’avaient pas à se plaindre, car, sachant former des lettres sur du papier, tout le monde pense savoir écrire, et écrit ; d’où d’ailleurs la fortune du mot écriture ; la. peinture, au moins, on hésite, il faut savoir préparer une toile, et… La photo ! répliquait-il. Avec la photo tout le monde est peintre ! Et même… nous nous regardions, puis, souriant sur nous-mêmes :
LUI : — Ah !…
MOI : — Que veux-tu !…
ENSEMBLE : — C’est la culture.
Nous montâmes prendre un verre chez moi. Au coin de la rue d’Orchampt, près d’un camion, se dressait une rampe d’éclairage où se tenaient accoudés plusieurs ouvriers, ils regardaient en fumant un homme à chapeau melon et une jeune femme à ombrelle appuyés contre l’aile d’une Citroën Traction, eux aussi silencieux et observant vaguement, de l’autre côté, un homme qui cajolait une perche comme un hallebardier en coulisse et une jeune fille assise au bord du trottoir qui appuyait un bloc-notes sur ses genoux serrés (ses mollets en delta). Je composai le code d’entrée du portail avec l’air de détachement attentif qui m’était habituel, il me permettait de vérifier si les touristes m’admiraient. Hélas la rue Saint-Rustique se trouve à trente mètres de la place du Tertre, distance colossale, risque de jungle, et il n’y en avait pas dix par semaine pour m’adresser un regard attendri après avoir lu la plaque signalant que le jardin de mon immeuble a été peint par Van Gogh. Lui ayant tendu son verre, je m’assis en face de lui sur le rebord de la fenêtre ouverte.
MOI : — Les touristes sont peut-être les dernières personnes au monde à aimer Paris, cette ville calomniée.
LUI : — Et pour d’aussi mauvaises raisons que le Sacré-Cœur. C’est dire leur idéalisme.
MOI : — Je ne comprends pas que mon loyer ne soit pas trois fois plus cher. Ils augmentent bien dès qu’il y a « vue tour Eiffel », le monument le plus niais de Paris.
LUI : — C’est peut-être pour cela. Dès qu’il s’agit d’art, le mépris arrive, sur ses pattes de cigogne.
MOI : — Si la maison de Balzac était à louer, dans cette rue Raynouard pourtant si commune, ce serait très cher.
LUI : — C’est qu’il ne s’agirait pas d’art, mais de dévotion à la notoriété. Le locataire, tu penses bien que dans la plupart des cas il n’aurait pas lu Balzac depuis l’école. Et si on lui proposait une autre maison en lui disant : celle-ci, Balzac l’a décrite, Diane de Maufrigneuse s’y est assise, il dénoncerait l’agent immobilier à une association de consommateurs.
Il s’était levé, accoudé à la rambarde dont la peinture verte s’écaillait comme celle d’une barque, et observait le jardin. Petit jardin, de huit mètres sur cinq tout au plus, bordé à gauche par le mur de la maison voisine, à droite par une étroite construction de plain-pied qui contient les cuisines d’un restaurant, au fond par un mur bas au-delà duquel se trouve un autre jardin, puis Montmartre descend, les vignes, la rue Saint-Vincent, la Suède. Plates-bandes, arbustes sur le pourtour et, au milieu, dans l’herbe, un arbre.
LUI : — C’est un Van Gogh. Comme tu le dirais, la vie imite l’art.
MOI : — Ce n’est pas moi, c’est Oscar Wilde, qui d’ailleurs me l’offre de bon cœur, lui répondis-je de ma chambre où, accroupi, la tête dans un placard, je fouillais dans une boîte à chaussures. On l’a dit avant lui, mais… Non, ce n’est pas ça. C’est lui qui l’a le mieux formulé… Non… Donc c’est lui le véritable « premier » et…
Je tendis le bras hors de la fenêtre, la carte postale entre le pouce et l’index, comme il devait faire avec son pinceau pour évaluer les proportions. Je dis « comme il devait faire » parce que nous ne nous étions jamais vus en train de travailler. La fabrication nous importait moins que le résultat.
MOI : — Est-ce la même chose ?
LUI : — Une réalité est devant nous, une symbolisation dans ce que tu tiens. L’art donne son sens à la vie, qui n’en a pas. Elle n’a que des tentations. « La vie imite l’art. » Qu’est-ce que cela veut dire ? Qu’est-ce que c’est, la vie ? Il y a l’homme, et il y a la nature. Premièrement, la nature. Sers-moi un verre de ciguë, je vais être agaçant.
MOI : — Je prendrai Socrate tant que tu ne vireras pas à Platon, le penseur qui offre de la jouissance aux libéraux depuis vingt-quatre siècles par sa préconisation d’exiler les poètes. Il a dû l’écrire entre deux visites à Denys de Syracuse. C’est merveilleux, le nombre des esprits indépendants qui rêvent d’avoir des maîtres.
LUI : — Il a donné une bonne définition de la télévision. Ce truc de la caverne qu’on nous apprenait à l’école, tu sais ? Les hommes enfermés dans une grotte au fond de laquelle défilent les ombres du dehors et qui prennent cela pour l’original. Et puis c’était un bon auteur de théâtre. Ces dialogues où il imagine un personnage nommé Socrate, par exemple… mais les exemples ne sont que des raisons, c’est-à-dire des preuves, c’est-à-dire de révoltants appels à la négation. La nature, qu’est-ce que cela veut dire ? La nature à l’état sauvage, c’est la toundra, la jungle, le désert, les pôles ; la médiocrité foisonnante ou l’uniformité plate. Et toujours envahissante. Elle rend l’homme impossible. Elle finit même par le supprimer. J’en parle d’autant plus savamment que je ne l’ai jamais vue, comme 99 % de l’humanité. Ce que nous autres 99 % connaissons de la nature, qu’est-ce que c’est ? De la nature où l’homme a mis la main et depuis très longtemps. Que lui reste-t-il de naturel ? Nos champs, retournés, labourés, remblayés, réduits, agrandis, modifiés ; nos forêts, aménagées, plantées, coupées ; nos rivières… Depuis deux, trois mille ans en Europe, depuis va savoir combien de dizaines de milliers d’années en Chine, etc., etc. Cette nature-là n’imite pas l’art : elle est de l’art. Ou quelque chose qui y tend. Au moyen des paysans en particulier, qui mettent des vaches dans leurs prés, non pour obtenir du lait ou de la viande, mais pour le beau. Tu as remarqué, l’autre jour, mes amis auvergnats, avec quelle délicatesse ils ont parlé de leurs salers, leurs cornes droites qui leur font des fronts en toit de temple shintoïste, leur roux qui produit un si bel effet, de loin, sur le vert sombre des collines ?
MOI : — À part quoi ils venaient d’acheter une installation de bottes de foin.
LUI : — Oh mais c’était tout à fait pour eux comme Rosa Bonheur pour leurs grands-parents. Ça flatte leur métier, ces œuvres littérales. Il n’en reste pas moins que le paysan est sa vache ; de la nature qui tend à l’art. L’homme en général est une vache.
MOI : — L’oiseau également. Je ne sais plus qui a dit qu’il est tellement content de voir la nature arrangée par l’homme, en bas, qu’il chante de bonheur. Que savons-nous des animaux qui vivent avec nous et de la façon dont cela les modifie ? Nous serions méprisants de les prendre pour des brutes.
LUI : — Et puis on peut toujours les manger.
MOI : — L’homme, cette vache, a longtemps pensé que l’art doit imiter la nature. Autrement dit, quelque chose qui n’est plus de la nature. Notion qu’on retrouve jusque chez un des écrivains les plus intelligents que je connaisse, Montesquieu. S’il était intelligent, il a peut-être raison ? La notion d’imitation, à l’époque, était un pic du Midi de la pensée. Quelque chose de tellement présent qu’on ne concevait pas que cela pouvait se contester. La Fontaine disait qu’il imitait Ésope, La Bruyère disait qu’il imitait Théophraste, Corneille disait qu’il imitait Guilhem de Castro, et l’art imitait la nature. Ils pensaient imiter, mais ne le faisaient pas, car, accordons nos vocabulaires, pour eux « imiter » signifiait « s’inspirer des histoires », tandis que pour moi l’imitation consiste à singer le « style ». Leur talent était même tel qu’ils faisaient de meilleurs livres que ceux dont ils volaient les « histoires ». L’art aussi fait mieux. Puisqu’il n’« imite » pas davantage. Il extrait le suc. Pourquoi ne l’ont-ils pas dit ? Il est curieux que, aussi intelligent que soit un écrivain, aussi libre, si Montesquieu, il ne conteste pas les pics du Midi. Eh ! il sait que ce sont les Idées de la Société. Et que ces Idées ne sont pas des pensées, mais des coutumes.
LUI : — Les idées sont les niches de l’homme. Les chiens s’éloignent plus souvent des leurs.
MOI : — Rien de plus féroce qu’une coutume contrariée. Elle s’écroule un jour, sous l’effet d’une simple phrase montrant qu’elle n’était qu’un mirage ; furieux qu’on les prive d’une superstition, les hommes égorgent l’auteur de la phrase, Galilée, Giordano Bruno, Oscar Wilde. Wilde n’a été condamné que pour sa conception de l’art.
LUI : — Montesquieu entendait peut-être : l’art doit être naturel.
MOI : — Eh bien, il n’avait qu’à le dire.
LUI : — Là encore, « naturel », qu’est-ce que cela veut dire ? Que chaque « artiste » fait selon sa nature propre. Il existe des naturels très ouvragés.
MOI : — Nous devons voir nos pics du Midi, nous aussi, mais… pas un mot à Barandol !
J’avais lancé la carte postale en direction d’un bras de fauteuil, elle était revenue à nos pieds. Il la montra du doigt.
LUI : — J’ai eu tort de dire que ton jardin est un Van Gogh, car ce Van Gogh n’est pas un Van Gogh. C’est un tableau de jeunesse qui pourrait aussi bien être un Bernard Buffet. (Enfin, un bon Buffet. Il y a au musée de Lille un oignon de lui qui est remarquable. On dirait le parapluie pliant d’une veuve pauvre.) Me rappelant que le jardin avait été peint par Van Gogh, je me suis mis dans les yeux le Van Gogh définitif, et j’ai vu le jardin tourner. J’ai vu trop de tableaux. Sans arrêt je rencontre des femmes peignées comme des juments de Géricault, des nuages de Tiepolo, des citrons de Murillo, des bouleaux de Corot, des orages du Greco, de Marquet des bateaux, un Largillière dans ta grasse et belle voisine que nous avons croisée en montant…
MOI : — Quand tu peins, tu oublies.
LUI : — Qui a dit : « Le monde est ma représentation » ?
MOI : — Schopenhauer ?
LUI : — Il n’avait pas dû se coincer souvent le doigt dans une porte. Ce qu’il aurait pu dire, c’est : « Le monde est leur représentation. » Et encore, pour qui cela vaut-il ? Pour les gens qui ont vu des tableaux.
MOI : — C’est-à-dire tout le monde, hélas. Tout le monde est cultivé. Tout le monde compare. Tant d’expositions, tant d’articles dans les magazines, tant de catalogues, tant d’affiches ! C’est pour cela que le laid est devenu à la mode. On a mélangé toutes les couleurs, et tout est devenu marron.
Il se passa la main dans les cheveux et la garda posée sur le sommet du crâne, pendant que ses yeux noircissaient. Annonce d’une colère. Elles étaient très belles, ses colères, raisonnées, méprisantes (car il y a des choses méprisables), désintéressées. Il montait lentement, puis accélérait, et tout d’un coup descendait en deux phrases. On était resté haut.
LUI : — Quand les hypermarchés Univers, pour les promotions sur le chocolat en tablettes, suspendent dans leurs travées des bannières en papier où sont reproduits, bien agrandis et avec des couleurs bien jaunes, des détails de La Naissance de Vénus, c’est de la putasserie, mais qui à sa façon rend hommage à l’art. Quand les musées, je répète : les musées, vendent dans leurs boutiques des parapluies Degas, des foulards Toulouse-Lautrec et des assiettes Monet, c’est un hommage à la vénalité et qui le sait très bien. À quoi sont payés les conservateurs ? À faire des artistes morts des peintres d’assiettes. Degas, tu te rends compte, un homme que la plus petite légèreté envers la peinture étranglait ! Un homme qui, un jour que le directeur des Beaux-Arts lui fit savoir qu’il espérait un de ses tableaux pour le Louvre, répondit : « Il n’aura aucune toile de moi » ! Et il n’a rien eu, et les tableaux de Degas furent vendus après sa mort, et c’est Keynes qui, alors que l’Angleterre était un peu occupée par la guerre de 14, convainquit son gouvernement d’allouer vingt mille livres à des achats, et ce sont ces conservateurs, ces conservateurs qui ne conservent que par chance des Degas de rattrapage, qui devraient se prosterner tous les matins devant eux, ce sont ces gens-là qui font ou admettent qu’on fasse ces choses-là à ces peintres-là ? Je serais ministre de la Culture, moi, je m’instituerais protecteur des fantômes et ferais un beau feu des parapluies et des foulards. Pourquoi n’y a-t-il jamais d’autodafé des choses vulgaires ?
MOI : — Tout semble se passer dans une amitié universelle, mais l’art reste insulté. Le sentimentalisme sert à le faire admettre. Un écrivain meurt ? Il ne se passe pas deux ans que ne paraisse une biographie servant à montrer qu’il a été une ordure et que, par conséquent, son art est nul. Nous sommes même en train d’inventer une mode : c’est son propre éditeur qui la publie. Si tu es mort depuis quinze ou vingt ans il ne met plus tes livres en vente, après avoir aussi bien gagné de l’argent grâce à toi, je me place de son point de vue qui est celui du commerçant, mais, commerçant, il est si bête qu’il ne se rend pas compte que ce faisant il laisse dépérir son produit. Si c’est depuis plus de soixante-dix ans que tu es mort, soixante-dix ans est la durée après laquelle nos œuvres passent dans le domaine public… Au nom de quoi ? En vertu de quel principe ? Celui du droit sacré à la propriété établi par la révolution de 89, sans doute. Essaie de dire à un boucher : monsieur, dans soixante-dix ans votre commerce sera la propriété de l’État, tu entendras les cris, les siens, ceux de sa famille, de son syndicat, tempête à la télévision. Mais l’art. Une occupation de jean-foutres, bien heureux qu’on ne leur demande pas que ce soit gratuit de leur vivant.
LUI : — Le génie est une injure.
MOI : — Retournons dans les cavernes.
LUI : — Impossible, il y aurait des autocars.
MOI : — L’homme passe sa vie à imiter l’art, et il ne le sait pas toujours.
LUI : — À Rome, les ragazzi qui regardent passer les ragazze, à demi allongés sur la selle de leur scooter, ont exactement la pose des anges qui s’appuient, trompette en main, contre le fronton de l’église des Portugais, laquelle est exactement celle des Pompéiens qui digèrent en fresque, sur leur cubile, pendant le banquet. Que l’homme imite l’art, tant mieux : il imite de grandes choses. Qu’il l’ignore, tant mieux aussi ; s’il le savait, il s’arrêterait de vivre. Nous nous croyons toujours nouveaux, c’est une erreur qui nous permet peut-être de créer des nouveautés. Saint Oubli !
MOI : — Deux amoureux en train de s’embrasser. S’embrassaient-ils de la même façon il y a cent ans ? Ce courbé de la hanche, cette tête en arrière comme à l’abattoir… L’histoire de l’assassin de Milwaukee, la presse nous la raconte depuis trois jours, à qui une patrouille de police a remis l’enfant thaïlandais qui avait réussi à s’enfuir de chez lui… Imiterions-nous les mélos de cinéma ?
LUI : — Ah mais probablement, la vie imite le mauvais art.
MOI : — Tout à l’heure, le tournage de film rue d’Orchampt : cela se passera ou se sera passé à Montmartre, donc on va prendre une Traction, habiller les comédiens en style 1900, et sans doute a-t-on déjà filmé une scène devant la grille de métro des Abbesses. Ils ont sorti les accessoires du lieu commun, du poncif, du cliché !