Album de vers anciens
1891-93

C’est en 1912, lorsque Gide lui propose de réunir en volume ses œuvres de jeunesse pour le tout récent comptoir d’édition de La NRF, que Valéry rouvre le dossier de ses anciens poèmes1 et, en même temps qu’il ébauche La Jeune Parque, il les retravaille en 1913, principalement, puis en 1915 et 19162, après quoi c’est l’achèvement de La Jeune Parque qui le retient. Taraudé alors par Gaston Gallimard, il songe à lui donner les vers qu’il réclame depuis si longtemps et, durant l’été de 1917, remanie légèrement certaines pièces du futur Album. Mais le volume qu’il envisage alors comprend La Jeune Parque, qui vient de paraître en mai, et les anciens poèmes, ainsi que les nouvelles pièces qu’il vient d’écrire et qui appartiendront à Charmes. Or si, le 14 septembre 1917, il en remet le dossier à Gide, il renonce presque aussitôt à laisser paraître le volume et, à la fin de l’année, envisage pour la première fois de regrouper séparément les anciens et les nouveaux vers. Dès lors, comment comprendre qu’il faille encore trois ans avant que l’Album paraisse ? C’est qu’en fait Valéry, requis par l’écriture de Charmes, mais aussi de « La crise de l’esprit » et de « Note et digressions » en 1919, se désintéresse largement de ses vers anciens dont il ne rouvre plus guère le dossier ; mais c’est également que d’autres pièces peuvent encore s’écrire qu’il pourrait ajouter, car l’idée semble bien arrêtée d’étoffer de vers récents le recueil de ses vieux poèmes.

Finalement, au mois d’août 1920, Valéry décide de faire paraître ses vers chez Adrienne Monnier. Il la connaît depuis trois ans, lui rend souvent visite dans sa librairie de la rue de l’Odéon, La Maison des Amis des Livres, et des liens amicaux se sont noués très vite. Elle vient de créer une collection de « Cahiers des Amis des Livres », que Claudel a inaugurée par son Introduction à quelques œuvres, et elle souhaiterait publier son ancienne Agathe3 : il hésite un moment car son attachement au conte reste fort, mais ce serait s’engager à parfaire le texte, tabler encore sur un hypothétique avenir, et il lui semble plus raisonnable de lui donner les vers. Et puis une part de stratégie entre aussi dans sa décision : la santé de son patron Édouard Lebey, qui va mourir le 14 février 1922, est de plus en plus chancelante, et Valéry redoute d’être sans emploi ; à un moment où il s’agit de conforter la réputation que lui valent La Jeune Parque et « Le cimetière marin » qui vient de paraître dans La NRF de juin, mais aussi « La crise de l’esprit » qui n’est pas restée sans écho, cette publication est donc opportune car, pour le reste, ces poèmes de jeunesse, il avait fini par s’en éloigner comme d’une chose passée qui ne correspondait plus à l’heure nouvelle. Mais l’admiration d’Adrienne Monnier l’a convaincu de se laisser faire, et le volume sera le cinquième de la collection.

Le titre est trouvé durant l’été 1920, et ce sera Album de vers anciens, en souvenir sans doute de l’Album de vers et de prose de Mallarmé qui, en 1885, dans sa célèbre lettre autobiographique à Verlaine, n’avait vu dans le futur livre que « lambeaux » qu’il ne collerait « sur des pages que comme on fait une collection de chiffons d’étoffes séculaires ou précieuses »4. Ce mot d’album que le maître disait « condamnatoire », il va donc le reprendre à son tour, pour la dispersion qu’il affiche et que marquait déjà Baudelaire quand, le 16 décembre 1861, au sujet de la réédition de ses Fleurs du Mal, il confiait à Vigny : « Le seul éloge que je sollicite pour ce livre est qu’on reconnaisse qu’il n’est pas un pur album et qu’il a un commencement et une fin. » Quant aux pièces à retenir, rien pour l’instant n’est décidé. Lorsqu’il rentre à Paris après un séjour en Dordogne chez Catherine Pozzi qui l’accueille du 15 septembre au 6 octobre, il reprend contact avec son amie de la rue de l’Odéon ; le titre est désormais définitif, mais lorsque Adrienne Monnier lui annonce qu’elle a fixé le tirage à onze cents exemplaires, à peu près deux fois plus que celui de La Jeune Parque ou du « Cimetière marin » qui vient de paraître en plaquette chez Émile Paul le 31 août, il craint que ce ne soit beaucoup, et ajoute sur un ton de modestie narquoise : « Songez qu’il s’agit de vers primitifs5. » Mais, cette fois, ce n’est pas une édition de luxe, et la mince plaquette de grand format – non paginée, elle compte juste trente pages – est d’ailleurs imprimée sur un assez méchant papier.

Pour le reste, dans la décision de confier le volume à Adrienne Monnier, autre chose que l’amitié a compté. Valéry, dès La Jeune Parque, a décidé sur les conseils de Louÿs de ne se lier exclusivement à aucune maison, et tous ses livres ultérieurs seront confiés à des éditeurs très divers avant de revenir presque toujours dans le giron de La NRF. Il n’empêche, l’affaire ne peut que fâcher Gallimard qui attend le volume depuis huit ans, et n’a cessé de manifester l’intérêt qu’il lui porte. Dans la Bibliographie de la France, il a vu annoncer la parution de l’Album, et bien qu’il souhaite que Valéry ne se sente pas lié, il tient néanmoins à lui faire part de la « peine » qu’il éprouve à apprendre que ces vers qu’il souhaitait éditer vont paraître ailleurs ; quelles que soient les raisons que lui fait valoir Valéry, il ne peut que s’incliner – mais il ne le fait pas sans élégance : « Je ne vous avais pas écrit pour vous demander une explication, répond-il ; je ne m’en reconnais pas le droit. Et je reconnais volontiers qu’en ce qui vous concerne, je suis un peu jaloux6 ».

Dans ce volume qui échappe à Gallimard, ce ne sont pas des « étoffes séculaires » que rassemble Valéry, mais des « lambeaux », tout de même, de son passé, un passé dont il sait à quel point il est lié à Pierre Louÿs, à son amitié et à ses encouragements inlassables dès leurs années de jeunesse. Durant son séjour en Dordogne, il relit avec Catherine Pozzi le projet de lettre-préface auquel il songeait depuis longtemps en signe de remerciement, mais, finalement, il renonce à l’achever : après que Valéry eut refusé de prendre publiquement la défense de Louÿs qui s’attachait à démontrer que Corneille pût être le véritable auteur de certaines pièces de Molière, l’incompréhension a ouvert entre les deux hommes un espace désormais trop profond pour que ces lignes anciennes raniment un passé disparu ; ils ne se sont plus rencontrés depuis le printemps de 1920 et, quoique l’affection de Valéry reste inentamée, ils ne se reverront plus.

Quant à la composition du recueil, il n’a finalement retenu que quinze pièces, suivies d’une courte prose, « L’amateur de poèmes », que lui avait demandée en 1906 Gérard Walch pour son Anthologie des poètes français contemporains ; mais si la moitié d’entre elles sont bien des œuvres de sa toute jeunesse, il a aussi repris « Été » et « Vue » qui avaient paru dans Le Centaure en 1896, « Valvins », écrit pour Mallarmé l’année suivante, « Anne », composé peu avant 1900, et surtout la toute récente « Sémiramis » qui vient de paraître dans Les Écrits nouveaux du mois de juillet. De telle sorte que les dates placées en sous-titre – 1890-1900 – sont un peu inexactes, et plus encore celles de l’édition de 1942 – « 1891-93 » – qui réduisent le recueil à une époque bien courte, et de manière d’autant plus étrange que, d’une part, le volume comprend un poème de 1890, « Féerie », et que, d’autre part, avant la parution d’« Été » et de « Vue » dans Le Centaure de 1896, le dernier poème qu’ait publié Valéry, « Les vaines danseuses », l’avait été dans La Syrinx du mois de décembre 1892 : aucune publication n’avait vu le jour en 1893, non plus d’ailleurs que l’année suivante. Son souvenir trompe souvent Valéry, mais, en 1942, sans doute faut-il plutôt voir dans ces dates fantaisistes le désir de ramener au plus lointain passé des poèmes dans lesquels il ne se reconnaît plus.

Quant au choix des pièces à retenir, il n’est pas allé sans difficultés. Avant de partir pour la Dordogne, il avait dressé une liste7 où figuraient seize poèmes dont pas un seul n’est retenu à l’automne, liste d’ailleurs d’autant plus curieuse qu’elle reprenait plusieurs titres que Valéry avait écartés des projets de sommaires dressés pour Charmes, et l’évidence s’impose qu’il avait ainsi choisi des pièces qui ne le satisfaisaient pas. Décision à coup sûr étrange, mais qui peut néanmoins s’expliquer peut-être par le fait qu’il ait alors eu plutôt l’intention de faire du recueil une sorte de reliquat de Charmes tel qu’il l’envisage à ce moment-là, puisque seulement cinq pièces étaient vraiment anciennes. Cette liste comprend néanmoins l’ancien « Orphée », ainsi que deux pièces récentes, « César » et « Profusion du soir », qui seront ajoutés tous les trois dans la réédition de 1926. De retour à Paris, Valéry a-t-il consulté la table qu’il avait adressée à Gallimard le 20 août 19178 ? Tout porte à le croire, car quatorze des quinze titres de l’Album de 1920 y figurent – ainsi que « L’amateur de poèmes » – le quinzième poème étant « Sémiramis » qui en 1917 n’était pas écrit. Quant à savoir s’il a retenu ce qu’il jugeait être ses plus belles pièces, la réponse n’appartient qu’à lui et il ne l’a pas formulée ; mais il n’est pas indifférent de constater qu’il a repris tous les poèmes qu’en 1900 il avait décidé de donner à l’anthologie Poètes d’aujourd’hui, que Léautaud préparait avec son ami Adolphe van Bever : « Hélène », « Narcisse parle », « Baignée », « La fileuse », et « Épisode » ; de la même manière, on peut aussi noter que cette première édition de l’Album reprend six des dix pièces dont Valéry, en 1892, avait fait un petit album personnel pour Gide9 : il y a là des constantes qu’il n’est pas inutile de rappeler.

Reste le cas d’« Orphée », l’un de ses plus beaux poèmes de jeunesse, qui figurait aussi dans le petit recueil de Gide, et dont l’absence dans l’édition de 1920 mérite qu’on s’y attarde un instant. Valéry a repris le poème dès 1913, et c’est à ce moment-là que le second quatrain – « Le soleil voit l’horreur du mouvement des pierres » – a pris la tonalité bien plus douloureuse de l’état définitif, sans doute sous l’influence du commencement de La Jeune Parque et des « grottes de la mort10 » – après quoi la guerre a sans doute pesé sur cette déviation du sens. Signe de l’attachement de Valéry à ce poème, plusieurs dactylographies se succèdent pourtant jusqu’en 1920, mais alors que le titre figure dans toutes les listes que Valéry a dressées, et en particulier dans celles de 1917 et de l’été 1920, à son retour de Dordogne il décide de l’écarter car le mythe est en train de changer de sens. L’année précédente, il a jeté sur le papier quelques notes pour une tragédie-féerie qu’il n’a pas écrite. Or ce n’était plus l’Orphée constructeur qui l’avait retenu, mais celui qui éprouve un tel remords de s’être retourné sur Eurydice qu’il s’éloigne des femmes. Identifiée à un passé que le présent maintient par la seule souffrance du souvenir, Eurydice perdue devenait tout entière ce passé d’Orphée, et un feuillet assez émouvant confirmait cette dimension nostalgique : « Je ne suis plus jeune. Je vois ma vie comme une chose connue. Je me sais bien. Et mes espoirs n’ont plus la fraîche profondeur de l’infini. / Une triste tendresse est ma compagne. Je pleurerais en général sur toutes choses. / J’imagine sous le signe du passé. Ce qui ne fut pas, ce que je n’ai pas eu – voilà les constellations de mon ciel fermé11. »

À ses yeux, en 1920, le mythe d’Orphée appartient sans doute à cette féerie qu’il n’écrira pas, mais dont peut-être il garde le projet en tête, et on peut y voir une première raison de ne pas reprendre l’ancien sonnet. Mais surtout le ciel fermé s’est rouvert. Le 26 septembre, en Dordogne, a eu lieu ce que Catherine Pozzi appellera « l’histoire de la première fois12 », et si son entrée dans la vie de Valéry annule cet Orphée qui s’éloignait des femmes, le mythe lui importe toujours : avec elle, il songe vaguement à écrire un livre, Eurydikè, et dans les Cahiers, le couple d’Orphée et d’Eurydice ne va pas tarder à allégoriser celui qu’il forme avec Catherine, en une relation qui n’ira pas sans déchirements ainsi que l’atteste ce sombre passage des Cahiers : « ORPHÉE – 27 mai 1921. Voix / L’opération qui consiste à tirer de ma douleur un chant magnifique – Cette douleur stupide a conduit mon sens à des extrêmes de détresse, et de ténèbres et de furie impuissante mais puisque je n’y suis pas demeuré, puisque je suis remonté des enfers pour pouvoir y redescendre, j’ai appris du moins la continuité de cette chaîne de tourments13. » Alors qu’en 1891 Valéry voulait être Orphée14, trente ans plus tard il l’est redevenu par cette projection douloureuse, et le poème remanié qui paraît en 1926 dans Quelques vers anciens et dans la deuxième édition de l’Album consonne avec cette part de détresse.

Pour le reste, à la différence de celle de Charmes15, la structure du recueil, en 1920, ne soulève pas de difficulté puisqu’elle épouse – ou peu s’en faut – la chronologie des poèmes. Une pièce de décembre 1890, « Féerie », devient le poème IV et, s’il place en tête trois pièces féminines de 1891, « La fileuse », « Hélène » et « Naissance de Vénus », les pièces V et suivantes sont de 1891 et 1892, après quoi les pièces XI à XIII sont de 1896 et 1897. « Anne », ensuite, est de 1900 et « Sémiramis » est achevé au début de 192016. Lorsqu’il ajoute quatre pièces en février 1926, il malmène un peu la chronologie puisqu’il ajoute une pièce toute récente, « Féerie (variante) », juste après la « Féerie » de 1890 – mais les deux poèmes sont évidemment liés ; il place « César », qui est achevé en 1919, après « Au bois dormant » qui est de 1891, et enfin « Profusion du soir », qui est de 1917, après « Anne » qui date de 1900. En revanche, « Orphée », dont la première version date de 1891, est placé après « Hélène » qui est de la même année, mais cela permet, juste après « La fileuse » qui ouvre le recueil, d’offrir une série de neuf sonnets. Le volume, d’ailleurs, comprend finalement onze sonnets dont un seul régulier, « César », et il n’est pas interdit de supposer que si Valéry a choisi d’introduire ce poème qui est de facture récente, ainsi qu’« Un feu distinct… », c’est parce que ce sont justement des sonnets, à l’instar de « Même féerie ». Quant aux mètres, l’alexandrin domine de manière écrasante, puisque seuls deux poèmes y échappent : « Le bois amical », qui est composé en ennéasyllabes, et « Vue », qui est écrit en heptasyllabes. Si l’on pense à la grande diversité métrique de Charmes, où quatre pièces seulement étaient composées en alexandrins, il n’est pas interdit de songer que les pièces récentes choisies par Valéry l’ont été en raison justement de leur mètre, puisque toutes sont écrites en alexandrins.

Quant au remaniement des pièces les plus anciennes, Valéry, lorsqu’il rassemblera en 1926 ses Poésies de La Conque chez Ronald Davis, aura tendance à le surfaire en écrivant dans l’avis « Ad lectorem » que le livre contient « des pièces qui figurent, profondément modifiées, dans l’Album de vers anciens ». Ce remaniement, en fait, est bien plus inégal. Les poèmes qui avaient paru en 1900 dans l’anthologie de Van Bever et Léautaud avaient alors fait l’objet de retouches, mais ce n’était pas une modification profonde, et lorsqu’il les fait reparaître en 1920, ils se trouvent, à l’exception d’« Épisode », repris sans grands changements. De la même manière, « Le bois amical » de 1892 reste quasi identique, et « Baignée », paru la même année, présente une version assez peu différente.

D’autres poèmes sont davantage remaniés17, et si, de ces retouches portées aux vers anciens, André Breton, après la guerre, dira que Valéry s’y était livré « maladroitement18 », la sentence est sévère. On peut, certes, considérer que l’ancienne version d’« Au bois dormant » était plus mélodieuse que la nouvelle, dont le vers 8, par exemple, « Déchirer la rumeur d’une phrase de cor », n’est pas le plus heureux du recueil. Mais, pour le reste, on ne peut vraiment souscrire au jugement de Breton. « Celle qui sort de l’onde », qui devient « Naissance de Vénus », est heureusement remanié et si Valéry garde quelques mots et rimes, il gomme entièrement les tournures précieuses et vieillies telles que « les frissons de ses bras blancs » ou les « océaniques et humides pierreries ». Par la suite, Valéry ne retouchera que très peu ses poèmes pour l’édition de 1926, mais « Anne » sera augmenté de quatre strophes et « Sémiramis » de trois. Curieusement, il faut attendre la dernière édition de 1942 pour voir deux changements importants : « Les vaines danseuses », qui ne figurent dans l’Album qu’à partir de 1931, est entièrement réécrit, et un des deux poèmes de 1896, « Été », s’étoffe de six strophes.

L’Album est achevé d’imprimer en novembre 1920 et Giraudoux, dès le 5 décembre, passe commande à l’éditrice de vingt-cinq exemplaires pour le service des œuvres du Quai d’Orsay, qui conduit un travail d’efficace propagande littéraire. Quant au reste, après le succès de La Jeune Parque, la plaquette – assurément bien mince, ainsi qu’on l’a vu – ne rencontre qu’un assez faible écho. Les amis ou admirateurs de Valéry, il est vrai, connaissent déjà ces pièces dont les plus récentes, à l’exception d’« Un feu distinct… », ont paru en revue, et l’on sait peu de chose de leurs réactions. Pour l’exemplaire qu’il dédicace « À Marcel Proust, du côté de Mallarmé, etc., son admirateur Paul Valéry » – où le mot d’« admirateur », d’ailleurs, surprend un peu –, il reçoit d’autant moins de remerciements que le dédicataire ne prend pas la peine de découper les pages du livre, que l’on retrouvera intactes après sa mort. En revanche, la belle lettre que Claudel lui écrit de Copenhague le 11 janvier 1921 touche sans doute Valéry : « C’est une joie pour moi de posséder maintenant ces beaux vers dont la plupart m’étaient inconnus. Les deux poëmes de la fin19 sont vraiment superbes, ruisselants de lumière. Vous êtes vraiment le seul qui me feriez hésiter dans la condamnation qu’autrement je serais de plus en plus disposé à faire de l’ancien vers. Je suis frappé de l’immobilité qu’il peut donner à un concept, à une idée, à une forme, comme à une chose désormais établie pour toujours et qui vraiment et réellement est devenue un objet. » Et comme ils ont eu récemment une discussion sur le vers, il poursuit : « Je sais très bien qu’à côté du vers “libre” qu’on devrait plutôt appeler le vers lyrique ou dramatique, il y a un autre vers qui est possible, dans lequel le nombre est l’élément essentiel et préalable, une espèce de langage ambrosiaque, de clef avec une facilité divine pour l’expression de tout20. »

Quant aux revues, André Fontainas rend compte à la fois du recueil et du « Cimetière marin » dans le Mercure de France du 15 février 1921 et, puisqu’il s’agit d’un ami, son article prend un caractère personnel : « Lorsque fut pour la première fois imprimée La Fileuse, qui ne se souvient de ce ravissement ? Ah ! les pures images, la tendre, pensive rêverie, et ce musical, souple déroulement du vers. » Puis après avoir évoqué les années de silence, il ajoute : « Mais ici, dans cet album, que de positives et odorantes merveilles » ; « Nul plus que Paul Valéry n’a eu la pudeur de soi-même, ses troubles intimes sont inconnus de son lecteur ; son émoi est toujours intellectuel ; la vie seule de l’esprit ou, indirectement, des vers se mire aux symboles où il en a fixé le frisson. La page d’admirable prose21 qui est jointe à l’Album définit son art ; il la faudrait transcrire, ou l’on ne peut que se taire. »

À La NRF qui ne peut faire moins que d’évoquer le livre, même s’il paraît chez Adrienne Monnier, c’est Roger Allard, directeur artistique auprès de Gallimard, mais aussi poète et critique, qui, dans le numéro de mai, se charge d’une note où se trouve une fois de plus repris le fatigant parallèle avec Mallarmé, mais de manière cette fois inversée : car si Allard loue aimablement Valéry d’avoir progressé dans son art, c’est pour regretter que le maître de la rue de Rome ait fini par s’abandonner aux « adresses postales laborieusement rimées ». Les Vers de circonstance de Mallarmé viennent en effet de paraître aux Éditions de La NRF, et si Valéry, irrité du jugement porté sur le livre, ne prend pas la peine de répondre à Allard, c’est qu’il vient de faire parvenir une longue lettre à Henri Ghéon qui, lui aussi, s’était risqué à l’inversion des préséances. Dans Les Écrits nouveaux du mois d’avril, l’ami de Gide, en effet, consacre l’essentiel de sa longue chronique de poésie aux œuvres récentes de Valéry, de la préface au livre de Fabre, Connaissance de la déesse22, jusqu’aux récents poèmes. Mais, s’il brosse du disciple un portrait louangeur, c’est pour montrer de manière un peu rude que le maître a été surclassé – dès les pièces anciennes de l’Album : « Du Mallarmé d’avant l’erreur, dit-il, encore imbu de Baudelaire, voire de Racine… Mais déjà… Mais déjà quelque chose de plus, qui n’est jamais dans Mallarmé, une palpitation païenne, un soulèvement physique, un essor, que nous allons retrouver par exemple dans la péroraison du Cimetière marin. » Voilà Valéry pour une fois lavé du péché d’abstraction – au point même que, dans les tout derniers poèmes, poursuit Ghéon, « il n’a pas brisé la lyre savante ! mais, dussé-je le contrister, on s’aperçoit que cette fois, c’est un homme qui la manie » ; « un homme ; non plus seulement un littérateur ».

Loin de se montrer « contristé » par l’humanité que Ghéon lui reconnaît, Valéry lui écrit le 15 avril que son article offre « une analyse et des précisions étonnamment exactes au sujet de certains caractères du moi en question. Ainsi, cette humanisation qui s’est faite malgré moi, quand j’ai repris le vers, – et de laquelle je dirais comme le Kaiser : Je n’ai pas voulu cela23 ! » Mais l’essentiel est Mallarmé. Valéry a de l’estime pour Ghéon, et son reproche est amical ; il ne peut cependant lui cacher qu’il est « peiné, gêné, attristé » : « En conscience, je ne puis pas accepter l’apparence même d’aller contre lui que j’ai tant aimé, si profondément admiré. J’ai pleuré comme un gosse sur sa tombe, où descendait avec lui une part de ma vie intellectuelle, et de ma capacité d’aimer. / Il y a, sans doute, un peu de ma faute dans ceci. J’aurais dû, peut-être, dans la préface à Fabre, définir la poésie pure24 (qui dans mon idée est chose précise), et déduire de cette définition le rôle, la place, l’importance singulière de Mallarmé. / C’est re-définissant la poésie même que tout s’éclaire. Un Mallarmé devient un phénomène nécessaire, un point critique… et il n’y a plus de place pour le blâme. / Je n’ai pas fait cela car une préface n’est pas un traité. Il aurait fallu des développements précis, assommants, hors de propos. » Il ne voudra pas écrire à Ghéon une véritable réponse publique, mais ajoutera néanmoins : « Vous me feriez plaisir, si dans un coin, ou un p. s. de votre prochaine chronique, vous pouviez faire état de quelques-unes des phrases ci-dessus25. » Et de fait, dans le numéro de mai, Ghéon mentionne la lettre en post-scriptum de sa chronique.

Imprimée en Hollande par Alexandre Stols, l’édition de 1926 ne rencontre pas d’écho particulier, mais il est vrai que le tirage de trois cents exemplaires est confidentiel. En revanche, signe que la gloire de Valéry s’est accrue, lorsqu’il décide l’année suivante de confier son recueil aux Éditions de La NRF, c’est à plus de trois mille exemplaires que le livre est imprimé. Avec d’infimes variantes, l’Album est repris en 1929 dans le volume des Poésies, qui se trouve ensuite réédité en 1931 avec, cette fois encore, de très rares modifications ; puis les réimpressions de 1933, 1938 et 1941 offrent un texte quasi identique jusqu’à l’édition, ici suivie, de 1942 qui apporte, on l’a vu, quelques changements notables.

 

N. B. Pour ne pas briser la structure du recueil, les Notices des poèmes figurent en annexe, p. 1765-1775.

[Note de l’éditeur

[Note au lecteur de la deuxième édition

 

La fileuse

Assise, la fileuse au bleu de la croisée

Où le jardin mélodieux se dodeline ;

Le rouet ancien qui ronfle l’a grisée.

 

Lasse, ayant bu l’azur, de filer la câline

Chevelure, à ses doigts si faibles évasive,

Elle songe, et sa tête petite s’incline.

 

Un arbuste et l’air pur font une source vive

Qui, suspendue au jour, délicieuse29 arrose

De ses pertes de fleurs le jardin de l’oisive.

 

Une tige, où le vent vagabond se repose,

Courbe le salut vain de sa grâce étoilée,

Dédiant magnifique, au vieux rouet, sa rose.

 

Mais la dormeuse file une laine isolée ;

Mystérieusement l’ombre frêle se tresse

Au fil de ses doigts longs et qui dorment, filée.

 

Le songe se dévide avec une paresse

Angélique, et sans cesse, au doux fuseau crédule,

La chevelure ondule au gré de la caresse…

 

Derrière tant de fleurs, l’azur se dissimule30,

Fileuse de feuillage et de lumière ceinte :

Tout le ciel vert se meurt. Le dernier arbre brûle.

 

Ta sœur, la grande rose où sourit une sainte,

Parfume ton front vague au vent de son haleine

Innocente, et tu crois languir… Tu es éteinte

 

Au bleu de la croisée où tu filais la laine31.

Naissance de Vénus

De sa profonde mère, encor froide et fumante,

Voici qu’au seuil battu de tempêtes, la chair

Amèrement vomie au soleil par la mer,

Se délivre des diamants de la tourmente.

 

Son sourire se forme, et suit sur ses bras blancs

Qu’éplore l’orient d’une épaule meurtrie,

De l’humide Thétis la pure pierrerie35,

Et sa tresse se fraye un frisson sur ses flancs.

 

Le frais gravier, qu’arrose et fuit sa course agile,

Croule, creuse rumeur de soif, et le facile

Sable a bu les baisers de ses bonds puérils ;

 

Mais de mille regards ou perfides ou vagues,

Son œil mobile mêle aux éclairs de périls36

L’eau riante, et la danse infidèle des vagues.

Même féerie

La lune mince verse une lueur sacrée,

Comme une jupe d’un tissu d’argent léger,

Sur les masses de marbre où marche et croit songer37

Quelque vierge de perle et de gaze nacrée.

 

Pour les cygnes soyeux qui frôlent les roseaux

De carènes de plume à demi lumineuse,

Sa main cueille et dispense38 une rose neigeuse

Dont les pétales font des cercles sur les eaux.

 

Délicieux désert, solitude pâmée,

Quand le remous39 de l’eau par la lune lamée

Compte éternellement ses échos de cristal,

 

Quel cœur pourrait souffrir l’inexorable charme40

De la nuit41 éclatante au firmament fatal

Sans tirer de soi-même un cri pur comme une arme ?

Baignée

Un fruit de chair se baigne en quelque jeune vasque,

(Azur dans les jardins tremblants) mais hors de l’eau,

Isolant la torsade aux puissances de casque,

Luit le chef d’or que tranche à la nuque un tombeau.

 

Éclose la beauté par la rose et l’épingle42 !

Du miroir même issue où trempent ses bijoux,

Bizarres feux brisés dont le bouquet dur cingle

L’oreille abandonnée aux mots nus des flots doux.

 

Un bras vague inondé dans le néant limpide

Pour une ombre de fleur à cueillir vainement

S’effile, ondule, dort par le délice vide,

 

Si l’autre, courbé pur sous le beau firmament

Parmi la chevelure immense qu’il humecte,

Capture dans l’or simple un vol ivre d’insecte.

Le bois amical46

Nous avons pensé des choses pures

Côte à côte, le long des chemins,

Nous nous sommes tenus par les mains

Sans dire… parmi les fleurs obscures ;

 

Nous marchions comme des fiancés

Seuls, dans la nuit verte des prairies ;

Nous partagions ce fruit47 de féeries

La lune amicale aux insensés.

 

Et puis, nous sommes morts sur la mousse,

Très loin, tout seuls parmi l’ombre douce

De ce bois intime et murmurant ;

 

Et là-haut, dans la lumière immense,

Nous nous sommes trouvés en pleurant

Ô mon cher compagnon de silence !

Les vaines danseuses48

Celles qui sont des fleurs de l’ombre sont venues,

Troupe divine et douce errante sous les nues

Qu’effleure ou crée un clin de lune… Les voici

Mélodieuses fuir dans le bois éclairci.

De mauves et d’iris et de mourantes roses

Sont les grâces de nuit sous leurs danses écloses

Qui dispensent au vent le parfum de leurs doigts.

Elles se font azur et profondeur du bois

Où de l’eau mince luit dans l’ombre, reposée

Comme un pâle trésor d’éternelle rosée

Dont un silence immense émane… Les voici

Mystérieuses fuir dans le bois éclairci49,

Furtives comme un vol de gracieux mensonges.

Des calices fermés elles foulent les songes

Et leurs bras délicats aux actes endormis

Mêlent, comme en rêvant sous les myrtes amis,

Les caresses de l’une à l’autre… Mais certaine,

Qui se défait du rythme et qui fuit la fontaine,

Va, ravissant la soif du mystère accompli,

Boire des lys l’eau frêle où dort le pur oubli.

Narcisse parle

Ô frères ! tristes lys, je languis de beauté

Pour m’être désiré dans votre nudité,

Et vers vous, Nymphe, nymphe, ô nymphe des fontaines52,

Je viens au pur silence offrir mes larmes vaines.

 

Un grand calme m’écoute, où j’écoute l’espoir.

La voix des sources change et me parle du soir ;

J’entends l’herbe d’argent grandir dans l’ombre sainte,

Et la lune perfide élève son miroir

Jusque dans les secrets de la fontaine éteinte.

 

Et moi ! de tout mon cœur53 dans ces roseaux jeté,

Je languis, ô saphir, par ma triste beauté !

Je ne sais plus aimer que l’eau magicienne

Où j’oubliai le rire et la rose ancienne.

 

Que je déplore ton éclat fatal et pur,

Si mollement de moi fontaine environnée,

Où puisèrent mes yeux dans un mortel azur

Mon image de fleurs humides couronnée !

 

Hélas ! L’image est vaine et les pleurs éternels !

À travers les bois bleus et les bras fraternels,

Une tendre lueur d’heure ambiguë existe,

Et d’un reste du jour me forme un fiancé

Nu, sur la place pâle où m’attire l’eau triste…

Délicieux démon, désirable et glacé !

 

Voici dans l’eau ma chair de lune et de rosée,

Ô forme obéissante à mes yeux opposée !

Voici mes bras d’argent dont les gestes sont purs !…

Mes lentes mains dans l’or adorable se lassent

D’appeler ce captif que les feuilles enlacent,

Et je crie aux échos les noms des dieux obscurs !…

 

Adieu, reflet perdu sur l’onde calme et close,

Narcisse… ce nom même est un tendre parfum

Au cœur suave. Effeuille aux mânes du défunt

Sur ce vide tombeau la funérale54 rose.

 

Sois, ma lèvre, la rose effeuillant le baiser

Qui fasse un spectre cher lentement s’apaiser,

Car la nuit parle à demi-voix, proche et lointaine,

Aux calices pleins d’ombre et de sommeils légers.

Mais la lune s’amuse aux myrtes allongés.

 

Je t’adore, sous ces myrtes, ô l’incertaine

Chair pour la solitude éclose tristement

Qui se mire dans le miroir au bois dormant.

Je me délie en vain de ta présence douce,

L’heure menteuse est molle aux membres sur la mousse

Et d’un sombre délice enfle le vent profond.

 

Adieu, Narcisse… meurs ! Voici le crépuscule.

Au soupir de mon cœur mon apparence ondule,

La flûte, par l’azur enseveli module

Des regrets de troupeaux sonores qui s’en vont.

Mais sur le froid mortel où l’étoile s’allume,

Avant qu’un lent tombeau ne se forme de brume,

Tiens ce baiser qui brise un calme d’eau fatal !

 

L’espoir seul peut suffire à rompre ce cristal.

La ride me ravisse au souffle qui m’exile

Et que mon souffle anime une flûte gracile

Dont le joueur léger me serait indulgent !…

 

Évanouissez-vous, divinité troublée !

Et toi, verse à la lune, humble flûte isolée55,

Une diversité de nos larmes d’argent.

Épisode

Un soir favorisé de colombes sublimes56,

La pucelle doucement se peigne au soleil.

Aux nénuphars de l’onde elle donne un orteil

Ultime, et pour tiédir ses froides mains errantes

Parfois trempe au couchant leurs roses transparentes.

Tantôt, si d’une ondée innocente, sa peau

Frissonne, c’est le dire absurde d’un pipeau,

Flûte dont le coupable aux dents de pierrerie

Tire un futile vent d’ombre et de rêverie

Par l’occulte baiser qu’il risque sous les fleurs.

Mais presque indifférente aux feintes de ces pleurs,

Ni se divinisant par aucune parole

De rose, elle démêle une lourde auréole,

Et tirant de sa nuque un plaisir qui la tord,

Ses poings délicieux pressent la touffe d’or

Dont la lumière coule entre ses doigts limpides57.

… Une feuille meurt sur ses épaules humides,

Une goutte tombe de la flûte sur l’eau

Et le pied pur s’épeure comme un bel oiseau

Ivre d’ombre…

Vue

Si la plage penche, si

L’ombre sur l’œil s’use et pleure

Si l’azur est larme, ainsi

Au sel des dents pure affleure

 

La vierge fumée ou l’air

Que berce en soi puis expire

Vers l’eau debout d’une mer58

Assoupie en son empire

 

Celle qui sans les ouïr

Si la lèvre au vent remue

Se joue à évanouir

Mille mots vains où se mue

 

Sous l’humide éclair de dents

Le très doux feu du dedans.

Été

Été, roche d’air pur, et toi, ardente ruche,

Ô mer ! Éparpillée en mille mouches sur

Les touffes d’une chair fraîche comme une cruche,

Et jusque dans la bouche où bourdonne l’azur,

 

Et toi, maison brûlante, Espace, cher Espace

Tranquille, où l’arbre fume et perd quelques oiseaux,

Où crève infiniment la rumeur de la masse

De la mer, de la marche et des troupes des eaux,

 

Tonnes d’odeurs, grands ronds par les races heureuses

Sur le golfe qui mange et qui monte au soleil,

Nids purs, écluses d’herbe, ombres des vagues creuses,

Bercez l’enfant ravie en un poreux sommeil.

 

Aux cieux vainement tonne un éclat de matière,

Embrase-t-il les mers, consume-t-il les monts,

Verse-t-il à la vie un torrent de lumière

Et fait-il dans les cœurs honnir tous les démons,

 

Toi, sur le sable tendre où s’abandonne l’onde,

Où sa puissance en pleurs perd tous ses diamants,

Toi qu’assoupit l’ennui des merveilles du monde,

Vierge sourde aux clameurs d’éternels éléments,

 

Tu te fermes sur toi, serrant ta jeune gorge,

Âme toute à l’amour de sa petite nuit,

Car ces tumultes purs, cet astre fou qui forge

L’or brut d’événements bêtes comme le bruit,

 

Te font baiser les seins de ton être éphémère,

Chérir ce peu de chair comme un jeune animal

Et victime et dédain de la splendeur amère

Choyer le doux orgueil de s’aimer comme un mal.

 

Fille exposée aux dieux que l’Océan constelle

D’écume qu’il arrache aux miroirs du soleil,

Aux jeux universels tu préfères mortelle,

Toute d’ombre et d’amour, ton île de sommeil.

 

Cependant du haut ciel foudroyant l’heure humaine,

Monstre altéré de temps, immolant le futur,

Le Sacrificateur Soleil roule et ramène

Le jour après le jour sur les autels d’azur…

 

Mais les jambes62, (dont l’une est fraîche et se dénoue

De la plus rose), les épaules, le sein dur,

Le bras qui se mélange à l’écumeuse joue

Brillent abandonnés autour du vase obscur

 

Où filtrent les grands bruits pleins de bêtes puisées

Dans les cages de feuille et les mailles de mer

Par les moulins marins et les huttes rosées

Du jour… Toute la peau dore les treilles d’air.

Profusion du soir

Poème abandonné63

À Paul Claudel64.

Du Soleil soutenant la puissante paresse

Qui plane et s’abandonne à l’œil contemplateur,

Regard !… Je bois le vin céleste, et je caresse

Le grain mystérieux de l’extrême hauteur.

 

Je porte au sein brûlant ma lucide tendresse,

Je joue avec les feux de l’antique inventeur ;

Mais le dieu par degrés qui se désintéresse

Dans la pourpre de l’air s’altère avec lenteur

 

Laissant dans le champ pur battre toute l’idée,

Les travaux du couchant dans la sphère vidée,

Connaissent sans oiseaux leur entière grandeur.

 

L’Ange frais de l’œil nu pressent dans sa pudeur,

Haute nativité d’étoile élucidée,

Un diamant agir qui perce la splendeur…

*

*

*

*

*

Mon œil, quoiqu’il s’attache au sort souple des ondes,

Et boive comme en songe à l’éternel verseau,

Garde une chambre fixe et capable des mondes ;

Et ma cupidité des surprises profondes

Voit à peine au travers du transparent berceau

Cette femme d’écume et d’algue et d’or que roule

Sur le sable et le sel la meule de la houle.

*

Pourtant je place aux cieux les ébats d’un esprit66,

Je vois dans leurs vapeurs des terres inconnues,

Des déesses de fleurs feindre d’être des nues,

Des puissances d’orage errer à demi nues,

Et sur les roches d’air du soir qui s’assombrit,

Telle divinité s’accoude. Un ange nage.

Il restaure l’espace à chaque tour de rein.

Moi, qui jette ici-bas l’ombre d’un personnage,

Toutefois délié dans le plein souverain,

Je me sens qui me trempe, et pur qui me dédaigne,

Vivant au sein futur le souvenir marin,

Tout le corps de mon choix dans mes regards se baigne !

*

*

*

*

Lourds frontons du sommeil toujours inachevés,

Rideaux bizarrement d’un rubis relevés

Pour le mauvais regard d’une sombre planète,

Les temps sont accomplis67, les désirs se sont tus,

Et dans la bouche d’or, bâillements combattus,

S’écartèlent les mots que charmait le poète…

Les temps sont accomplis, les désirs se sont tus.

*

Anne

Anne qui se mélange au drap pâle et délaisse

Des cheveux endormis sur ses yeux mal ouverts

Mire ses bras lointains tournés avec mollesse

Sur la peau sans couleur du69 ventre découvert.

 

Elle vide, elle enfle d’ombre sa gorge lente,

Et comme un souvenir pressant ses propres chairs,

Une bouche brisée et pleine d’eau brûlante

Roule le goût immense et le reflet des mers.

 

Enfin désemparée et libre d’être fraîche,

La dormeuse déserte aux touffes de couleur

Flotte sur son lit blême, et d’une lèvre sèche,

Tette dans la ténèbre un souffle amer de fleur.

 

Et sur le linge où l’aube insensible se plisse,

Tombe, d’un bras de glace effleuré de carmin,

Toute une main défaite et perdant le délice

À travers ses doigts nus dénoués de l’humain.

 

Au hasard ! À jamais, dans le sommeil sans hommes,

Pur des tristes éclairs de leurs embrassements,

Elle laisse rouler les grappes et les pommes

Puissantes, qui pendaient aux treilles d’ossements,

 

Qui riaient, dans leur ambre appelant les vendanges,

Et dont le nombre d’or70 de riches mouvements

Invoquait la vigueur et les gestes étranges

Que pour tuer l’amour inventent les amants…

*

Sur toi, quand le regard de leurs âmes s’égare71,

Leur cœur bouleversé change comme leurs voix,

Car les tendres apprêts de leur festin barbare

Hâtent les chiens ardents qui tremblent dans ces rois…

 

À peine effleurent-ils de doigts errants ta vie,

Tout leur sang les accable aussi lourd que la mer

Et quelque violence aux abîmes ravie

Jette ces blancs nageurs sur tes roches de chair.

 

Récifs délicieux, Île toute prochaine,

Terre tendre, promise aux démons apaisés,

L’amour t’aborde, armé des regards de la haine,

Pour combattre dans l’ombre une hydre de baisers !

*

Ah, plus nue et qu’imprègne une prochaine aurore,

Si l’or triste interroge un tiède contour,

Rentre au plus pur de l’ombre où le Même s’ignore,

Et te fais un vain marbre ébauché par le jour !

 

Laisse au pâle rayon ta lèvre violée

Mordre dans un sourire un long germe de pleur,

Masque d’âme au sommeil à jamais immolée

Sur qui la paix soudaine a surpris72 la douleur !

 

Plus jamais redorant tes ombres satinées,

La vieille aux doigts de feu qui fendent les volets

Ne viendra t’arracher aux grasses matinées

Et rendre au mouvement tes bruyants bracelets73

 

Mais suave, de l’arbre extérieur, la palme

Vaporeuse remue au delà du remords,

Et dans le feu, parmi trois feuilles, l’oiseau calme

Commence le chant seul qui réprime les morts74.

Air de Sémiramis

Dès l’aube76, chers Rayons, mon front songe à vous ceindre !

À peine il se redresse, il voit d’un œil qui dort

Sur le marbre absolu, le temps pâle se peindre,

L’heure sur moi descendre et croître jusqu’à l’or…

*

*

— Je réponds !… Je surgis de ma profonde absence !

Mon cœur m’arrache aux morts que frôlait mon sommeil,

Et vers mon but, grand aigle éclatant de puissance,

Il m’emporte !… Je vole au-devant du soleil !

 

Je ne prends qu’une rose et fuis… La belle flèche

Au flanc !… Ma tête enfante une foule de pas…

Ils courent vers ma tour favorite, où la fraîche

Altitude m’appelle, et je lui tends les bras !

 

Monte, ô Sémiramis, maîtresse d’une spire

Qui d’un cœur sans amour s’élance au seul honneur !

Ton œil impérial a soif du grand empire

Qui, sous ton sceptre dur, doit subir le bonheur77

 

Ose l’abîme !… Passe un dernier pont de roses !

Je t’approche, péril ! Orgueil plus irrité !

Ces fourmis sont à moi ! Ces villes sont mes choses,

Ces chemins sont les traits de mon autorité !

 

C’est une vaste peau fauve que mon royaume !

J’ai tué le lion qui portait cette peau ;

Mais encor le fumet du féroce fantôme

Flotte chargé de mort, et garde mon troupeau !

 

Enfin, j’offre au soleil le secret de mes charmes,

Jamais il n’a doré de seuil si gracieux !

De ma fragilité je goûte les alarmes

Entre le double appel de la terre et des cieux.

 

Repas de ma puissance, intelligible orgie,

Quel parvis vaporeux de toits et de forêts

Place aux pieds de la pure et divine vigie,

Ce calme éloignement d’événements secrets !

 

L’âme enfin sur ce faîte a trouvé ses demeures :

Ô de quelle grandeur, elle tient sa grandeur

Quand mon cœur soulevé d’ailes intérieures

Ouvre au ciel en moi-même une autre profondeur !

 

Anxieuse d’azur, de gloire consumée,

Poitrine, gouffre d’ombre aux narines de chair,

Aspire cet encens d’âmes et de fumée

Qui monte d’une ville analogue à la mer !

 

Soleil, soleil, regarde en toi rire mes ruches !

L’intense et sans repos Babylone bruit,

Toute rumeurs de chars, clairons, chaînes de cruches

Et plaintes de la pierre au mortel qui construit.

 

Qu’ils flattent mon désir de temples implacables,

Les sons aigus de scie et les cris des ciseaux,

Et ces gémissements de marbres et de câbles

Qui peuplent l’air vivant de structure et d’oiseaux !

 

Je vois mon temple neuf naître parmi les mondes,

Et mon vœu prendre place au séjour des destins ;

Il semble de soi-même au ciel monter par ondes

Sous le bouillonnement des actes indistincts.

 

Peuple stupide, à qui ma puissance m’enchaîne,

Hélas ! mon orgueil même a besoin de tes bras !

Et que ferait mon cœur s’il n’aimait cette haine

Dont l’innombrable tête est si douce à mes pas ?

 

Plate, elle me murmure une musique telle

Que le calme de l’onde impose à sa fureur78,

Quand elle se rapaise79 aux pieds d’une mortelle

Mais qu’elle se réserve un retour de terreur.

 

En vain, j’entends monter contre ma face auguste

Ce murmure de crainte et de férocité :

À l’image des dieux la grande âme est injuste

Tant elle s’appareille à la nécessité !

 

Des douceurs de l’amour quoique parfois touchée80,

Pourtant nulle tendresse et nuls renoncements81

Ne me laissent captive et victime couchée

Dans les puissants liens du sommeil des amants !

 

Baisers, baves d’amour, basses béatitudes,

Ô mouvements marins des amants confondus,

Mon cœur m’a conseillé de telles solitudes,

Et j’ai placé si haut mes jardins suspendus82

 

Que mes suprêmes fleurs n’attendent que la foudre

Et qu’en dépit des pleurs des amants83 les plus beaux,

À mes roses, la main qui touche tombe en poudre :

Mes plus doux souvenirs bâtissent des tombeaux !

 

Qu’ils sont doux à mon cœur les temples qu’il enfante

Quand tiré lentement du songe de mes seins,

Je vois un monument de masse triomphante

Joindre dans mes regards84 l’ombre de mes desseins !

 

Battez, cymbales d’or, mamelles cadencées,

Et roses palpitant sur ma pure paroi !

Que je m’évanouisse en mes vastes pensées85,

Sage Sémiramis, enchanteresse et roi !

L’amateur de poèmes

SI je regarde tout à coup ma véritable pensée, je ne me console pas de devoir subir cette parole intérieure sans personne et sans origine ; ces figures éphémères ; et cette infinité d’entreprises interrompues par leur propre facilité, qui se transforment l’une dans l’autre, sans que rien ne change avec elles. Incohérente sans le paraître, nulle instantanément comme elle est spontanée, la pensée, par sa nature, manque de style.

 

MAIS je n’ai pas tous les jours la puissance de proposer à mon attention quelques êtres nécessaires, ni de feindre les obstacles spirituels qui formeraient une apparence de commencement, de plénitude et de fin, au lieu de mon insupportable fuite.

 

UN poème est une durée, pendant laquelle, lecteur, je respire une loi qui fut préparée ; je donne mon souffle et les machines de ma voix ; ou seulement leur pouvoir, qui se concilie avec le silence.

 

JE m’abandonne à l’adorable allure : lire, vivre où mènent les mots. Leur apparition est écrite. Leurs sonorités concertées. Leur ébranlement se compose, d’après une méditation antérieure, et ils se précipiteront en groupes magnifiques ou purs, dans la résonance. Même mes étonnements sont assurés : ils sont cachés d’avance, et font partie du nombre.

 

MÛ par l’écriture fatale, et si le mètre toujours futur enchaîne sans retour ma mémoire, je ressens chaque parole dans toute sa force, pour l’avoir indéfiniment attendue. Cette mesure qui me transporte et que je colore, me garde du vrai et du faux. Ni le doute ne me divise, ni la raison ne me travaille. Nul hasard, mais une chance extraordinaire se fortifie. Je trouve sans effort le langage de ce bonheur ; et je pense par artifice, une pensée toute certaine, merveilleusement prévoyante, – aux lacunes calculées, sans ténèbres involontaires, dont le mouvement me commande et la quantité me comble : une pensée singulièrement achevée.

Eupalinos ou l’Architecte

Eupalinos est né d’une commande. En 1920, Gaston Gallimard décide de créer la luxueuse collection « Architectures », qui d’ailleurs cessera d’exister après le premier volume, et il charge l’architecte Louis Süe (1875-1968) et son associé, le peintre et décorateur André Mare (1885-1932), de présenter des « ouvrages d’architecture, décoration intérieure, peinture, sculpture et gravure contribuant depuis mil neuf cent quatorze à former le style français » : au mois d’octobre 1921, un magnifique volume monumental (52 × 37 cm) est publié, orné de très nombreuses et luxueuses illustrations. Pourquoi Gallimard demande-t-il à Valéry d’en écrire la préface à un moment où son œuvre demeure encore mince et où aucune des futures Pièces sur l’art ne s’est encore écrite ? Il n’est pas impossible que, vers 1912, quand, sur la suggestion de Gide, un volume de ses œuvres de jeunesse était envisagé86, l’éditeur ait eu l’occasion de lire son « Paradoxe sur l’architecte » puisqu’il confiait alors à Valéry : « Je ne vous cache pas mon impatience de lire enfin ce que j’ai pu trouver87 » ; mais c’est sans doute l’Introduction à la méthode de Léonard de Vinci, tout récemment réimprimée à la fin de 1919, qui a fait de l’auteur, à ses yeux, une manière de spécialiste des questions d’esthétique. En tout cas, pour ce volume dont les illustrations touchent à des arts divers, c’est sa vieille passion pour l’architecture88 qui le conduit à en faire la nervure centrale de sa préface, et il se met au travail au début d’octobre 1920, à son retour de Dordogne où il a passé près d’un mois chez Catherine Pozzi dont il vient de faire la connaissance le 17 juin : le livre est achevé d’imprimer le 30 septembre 1921.

On a beaucoup glosé le recours au dialogue, qui s’inscrit bien évidemment dans une vieille tradition qui, de Platon, se poursuit jusqu’aux Dialogues philosophiques de Renan ; et, de cette forme ancienne que Valéry s’attache à revivifier, on a souvent pris prétexte pour rabattre son œuvre en prose vers ce même classicisme que l’on voulait voir dans ses vers, déjà, afin de faire de lui une sorte de nouveau Malherbe. Cette interprétation, l’intéressé, sans doute, y a lui-même prêté la main dans l’édition originale ainsi qu’en tête des bonnes feuilles qui paraissent quelques mois plus tôt, dans La NRF du mois de mars 1921, en sous-titrant son texte « Dialogue des morts », comme s’il voulait établir une filiation avec Fontenelle et Fénelon qui eux-mêmes avaient pris Lucien pour modèle. Or, même si Phèdre et Socrate s’entretiennent en effet aux Enfers, la formule prêtait à malentendu, et Valéry l’effacera des rééditions. Mais, tradition pour tradition, pourquoi ne pas également évoquer, puisque aussi bien Eupalinos est consacré à l’art, le Dialogue sur le coloris où Roger de Piles, en 1673, faisait s’entretenir Pamphile et Damon au sortir de l’Académie de peinture ? Il se peut que Valéry ait connu le livre.

Mais peu importent les héritages : la question du dialogue est tout autre. C’est par souci de commodité qu’il décide en effet d’y recourir puisque, lorsque la secrétaire de Gallimard, le 19 juillet 1920, l’informe que sa préface devra comporter le nombre précis de 118 800 lettres, il s’avise aussitôt que la forme du dialogue présente cet avantage que l’ajout ou la suppression d’une réplique permettent plus aisément d’atteindre parfaitement la longueur imposée. Mais cette raison conjoncturelle est en même temps secondaire, et il y va de bien autre chose puisque, depuis le « Narcisse parle » de 1891, le partage des voix le retient, et mieux encore le séduit assez pour qu’en 1905, il ait pu dire à Léautaud : « Pour moi, le comble de l’art serait de faire un dialogue où cela se parlerait tout seul. » Et puis il ajoutait : « J’appelais cela Narcisse (il y a 14 ans)89. »

Cette forme de dialogue qui transpose le dédoublement intérieur de la pensée lui est demeurée familière, et ses Cahiers, en particulier, y recourent souvent en de brefs échanges ; c’est que « penser est se parler90 », et le dialogue est la forme qui fait le plus naturellement passer de l’intériorité de la réflexion à l’extériorité de l’écriture. À quoi s’ajoute qu’une sorte de pureté demeure attachée à la voix : parce que d’une part elle contresigne l’individualité d’un être – « Le Moi, c’est la Voix91 » – et que, d’autre part, la forme idéale de la pensée est pour lui celle du circuit fermé, de l’espace clos d’une intelligence qui travaille pour elle-même, sans acception d’autrui – ce qui le conduira par exemple à noter, dans « Une vue de Descartes », que telle page du Discours de la méthode est « un modèle d’adaptation de la parole à la pensée92 ». C’est cette adaptation qui se trouve ici recherchée et, pour éviter la lourdeur d’un discours rapporté ou d’un trop long récit, on voit même Valéry, en abyme, insérer dans le discours de Phèdre les conversations qu’il avait avec Eupalinos, et au troisième degré, dans le discours même de l’architecte, les propos que lui-même adressait à son propre corps93.

Le dialogue institue une sorte de sphère où se meuvent ceux qui se parlent, et c’est bien ce congé donné au réel qui avait pu conduire l’auteur, un peu maladroitement peut-être, au sous-titre de « Dialogue des morts ». En tout cas, ce que vise d’abord l’entretien de Socrate et de Phèdre aux Enfers, c’est cette déréalisation, et tous les deux, pures âmes qui n’ont conservé que leur voix, s’y trouvent d’ailleurs réduits, de l’aveu de Socrate, « aux seuls agréments de la conversation94 ». De la même manière, c’est un désir d’éloignement que contresigne encore le décor grec dont il est arrivé qu’on surinterprète la portée, dans ces pages comme en d’autres. Or aucune tradition érudite ne se déchiffre ici, aucune volonté d’établir une continuité de la pensée grecque à celle du XXe siècle, et Valéry ne cherche aucunement à revenir en pensée vers l’Antiquité pour nourrir son dialogue d’une authentique culture – ainsi qu’a pu le faire Marguerite Yourcenar, par exemple, au moment d’écrire ses Mémoires d’Hadrien. Dans Eupalinos, Phèdre, sans doute, évoque l’Ilissus qu’il a connu de son vivant, petit fleuve situé à l’ouest d’Athènes dont le nom est donc ici latinisé, et on se rappelle qu’au début du dialogue éponyme de Platon, Phèdre, en effet, converse avec Socrate sur les bords de cet Ilissus. Mais il n’y a là rien d’autre qu’une sorte de coloration hellénique dont le but est de produire un effet de dépaysement – quelque chose comme cet enchantement, cet « état de faux équilibre et de ravissement sans référence au réel95 » que sa poésie de jeunesse recherchait. L’essentiel, le temps d’une lecture, est de délivrer le lecteur du réel immédiat de l’après-guerre et, si l’on veut, de le transporter vers un ailleurs de fable qui déshistorise le présent de l’écriture et fait de ces voix qui s’échangent des voix intemporelles ou, mieux encore, des voix qui se parlent hors du temps.

Le nom même d’Eupalinos, d’ailleurs – Valéry l’a lui-même indiqué –, a été trouvé dans la Grande Encyclopédie Berthelot où il cherchait tout simplement un nom dont la sonorité le séduisît ; et, là encore, le souci référentiel n’importe pas puisque cet Eupalinos de Mégare, au VIe siècle avant Jésus-Christ, était ingénieur, et non architecte. Il y a là – les lecteurs se sont souvent mépris à ce sujet – une désinvolture délibérée, si l’on veut bien laisser à ce mot toute la légèreté de son mouvement, à l’égard du savoir, comme à l’endroit de la chronologie puisqu’on voit Phèdre se dire l’ami d’Eupalinos bien que lui-même vécût un siècle plus tard ; et c’est la même fantaisie encore qui conduit Valéry à placer dans la bouche de Phèdre une phrase qui est une allusion à Pascal, ou à faire que Socrate évoque le Cacus romain qu’un Grec, naturellement, ne pouvait pas connaître96. Si apparaissent d’ailleurs dans le dialogue Alcibiade, Ménexène ou Lysis, trois noms qui figurent chez Platon, Valéry y ajoute aussi bien celui de Zénon d’Élée (car il est peu probable qu’il songe à Zénon le stoïcien) qui est tout différent même si le Parménide nous rapporte un entretien que le jeune Socrate eut avec lui : ici encore, sans souci de cohérence érudite, il s’agit simplement d’éloigner le lecteur de son propre présent et de produire une parole épurée. Et puis surtout, ce qu’expriment Socrate et Phèdre, ce n’est bien sûr rien d’autre que la pensée de Valéry dont la voix se dédouble.

Quant au sujet, c’est d’architecture certainement que s’entretiennent Socrate et Phèdre, mais d’une manière elle-même déréalisée puisque Valéry, d’entrée de jeu, fait d’Eupalinos à nouveau cet Orphée qu’évoquait le « Paradoxe » de 1891, lorsqu’il rappelle que « [les] matériaux, à sa voix, semblaient voués à la place unique où les destins favorables à la déesse les auraient assignés97 » ; et c’est encore dans l’héritage de sa pensée de jeunesse qu’il évoque la gémellité de la musique et de l’architecture et distingue de ceux qui parlent les monuments qui chantent98. Et cependant, bien au-delà de l’architecture, le dialogue dévie avec naturel vers des considérations générales d’esthétique ou de poétique – Valéry en particulier s’attache assez longuement à la différence, qui reviendra dans « L’Homme et la coquille », entre les objets naturels et ceux qui naissent de la main de l’homme – et de belles pages évoquent, tout simplement, cet univers méditerranéen que sa jeunesse a connu, à Sète, d’abord, puis à Montpellier. Le texte que nous lisons est ainsi à la fois sérieux et ludique – songeons seulement à ce vers de Mallarmé que, par une nouvelle invraisemblance gamine, Phèdre attribue au « très admirable Stephanos, qui parut tant de siècles après nous99 » –, léger et grave, abstrait, enfin, en même temps qu’ouvert au sensible. Et si se dégage de ces pages une impression de sérénité portée par une langue admirablement dominée où se fait jour parfois, au détour d’une réplique, quelque chose comme une fraîcheur d’enfance, le travail dont elle résulte en impose d’autant plus qu’en cet automne 1920, tandis que Valéry compose son dialogue, il traverse une des nombreuses crises que jusqu’à la fin connaîtra sa relation avec Catherine Pozzi.

En octobre 1921, les cinq cents exemplaires d’Architectures sont publiés au prix considérable de 600 F – près de 500 € –, ce qui explique, dans la presse, l’absence d’écho sur le dialogue qui ne sera commenté qu’en 1923 lors de sa réédition avec L’Âme et la Danse. Mais les extraits parus dans La NRF du mois de mars ont retenu l’attention de certains – celle de Rilke en particulier qui, le 28 avril, écrit à Gide : « Je ne saurais assez vous dire la profonde émotion que j’ai eue en lisant L’Architecte et (par-ci, par-là) quelques autres écrits de Paul Valéry. Comment est-il possible pendant tant d’années que je ne le connusse point100 ! ? » L’auteur d’Eupalinos adressera à Rilke une première lettre à la fin de l’année, et ce sera le début d’une amitié. Quant à Charles Du Bos, que Valéry voit souvent depuis la fin de la guerre, peut-être a-t-il reçu un exemplaire de l’auteur ; en tout cas, il a lu avec attention Eupalinos et ce qui le retient d’abord, dans Le Divan du mois de mai 1922, c’est la forme du dialogue, « genre nouveau », non certes en soi, mais dans l’œuvre de Valéry, et il remarque avec beaucoup de sagacité que « le dialogue de Valéry extériorise simplement un processus interne coutumier » ; « si l’on ne perçoit plus le geste de l’éventail qui se referme, – un des hautains attraits des écrits antérieurs, – en revanche il y a dans la phrase, plus horizontale et non moins tressée, une flexibilité éventée cette fois et comme diligente », et cette modulation de la phrase, il la rattache fort subtilement à l’idée que « l’esprit chez lui ne souffre jamais de n’être pas équilibré par un corps101 ».

La réunion des deux dialogues en un volume donne ensuite lieu à un assez grand nombre d’articles, le plus souvent élogieux comme celui de Paul Souday qui, le 26 avril 1923, ouvre son article du Temps, qu’il consacre également à la Soirée rééditée en 1919, par cette phrase : « Un prince de l’esprit s’avance : les seigneurs de moindre importance attendront. » Valéry lui apparaît depuis la fin de la guerre « comme le plus intellectuel des poètes de ce temps et le plus poète parmi ceux d’aujourd’hui qui pensent » : c’est « cette alliance » qui faufile son analyse, et s’il consent qu’Eupalinos « est d’une lecture un peu difficile », il y voit néanmoins « un livre d’une élévation, d’une richesse et d’une beauté qui valent bien quelque effort ».

Trois semaines plus tard, le 12 mai, dans L’Europe nouvelle de Louise Weiss, ce n’est pas un hasard si Emmanuel Berl ouvre son article sur l’évocation de Charmes puisque, après avoir assuré que Valéry « est, à coup sûr, un poète », il ajoute que « c’est aussi un penseur » : nous retrouvons ici l’écrivain bifrons dont Souday dessinait la figure. Pour le reste, sur la forme même du dialogue, son article atteste assez bien le malentendu que je disais puisque, sans remarquer la désinvolture ludique des références grecques, il renvoie tout à trac aux dialogues platoniciens et constate : « Ce genre littéraire comporte de grosses difficultés. Il a quelque chose de factice » – et factice en ceci qu’il semble renvoyer à l’époque classique et à l’imitation des modèles antiques ; aussi Berl s’agace-t-il un peu de cette forme qui « suscite trop de souvenirs et de comparaisons », et éprouve-t-il « une certaine irritation » à voir Socrate « s’exprimer comme un personnage de Claudel » – référence étrange si l’on songe, entre les deux hommes, à la différence d’écriture manifeste. Après quoi, il consent néanmoins que « les discours d’Eupalinos que Phèdre rapporte, sur les temples qu’il construisit et sur ceux qu’il rêva de construire, se placent d’emblée parmi les plus belles pages de la littérature contemporaine ». S’il reprend également la formule de Souday, « un prince de l’esprit », que l’on retrouve aussi sous la plume de Louis Aguettant102, il y a là un signe, et ces deux dialogues vont compter dans la gloire montante de l’écrivain ; mais ils ne vont rien faire, en revanche, pour dissiper la réputation d’écrivain difficile que lui a value d’entrée de jeu La Jeune Parque et, le 15 mai, dans La Revue de France, Fernand Vandérem n’hésite pas à y voir simplement des « ouvrages hermétiques » : il est vrai que Vandérem se fait de la clarté une idée bien étroite, et, en 1927, c’est de manière violente qu’il attaquera l’obscurité de Valéry103.

Les réimpressions seront assez nombreuses104. Parmi elles, il convient de signaler le tome I des Œuvres paru aux Éditions du Sagittaire, qui, en 1931, reprend également L’Âme et la Danse et le « Paradoxe sur l’architecte », puis celle de 1944 (dont on suit ici le texte, légèrement différent de celui des Œuvres), où Eupalinos est suivi de L’Âme et la Danse et du Dialogue de l’Arbre. Cette ultime édition est précédée de ces lignes qui, bien sûr, sont de la plume de l’auteur :