Lettre (du temps de Charmes)

Ces pages sont écrites à la demande du poète Pierre Chantonnay, dit Joseph Canqueteau (1856-1939), pour figurer dans un recueil de lettres autographes d’écrivains reproduites en fac-similé, intitulé, Quatorze lettres / (Deux fois sept) / Aux dépens d’un amateur / Pour l’enchantement de ses amis. Bien que ce recueil ne porte ni nom d’éditeur ni achevé d’imprimer, il est réalisé en 1926 par les élèves de l’école Estienne de Paris, sans doute avant le numéro spécial que la revue Le Capitole consacre à Valéry et qui est achevé d’imprimer le 15 avril : intitulé « Lettre inédite », et publié juste après quelques « Notes et pensées », l’autographe s’y trouve repris sous forme typographique. C’est à tort que l’on a pu penser que cette lettre était adressée à Pierre Louÿs, puisque le destinataire est tout imaginaire ; mais en 1926, au moment où Valéry laisse inachevés ses « Fragments du Narcisse » et referme définitivement la période de création poétique qui s’était ouverte en 1912, cette lettre prend une dimension mélancolique et résonne comme un témoignage authentique. Valéry, d’ailleurs, tient assez à ces quelques pages pour les reprendre en 1930 dans ses Morceaux choisis que publie Gallimard où elles se trouvent intitulées « Lettre d’un poète », et l’année suivante, au tome II des Œuvres, sous le titre définitif de « Lettre (du temps de Charmes) »1.

[Mardi,2]

Cher Ami,

Je te remercie des belles choses que tu m’as écrites sur mes vers, et des choses justes que tu me dis sur la poésie. Mes vers n’ont eu pour moi d’autre intérêt direct que de me suggérer bien des réflexions sur le poète. Que de fois je me suis perdu dans l’analyse de ces opérations si difficiles à définir, à démêler, à rendre distinctes et nettes ! Peut-être, comme le pense le vulgaire, est-il vrai qu’elles ne peuvent se produire que dans leur confusion et leurs conflits, à la faveur des surprises et des accidents spirituels ; ou bien dans une sorte d’oubli et de vertige, ou d’emportement très admirable.

L’idée d’inspiration, si l’on se tient à cette image naïve d’un souffle étranger, ou d’une âme toute-puissante, substituée tout à coup pour un temps, à la nôtre, peut suffire à la mythologie ordinaire des choses de l’esprit. Presque tous les poètes s’en contentent. Bien plutôt, ils n’en veulent point souffrir d’autre. Mais je ne puis arriver à comprendre que l’on ne cherche pas à descendre dans soi-même le plus profondément qu’il soit possible.

Il paraît que l’on risque son talent à tenter d’en explorer les Enfers. Mais qu’importe ce talent ? Trouvera-t-on pas autre chose ?

Que d’observations j’ai faites moi-même pendant que je travaillais à mes vers ! – J’ai cherché3 d’écrire la Pythie et quelques autres pièces dans une campagne plantée des plus beaux arbres que j’aie vus4 ; aux environs d’Avranches ; arrosée d’un fleuve minuscule où la marée qui le remontait, faisait courir fort loin de la mer une vague unique, parfois très haute. Le petit fleuve faisait mille détours dans une terre grasse et très blanche ; et le flot arrivait5 à son heure, s’entendait venir bien longtemps avant qu’on ne le vît6. Il y avait sous ma fenêtre des bouquets de hêtres pourprés d’une extrême hauteur, des groupes d’énormes tilleuls surélevés, issus par quatre de monticules carrés de terre dont les feuillages retombant jusqu’au sol cachaient entièrement les masses…

Je descendais le matin dans ce parc, avant l’aurore. J’allais pieds nus dans l’herbe glacée. Le tout premier moment du jour exerce sur mes nerfs une puissance singulière. Il s’y mêle de la tristesse, de l’enchantement, de l’émotion et une sorte de lucidité presque douloureuse. À peine se colorait le ciel, je rentrais assez ivre de fraîcheur et de volonté.

Tu ne peux imaginer quelles matinées j’ai passées pendant ces deux ou trois mois d’été, dans cette riche région où le grand arbre pousse comme l’herbe, où l’herbe est d’une force et d’une facilité incroyables, où la puissance végétale est inépuisable7. Mon travail était ce qu’il était. Mais je me sentais une vitalité de l’esprit qui me paraît aujourd’hui le plus enviable des biens. Mon corps toutefois n’était pas sans malaises8. Il me semblait succomber vers le milieu du jour.

Or, ce travail, ces recherches, ces efforts de poète contre les étroites conditions que je m’étais données, – et dont si peu de gens saisissent l’importance indirecte, – je puis dire qu’ils n’étaient jamais des fatigues perdues. Je faisais rendre à mon temps de labeur et de tension tout ce qu’il pouvait contenir. L’art des vers par bonheur n’est pas un art certain. Il s’y présente à chaque instant des problèmes sans issue. Un rien fait naufrager un beau poème, compromet l’accomplissement, brise le charme. Le cerveau des poètes est un fond de mer où bien des coques reposent.

Mais ces situations désespérées9 que connaissent tous les poètes elles ne sont pas toutefois inutilisables, c’est une affaire d’esprit. Après tout, l’observateur qui est en nous n’est-il pas plus instruit par la défaite ? Ce qui se fait facilement se fait sans nous.

Pense un peu à ceci. Nous en parlerons sur la plage dans quelque temps. Je suis horriblement las. Sommeil toujours léger et bref. Ennuis de trois ou quatre espèces toujours présents. Pas de travail suivi. Mais des lettres, des lettres, et inutiles pour la plupart. Je me suis attardé dans celle-ci. – C’est absurde. Tu peux dire à ta femme que son protégé n’a pas de talent. Peut-être lui devra-t-on par conséquence, donner du génie10. Il ne faut pas désespérer dans une époque magique, où quoi que ce soit peut se répandre – et recevoir une valeur.

Au revoir, mon cher toi, je crois que je ne t’ai pas dit ce que j’imaginais que j’allais te dire.

Écris-moi au plus tôt. Il n’y a de net dans mes projets que mon désir de passer quelques jours avec toi. La date oscille, mais l’intention est fixe.

Ton

P. V.

(1918)11

À Rainer Maria Rilke

À la publication du « Cimetière marin » en 1920, puis d’Eupalinos l’année suivante, Rilke réagit avec une admiration si profonde qu’il la confie autour de lui – et à Gide, en particulier, qui incite Valéry à lui témoigner sa reconnaissance. Prévue en Suisse à la fin de 1922, une première rencontre est manquée, puis au mois de février 1924, Valéry reçoit, relié de veau, un beau volume où le poète autrichien a calligraphié en lettres gothiques sa traduction de seize pièces de Charmes. Il profite alors d’un nouveau voyage en Suisse pour s’arrêter, le 6 avril, à la gare de Sierre, d’où son hôte le conduit à son château de Muzot. Ils se revoient à Paris où Rilke séjourne longuement en 1925, puis sur les rives du Léman le 13 septembre 1926. En dépit du déséquilibre qu’introduit entre eux l’ignorance, chez Valéry, de l’allemand, une amitié s’est nouée, et assez étroite pour que, le 29 décembre, le docteur Haemmerli, médecin de Rilke, ait à cœur de lui télégraphier l’annonce de sa mort.

Cet hommage paraît sous le titre de « Reconnaissance à Rilke » au mois d’août 1926 dans le numéro 23-24 des Cahiers du mois, et est repris la même année, sous le présent titre, dans le Petit recueil de paroles de circonstance ; en 1946, il figure dans Rilke en Valais, publié à Lausanne par les Éditions des Terreaux, et, deux ans plus tard, sert de préface aux Roses de Rilke que publient, à Haarlem, les Éditions Stols.

 


Rilke, mon cher Rilke, à qui doivent mes vers de sonner dans une langue que j’ignore, – tout conspire à m’ôter le loisir, et presque la force, de bien dire ce que je pense de vous. Je voudrais y mettre une grâce qui se fait de calme et de temps. Ces grands biens me sont pris. Des démons trop divers se disputent la substance de mes heures.

Vous souvient-il comme je m’étonnais de cette extrême solitude où je vous ai trouvé quand j’ai fait votre connaissance ? – Je passais ; vous m’avez arrêté sur la route d’Italie, et recueilli pour quelques instants. Un très petit château terriblement seul dans un vaste site de montagnes assez tristes ; des chambres antiques et pensives, aux meubles sombres, aux jours étroits, cela me serrait le cœur. Mon imagination ne pouvait qu’elle n’écoutât dans votre intérieur le monologue infini d’une conscience tout isolée, que rien ne distrait de soi-même et du sentiment d’être unique. Je ne concevais pas une existence si séparée, des hivers éternels dans un tel abus d’intimité avec le silence, tant de liberté offerte à vos songes, aux esprits essentiels et trop concentrés qui sont dans les livres, aux génies inconstants de l’écriture, aux puissances du souvenir. Cher Rilke, qui me paraissiez enfermé dans le temps pur, je craignais pour vous cette transparence d’une vie trop égale qui à travers les jours identiques, laisse distinctement voir la mort.

Que j’étais simple de vous plaindre, cependant que votre pensée faisait des merveilles de ce vide, et rendait mère la durée !

Enviable entre toutes est votre demeure, la tour basse, la tour enchantée de Muzot. Cette effrayante paix, cette grandeur de quiétude m’apparaissent à présent ce qu’elles furent pour vous, des conditions délicieuses. Si par magie elles m’étaient données, je pourrais sans doute accomplir le doux travail de peindre en paroles la figure admirable de votre âme. Je ne connais point celle-ci par ses œuvres les plus belles et les plus célèbres. Mon ignorance me l’interdit. Mais je la connais d’une connaissance immédiate, je devine ce qu’elle attend, j’en distingue la profondeur, je pressens sa résonance indéfinie ; et rien ne m’est plus précieux que son amitié très douce, et tout imprégnée de la mystérieuse délicatesse qui est en vous.

Discours au Pen Club

Quand Valéry prononce cette courte allocution, le 21 mai 1925, au banquet d’inauguration du troisième congrès du PEN Club international qui va se tenir à Paris jusqu’au 23, l’institution est toute récente puisque c’est en 1921 que la romancière pacifiste Catherine Amy Dawson Scott vient de la fonder à Londres. Son intention est de faire du PEN Club, que préside aussitôt Galsworthy, l’auteur de La Saga des Forsyte, une sorte de « République des esprits », afin de préserver le patrimoine artistique et de créer, grâce aux écrivains, des relations d’amitié entre le plus grand nombre de pays possible, sans faire acception de politique. Cette société d’écrivains qui a rapidement pris une remarquable extension internationale – dix-huit clubs existent désormais –, Valéry n’en fait pas partie et c’est à titre personnel qu’il se trouve convié à ce dîner de la salle Hoche, 9, avenue Hoche. Galsworthy, qui préside la table d’honneur, a placé Valéry à sa droite et Georges Duhamel à sa gauche, et les sept autres tables sont présidées par Joyce, Miguel de Unamuno, Pirandello, Heinrich Mann, le Russe Alexandre Kouprine, et le Mexicain Alfonso Reyes. Au dessert, Galsworthy salue la mémoire d’Anatole France, le premier président du PEN Club français qui a pris le nom de Cercle littéraire international. L’année suivante, c’est Valéry qui succédera à France, puis, le 12 octobre 1935, après la démission de Wells, ses amis songeront à lui pour la présidence de la Fédération internationale. Mais le PEN italien est présidé par le futuriste Marinetti, ferme soutien de Mussolini, et Benjamin Crémieux, le secrétaire du PEN français qui ne cache rien de son hostilité à l’égard de Marinetti, souhaiterait, ainsi que d’autres, que l’institution s’engage politiquement. Hostile à cette idée, Valéry déclinera la présidence de la Fédération et, le 9 juillet 1936, démissionnera du Cercle littéraire international.

Publiée pour la première fois en 1926 dans Petit recueil de paroles de circonstance sous le titre « Au banquet du Pen Club », le texte est repris en 1935 dans le volume des Œuvres qui rassemble des discours. D’où le changement du titre de ces quelques pages.

 

Ce n’est qu’un invité qui se lève… J’ignorais, il y a quelques jours, jusqu’à l’existence du Pen Club12. J’admire cette magnifique réunion où je vois des hommes comme Galsworthy, Pirandello, Unamuno, Kouprine et tant d’écrivains de toutes nations, parmi tant d’écrivains de la nôtre.

Mais laissez-moi vous dire quelle étrange impression je ressens, quelle bizarre idée me vient en considérant votre assemblée.

Je trouve cette réunion presque inexplicable. Il y a en elle je ne sais quoi de paradoxal.

La littérature est l’art du langage, elle est un art des moyens de la compréhension mutuelle.

On conçoit que des géomètres, des économistes, des fabricants de toutes races se puissent assembler utilement, car ils sont voués à des études, attachés à des intérêts dont l’objet est unique et identique.

Mais des écrivains !… Mais des hommes dont le métier se fonde directement sur leur langage natal, dont l’art consiste par conséquent à développer ce qui sépare le plus nettement – le plus cruellement peut-être –, un peuple d’un autre peuple !… Que signifie cette réunion de ceux qui, dans chaque nation, travaillent nécessairement à maintenir, à fortifier, à perfectionner les obstacles les plus sensibles, les différences les plus remarquables et les plus nettes qui isolent cette nation de toutes les autres ? Comment cette réunion est-elle possible ?

Ici, Messieurs, il faut invoquer le miracle. Ce fut, naturellement, un miracle d’amour.

Les diverses littératures sont tombées amoureuses les unes des autres. Et ce miracle n’est pas d’aujourd’hui. Virgile se tendait vers Homère. Et nous, Français, que n’avons-nous aimé ? L’Italie sous Ronsard, l’Espagne sous Corneille, l’Angleterre sous Voltaire, l’Allemagne et le proche Orient par les Romantiques, l’Amérique par Baudelaire…, et, de siècle en siècle, comme des maîtresses plus constamment goûtées, la Grèce et Rome. Je considère la Grèce et Rome comme des nations simplement un peu plus éloignées de nous que les autres. Homère n’est encore qu’à quelques billions de kilomètres d’ici. Il faut l’excuser, à cause de cette distance, de n’être pas ce soir parmi nous.

Ces littératures amoureuses se sont recherchées et violemment désirées ; mais, vous le savez, Messieurs, les amants étreignent toujours ce qu’ils ignorent, et peut-être n’y aurait-il point d’amour sans cette ignorance essentielle qui donne, et même qui seule peut donner, un prix infini à l’objet aimé.

Si parfaitement que nous connaissions une langue étrangère, si profondément que nous pénétrions dans l’intimité d’un peuple qui n’est pas notre peuple, je crois impossible que nous puissions nous flatter d’en percevoir le langage et les œuvres littéraires comme un homme du pays même. Il y a toujours quelque fraction du sens, quelque résonnance délicate ou extrême qui nous échappe : nous ne pouvons jamais être assurés d’une possession entière et incontestable.

Entre ces littératures qui s’étreignent, demeure toujours je ne sais quel tissu inviolable. On peut le rendre infiniment mince, le réduire à une finesse extrême ; on ne peut pas le déchirer. Mais, par prodige, les caresses de ces littératures impénétrables n’en sont pas moins fécondes. Bien au contraire, elles sont beaucoup plus fécondes que si l’on se comprenait à merveille. Le malentendu créateur opère13, et il se fait un engendrement illimité de valeurs imprévues… Notre Shakespeare n’est pas celui des Anglais ; et même, le Shakespeare de Voltaire n’est pas celui de Victor Hugo14… Il y a vingt Shakespeare dans le monde qui multiplient le Shakespeare initial, en développent des trésors de gloire inattendus.

Voilà une conséquence assez admirable de l’imparfaite compréhension…

Mais voilà, d’autre part, de quoi justifier assez cette réunion qui me semblait si étonnante tout à l’heure.

 

On peut d’ailleurs la considérer d’un tout autre point de vue, qui est sans doute un peu plus élevé.

Une telle assemblée d’écrivains de toutes races, tenue cette fois à Paris, me fait songer à la structure même de la France. Il n’est pas de nation plus hétérogène que la nôtre dans le monde, et cependant notre unité est achevée.

La France n’est-elle pas une sorte de préfigure de ce que pourrait être une Europe réunie ?

Permettez-moi, Messieurs, en terminant, de vous rappeler la pensée d’un homme que j’ai infiniment aimé et passionnément admiré. Mallarmé, dont vous savez avec quelle profondeur il a considéré les choses de la littérature, s’était fait toute une métaphysique de notre art.

Il ne pouvait pas se résoudre à le regarder comme un simple divertissement que procurent les écrivains au public. Mais il pensait de toute son âme que l’univers ne pouvait avoir d’autre objet que de produire enfin une expression complète de lui-même. Le monde, disait-il, est fait pour aboutir à un beau livre15… Il ne lui trouvait point d’autre sens, et il pensait que tout devant finir par être exprimé, tous ceux qui expriment, tous ceux qui vivent par l’accroissement des pouvoirs du langage, travaillent à ce grand œuvre et en exécutent chacun quelque petite partie…

Ce livre, Messieurs, est de toutes les langues.

Je bois à ce beau livre.

La création artistique

C’est par l’intermédiaire de Léon Brunschvicg, le célèbre éditeur de Pascal, rencontré à Londres le 17 octobre 1923, que Valéry a fait la connaissance des deux fondateurs de la Société française de philosophie, André Lalande, auteur d’un Vocabulaire de la philosophie rapidement devenu un classique, et Xavier Léon ; ils organisent régulièrement des conférences et, le 28 janvier 1928, Valéry vient parler de « la création artistique » devant la Société : parmi l’auditoire se trouvent en particulier Paul Desjardins, le fondateur des « Décades de Pontigny », le physicien Paul Langevin, le mathématicien Jacques Hadamard qui a servi, dit-on, de modèle au savant Cosinus de Christophe, et le philosophe et psychologue Henri Delacroix. Le jeune écrivain Jean Prévost, grand admirateur de la Soirée dont il a rencontré l’auteur trois ans plus tôt et qui a noué avec lui une sorte d’amitié, est aussi venu l’écouter16. Valéry reviendra plusieurs fois à la Société française de philosophie en simple auditeur, le 12 novembre 1929, en particulier, pour écouter un exposé de son ami Louis de Broglie, tout récent Prix Nobel de physique, en présence d’Einstein, et de deux autres amis, le mathématicien Émile Borel et Paul Langevin déjà présent ce 28 janvier. Le 2 mars 1935, il reviendra encore, mais cette fois pour une seconde conférence, « Réflexions sur l’art »17. Celle qu’on va lire est publiée, chez Armand Colin, dans le numéro 1 (janvier 1928) du Bulletin de la Société française de philosophie. En 1948, elle sera reprise dans Vues.

 

Messieurs – et même – Mesdames,

Je suis confus et honoré d’être appelé ici à comparaître devant les membres de la Société française de Philosophie.

Cet honneur m’intimide : je me sens terriblement embarrassé d’avoir à parler – ou à essayer de parler – devant vous.

Je voudrais, avant toute chose, dire quelques mots de remerciement à M. Xavier Léon, qui vient de m’adresser des paroles trop flatteuses. Rien de plus difficile à entendre sans émoi, rien de si redoutable qu’une introduction aussi gracieuse. M. Xavier Léon veut à tout prix faire de moi un philosophe… J’essaierai pendant quelques instants de me rendre semblable à vous.

En vérité, – puisqu’il faut en venir à une sorte de confession publique, – il y a eu dans ma vie intellectuelle deux parts, – qui se sont quelquefois rejointes, – l’une toute vouée à l’étude passionnée et opiniâtre de quelques questions, qui, je l’ai su plus tard, pouvaient être des questions de philosophie ; l’autre, consacrée à quelque production littéraire (sous forme de poésie), adonnée à l’exercice fort intermittent d’un art.

Or, il est arrivé que ces deux modes d’activité ont eu en moi des rapports particuliers, et que, tandis que je me livrais à diverses recherches qui n’avaient rien de littéraire, toutefois le démon ou le sens de l’art veillait au fond de mon esprit ; mais, ensuite, quand les circonstances m’ont tardivement conduit, ou reconduit, à écrire18, quand je me suis remis à composer des poèmes, – il arriva que les idées, les méthodes, le système de pensée qui m’étaient devenus essentiels ne purent pas ne pas paraître et agir dans mon opération d’écrivain. Je crois que cela se voit. – Peut-être trop !…

Cette combinaison d’activités distinctes n’avait rien de nécessaire. Un penseur et un artiste peuvent vivre en s’ignorant dans le même personnage, comme il paraît que la science et la foi demeurent des modes d’évaluation séparés dans certains esprits.

Comme je crois être ici pour tenter de proposer devant vous quelques problèmes, et point du tout pour en résoudre, je poserai celui-ci qui découle assez naturellement de ce que je viens de vous dire :

« Quel rôle peuvent véritablement jouer dans l’artiste même, et quant à la pratique de son art, les réflexions d’ordre général et théorique, – une conception du “monde”, par exemple, une idée de l’homme ou de l’esprit ? »

Le problème est assez délicat à énoncer bien nettement. Il ne s’agit point d’esthétique, mais plutôt de psychologie, et je ne songe pas à ces théories de l’art qui se constituent parfois en doctrines d’école ; ces théories sont généralement faites à partir de l’art et en vue de l’art. Non, je veux parler de conceptions générales, mais personnelles (c’est-à-dire profondément senties et non seulement apprises), qui puissent, d’autre part, se refléter dans une œuvre, former en quelque sorte – quoique non exprimées par elle – la substance même d’une création artistique… ou, plus précisément, – si je puis me permettre une expression très aventureuse, – qui créent pour les actes spécialisés de l’artiste une sorte de champ métaphysique où ils s’exécutent, sont orientés, facilités et précipités dans tel sens, contrariés ou empêchés dans l’autre…

Il me semble possible de se demander si la création artistique est compatible avec une vue profonde et non commune de l’essence des choses selon quelqu’un.

J’emploie à dessein ce terme d’essence pour bien distinguer de la vue originale et intense des objets et des êtres (qui, elle, est évidemment nécessaire à l’artiste) cette vision plus abstraite et théorique dont je m’occupe.

Je vous citerai tout à l’heure à ce propos une certaine parole dont je fus fortement ému.

Je dis ému, car il est possible de l’être par des causes purement « intellectuelles ». Il y a chez quelques-uns, vous en êtes bien sûrs, une manière de sensibilité intellectuelle. En divers moments de mon existence, j’ai éprouvé les effets de cette sensibilité assez violemment pour avoir conçu l’ambition d’en faire passer quelque chose dans le domaine de la littérature, bien que l’art littéraire, comme tous les autres, s’adresse de préférence aux émotions d’ordre sensoriel, social ou sentimental. Je me suis demandé si les travaux de l’intellect séparé, ses événements propres, ses joies et ses peines, ses splendeurs et ses misères, ses grandeurs et ses servitudes ne pouvaient être représentés par les moyens de l’art. L’art, jusqu’ici, quand il a pris pour sujet la vie intellectuelle, a plutôt considéré et peint l’intellectuel, l’homme de l’esprit19, que l’intellect même. Mais il me semblait que l’intelligence, dans l’exercice de ses recherches illimitées, faisait éprouver des émotions tout analogues, – quoique d’une tonalité toute particulière, – à celles qui sont associées aux impressions que causent les spectacles naturels, les événements de la vie affective, les choses de l’amour ou de la foi. L’émotion intellectuelle est évidemment plus rare que les autres. L’art qui la fixe et la restitue ne peut avoir qu’une résonnance restreinte…

Mais je viens à cette parole dont je voulais vous signaler l’importance. Je ne réponds pas de ne pas en altérer la lettre, car je n’ai pu en retrouver le texte ; mais en voici la substance : Richard Wagner, écrivant à je ne sais qui, au sujet de la composition de Tristan et Yseult, dit à peu près ceci : Tristan, vous le savez, a été conçu par Wagner dans une période de grande passion amoureuse ; jusqu’ici rien d’extraordinaire, – c’est le cas de bien des œuvres, même médiocres. Mais Wagner ajoute :

« J’ai composé Tristan sous l’empire d’une grande passion et après plusieurs mois de méditation théorique20. »

Considérez, Messieurs, cette double condition, – ou plutôt : cette condition et cette condition, car on ne peut les additionner. Elles se composent dans une sorte d’antinomie.

Rien ne m’a fait plus songer que cette petite phrase qui répondait à je ne sais quelle attente et à quelle conviction en moi… Quoi de plus rare, me disais-je, et de plus enviable que cette coordination singulière de deux modes d’activité vitale, communément considérés comme indépendants, et même incompatibles ; – d’une part, agitation profonde du « sentiment », toute-puissance des troubles affectifs, exaltation sensuelle d’une idole psychique ; – de l’autre, méditation théorique complexe, méditation mêlée de métaphysique et de technique, dans laquelle devaient se trouver composés les problèmes et les innovations prochaines de l’harmonie, et les représentations de l’homme et de l’univers puisées dans Schopenhauer21 et fortement ressenties et repensées par le prodigieux artiste.

J’ai trouvé dans ces mots je ne sais quelle excitation supérieure. J’y voyais une justification presque enivrante de ce que j’avais si souvent pensé, quant à l’intervention de la méditation théorique, c’est-à-dire d’une analyse aussi serrée, aussi pénétrante que l’on voudra, usant même des ressources d’un symbolisme abstrait, de notations organisées, en somme, de tous les moyens de l’esprit scientifique appliqués à un ordre de faits qui semblent au premier regard n’exister que dans le domaine de la vie affective et intuitive.

Or il apparaît, et l’exemple de Wagner le montre d’une façon particulièrement éclatante, que l’emploi des facultés abstraites, – d’une sorte de calcul conscient, – puisse, non seulement s’accorder avec l’exercice d’un art, – c’est-à-dire avec la production ou création de valeurs poétiques, – mais encore soit indispensable pour porter à un degré suprême d’efficacité et de puissance l’action de l’artiste et la portée de l’œuvre.

Comme les sciences donnent des moyens d’action sur la nature qui passent de beaucoup la puissance immédiate de l’homme, ainsi dans l’ordre des arts, une analyse théorique bien conduite peut permettre telles combinaisons de moyens, telle précision dans leur intervention, un tel déploiement de ressources complexes, – elle peut servir à communiquer aux ouvrages un pouvoir émouvant si intense et si soutenu, – que le spectateur ou l’auditeur subjugué soit tenté d’en attribuer la création à quelque être surhumain. Quelques signes tracés sur une portée déchaîneront les puissances organiques qui engendrent en nous l’immense univers des sons, – et cet univers illusoire nous donnera à son tour l’illusion la plus profonde et la plus significative de l’univers total ou de la complexité « infinie ». Comme l’on arrive en écrivant quelques signes à représenter des nombres qui sont au delà de toute intuition, soit par leur grandeur, soit par leur structure, sur lesquels on peut toutefois spéculer et opérer exactement et utilement sans les concevoir, ainsi fait le compositeur quand il manœuvre, irrite, exalte, lie et délie par voie abstraite et superficielle nos puissances intimes, – et, par elles, excite tout le système de nos idées.

Ce qui est vrai de la musique, l’est-il de la littérature ? Question infiniment délicate. Il ne faut oublier jamais que la littérature, pour autant qu’elle est un art, est un art fondé sur le langage, moyen pratique, moyen d’origine commune et statistique22. Mais l’art est l’action et l’affirmation de quelqu’un, et cette action personnelle s’exerce donc en sens contraire de l’action désordonnée de tous… De plus, et dans le même ordre d’idées, le langage comporte un ensemble de conventions qui se classent en vocabulaire et en syntaxe. Conventions, c’est-à-dire : liaisons qui pourraient être différentes. Mais ces conventions sont généralement imprécises ; un grand nombre d’entre elles sont indéfinissables, ou presque. L’art littéraire joue des possibilités que lui laisse ce manque de rigueur, mais il en joue à ses risques et périls, pâtissant ou profitant des malentendus, des différences de valeurs ou d’effet des mots selon les personnes.

Il n’y a donc guère que le rythme et les propriétés sensibles de la parole par quoi la littérature puisse atteindre l’être organique d’un lecteur avec quelque confiance dans la conformité de l’intention et des résultats…, etc.

Je ne poursuis pas cette sorte d’analyse. Je n’ai voulu, Messieurs, que vous donner une idée des questions que j’ai considérées, – quand je pensais à la littérature, – pendant cette longue partie de ma vie que j’ai heureusement passée à ne pas écrire. De 1892 à 1912, je n’ai travaillé que pour moi-même, sans aucune idée de publication. Ma carrière littéraire s’est déclarée fort tard et fut déterminée par des circonstances indépendantes de ma volonté23.

Toutefois, en dépit de travaux, d’occupations ou d’obligations qui encombrent à présent mes journées, je ne perds pas de vue ce qui fut le principal objet de ma curiosité et de mes recherches plus ou moins aventureuses. Ce fut aussi le fil conducteur de mon attention à travers la variété accidentelle de la vie. Je reviens toujours aux mêmes problèmes, à ceux que je crois fondamentaux, ou que ma nature d’esprit ramène toujours comme tels devant moi. Il m’est arrivé, je l’avoue, de songer que je pourrais faire de ces divagations obstinées un de ces grands volumes verts, de ceux que le format et l’aspect font aussitôt classer dans une bibliothèque de philosophie24. Un système ? Certes non ! Ce nom seul m’épouvante25. Tout au plus un ensemble d’idées, – ou, plus exactement : une collection d’énoncés de problèmes – dont plusieurs, sans doute, auraient plusieurs énoncés ! Mais ce volume, je le place toujours à l’infini de l’instant où j’y pense. Il me serait bien difficile de vous donner une idée d’un ouvrage si éloigné ! Je ne saurais par où aborder ce que je considère sans bords… Voilà une manière de définition !

Nous avons heureusement un objet plus précis. Nous sommes convenus que le sujet ou le prétexte de cette réunion serait « la Création artistique ». M. Brunschvicg voulait me faire parler de la Création tout court. Mais, comme je n’ai pas d’intuition ni d’expérience de ce phénomène, j’ai pensé qu’il fallait, au moyen d’une épithète, restreindre le projet et le réduire à l’examen de choses et de faits dont nous puissions avoir une connaissance plus positive.

La création artistique est d’ailleurs un problème assez vaste et assez ardu… Comment l’aborder ?… Permettez-moi de m’abandonner devant vous à une sorte de manie dont je suis incommodé. Quand un problème de cette espèce se propose à moi, je n’y vois tout d’abord que ce que je nomme une situation verbale. Je me trouve devant un système de mots auquel correspond un ensemble ou un domaine de notions confuses et de relations désordonnées ou incomplètes. Au commencement est la confusion, – même quand on ne la perçoit pas. Il arrive trop souvent que la recherche se développe à partir de cet état, volant aux solutions avant d’avoir nettoyé ce champ mental, et articulé les problèmes dans le langage des moyens réels de notre pensée. Nous nous hâtons d’obéir aveuglément à un questionnaire immédiat exprimé dans un langage non contrôlé.

C’est pourquoi on peut observer tant de confusions et de méprises dans l’ordre de la philosophie esthétique. L’une des erreurs les plus fréquentes et les plus remarquables que l’on puisse commettre en spéculant sur les choses de l’art, est celle qui consiste à considérer les œuvres comme des entités bien définies. Il en résulte que l’esthéticien, anxieux de restituer la genèse de l’ouvrage, croit pouvoir s’élever de l’œuvre à l’auteur, par une opération directe, et, en quelque sorte (permettez-moi l’expression), linéaire. Il s’éloigne par là, sans s’en douter, du vrai et du réel. Du vrai, car un ouvrage ne peut être considéré que dans ou selon un observateur bien déterminé, et jamais en soi. Du réel, car la réalité de l’exécution de cet ouvrage est faite d’innombrables incidents intimes ou accidents extérieurs, dont les effets s’accumulent, se combinent dans la matière de l’ouvrage, – lequel peut devenir à la longue, surtout s’il fut très élaboré et maintes fois repris, un ouvrage sans auteur définissable, – un ouvrage dont celui qui l’eût pu faire d’un seul trait, sans déviations, sans interventions, n’a jamais existé26.

S’agissant des choses de l’art, il y a, avant toute chose, trois facteurs à distinguer : un créateur ou auteur ; un objet sensible, qui est l’œuvre ; un patient, lecteur, spectateur, auditeur27.

Il ne faut jamais perdre de vue cette distinction si simple, et ne jamais confondre ce qui tient à l’un avec ce qui se rapporte à l’autre. Il faut se défier des jugements qui opèrent des synthèses inconscientes ou implicites de ces trois concepts. Ces jugements n’ont aucun sens.

Lorsque nous parlons d’une œuvre, n’oublions pas qu’une œuvre n’est en soi qu’une chose, dont l’existence est aussi latente que celle d’un disque de phonographe quand l’appareil ne fonctionne pas…

Mais cette image me suggère un exemple très réel du genre d’erreurs dont je parle.

On a institué depuis quelques années une critique phonétique des poèmes fondée sur l’analyse de documents enregistrés. L’emploi de ces inscriptions de la voix est tout légitime quand il s’agit de fixer et de caractériser ce qui est. On ne peut en déduire des prescriptions esthétiques. La machine – dont l’interposition donne l’illusion de l’objectivité, ne fait qu’inscrire à sa façon la voix de celui qui a déclamé devant elle – et cette diction vaut ce qu’elle vaut. Rien de plus simple, vous le savez, que de transformer un poème par la lecture, de rendre le bon mauvais, et le mauvais supportable. L’inscription, en un mot, nous peut montrer à loisir, en développant et grossissant le tracé qu’elle enregistre, tous les détails de telle ou telle déclamation : elle est incapable de choisir entre elles. C’est quelque oreille, ou quelque théorie préconçue qui choisit.

On voit par cet exemple combien il est difficile de dégager la notion de l’œuvre en soi.

Revenons à l’auteur… Laissez-moi vous redire mon paradoxe de tout à l’heure : que l’auteur est l’homme du monde le plus mal placé pour connaître ce que les autres appellent son œuvre. Même des plus conscients et des plus critiques, on peut dire des auteurs qu’ils ne savent ce qu’ils font. Comme je vous l’ai indiqué tantôt, cette proposition est d’autant plus vraie que l’œuvre est plus ample, qu’elle a demandé plus de temps et de travail. Chacun de nous est en général très éloigné du point où le travail soutenu parfois le mène. Travailler, en ce sens, n’est-ce pas se contraindre à différer de soi ?… D’ailleurs, lorsque l’auteur revient sur son ouvrage, sa considération est toujours mêlée au souvenir des circonstances de la composition. Il ne peut guère le voir sans voir du même regard tout un contexte d’incidents, d’hésitations, de parties supprimées ou non exécutées, d’expédients et de surprises. (Il peut arriver, par exemple, qu’une idée qui m’est brusquement et incidemment venue prenne place aussitôt dans l’ouvrage et paraisse au lecteur tout naturellement et nécessairement venue, comme produite sans effort par ce qui la précède dans le texte.)

Il est donc difficile à l’auteur de ressentir l’effet de l’ensemble de l’œuvre en tant que construction finie et isolée. Il a parcouru toutes les étapes de la création, traversé bien des carrefours, hésité à la croisée de bien des chemins ; il sait que tels morceaux lui vinrent sans travail, d’autres furent pénibles à produire ; il voit ses renoncements et ses développements inattendus. Parfois la solution qui décide de l’existence extérieure de l’œuvre se propose au moment qu’on allait l’abandonner, et l’œuvre premièrement conçue se trouve toute modifiée en quelques instants. L’impossible devient possible, l’obstacle devient moyen, etc.

Plaçons ici un problème singulier qui se propose quelquefois à un auteur : À quoi peut-il reconnaître que son ouvrage est achevé ? C’est une décision qu’il doit prendre.

Or, cette décision qui met un terme à l’œuvre, elle ne peut être qu’extérieure, étrangère à cette œuvre même. La durée, les dimensions assignées – le temps donné pour livrer le travail, – l’ennui, – la fatigue – ou bien la suffisance, voilà ce qui intime à l’auteur l’ordre de cesser son effort. Mais, en vérité, l’achèvement d’un ouvrage n’est qu’un abandon, un arrêt que l’on peut toujours regarder comme fortuit dans une évolution qui aurait pu toujours se prolonger.

On voit ici encore que l’œuvre, en tant que chose finie et bien délimitée, peut toujours, du côté de l’auteur, être perçue comme une sorte de lambeau accidentellement retranché de son tout intérieur, une forme de passage ; tandis qu’elle se présente au lecteur comme une construction nette et qui ne dépend plus du temps.

Considérons à présent quelques états de notre auteur que nous supposerons (pour savoir quelque chose de lui) extrêmement conscient.

Cet écrivain conscient observe ses moments et constate qu’il passe assez régulièrement par deux phases dont chacune mérite d’être examinée à part.

Il existe presque toujours un premier état, une phase émotive qui ne tend à aucune forme finie, déterminée et organisée, mais qui peut produire des éléments partiels d’expression, des fragments, qui trouveront, un jour, – ou ne trouveront jamais – leur tout… Dans cet état, paraissent un mot, une formule, une image, un dispositif, qui, retrouvés plus tard, viendront se loger dans une composition, servir inopinément de germe, ou de solution… Oserai-je nommer ces fragments : les débris du futur ?… Mais ce futur, qui peut être fort éloigné (aussi éloigné, parfois, que l’âge mûr l’est de l’enfance) il ne faut point y voir l’époque où sera formée l’œuvre telle qu’elle apparaît au public, mais l’époque de cette œuvre à l’état vivant, dont je vous disais tout à l’heure qu’elle n’est jamais arrêtée, solidifiée, séparée de ses possibilités et de ses chances de transformation, que par une intervention étrangère28.

   

Cette première phase appartient en somme à la psychologie générale. Les événements qui s’y produisent, quoique essentiels à la création dont ils accumulent la substance générale, – sous forme d’éléments émotifs, d’associations particulièrement heureuses ou puissantes – toutefois sont loin de suffire à la production de l’ouvrage organisé. Celle-ci implique un ordre tout différent d’activité mentale. L’auteur, qu’il s’en doute ou non, prend une attitude toute nouvelle. Il ne voyait d’abord qu’en soi-même et que soi-même ; mais à peine songe-t-il à une œuvre, il entre dans un calcul d’effets extérieurs. C’est un problème d’accommodation qui se pose : il se préoccupe sciemment ou inconsciemment des sujets sur lesquels doit agir son ouvrage, il se fait une idée de ceux qu’il vise et il se représente, d’autre part, les moyens dont il peut disposer pour cette action29.

Il est inutile, Messieurs, de vous dire que cet exposé est aussi grossier, aussi incomplet qu’il peut l’être. Je ne fais qu’un schéma dont le seul objet est de mettre en évidence la diversité des facteurs indépendants qui se trouvent combinés et confondus dans toute œuvre de l’art.

Ce genre de combinaisons – comme celle que je viens de vous signaler – propose à l’analyse esthétique des difficultés presque insurmontables. L’esthéticien se doit d’en savoir sur l’artiste plus que l’artiste n’en sait. Il doit chercher comment s’ajustent des moments si différents de l’esprit créateur ; comment s’opère, par exemple, la coordination des représentations des divers ordres. J’ai choisi un thème. Je me représente vaguement ou nettement un lecteur. Je me sens disposer de certains moyens. Je suis sollicité par mille souvenirs utilisables, mille éléments de cette substance émotive dont je vous parlais… L’œuvre que je ferai ne sera qu’une transaction, une mise en place, une subordination plus ou moins bien réussies de ces conditions indépendantes, de ces apports et de ces énergies de divers ordres.

C’est pourquoi presque toutes les œuvres littéraires exigent quantité de prolégomènes : expositions, descriptions, préparations, qui ont pour fonction : les unes, de définir les pièces et les règles du jeu ; les autres, d’apprivoiser le lecteur inconnu à la sensibilité de l’auteur. Ce sont les postulats, les conventions, les données à partir desquels l’œuvre proprement dite pourra être entendue. Ceci m’amène à dire incidemment quelques mots d’une sorte de littérature qui peut se passer de tant de précautions. Je veux parler de la littérature privée, des lettres entre intimes, des œuvres faites pour un seul. Ici tous les préambules sont inutiles. Le lecteur est bien défini. Vous savez comment le toucher, par quoi le surprendre, ce qui suffit, ce qu’il faut taire, et vous pouvez lui communiquer votre pensée – ou quelque pensée – presque sans… formalités, presque à l’état naissant et immédiat. Ce cas particulier nous fait assez bien saisir tout ce qui, dans un ouvrage destiné au public inconnu, doit être introduit artificiellement par l’auteur, et ne provient pas de sa pure expérience intérieure, ou du moins de la même source que sa production libre et intime30.

   

En résumé, toute spéculation sur la création artistique doit tenir grand compte de la diversité « hétérogène » des conditions qui s’imposent à l’ouvrier et se trouvent nécessairement impliquées dans l’ouvrage. Le destin paradoxal de l’artiste lui enjoint de combiner des éléments définis pour agir sur une personne indéterminée.

Peut-être conviendrait-il ici de parler de tous les moyens qui constituent la technique de l’art, et qui ont pour fin le passage du spirituel au temporel. Mais c’est là un sujet sur lequel il est impossible d’improviser.

Je me borne à vous signaler un point bien remarquable de cette philosophie de la technique que nous laisserons de côté. Dans tous les ordres de la technique, les moyens réagissent sur les fins : Quantum potes, tantum aude31 ! Et il arrive très fréquemment que la connaissance – le sentiment des moyens engendre la fin. Je ne serais même point éloigné de croire que certaines pensées profondes ont dû leur origine à la présence dans l’esprit, ou à l’imminence, de formes de langage, de certaines figures verbales vides et d’un certain ton – qui appelaient un certain contenu.

Laissons donc toutes ces questions difficiles que je ne suis pas armé pour aborder. Je pense qu’il vous intéressera davantage que je vous donne quelques impressions personnelles sur ce qu’on nomme l’intuition poétique, sujet dont je sais bien que tout philosophe de notre époque est préoccupé.

Voici un souvenir ; voici ce que je trouve à l’origine d’un certain poème que j’ai fait il y a quelques années32. Je me suis trouvé un jour obsédé par un rythme, qui se fit tout à coup très sensible à mon esprit, après un temps pendant lequel je n’avais qu’une demi-conscience de cette activité latérale. Ce rythme s’imposait à moi, avec une sorte d’exigence. Il me semblait qu’il voulût prendre un corps, arriver à la perfection de l’être. Mais il ne pouvait devenir plus net à ma conscience qu’en empruntant ou assimilant en quelque sorte des éléments dicibles, des syllabes, des mots, et ces syllabes et ces mots étaient sans doute, à ce point de la formation, déterminés par leur valeur et leurs attractions musicales. C’était là un état d’ébauche, un état enfantin, dans lequel la forme et la matière se distinguaient peu l’une de l’autre, la forme rythmique constituant à ce moment l’unique condition d’admission – ou d’émission. Telle fut la deuxième approximation, la première étant constituée par le rythme nu, la percussion pure et simple. Il arriva ensuite que, par une sorte d’éveil de la conscience, ou d’extension assez brusque de son domaine – extension qualitative, bien entendu, accroissement du nombre des exigences indépendantes, – il se produisit une substitution des syllabes et des mots provisoirement appelés, et qu’un certain vers initial se trouva non seulement tout fait – mais m’apparut comme impossible à modifier, comme l’effet d’une nécessité. Mais ce vers à son tour exigeait une suite musicale et logique. Le doigt était dans l’engrenage. Par malheur pour les poètes, l’heureuse coïncidence ne se poursuit pas continûment, et il faut en appeler au travail et aux artifices pour imiter celui qu’on fut pendant un instant. La raison de cette intermittence du bonheur spontané est fort simple : c’est que, dans le langage, le son et le sens ne sont liés que par convention.

Dans un autre cas, un vers s’est présenté à moi, visiblement engendré par sa sonorité, par son timbre33. Le sens que suggérait cet élément inattendu de poème, l’image qu’il évoquait, sa figure syntaxique (une apposition), agissant comme agit un petit cristal dans une solution sursaturée, m’ont conduit comme par symétrie à attendre, et à construire selon cette attente, en deçà et au delà de ce vers, un commencement qui préparât et justifiât son existence, et une suite qui lui donnât son plein effet. Ainsi, de ce seul vers, sont provenus de proche en proche tous les éléments d’un poème – le sujet, le ton, le type prosodique…, etc.

Je ne pus m’empêcher de comparer cette prolifération à celle qui s’observe dans la nature où l’on voit, paraît-il, un fragment de tige ou de feuille de certaines plantes reproduire un individu complet moyennant un milieu favorable. Le fragment, quoique différencié, se fait peu à peu un individu complet, il se fait des feuilles, une tige, des racines, tout ce qu’il faut pour vivre34.

(Mais cette analogie séduisante ne doit point être retenue, à cause de l’indépendance radicale que j’ai soulignée tout à l’heure entre les constituants du langage, son et sens35.)

D’autres cas se présentent. On peut dire que chaque œuvre eût pu être produite par plusieurs voies. Rien ne nous montre dans un examen objectif si tel poème est né d’un certain hémistiche donné, d’une rime, ou d’un projet abstraitement formulé. Le cas le plus général, quand il s’agit de très grandes œuvres, est naturellement celui dans lequel l’auteur part d’un sujet pour parvenir enfin à la versification. C’est le cas des épopées classiques, des poèmes dramatiques, tragédies, comédies. Mais les poèmes de ce genre sont ceux où l’on discerne le moins bien le caractère spécifique de la poésie, lequel consiste essentiellement dans une singulière, dans une improbable correspondance réciproque entre une forme sensible et une valeur significative36. (De plus, entre les significations successives doivent exister des relations surabondantes, plus de relations qu’il n’en faut pour la compréhension nette et linéaire. C’est là ce qui induit les poètes à l’emploi de figures, métaphores, tropes…, etc.).

Les épopées et les poèmes dramatiques ont ce défaut, cette propriété anti-poétique, qu’ils peuvent se résumer, se raconter ; et, en somme, avoir une existence, ou un genre d’existence, indépendant de leur valeur… Tandis que dans la poésie qui n’est que poésie, – je n’ose dire : pure37 ! – le poème ne peut, sans périr entièrement, être mis en prose. Songez que tout le travail du poète a été consacré à donner au tout de son poème cette organisation combinée du fond et de la forme qui n’est accordée que chichement et rarement par la fortune.

Cette poursuite de l’improbable, qui est beaucoup plus ardue dans la poésie que dans les autres arts, a pour très fâcheuse conséquence la difficulté presque insurmontable que l’on trouve en poésie à composer. Je ne sais rien de plus rare, – en ce qui concerne les œuvres qui comptent plus de… quatorze vers ! – que la composition, au sens que j’appellerai ornemental de ce terme38. Je pense que c’est une tâche presque au-dessus des forces humaines ! Je n’entends pas parler ici de composition logique ou chronologique. Il ne s’agit point du système qui consiste à suivre pour fil conducteur une succession d’événements datés, ou à adopter une ordonnance de concepts. On trouve bien dans la poésie lyrique de nombreux exemples de développements qui suggèrent une figure simple, une courbe sensible. Mais ce ne sont jamais que des types très élémentaires.

En parlant de composition, je songe à des poèmes dans lesquels on tâcherait de rejoindre la complexité savante de la musique en introduisant systématiquement entre leurs parties des rapports « harmoniques », des symétries, des contrastes, des correspondances…, etc.

Je confesse qu’il m’est arrivé quelquefois de concevoir et même d’entreprendre dans ce sens, mais mes essais n’ont jamais abouti, – même à quelque chose de mauvais !

Voilà, Messieurs, ce que je puis vous dire.

Souvenirs littéraires

Cette conférence a été prononcée à l’Université des Annales, le 18 novembre 1927, à l’invitation de Madeleine Brisson : fille du critique dramatique Francisque Sarcey, épouse du directeur des Annales politiques et littéraires, Adolphe Brisson, et mère de Pierre Brisson, le futur directeur du Figaro, c’est en 1905 qu’elle a créé l’Université des Annales où viennent parler de prestigieux invités – Marie Curie ou Reynaldo Hahn, Ida Rubinstein ou le général Mangin, mais aussi de nombreux écrivains – et les interventions sont le plus souvent publiées ensuite dans la revue Conferencia. Au fil du temps, Valéry va nouer des relations affectueuses avec Madeleine Brisson, et il reviendra souvent aux Annales. Ce jour-là, le programme annonce une conférence intitulée un peu lourdement « Le sens moderne. Souvenirs littéraires. Les précurseurs : Huysmans, Mallarmé, et quelques autres », et Valéry prend la parole en duettiste avec son amie Hélène Vacaresco : poétesse roumaine, elle est sa collègue à la Sous-Commission des Lettres et Arts de la Société des Nations – et c’est une figure alors célèbre du Tout-Paris. À ses conférenciers, Madeleine Brisson conseillait volontiers de préférer les anecdotes aux idées difficiles, et Valéry s’y est un peu laissé prendre pour ce coup d’essai. Il s’enhardira très vite et, deux semaines plus tard, tiendra un discours beaucoup plus théorique39. Ces pages sont publiées dans Conferencia le 20 mars 1928, et reprises en 1939 au tome X des Œuvres qui, précisément, rassemble des conférences.

 

Souvent il m’arrive, quand je me trouve, comme aujourd’hui, dans un lieu public, dans une salle de spectacle ou de concert, où tant de visages sont condensés, tant d’existences réunies, il m’arrive de songer à tous les souvenirs d’une telle assemblée, à ce qu’on pourrait en extraire de récits merveilleux.

Imaginez qu’un despote, un sultan tout-puissant et curieux fasse cerner tout à coup cette enceinte par sa garde, et, sous la menace des armes, qu’il nous contraigne tous à raconter l’un après l’autre ce que chacun de nous a vu, ou entendu, ou éprouvé de plus étrange dans sa vie. Quel coup de filet ! Quelle foison d’impressions sortirait d’un public pressé comme une éponge, et duquel le passé personnel, les expériences singulières ruisselleraient devant lui-même. Car le public, le public même, il est ce sultan qui s’ennuie, et qui s’ennuie sur ses trésors… L’écrivain, poète ou conteur, ce n’est qu’un homme d’entre les hommes qui s’enhardit à rompre le silence général et à prendre la parole.

 

Je n’ai pas connu Victor Hugo, et j’en ai, vous le pensez bien, un immense regret. Mais enfin j’avais treize ans quand il est mort, et j’avoue que j’avais encore fort peu produit.

Victor Hugo accueillait volontiers les jeunes poètes. Stéphane Mallarmé nous contait quelquefois que, faisant un jour une visite au grand homme, Hugo le prit par l’oreille et lui dit : « Ah ! Ah ! voilà mon cher poète impressionniste40. »

Victor Hugo confondait un peu les écoles. Il était capable de toutes. Cependant, pour l’observateur d’aujourd’hui, il semble en quelques endroits plus proche de la poésie qu’on appelait symbolique41 que ne le furent ses successeurs immédiats, les poètes du Parnasse.

Il y a dans les vers de Victor Hugo, surtout dans ceux de la dernière période de sa vie, quelques-uns des plus beaux vers « symbolistes » qu’on ait jamais écrits.

Entre parenthèses, je crois bien qu’il n’était pas du tout du sentiment de ces personnes qui réduisent la littérature à sa formule la plus simple, qui la ramènent à ce type : « Vous voulez dire qu’il pleut, dites qu’il pleut42. »

Dans une magnifique pièce qu’il a consacrée au souvenir et à la gloire de Théophile Gautier, pièce écrite un an ou deux après la mort du poète43, Victor Hugo, âgé de soixante et onze ans, pouvant se voir tout près de sa fin, ayant vu mourir tous ses émules, presque tous ses amis et quelques-uns de ses disciples, ayant vu disparaître Lamartine, Musset, Vigny, Gautier enfin, veut évoquer sa propre mort prochaine. Il pense : « Je suis très vieux. Tout le monde est mort autour de moi, et maintenant mon tour est venu, je vais mourir. » Comment l’exprime-t-il ? Va-t-il le dire en quatre mots, en quatre vers tout simples et directs ? Il veut dire qu’il va mourir, va-t-il dire : « Je vais mourir » ?

Point du tout. Victor Hugo, de cette idée si simple, tire un vaste et puissant développement et substitue à l’expression directe tout un système d’expressions symbolistes de la plus grande force et de la plus profonde beauté.

Il dit :

Il dit :

Ou bien encore, peignant l’approche inéluctable de la mort qui procède vers lui, il écrit ces admirables vers :

Victor Hugo savait bien, et nous démontre par toute son œuvre, que l’expression directe ne peut être, en poésie, qu’une singularité, et que le règne de l’expression directe, dans un texte, équivaut à la suppression totale de la poésie.

 

Je n’ai fait que voir Leconte de Lisle. À l’époque où j’habitais le Quartier Latin44, je voyais tous les jours, à l’heure du déjeuner, passer deux ou trois hommes considérables. Je prenais mes repas dans un petit restaurant de ce quartier devant lequel, vers midi et quart, paraissait la silhouette d’un homme assez voûté, à courte barbe, à redingote sévère. Il avait les yeux vagues et distraits sous les verres du binocle. Il marchait le long des murs, perdu dans ses pensées, et souvent, de son doigt, il traçait le long des murs des esquisses de courbes : c’était l’illustre géomètre Henri Poincaré. Quelques instants plus tard, la rue retentissait d’un vacarme significatif ; des piétinements, des cris, des jurons annonçaient quelque passage extraordinaire ; on voyait enfin riant et disputant, s’avancer le cortège assez inquiétant de Verlaine45. Verlaine y figurait sous les espèces sordides d’un mendiant ou d’un chemineau, porteur d’une casquette et cravaté d’un foulard rouge. Il tenait à la main un gourdin énorme dont il frappait le sol à chaque pas. De temps à autre on s’arrêtait ; les rires éclataient, ou les injures, et la bande reprenait bruyamment son chemin vers la rue Descartes où logeait le poète. Le contraste était remarquable. Il m’amusait de voir se suivre, à quelques minutes d’intervalle, le grand savant abîmé dans ses réflexions et ses ébauches de calcul, et puis ce grand poète errant, inventeur de tant de musique… Je descendais ensuite au Luxembourg dont le bassin, semé de voiles, m’attirait, et je ne manquais pas de rencontrer Leconte de Lisle, qui traversait le jardin à heure fixe pour se rendre de son logement de l’École des Mines, au Sénat, dont il était le bibliothécaire46. Il y avait, entre midi et deux heures, sur ce point de Paris, une conjonction de trois hommes illustres merveilleusement dissemblables.

Comme je vous l’ai dit, je n’ai pas connu Leconte de Lisle en personne. En ce temps-là, sa poésie, dont je n’étais pas du tout sans apprécier la valeur, n’était point cependant celle qui m’attirait. La plupart de mes camarades admiraient Leconte de Lisle. Quelques-uns l’allaient voir. Je regrette aujourd’hui de n’avoir pas fait comme eux. Tout changement d’idéal s’appuie sur l’idéal que l’on délaisse et le suppose. Leconte de Lisle me semble un peu trop abandonné maintenant. Il me semble que nous n’avons plus d’hommes de cette haute allure. Nul n’a été plus ferme que lui dans la volonté de puissance en ce qui concerne l’art poétique et le grand style.

Vers 1893, il était encore dans sa gloire, mais cette gloire en était au point où la gloire ne se renouvelle plus. Autour de Verlaine et de Mallarmé se concentrait l’activité des jeunes gens47.

 

Mallarmé, que peut-être vous avez lu, ou du moins essayé de lire, est, comme vous le savez, un auteur assez difficile. Je ne vous parlerai pas aujourd’hui de son œuvre, je ne vous dirai que quelques mots de sa personne. Il était l’être le plus délicieux, l’homme le plus affable, le plus courtois qui se pût voir. On se trouvait, quand on allait lui faire visite, reçu par un homme de très petite taille, au visage noble, d’expression grave et douce, aux yeux admirables. Son accueil était d’une grâce exquise et presque surannée. Mallarmé avait en quelque sorte reconstruit son être social, sa personne visible, comme il avait reconstitué entièrement sa pensée et sa langue. Il nous offre un exemple tout à fait singulier de recréation de quelqu’un par soi-même, de refonte méditée d’une personnalité naturelle. Rien ne semble plus beau que ce dessein qu’un homme a pu concevoir et accomplir sur sa pensée et sur ses actes, sur son œuvre, et, en somme, sur toutes ses formes d’existence, comme Mallarmé l’a fait.

Les relations avec Mallarmé étaient charmantes. Tous les mardis il réunissait, comme vous le savez, quelques amis autour de lui et nombre d’inconnus. Allait chez lui qui voulait, il était avec tous d’une affabilité égale. Cette grande liberté d’accès n’était pas sans conséquences amusantes. On voyait paraître chez lui, tous les ans, vers la même époque, un Américain très chevelu dont on pouvait se demander s’il avait jamais ouvert un livre de Mallarmé, ni lu une ligne de lui. Cet homme inexpliqué arrivait, s’asseyait, ne disait rigoureusement rien, approuvait de la tête, puis disparaissait. Il manifestait d’ailleurs la plus grande révérence pour Mallarmé. Un jour il écrivit au poète pour lui dire qu’en souvenir des bonnes soirées passées chez lui autour de sa lampe, il avait eu l’idée, un fils lui étant né, de le baptiser Mallarmé. Il est donc actuellement en Amérique un monsieur qui s’appelle Mallarmé sans savoir probablement de qui il s’agit, et pourquoi il porte ce prénom étrange et rare.

 

Je veux vous rapporter quelques circonstances de mes relations personnelles avec Mallarmé. Un jour de l’année 1897, il me manda chez lui. Il m’écrivait qu’il avait à me communiquer quelque chose d’importance. Je le trouvai dans sa chambre ; sa chambre et son cabinet de travail, c’était la même pièce. Mallarmé, petit professeur d’anglais et de très médiocre situation de fortune vivait dans un appartement à la fois délicieux et infiniment simple, rue de Rome. Il habitait au haut de la maison un logement infime, magnifiquement décoré des peintures que ses amis personnels, Manet, Berthe Morisot48, Whistler49, Claude Monet, Redon50, lui avaient données. Il me reçut donc dans la petite pièce où, non loin de son lit, était sa table de travail, vieille table carrée aux jambes torses, de bois très sombre. Un manuscrit était devant lui. Il le prit et se mit à lire un texte étrange, plus étrange que ce que je connaissais déjà de lui. Le manuscrit lui-même me sembla si bizarre que je ne pouvais détacher mes yeux de ce papier que Mallarmé tenait. Ainsi m’apparut pour la première fois ce poème extraordinaire qui s’appelle « Un Coup de Dés51 ». Je ne sais s’il est jamais tombé sous vos yeux. C’était un poème spécialement fait pour donner au lecteur assis au coin de son feu l’impression d’une partition d’orchestre. Mallarmé avait longtemps réfléchi sur les procédés littéraires qui permettraient, en feuilletant un album typographique, de retrouver l’état que nous communique la musique d’orchestre ; et, par une combinaison extrêmement étudiée, extrêmement savante des moyens matériels de l’écriture, par une disposition toute neuve et profondément méditée des blancs, des pleins et des vides, des caractères divers, des majuscules, des minuscules, des italiques, etc., il était arrivé à construire un ouvrage d’une apparence véritablement saisissante. Il est certain qu’en parcourant cette partition littéraire, en suivant le mouvement de ce poème visuel, dont certains mots ou certains passages se répondent, imprimés qu’ils sont dans le même caractère, s’ajustent à distance exactement comme des motifs, ou bien comme des timbres dans un morceau de musique, on conçoit, on croit entendre, une symphonie d’espèce toute nouvelle. On comprend combien il serait précieux, dans la poésie, de pouvoir faire des rappels, des raccords, de poursuivre un thème au travers d’un thème et d’enlacer des parties indépendantes d’une pensée. Mallarmé avait osé orchestrer une idée poétique.

Ayant fini sa lecture, il me demanda si je ne le jugeais pas tout à fait insensé. Je restai un instant silencieux, très embarrassé ; je m’excusai sur l’extrême nouveauté, sur ma surprise, et je lui demandai à revoir le texte de près. Il me tendit le manuscrit, et je commençai de me figurer l’immense travail qu’avait dû exiger cet ouvrage et de mesurer la constance, l’ingéniosité, la profondeur, qu’il supposait dans son auteur.

Cet homme avait réfléchi sur tous les mots. L’obscurité que vous savez, que vous avez affrontée peut-être à vos dépens, elle n’est autre chose que le résultat d’une recherche infiniment prolongée, qui veut tirer du langage et de la poésie tout ce qu’ils peuvent donner à la volonté inflexible de créer.

Mais je ne veux, aujourd’hui, insister sur des considérations de cet ordre. Je préfère demeurer dans le domaine de la mémoire, ne pas vous engager avec moi dans une analyse trop ardue. Revenons donc à nos souvenirs.

En voici encore un, le dernier, la dernière chère et douloureuse impression qui me reste de Mallarmé. Il s’agit de la dernière visite que je lui ai faite52. C’était le 14 juillet 1898. Il m’avait invité à passer la journée avec lui, dans sa propriété, très petite, de Valvins. Valvins est un hameau situé au bord même de la Seine, en face de la lisière de la forêt de Fontainebleau. Là, Mallarmé avait coutume d’aller passer l’été, dans une maison paysanne qu’il avait arrangée selon son goût parfait. Il y trouvait la paix, le travail méditatif, pendant ses mois de vacances. Il y avait là une yole53 dans laquelle il promenait quelquefois ses amis sur la rivière. C’est là que je l’ai trouvé le 14 juillet 1898. Après le déjeuner, il me conduisit dans son minuscule cabinet de travail qui avait deux pas de large sur six pas de long. Sur l’appui de la fenêtre, étaient étalées les épreuves de ce fameux Coup de Dés54 dont je viens de vous parler. Nous avons longtemps regardé ensemble cette sorte de machine de langage qu’il avait ainsi savamment, patiemment, témérairement construite, car rien n’était plus téméraire que cet essai. Nul n’a eu plus de courage littéraire que cet homme55, qui aurait pu être le premier poète de son temps s’il eût consenti de n’être pas tout à fait soi-même, et qui a tout risqué pour suivre profondément en soi, pendant toute sa vie, une idée.

Nous avons longtemps considéré ces épreuves d’imprimerie. La perfection de l’exécution matérielle était essentielle à son dessein, puisque l’œuvre qu’il rêvait était une œuvre dont l’apparence visible était une partie capitale, dont il fallait que tous les détails fussent ordonnés et réalisés minutieusement. Je me rappelle avoir discuté avec lui la place de certains mots, l’importance de certains blancs… Et puis, nous sommes sortis dans la campagne. Nous avons marché sous le soleil ardent. L’été était très avancé et déjà les blés étaient tout dorés devant nous dans la plaine. Il s’arrêta tout à coup pensif. Cet homme rêvait aux merveilles prochaines de l’automne, l’automne qui le ramenait à Paris, où il retrouvait les concerts… J’ai oublié de vous dire qu’il allait tous les dimanches aux concerts Lamoureux56, où on le voyait s’absorber, non pas à écouter la musique pour elle-même, tant qu’à essayer de lui dérober ses secrets. On le voyait, le crayon aux doigts, qui notait ce qu’il trouvait de profitable à la poésie dans la musique, essayant d’en extraire quelques types de rapports qui pussent être transportés dans le domaine du langage. Il rêvait tout l’été à ce qu’il avait ainsi noté pendant l’hiver, et il attendait toujours avec impatience l’époque où il pourrait revenir à Paris et reprendre sa place au concert, c’est-à-dire recourir à sa source. Considérant donc les plaines d’or qui s’étalaient devant nous, cet homme, hanté par la musique, me dit un mot suprême. Désignant de la main la splendeur qui s’étalait devant nous, il me dit : « C’est le premier coup de cymbale de l’automne sur la terre. » Le soir, il m’accompagnait à la gare. Nous avons longtemps causé sous un ciel admirable… Je ne l’ai plus revu. Trois semaines après57, je recevais le télégramme de sa fille qui m’annonçait sa mort. Il avait été foudroyé, littéralement étouffé par un mal sans remède, dans les bras mêmes du médecin qui venait lui faire visite. Ce fut pour moi un coup terrible58.

 

Disons maintenant quelques mots d’un autre écrivain que j’ai aimé et admiré, lui aussi, quoique fort différent de Mallarmé59.

Vous savez quel destin singulier fut le destin littéraire de Huysmans. Il avait commencé par être un disciple très strict de l’école naturaliste, un fervent de Zola, un des écrivains qui ont collaboré aux Soirées de Médan60. Son art fut extrêmement recherché, raffiné, nerveux, peut-être à l’excès. Huysmans n’en a pas moins acquis une influence singulière sur un triple public par trois œuvres principales dont la saveur et la puissance demeurent à peu près identiques. Ces livres : À rebours, Là-Bas et En Route61 ont produit, chacun sur une catégorie particulière de lecteurs, une profonde impression. À rebours a été une révélation pour les jeunes gens de mon époque. Vous en connaissez la curieuse donnée : le dernier rejeton d’une antique famille s’enferme dans une demeure qu’il s’est fait construire aux environs de Paris, et là se livre à l’extrême culture de ses sensations. Il s’enivre de parfums qu’il a curieusement choisis et classés ; il se compose des symphonies de liqueurs. Ou bien, ce sont des objets singuliers, des fleurs rarissimes qu’il assemble, dont il s’éprend et se déprend. Mais, par ce même livre, Huysmans a fait connaître à un grand nombre de jeunes gens d’il y a quarante ans les écrivains encore secrets, les peintres ignorés, les artistes les moins connus du public. C’est dans ce livre que j’ai appris le nom de Verlaine, celui de Mallarmé62, celui d’Odilon Redon et de quelques autres, alors presque inconnus.

Huysmans était sous-chef de bureau à la Sûreté Générale, au Ministère de l’Intérieur. J’avais grande envie de le voir et j’osai lui demander un rendez-vous. Il m’écrivit : « Venez rue des Saussaies, à la Sûreté Générale. Là, dans un lieu abject, mais solitaire, nous pourrons causer63. » Je ne manquai point de me rendre en ce lieu redoutable. Rue des Saussaies, le garçon de bureau me conduisit dans un petit cabinet orné de cartons. Là, régnait Huysmans. Comme je regardais autour de moi, cherchant une contenance, j’aperçus d’étranges écriteaux sur les cartons verts du sous-chef. Sur l’un de ces cartons, le mot « tapeurs » était écrit d’une main ferme ; l’autre portait le mot « raseurs », et je me dis : « Je ne suis pas dans le carton de gauche, mais il y a bien des chances pour que ma lettre soit dans l’autre. » Lorsqu’un homme devient notoire, il sent de jour en jour davantage la nécessité de tels cartons.

La conversation de Huysmans était furieusement pittoresque. Il avait le langage le plus vert qui se pût entendre. Je ne saurais véritablement vous reproduire la plupart des propos qu’il m’a tenus. Il était rarement tendre et souvent satirique. Huysmans était le plus nerveux des hommes, au demeurant très fidèle et très serviable64. Ses livres singuliers lui attiraient d’étranges visiteurs ou des correspondants bien extraordinaires. Toutes les fois que j’allais le trouver, c’était quelque histoire nouvelle, toujours surprenante.

 

Je vous dirai maintenant quelques mots du peintre Edgar Degas, que j’ai beaucoup connu65 et qui se place fort naturellement auprès de Huysmans et de Mallarmé. Vous connaissez l’œuvre de Degas ; elle est aujourd’hui dans les musées. L’homme était la personnalité la plus entière, la plus vive, parfois la plus incommode ; homme d’esprit s’il en fut et d’une intelligence singulière. Degas vivait, quand je l’ai connu, dans une maison de la rue Victor-Massé, aujourd’hui démolie, dont il occupait trois étages. Au premier était son musée particulier. Il avait entassé là des œuvres des peintres qu’il aimait. Il avait de très beaux Delacroix, des Corot, des Ingres, etc. Au-dessus, était son appartement, l’un des appartements les plus vaguement balayés et frottés que j’aie vus de ma vie. Ce n’était que poussière et merveilles, car ses esquisses préférées couvraient les murs. Au troisième était l’atelier. Là se trouvaient la baignoire, le tub et les éponges qui ont si souvent servi à ses modèles et qui figurent dans un si grand nombre de ses compositions. Mais ce n’est pas du peintre, ni même du critique admirable qu’il était que je veux vous parler. Je parlerai d’un Degas moins connu, du Degas homme de lettres et poète. Il y avait chez lui un écrivain latent, et d’abord un homme d’esprit dont les mots sont si connus que je ne les répéterai point devant vous. Il y avait aussi un Degas poète66, un Degas qui appartient par là à ces souvenirs littéraires que nous vous contons aujourd’hui. Je n’en parlerai point comme d’un poète amateur. Degas, esprit précis, ne pouvait supporter de demeurer dans l’état larvaire de l’amateur. Il avait une curiosité immédiate et infinie de tout ce qui, dans les arts, constitue le métier, on dirait aujourd’hui la technique. Il faisait donc des vers avec le sentiment d’un métier qu’il ne possédait pas ; il les faisait d’ailleurs avec la plus grande peine, comme il sied, car qui fait des vers sans peine ne fait point de vers. Quand il était embarrassé, quand la muse manquait à l’artiste ou l’artiste à la muse, il prenait conseil, il allait gémir dans le sein des hommes de l’art. Il recourait tantôt à Heredia, tantôt à Stéphane Mallarmé ; il leur exposait ses malheurs, ses désirs, ses impossibilités, il disait :

— J’ai travaillé toute la journée à ce sacré sonnet. J’ai perdu tout un jour, loin de la peinture, à faire des vers, et je n’arrive pas à ce que je voudrais. J’en ai mal à la tête.

Une fois qu’il tenait ce discours à Mallarmé il finit par lui dire :

— Je ne m’explique pas pourquoi je ne parviens pas à finir mon petit poème, car enfin je suis plein d’idées.

Et Mallarmé lui répondit :

— Mais Degas ce n’est pas avec des idées qu’on fait des vers, c’est avec des mots67.

Il y a là une grande leçon.

Orient et Occident

Préface au livre d’un Chinois

C’est à l’occasion des obsèques de sa mère, le 20 mai 1927, que Valéry rencontre un étudiant chinois, Cheng Tcheng (1899-1996), qui se rend régulièrement à Sète pour travailler à la station zoologique. Il se trouve par hasard à la gare en même temps que l’écrivain, et Jules Valéry, qui le connaît, le présente à son frère. Touché par son deuil, le jeune homme lui consacre un poème qu’il lui envoie le lendemain, et le destinataire en est ému. Lorsque, fin septembre, Cheng Tcheng s’installe à Paris où il va enseigner la sériciculture comparée, Valéry le reçoit volontiers et l’introduit auprès de quelques amis. Peu après, lorsque le jeune Chinois achève un ouvrage en français, il consent aussitôt à le préfacer, par amitié, sans doute, mais également parce qu’il porte intérêt au livre. Accepte-t-il aussi parce que Cheng Tcheng y évoque sa mère de manière émouvante un an à peine après qu’il a vu disparaître la sienne ? C’est probable, et le jeune homme, dès son arrivée à Paris, lui a d’ailleurs écrit : « Je pense toujours à la vôtre dormant au flanc de la colline de Cette, devant laquelle je n’ai jamais cessé de faire une réflexion pieuse. En la regardant, j’ai rédigé les premières pages de mon récit, l’histoire de ma mère68. » Ma mère paraît au début de 1928 aux Éditions Victor Attinger et, avant de la reprendre en 1931 et 1938 dans la première et la seconde éditions des Regards sur le monde actuel, Valéry redonne sa « Préface au livre d’un Chinois » dans le numéro XV de la revue Commerce qui paraît au printemps 1928.

 

Rares sont les livres délicieux ; et rares les livres de véritable importance. On ne voit donc presque jamais la combinaison de ces valeurs. Cependant, l’improbable n’est pas l’impossible ; il peut arriver une fois qu’une œuvre charmante soit le signe d’une époque du monde.

Je trouve dans celle-ci, sous les couleurs les plus douces et les apparences les plus gracieuses, les prémices de grandes et d’admirables nouveautés. Elle me fait songer à l’aurore, au phénomène rose qui, par ses tendres nuances, insinue et annonce l’immense événement de la naissance d’un jour.

Quoi de plus neuf et de plus capable de conséquences profondes, que l’entreprise d’une correspondance toute directe entre les esprits de l’Europe et ceux de l’Extrême-Asie, et même entre les cœurs ? Ce commerce des sentiments et des pensées jusqu’ici n’eut pas d’existence. Il n’y a personne encore pour y croire, parmi nous.

La Chine, fort longtemps nous fut une planète séparée. Nous la peuplions d’un peuple de fantaisie, car il n’est rien de plus naturel que de réduire les autres à ce qu’ils offrent de bizarre à nos regards. Une tête à perruque et à poudre, ou porteuse d’un chapeau haut de forme, ne peut concevoir des têtes à longue queue.

Nous prêtions pêle-mêle à ce peuple extravagant, de la sagesse et des niaiseries ; de la faiblesse et de la durée ; une inertie et une industrie prodigieuses ; une ignorance, mais une adresse ; une naïveté, mais une subtilité incomparables ; une sobriété et des raffinements miraculeux ; une infinité de ridicules. On considérait la Chine immense et impuissante ; inventive et stationnaire, superstitieuse et athée ; atroce et philosophique ; patriarcale et corrompue ; et, déconcertés par cette idée désordonnée que nous en avions, ne sachant où la placer, dans notre système de la civilisation que nous rapportons invinciblement aux Égyptiens, aux Juifs, aux Grecs et aux Romains ; ne pouvant ni la ravaler au rang de barbare qu’elle nous réserve à nous-mêmes, ni la hausser à notre point d’orgueil, nous la mettions dans une autre sphère et dans une autre chronologie, dans la catégorie de ce qui est à la fois réel et incompréhensible ; coexistant, mais à l’infini69.

Rien, par exemple, ne nous est plus malaisé à concevoir, que la limitation dans les volontés de l’esprit et que la modération dans l’usage de la puissance matérielle. Comment peut-on inventer la boussole, se demande l’Européen, sans pousser la curiosité et continuer son attention jusqu’à la science du magnétisme ; et comment, l’ayant inventée, peut-on ne pas songer à conduire au loin une flotte qui aille reconnaître et maîtriser les contrées au delà des mers ? – Les mêmes qui inventent la poudre, ne s’avancent pas dans la chimie et ne se font point de canons : ils la dissipent en artifices et en vains amusements de la nuit70.

La boussole, la poudre, l’imprimerie, ont changé l’allure du monde. Les Chinois, qui les ont trouvées, ne s’aperçurent donc pas qu’ils tenaient les moyens de troubler indéfiniment le repos de la terre.

Voilà qui est un scandale pour nous. C’est à nous, qui avons au plus haut degré le sens de l’abus, qui ne concevons pas qu’on ne l’ait point et qu’on ne tire, de tout avantage et de toute occasion, les conséquences les plus rigoureuses et les plus excessives, qu’il appartenait de développer ces inventions jusqu’à l’extrême de leurs effets. Notre affaire n’est-elle point de rendre l’univers trop petit pour nos mouvements, et d’accabler notre esprit, non plus tant par l’infinité indistincte de ce qu’il ignore que par la quantité actuelle de tout ce qu’il pourrait et ne pourra jamais savoir ?

Il nous faut aussi que les choses soient toujours plus intenses, plus rapides, plus précises, plus concentrées, plus surprenantes. Le nouveau, qui est cependant le périssable par essence, est pour nous une qualité si éminente, que son absence nous corrompt toutes les autres et que sa présence les remplace. À peine de nullité, de mépris et d’ennui, nous nous contraignons d’être toujours plus avancés dans les arts, dans les mœurs, dans la politique et dans les idées, et nous sommes formés à ne plus priser que l’étonnement et l’effet instantané de choc71. César estimant qu’on n’avait rien fait, tant qu’il restait quelque chose à faire72 ; Napoléon qui écrit : « Je ne vis jamais que dans deux ans73 », semblent avoir communiqué cette inquiétude, cette intolérance à l’égard de tout ce qui est, à presque toute la race blanche. Nous sommes excités comme eux à ne rien faire qui ne détruise ce qui le précède, moyennant sa propre dissipation.

Il est à remarquer que cette tendance, que l’on pourrait croire créatrice, n’est pas, en réalité, moins automatique dans son procédé que la tendance contraire. Il arrive assez souvent que la poursuite systématique du neuf soit une forme de moindre action, une simple facilité.

Entre une société dont l’accélération est devenue une loi évidente, et une autre dont l’inertie est la propriété la plus sensible, les relations ne peuvent guère être symétriques, et la réciprocité, qui est la condition de l’équilibre, et qui définit le régime d’une véritable paix, ne saurait que difficilement exister.

Il y a pire.

Par malheur pour le genre humain, il est dans la nature des choses que les rapports entre les peuples commencent toujours par le contact des individus le moins faits pour rechercher les racines communes et découvrir, avant toute chose, la correspondance des sensibilités.

Les peuples se touchent d’abord par leurs hommes les plus durs, les plus avides ; ou bien par les plus déterminés à imposer leurs doctrines et à donner sans recevoir, ce qui les distingue des premiers. Les uns et les autres n’ont point l’égalité des échanges pour objet, et leur rôle ne consiste pas le moins du monde à respecter le repos, la liberté, les croyances ou les biens d’autrui. Leur énergie, leurs talents, leurs lumières, leur dévouement, sont appliqués à créer ou à exploiter l’inégalité. Ils se dépensent, et souvent ils se sacrifient dans l’entreprise de faire aux autres ce qu’ils ne voudraient pas qu’on leur fît. Or, il faut nécessairement mépriser les gens, parfois sans en avoir le sentiment, et même avec une bonne conscience, pour s’employer à les réduire ou à les séduire. Au commencement est le mépris : pas de réciprocité plus aisée, ni de plus prompte à établir.

Une méconnaissance, un mutuel dédain, et même une antipathie essentielle, une sorte de négation en partie double, quelques arrière-pensées de violence ou d’astuce, telle était jusqu’ici la substance psychologique des rapports qu’entretenaient les uns avec les autres les magots et les diables étrangers74.

Mais le temps vient que les diables étrangers se doivent émouvoir des immenses effets de leurs vertus actives. Ces étranges démons, ivres d’idées, altérés de puissance et de connaissances, excitant, dissipant au hasard les énergies naturelles dormantes ; évoquant plus de forces qu’ils ne savent en conjurer ; édifiant des formes de pensée infiniment plus complexes et plus générales que toute pensée, se sont plu, d’autre part, à tirer de leur stupeur ou de leur torpeur des races primitives ou des peuples accablés de leur âge.

Dans cet état des choses, une guerre de fureur et d’étendue inouïes ayant éclaté, un état panique universel a été créé, et le genre humain remué dans sa profondeur. Les hommes de toute couleur, de toutes coutumes, de toute culture, ont été appelés à cette sorte de Jugement avant-dernier. Toutes les idées et les opinions, les préjugés et les évaluations sur quoi se fondait la stabilité politique antérieure, se trouvèrent soumises à de formidables épreuves. Car la guerre est le choc de l’événement contre l’attente ; le physique dans toute sa puissance y tient le psychique en état : une guerre longue et générale bouleverse dans chaque tête l’idée qu’elle s’était faite du monde et du lendemain.

C’est que la paix n’est qu’un système de conventions, un équilibre de symboles, un édifice essentiellement fiduciaire. La menace y tient lieu de l’acte ; le papier y tient lieu de l’or ; l’or y tient lieu de tout. Le crédit, les probabilités, les habitudes, les souvenirs et les paroles, sont alors des éléments immédiats du jeu politique, car toute politique est spéculation, opération plus ou moins réelle sur des valeurs fictives. Toute politique se réduit à faire de l’escompte ou du report de puissance. La guerre liquide enfin ces positions, exige la présence et le versement des forces vraies, éprouve les cœurs, ouvre les coffres, oppose le fait à l’idée, les résultats aux renommées, l’accident aux prévisions, la mort aux phrases. Elle tend à faire dépendre le sort ultérieur des choses de la réalité toute brute de l’instant.

La dernière guerre a donc été féconde en révélations. On a vu les plus hautaines et les plus riches nations du globe, réduites à une sorte de mendicité, appelant les plus faibles à l’aide, sollicitant des bras, du pain, des secours de toute nature, incapables de soutenir, à soi seules, la suprême partie où leur puissance même les avait engagées. Bien des yeux se sont ouverts, bien des réflexions et des comparaisons se sont instituées.

Mais ce n’est point chez nous que se développent les suites les plus importantes de ces grands événements. Ce ne sont pas du tout les peuples qui furent le plus directement mêlés ou opposés dans le conflit qui s’en trouvent aujourd’hui le plus troublés et transformés. Les effets de la guerre s’élargissent hors d’Europe, et il n’y a point de doute que nous verrons revenir des antipodes les conséquences d’un ébranlement qui s’est communiqué à la masse énorme de l’Orient.

Les magots connaissent enfin les inconvénients d’une passivité trop obstinée et trop prolongée. Ils eurent longtemps pour principe que tout changement est mauvais, cependant que les diables étrangers suivaient la maxime contraire. Ces héritiers de la dialectique grecque, de la sagesse romaine et de la doctrine évangélique, ayant été tirer de son sommeil le seul peuple du monde qui se soit accommodé, pendant je ne sais combien de siècles, du gouvernement de littérateurs raffinés, on ne sait ce qui adviendra, quelles perturbations générales devront se produire, quelles transformations internes de l’Europe, ni vers quelle nouvelle forme d’équilibre le monde humain va graviter dans l’ère prochaine.

Mais regardant humainement ces problèmes humains, je me borne à considérer en lui-même le rapprochement inévitable de ces peuples si différents. Voici des hommes en présence qui ne s’étaient jamais regardés que comme radicalement étrangers ; et ils l’étaient, car ils n’avaient aucun besoin les uns des autres. Nous n’étions, en toute rigueur, que des bêtes curieuses les uns pour les autres, et si nous étions contraints de nous concéder mutuellement certaines vertus, ou quelque supériorité sur certains points, ce n’était guère plus que ce que nous faisons quand nous reconnaissons à tels ou tels animaux une vigueur ou une agilité ou une industrie que nous n’avons pas.

C’est que nous ne nous connaissions, et ne nous connaissons encore, que par des actes de commerce, de guerre, de politique temporelle ou spirituelle, toutes relations auxquelles sont essentiels la notion d’adversaire et le mépris de l’adversaire.

Ce genre de rapports est nécessairement superficiel. Non seulement il s’accorde avec une parfaite ignorance de l’intime des êtres, mais encore il l’exige : il serait bien pénible et presque impossible de duper, de vexer ou de supprimer quelqu’un dont la vie profonde vous serait présente et la sensibilité mesurable par la vôtre.

Mais tout mène les populations du globe à un état de dépendance réciproque si étroit et de communications si rapides qu’elles ne pourront plus, dans quelque temps, se méconnaître assez pour que leurs relations se restreignent à de simples manœuvres intéressées. Il y aura place pour autre chose que les actes d’exploitation, de pénétration, de coercition et de concurrence.

Depuis longtemps déjà, l’art de l’Extrême-Orient impose à nos attentions d’incomparables objets. L’Occident, qui se pique de tout comprendre et de tout assimiler à sa substance dévorante, place au premier rang, dans ses collections, quantité de merveilles qui lui sont venues de là-bas, per fas et nefas75.

Peut-être est-ce le lieu de remarquer que les Grecs, si habiles dans la proportion et la composition des formes, semblent avoir négligé le raffinement dans la matière. Ils se sont contentés de celle qu’ils trouvaient auprès d’eux et n’ont rien recherché de plus délicat, rien qui arrête les sens indéfiniment et diffère l’introduction des idées. Mais nous devons à l’Empire du Ciel l’exquise invention de la soie, celles de la porcelaine, des émaux, du papier, et bien d’autres encore, qui nous sont devenues toutes familières, tant elles se sont trouvées heureusement adaptées aux goûts de la civilisation universelle.

Mais c’est peu que d’admirer et d’utiliser les talents d’une race étrangère, si l’on ne laisse d’en dédaigner les sentiments et l’âme pour se réduire à caresser de l’œil, les vases, les laques, les ouvrages d’ivoire, de bronze et de jade qu’elle a produits. Il y a quelque chose plus précieuse encore, dont ces chefs-d’œuvre ne sont que les démonstrations, les divertissements et les reliques : c’est la vie.

M. Cheng76, de qui je me permets de présenter et de recommander le livre au public, se propose de nous faire aimer ce que nous avons si longtemps ignoré, méprisé et raillé avec tant de naïve assurance.

Ce lettré, fils de lettrés, descendant d’une antique famille, qui compte parmi ses ancêtres le vénérable Lao-Tseu, est venu parmi nous s’instruire aux sciences naturelles. Il a écrit en français son ouvrage.

Il ne prétend à rien de moins qu’à nous faire pénétrer dans la vivante profondeur de cet abîme d’hommes innombrables, dont nous ne savons jusqu’ici que ce que nous en disent des observateurs trop semblables à nous.

L’ambition de notre auteur est singulière. Il veut toucher notre cœur. Ce n’est point par le dehors qu’il se flatte de nous éclairer la Chine mais il a entendu nous y intéresser intimement et il y place une douce lumière intérieure qui nous fait entrevoir par transparence tout l’organisme de la famille chinoise, qui nous en montre les mœurs, les vertus, les grandeurs et les misères, la structure intime, la force végétale infinie77.

Il s’y est pris de la sorte la plus originale, la plus délicate et la plus habile : il a choisi sa propre mère, pour personnage essentiel. Cette dame au grand cœur est une figure charmante. Soit qu’elle conte la douloureuse histoire du supplice infligé à ses pieds, ou les incidents de sa vie dans la maison ; ou bien qu’elle fasse à ses enfants des contes délicieux aussi purs et aussi mystiques que certaines fables des anciens, ou qu’elle nous livre enfin ses impressions des événements politiques, la guerre avec les Japonais ou la révolte des Boxers78, j’ai trouvé de l’enchantement à l’écouter.

Prendre une mère toute tendre et tout aimable pour interprète de sa race auprès du genre humain est une idée si surprenante et si juste qu’il est impossible de n’en être pas séduit et comme ébranlé.

Dirai-je ici toute ma pensée ? Si l’auteur nous eût mieux connus, lui serait-il venu à l’esprit d’invoquer le nom et l’être de sa mère, eût-il jamais songé de nous convertir à l’amour universel par le détour de la tendresse maternelle ? Je n’imagine guère un occidental s’avisant de s’adresser aux peuples de la Chine de par le sentiment le plus auguste. On peut méditer sur ceci. Tout ce livre, d’ailleurs, ramène les pensées à l’Europe, à ses mœurs, ses croyances, ses lois, et surtout sa politique… Ici, comme là-bas, chaque instant souffre du passé et de l’avenir. Il est clair que la tradition et le progrès sont deux grands ennemis du genre humain.