Abaissant les paupières pour me remercier du second verre, il le posa sur l’accoudoir du fauteuil et dit :
LUI : — Il existe plusieurs mots pour désigner des notions approchantes que nous avons tendance à confondre, nous autres Français dont la bêtise n’est pas le fort, un critique me le rappelait l’autre jour. Il me semble que s’il y a trois mots, c’est qu’il y a trois choses, peut-être ? Cherchons les étymologies dans ton dictionnaire.
MOI : — Ah ? tu pratiques la si française et si timide religion de l’étymologie ? Comme toutes les sciences, l’étymologie compense sa soumission forcée à la raison par une soumission volontaire à la mode. Pour certains étymologistes, ou qui sait étymologues, tout est grec, pour d’autres tout est celte. Puis tout est latin, ou tout sanscrit. Et comme tout peut se prouver, nous voilà bien renseignés.
LUI : — Se fondant sur des calculs scientifiques, les restaurateurs de tableaux enlèvent les glacis en même temps que les vernis, repeignent certaines ombres de la Sixtine en vert de chrome, et nous certifient : c’était comme ça.
MOI : — Les étymologies des dictionnaires s’arrêtent toujours trop tôt. Elles nous disent que lupanar vient du latin lupa, la louve, mot qui servait aussi à désigner les prostituées (comme c’était bien trouvé. Le loup du sexe rôde, avide). Pourquoi ne remontent-elles pas plus haut, à l’étrusque ou à ce qu’on en connaît, à l’indo-européen ou à ce qu’on en invente ? Parce qu’on n’en finirait plus ? Parce qu’en haut de l’arbre se trouve un singe. Hroumpf ! disait le singe, et cela conduit à logiciel. Nous voilà de nouveau bien avancés. Je crois que nous cherchons à prouver contre nous-mêmes, en prouvant par l’étymologie. Ah, tel mot signifiait telle chose ! Comme nous nous sommes éloignés de la pureté des origines ! La pureté des Celtes qui égorgeaient des jeunes vierges, par exemple. Les mots ont vécu, vivent, se sont modifiés et ont un sens actuel. C’est le seul qu’on devrait considérer, sans y mettre de morale. Reproche-t-on à un grain de sable de ne plus être un caillou ? L’homme cherche toujours des raisons de montrer qu’il a mal fait. C’est évidemment pour cesser de mal faire.
LUI : — Pendant que j’ouvre les autres volumes, lis-nous la définition du cliché.
MOI : — « Idée ou expression trop souvent utilisée. »
LUI : — Poncif : « Thème littéraire ou artistique, mode d’expression qui, par effet de l’imitation, a perdu toute originalité. » Lieu, lieu, lieu-dit, non, donner lieu, lieu commun : « Idée ou sujet de conversation que tout le monde utilise ; image, association de mots à caractère littéraire, qu’un emploi trop fréquent a affadie. » Chaque fois il s’agit de rabâchage. Quant à savoir de quoi, les définitions ne sont pas bien distinctes.
MOI : — Je dirais que le poncif est une banalité répétitive qui ne prétend pas à la pensée. Banalité, répétitive, mais sans prétention. Le poncif ne juge pas, énonce à peine. Ou s’il le fait, il est tellement terne que personne ne pense que celui qui l’a prononcé y ait mis la moindre approbation. Sans avoir l’antique habitude de politesse des considérations sur la pluie et le beau temps, il s’y apparente. Il sert à boucher un trou. C’est une habitude de civilisé. Un bavard est souvent un imbécile, mais un barbare est toujours laconique.
LUI : — Du poncif, j’en vois en été plein la presse, comment appellent-ils cela, déjà ? des marronniers. Ces articles qui reviennent quand il n’y a plus rien d’intéressant à dire (si tant est que le reste soit intéressant, mais cela m’amènerait à dire que la seule actualité est l’éternité, et je ne voudrais démoraliser personne). On commence le 30 juin : « Les festivals sont une bien belle chose » ; et on le répète deux mois durant, en attendant un autre sujet. J’en vois toute l’année dans les dîners, les pauvres méduses de phrases que les maîtresses de maison jettent sur la table pour relancer la conversation. « Cet effet de serre, c’est inquiétant. » Et voilà comment un effort pour éviter que l’intérêt ne s’affaisse utilise la platitude.
MOI : — C’est sans doute cela, le poncif, un sujet. Il ignore que c’est la façon de parler d’une chose qui fait son intérêt. Que veux-tu lui répondre ?
LUI : — Rien, fin. C’est extraordinaire comme, quand un cas est résolu, l’homme répugne à le quitter.
MOI : — La fidélité est sacrée.
LUI : — Le lieu commun ?
MOI : — … est une sentence. Il a la prétention d’exprimer une pensée. Il affirme :
Tel qui rit vendredi dimanche pleurera ;
Deux sûretés valent mieux qu’une ;
Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage ;
Les plus courtes erreurs sont toujours les meilleures.
Où nous reconnaissons :
Racine ;
La Fontaine ;
Boileau ;
Molière.
Mon dictionnaire l’a dit, le lieu commun a une origine littéraire. Comme tout du reste. La philosophie, l’histoire, ou bien la science, l’électricité n’ayant pu être découverte que grâce à un certain crépitement de l’esprit qui avait été mis à la mode par Voltaire ; mais moi non plus je ne voudrais démoraliser personne.
LUI : — Et surtout pas les peintres.
MOI : — Oh, tu sais, quand je dis « littérature », c’est comme si je disais peinture, ou musique. Il existe un seul art. Tout cela, ce sont des œuvres de poètes.
LUI : — Il suffit de ne pas le dire. Nous nous comprenons si bien que nous finirons par nous taire et danser.
MOI : — Je rêve d’un dictionnaire des lieux communs, un dictionnaire complet, huit mille pages, qui nous révélerait l’origine des lieux communs de tous les temps et de tous les pays. Il aurait pour avantage de montrer la suprématie de la poésie aux incroyants, qui ne sont jamais que l’humanité moins quarante mille personnes. Avantage secondaire, il tuerait le lieu commun sur le coup.
LUI : — Il lui donnerait la vie éternelle, tu veux dire. Non seulement l’homme adore répéter, mais si on lui dit qu’il répète une autorité, il est sûr d’avoir raison. Et ce caméléon qui rêve de diplômes déduirait de ton livre le lieu commun des lieux communs : « Le lieu commun a un fond de vérité. »
MOI : — C’est trop modeste. Je voudrais bien le fond, le milieu et la surface, moi. Du reste, ce fond, il ne l’a pas, parce qu’il n’est que la généralisation d’une proposition particulière. « Comment ? Comment ? “Deux sûretés valent mieux qu’une”, proposition particulière ? C’est une proposition générale ! » Je ne crois pas ; c’est la mise en mots d’une situation donnée, l’excroissance d’un événement, le commentaire d’une aventure. « Deux sûretés valent mieux qu’une », dit La Fontaine ; il le dit pour le loup, la mère et l’enfant. Deux sûretés valent mieux qu’une pour le biquet, qui a pensé à demander au loup de montrer sa patte blanche, autre expression qu’on a d’ailleurs déviée de son application au récit (que les chèvres ont les pattes blanches, et rarement les loups) ; et quand bien même on pourrait penser que La Fontaine généralise par le vers qui suit et termine la fable, « et le trop en cela ne fut jamais perdu », ne trouverait-on pas d’autre fable où il se moque d’un trop prudent ? En tout cas tu me permettras de soutenir qu’il n’a jamais pensé élargir sa conclusion en morale valable en tous temps et en tous lieux.
LUI : — Le lieu commun est une citation.
MOI : — C’est-à-dire un extrait. Et à extraire une phrase d’un paragraphe, on risque d’en changer la valeur et la couleur. La valeur : on lui donne une primauté qu’elle n’avait pas, même si elle servait de conclusion à l’écrit d’où on l’a arrachée. La couleur : une phrase est ombragée, éclairée, adoucie, endurcie, rendue plus ironique ou plus cajoleuse par les phrases qui l’entourent, enfin elle est prise dans un lié. En isolant les mots, on les rend catégoriques. Cela d’autant plus que, pour chaque écrivain, chaque mot correspond à une réalité particulière. Un mot aussi simple que « table » ne désigne pas exactement le même objet dans Jules Vallès ou dans Mme de La Fayette. La citation nécessite un tact dont la plupart des citeurs se moquent, pour qui elle est un portrait de Khomeyni dans une manifestation iranienne, un slogan dans une publicité, la sentence magique dans un film de science-fiction. C’est le lieu commun qui fait des écrivains des moralistes. Volant la littérature, il a pour résultat, et peut-être même pour intention, de faire croire qu’il y a identité entre elle et lui. Il réduit la phrase au niveau du proverbe, le livre au niveau de la « sagesse des nations », et laisse entendre que la littérature n’est jamais que de la morale enrobée de sucre. Il y a cette différence essentielle, que, si le lieu commun généralise une proposition particulière, la littérature suit la méthode de Pascal : « Il faut particulariser cette proposition générale. » Pensée à ne pas généraliser : un écrivain ne va pas plus du général au particulier qu’il ne va du particulier au général. Il va du général au particulier, et de là au général ; un autre que celui qu’il avait prévu. Encore n’est-ce pas tout à fait exact. Il y a ce qui se passe quand on écrit, et ce qui se passe c’est qu’un écrivain ne suit pas toujours ses intentions, qu’il découvre en écrivant, que la chose se fait en se faisant. En noircissant du papier, on éclaire des personnages. En recouvrant une toile, on découvre le monde, mais je m’aperçois que je fais une digression.
LUI : — Du tout, parce que c’est intéressant. Ce qui tendrait à prouver que les digressions n’existent pas.
MOI : — Ou alors des livres entiers sont une digression, par exemple… mais !
ENSEMBLE : — Pas un mot sur Barandol !
Nous mangeâmes du foie gras au sel, apporté par mon fidèle domestique, mon fidèle domestique c’est moi, et, dans les intervalles de nos bouchées, nous eûmes cette conversation plus bienveillante qu’engendre la distraction de la bouche par autre chose que des mots ; je pensai, les assemblées seraient plus efficaces si à la place du pupitre elles se dotaient d’une table ouvragée où se dresserait une carafe au lieu d’un micro ; les huissiers pourvoiraient l’orateur assis de luxueux faisans, de grives dodues, de dindes il y en a déjà ............................................................................................................................... Ne me parle pas de foie de canard. Il n’y a que l’oie. ................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Oui, avec du graves rouge c’est très bien aussi. Sauternes + foie gras, lieu commun en cuisine. ............................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................... Je n’ai pas l’air de vouloir avoir raison ? Avoir raison, je m’en fous. Quand je raisonne, je m’emporte, et........................................................ Tu as raison. ................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................. Tu as vu *** ?… Elle s’est abonnée à ***. Alors, je comprends. ................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................... Ah non ! il n’y a pas pire qu’un brouilleur, si ce n’est un raccommodeur. ..................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................... Ego mehercules titillare non desinam et ludos mihi ex istis subtilibus ineptiis facere. « Quant au latin, madame, vous n’avez pas idée comme cela peut être compliqué. Jamais les Romains n’auraient trouvé le temps de conquérir le monde, s’ils avaient dû commencer par apprendre le latin. » ............................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................ I prefer Offenbach to Bach often (Thomas Beecham). ......................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................... Ah, on ne dira jamais trop que Tristan Tzara ....................................................................................................................................................................................................... On ne nous connaît pas complètement tant qu’on ne sait pas qui nous aimons, et nous n’avons jamais l’occasion de le dire ................ Enfin, fluctuations comprises ............................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Un calomnié comme Zola ...................................................................................................................................................................................................................................... Nous devrions écrire une liste de nos grands hommes et pourquoi ................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................... D’ailleurs on s’en fout. ............................ Oui, la partialité aussi. ........................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................... Expliquer ? ....................................... ............................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................. Ils chercheront. .................................................................................................................................................................................................................................................... Comment se faire des amis .............................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................. « La calomnie n’atteint jamais les médiocrités qui enragent de vivre en paix. » ...................................................................................................................................................................................................................................... Non, Le Cabinet des Antiques. ..................................................................................................................................................................................................................................................................................... 75 ? ............................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................... N’abusons pas du privilège d’avoir vécu des temps atroces. ....................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................................