LUI : — Barandol, dans son dernier livre, défend le lieu commun.
MOI : — Il en écrit. Il justifie ses paresses.
LUI : — Et ton cher Montherlant, dans ce livre que tu m’as offert : « “L’énergie du désespoir…” C’est un lieu commun. Mais il est vrai. Il est tellement important de dire quelque chose qui exprime ce qui est réellement qu’il faut respecter les lieux communs, car huit ou neuf fois sur dix ils expriment la réalité. Il est très bien d’être original, mais à condition d’être original en disant vrai. »
MOI : — Eh bien mon cher Montherlant ne me restera pas moins cher parce qu’il a écrit quelque chose avec quoi je ne suis pas d’accord. Sans compter que je peux me tromper. Il ne me paraît pas si sûr de lui, remarque ; il dit d’abord que le lieu commun qu’il cite est vrai, puis qu’il ne l’est que huit ou neuf fois sur dix. (En mélangeant d’autre part les notions de « vrai » et de « réalité ».) D’où sort-il sa statistique, je me le demande. Admettons que neuf fois sur dix cela soit vrai. Et la dixième ? Et si moi le désespoir m’avachit ? Je ne compte plus ? Je ne suis pas vrai ? Voilà le lieu commun : il nie et refuse la variété de la vie. Définition du totalitarisme. Il n’y a peut-être plus de goulags, mais nous nous entendons très bien à fortifier les goulags de la pensée. Comme nous le faisons de plein gré, appelons-les autogoulags. C’est joli, comme mot.
LUI : — Ça peut plaire.
MOI : — Un écrivain n’écrit pas des phrases pour éviter d’avoir l’air précieux. Je comprends l’irritation que procure la fausse finesse qui prend le contre-pied de la banalité, et ne voit pas que contredire un lieu commun c’est rester dans le commun, mais contredire le contraire d’un lieu commun ne t’élève pas.
LUI : — Comme tout ce qui raisonne par deux. Quand on oppose deux notions contraires, les deux sont hors de propos, y compris celle qui se prend pour la plus intelligente parce qu’elle s’oppose à la plus répandue. En peinture, nous avons eu les partisans de la figuration et ceux de l’abstraction. Je ne dis pas qu’au départ l’opposition était fausse, mais elle l’est devenue à force de répétition. Tu me dis souvent que j’ai l’esprit de contradiction. Si tu veux bien, je te répéterai que l’esprit de contradiction est une condition de l’esprit de création ; j’ajouterai qu’il l’est à condition de chercher un troisième terme au raisonnement. C’est là que le sens s’est réfugié, le pauvret, assourdi qu’il est par les querelles à deux temps. Abstraction, figuration, je ne veux pas en parler. Ce qui m’importe, c’est l’expression. Elle m’importera jusqu’à ce qu’on en ait trop discuté. D’ailleurs, la question n’est même pas d’aller par deux ou par trois, la question n’est même pas de contredire. Qu’on contredise une fois, nous en excuserons des nerfs hachés, mais qu’on persiste, c’est frivole. Sans même dire que c’est de la mauvaise tactique, si les tactiques importent ; contredire, c’est donner de l’importance, contredire, c’est approuver. On est resté dans les catégories de pensée des autres. Qu’est-ce qu’elles peuvent bien me faire ? Elles ont le droit d’exister, et moi je préfère m’occuper de mes pensées. Si j’en ai. Elles deviendront peut-être un jour des catégories. Quel poncif, la gloire.
MOI : — Peut-être est-ce une question de tempérament, en tout cas, le lieu commun me hérisse. Je me rappelle très bien avoir sursauté, à l’âge de six ou sept ans, quand dans une certaine circonstance j’en ai entendu un. Quelque chose n’allait pas, je ne savais pas quoi. Ce que je sentais, c’est que, dite comme elle l’était, de cette façon tout d’un coup impersonnelle, cette phrase ne pouvait pas être exacte. À présent je me dis que la phrase est la peau de la pensée. Et qu’une phrase qu’on répète, du fait qu’on la répète, est fausse, puisque c’est la peau d’un autre. Elle a cessé d’être de la littérature. (Évidemment ce n’est plus la même chose si nous disons : « Comme disait Louis-Astolphe Labadie, L’énergie du désespoir / Est l’araignée de nos soirs. » On a fait revenir la citation dans la littérature, c’est-à-dire dans l’honnêteté.) Et puis nous répétons assez sans nous en rendre compte pour faire attention, non ?
LUI : — Il suffirait de changer un mot.
MOI : — Ou la phrase entière. La littérature a assez de ses propres lieux communs. Ce sont les opinions que les écrivains émettent sur elle. À ce sujet…
LUI : — Tu as dit opinion. Je me rappelle Le Jardin de Van Gogh, où tu as écrit pour dernière phrase : « L’opinion est le tourisme de la pensée. »
Brouillons de ce que l’on va écrire ou rabâchages de ce que l’on a écrit, j’avais déjà la conversation radoteuse de l’écrivain. Dieux du gâtisme, à mon âge ! Je repris :
MOI : — Je vais te révéler une loi génétique : l’opinion d’un écrivain sur la littérature est parfois calculée de manière à lui donner l’air connaisseur. Si tu parles de Splendeurs et misères des courtisanes à Barandol, il te répondra : oui, oui, mais la Conversation de onze heures à minuit, c’est un ravissement. Conversation de onze heures à minuit est une nouvelle de jeunesse que Balzac a réutilisée je ne sais où.
LUI : — Ça n’est pas méchant.
MOI : — Non, mais ça a ceci de bête qu’il l’écrit.
LUI : — Le lieu commun vole ce qu’il y a peut-être de moins important dans la littérature.
MOI : — Elle contient des choses qui ne sont pas importantes ?
LUI : — Les formules.
MOI : — Un écrivain n’est pas un chimiste ; ce que tu appelles « formule » est le résultat d’un paragraphe, et non un calcul auquel on procède. Un écrivain fonctionne à la phrase, de la même façon qu’un peintre à la couleur. C’est ce que tu voulais me dire, me semble-t-il, par : « des pensées, si j’en ai ». Tu penses moins que tu ne crées. Bon, certains écrivains font des formules, mais alors ils ressemblent à ces sketches comiques où nous devinons que le résultat était le point de départ ; et c’est moins bon.
LUI : — Le lieu commun s’emparant de ces phrases de littérature, de peinture ou de musique, c’est comme si, d’un tableau, on volait le clou.
MOI : — Au moins il nous prend quelque chose ; le jour où on ne nous volera plus, nous serons morts. Et en même temps, il nous rend un hommage qui nous tue.
LUI : — Ton dictionnaire des lieux communs existe ; c’est n’importe quel dictionnaire de citations. Toujours les mêmes, des mêmes auteurs, des mêmes ouvrages. C’est pourtant quelque chose de personnel, une citation. Aux rares exceptions près où nous voulons taquiner son auteur, par exemple : « “Soit dit en passant, c’est une chose assez hideuse que le succès ”, Victor Hugo », nous choisissons quelque chose qui nous touche, et c’est une part de nous-mêmes que, peut-être, elle révèle. De Chateaubriand, on nous ressasse : « Levez-vous, orages désirés. » Très bien. « Ma » citation de lui… Je peux prendre les Mémoires d’outre-tombe ?… Merci. C’est au moment où il va voir sa mère à Saint-Malo… sa mère si distraite qu’un jour, elle sort de chez elle une pantoufle sous le bras en guise de livre de prières… Voilà. Lorsqu’ils sont seuls, elle lui dit des contes en vers : « Le diable en l’avenue / Chemina tant et tant, / Qu’on en perdit la vue / En moins d’une heur’ de temps. “Il me semble”, dis-je, “que le diable ne va pas bien vite”. » Il va à la ligne, et : « Mais Mme de Chateaubriand me prouva que je n’y entendais rien : elle était charmante, ma mère. » Il y a, pour moi, un monde de tendresse dans cette phrase.
MOI : — Tu n’aurais jamais dû me parler de Chateaubriand. Voici un livre de sciences humaines. Sciences humaines, ô si souvent inhumaines envers la littérature ! L’auteur cite un extrait du discours que Chateaubriand a prononcé après la chute de Charles X : « Inutile Cassandre, j’ai assez fatigué le trône et la pairie de mes avertissements… » Tiens ? Pairie ? pairie ? qu’est-ce que c’est que c’te pairie ? Les pairs ? Chateaubriand se préoccupant d’avoir fatigué ses confrères ? Cela n’a pas intrigué le citeur, un spécialiste de la période ? Vérifions dans Chateaubriand. Outre-tombe, XXXIV, 7. Tu y es. Que dit-il ?
LUI : — « Patrie. »
MOI : — Patrie, pas pairie. Pas de mauvais procès : cela peut être une coquille. (Les mauvais procès ne sont faits aux écrivains.) Reprenons la citation du spécialiste. « Après tout ce que j’ai fait, et écrit sur les Bourbons, je serais le dernier des misérables si […]. Je ne vois de vacant qu’un tombeau à Saint-Denis et non un trône. » Chateaubriand : « Je dois aussi rendre ma vie uniforme : après tout ce que j’ai fait, dit et écrit pour les Bourbons, je serais […]. Mais je ne vois de vacant qu’un tombeau à Saint-Denis, et non un trône. »
LUI : — Comment un spécialiste a-t-il pu se tromper à ce point ?
MOI : — Ah, Watson, vous allez me rendre aussi puant que Sherlock Holmes, si vous me demandez de répondre à des questions. Voyez l’appel de note qui suit immédiatement la citation : « [35, p. 308.] » Ce [35] renvoie à la bibliographie. À Chateaubriand, par conséquent. Mais non, Watson ! À « Jean-Paul Garnier, Charles X, le roi, le proscrit, 1967 ». C’est qu’il est bien un peu compliqué à trouver, ce discours de Chateaubriand reproduit dans son plus célèbre livre. Et d’ailleurs, pourquoi chercher ? Un science-humaniste sûr de lui ne va pas à la source quand cette source est la méprisable littérature. La corporation est seule légitime. Tu le vérifieras : lorsqu’un science-humaniste cite un écrivain et que tu te reportes à sa bibliographie, bien souvent tu constateras qu’il a pris sa citation chez un confrère, lequel aussi bien la tient d’un tiers. Résumons : 1) Ne pas aller aux sources. C’est une conséquence de : 2) Ne pas réfléchir par soi-même, mais d’après les catégories de pensée instituées par d’autres. Ce sont je crois les objets de l’intelligence. Nous voici revenus à la Sorbonne de Rabelais, la sainte Sorbonne qui enseignait Aristote, non pas sur le texte, mais sur les commentaires qu’elle en faisait, et même sur les commentaires des commentaires, et malheur à qui osait aller à ses livres au lieu d’étudier les lieux, comme on disait alors, lieux c’est-à-dire citations, d’où vient l’expression « lieu commun ». Et voilà comment la vérité se propage.
LUI : — Il n’est pas vrai que tous les lieux communs aient une origine littéraire.
MOI : — Tu en connais d’autres ?
LUI : — Ah oui, cela s’appelle les idées reçues. J’ai du reste remarqué que les idées se reçoivent très vite. Immédiatement, parfois. La banalité est si séduisante. Hop, elle est à moi. Et on la partage. Ouf, on a des choses en commun sans avoir eu besoin de réfléchir.
MOI : — Cela me rappelle cette phrase de mon grand Montesquieu, et qui pour moi explique la plus grande partie du fonctionnement d’une ville comme Paris : « Il y a des choses que tout le monde dit parce qu’elles ont été dites mille fois. » C’est une merveille, cette phrase.
LUI : — Il est vrai que dans une ville où, quoi ? cinquante mille personnes ont pour métier de parler et où cinq cent mille ont pour passion de cancaner, mille fois, c’est une semaine. Une journée si les journaux s’en mêlent. Une heure si c’est la télévision.
MOI : — Le tout pour caresser l’étourdie lubie du moment. Car enfin, ce lieu commun qui a des prétentions à l’universalité, non seulement il est national, nous n’avons pas plus d’équivalent à « Never complain, never explain » que les Anglais n’en ont à « L’argent ne fait pas le bonheur », mais il varie selon les temps. Catalogue des lieux communs du temps de Vercingétorix : rien ne sert de partir à point, il faut courir ; un bon tu l’auras vaut mieux qu’un tiens ; la désunion fait la force ; la Gaule vaincue ne conquit pas ses vainqueurs. Ce qu’il garde d’intemporel, c’est sa forme de bandelette, qui sert à nous momifier vivants.
Je le regardai, assis dans le fauteuil, jambes croisées, verre sur un genou, avec sa tête rieuse et ses boucles désordonnées de personnage d’Hubert Robert jouant sur une ruine romaine, et me demandai comment il se fait que, dans l’ensemble, les peintres sont plus beaux que les écrivains qui, dans l’ensemble, sont si laids à voir ; d’où je ne tirai aucune conclusion ; et d’ailleurs regardant le tiers de ma personne que réfléchissait le vieux miroir à cadre d’or posé par terre en attendant son clou depuis tant de mois déjà, ce tiers dont en me rengorgeant je jugeais qu’il ressemblait à je ne sais quel vicomte de Stiltonchester par Van Dyck, je me disais : ah ! ne te penche pas pour regarder les deux autres tiers, s’ils étaient un bloc de saindoux effondré de Rubens ? Et, m’étant dit ces sottises, j’ajoutai en moi-même : quelle paire de bouffons nous faisons, et que j’écrirais facilement un récit moqueur de nos parlotes, en grec épopée ! Il me racontait comment un certain peintre construisait sa carrière, une pierre sur l’autre, allant partout, car une seule chose compte, de se montrer, et dissimulant à la partie « intellectuelle », vernissages, colloques, interviews, la partie mondaine, qui n’a pas disparu. Voilà des choses qui n’existent pas en littérature. Je ne savais pas que, six mois plus tard, il aurait cette exposition, ce triomphe. Il faut dire que c’était la quatrième et que, s’il avait tout vendu, c’était à vingt-cinq mille francs les plus grands formats, à une époque excitée où ses amis auvergnats achetaient, à d’autres, cent mille francs la plus minimale miniatur. « Il n’y a pas d’exemple, disait-il, qu’un peintre de talent ait eu un succès immédiat. Le génie, si je puis dire, se paie, l’absence de génie se vend. » Je devrais trouver une idole pour dire cela à sa place, on l’accusera d’orgueil. Oui, je me rappelle… c’est ***, ou ***. Le voyant libéré des acheteurs auxquels il se devait, vers onze heures du soir, j’ai remonté vers le fond de la galerie et lui ai serré la main en souriant. « À ton tour ! me dit-il. Je veux avoir réussi, non dans un champ de ruines, mais dans un champ de fleurs. » On entend des choses plus désagréables. Pour en revenir à mon appartement, tout en servant le café, je me rappelai cette remarque de Harold Nicolson chez Mlle des Touches, un soir d’avant la dernière guerre : « Pourquoi ne peut-on nous laisser en faire ? Nous ne faisons pas de mal. Nous nous intéressons aux choses fines et délicates. Nous ne désirons que bien faire. Nous ne sommes ni vulgaires dans nos goûts ni cruels dans nos pensées. D’où vient-il que nous soyons si impuissants à prévenir quelque chose que nous savons néfaste et terrible ? » ; à quoi Lorenzaccio qui se trouvait là avait répondu : « Pas de fanfaronnade de gentillesse. L’homme ne respecte que les postures, donc les postes, perciò… » Je regardai Napoléon droit dans les yeux, mais Napoléon était une bouteille de cognac, et celui qui méritait mieux que le nom d’ami dut répéter à voix haute pour me sortir de ma divagation.