Absolu
François Mauriac, Mémoires intérieurs, dans Œuvres autobiographiques, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1990, p. 442 :
« Ce corps à corps avec la phrase, ces ahans de porteur d’eau durant ses veilles, les écroulements hébétés sur son divan pour quinze lignes qu’il supprimait au petit jour, cette absurde ascèse demeurait la seule qui fût à sa portée, comme Croisset lui proposait la seule cellule où vivre reclus, puisqu’il avait le malheur de ne pouvoir tendre à l’absolu que dans la phrase et par la phrase. Salammbô, La Tentation manifesteront plus tard comme des tumeurs énormes cette maladie d’une mystique sans objet. »
Henri Guillemin, Flaubert devant la vie et devant Dieu, préface de François Mauriac, La Renaissance du Livre, 1963, p. 173-174 :
« Cet homme, dépossédé, à qui son éducation, son milieu, ont interdit de croire au Dieu d’Isaac, d’Abraham et de Jacob, au Dieu de Jésus-Christ, il ne sait plus où aimer, qui aimer, mais il aime, et de toute sa force, du côté de la seule lumière qu’il voie briller encore. Les philosophes définissent Dieu en disant qu’il est à la fois le Vrai, le Beau, le Bien. Le Vrai ? Flaubert ne sait où il est ; le Bien ? toute la morale ne lui semble, rationnellement, que conventions sociales, fictions humaines ; mais le Beau ça il sait ; le Beau lui parle au cœur ; L’art, la poursuite de la Beauté, c’est sa façon à lui, la seule qui lui reste, de croire en ce qui domine le monde, survit au monde, l’enveloppe, l’explique et l’accomplit. Ce mouvement qui l’emporte vers le Beau, pour créer lui-même un peu plus de beauté, cet élan sur lequel il a jeté sa vie, c’est bien, littéralement, un amour, sa voie d’accès, à lui, vers l’Unique nécessaire, son affirmation de l’Absolu. »
Beau
Geneviève Bollème, La Leçon de Flaubert, UGE, « 10/18 », 1972, p. 117-118 :
« Car qu’est-ce que le Beau ? Pour Flaubert, il est analogue à la pureté absolue, au renoncement ; lorsque Flaubert dit à propos de Musset qu’il faut arriver à séparer la poésie des sensations, la peinture du portrait, et la musique des sérénades, et à Amédée Pommier que celles qui lui plaisent parmi les œuvres d’art sont celles où “l’art excède”, cela signifie non pas qu’il idolâtre le Beau pour lui-même, mais qu’il est pour lui conquête, écartèlement, effort ; c’est en ce sens qu’il poursuit le style dont il a l’idée et que cette poursuite est travail ardu, refus de toute imperfection, de toute concesssion à la personnalité de l’auteur, morale en un mot : “La morale de l’Art consiste dans sa beauté même, et j’estime par-dessus tout, d’abord le style, et ensuite le Vrai.” La beauté n’est qu’au prix d’une lutte, d’un combat ; elle en est l’aboutissement, elle est comme la preuve de la valeur de ce combat, de même que la joie en est le critère affectif. »
Bonté
Mme Alphonse Daudet, Souvenirs autour d’un groupe littéraire, Charpentier-Fasquelle, 1910, p. 18 :
« Sans enfants, il avait un regard tendre pour ceux des autres, et mon mari ne l’appelait jamais que le bon Flaubert ; bon, il le fut, et pitoyable et fidèle en amitié, au-dessus de toutes les mesquineries du métier. »
Bourgeois
André Suarès, Portraits et préférences, Gallimard, 1991, p. 138 :
« Flaubert a créé plus de types que personne en son siècle : par malheur, ils sont bas et tout en eux est négation. Et négation sans grandeur : Flaubert avait bien lieu d’être enragé contre ce monde vil, où règne le vil bipède qu’il appelle le bourgeois : il le porte et le met partout. S’il eût peint les dieux, il eût logé Pécuchet dans la peau de Jupiter et Bouvard dans Apollon. Il y a un fond de farce injurieuse en Flaubert, et de dérision. L’esprit médical est le sien, en ce qu’il a de carabin et de grossièrement lié à la matière. De là qu’il plaît tant au commun des médecins. Comme son art, l’âme de Flaubert est puissante et fort vulgaire. Entre Flaubert et Stendhal, l’abîme n’est pas moins large qu’entre un fermier normand et un noble florentin, qu’entre un chalet de Pont-l’Évêque et un petit palais de Pérouse. »
Jean-Paul Sartre, L’Idiot de la famille, Gallimard, 1992, t. III, p. 331 :
« Pour être bourgeois sous l’Empire, il faut haïr en soi-même le bourgeois de la monarchie de Juillet. Par là, il se trouve donc que l’Artiste, le Bourgeois et le Praticien ont les mêmes ennemis : en sous-main, ce sont, bien sûr, les travailleurs manuels, ces trouble-fête. Au niveau de l’idéologie, c’est le bourgeois d’hier, ce vieil homme qu’il faut dépouiller. Ainsi, quand l’écrivain, par une catharsis permanente, se renie pour que son œuvre existe et nuise au genre humain, il définit, du même coup, son public, puisqu’il représente aux nantis, aux capables, magnifiée, l’aliénation vécue comme haine de soi. »
Chef-d’œuvre
Julien Gracq, En lisant en écrivant, dans Œuvres complètes, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1995, t. II, p. 612 :
« Ce qui concourt beaucoup à l’équilibre et à l’efficacité de Madame Bovary, à l’inverse de L’Éducation sentimentale où l’esprit de dérision en définitive submerge l’ensemble monotonement, c’est que tout ce qui touche de près à l’héroïne — non seulement Léon et Rodolphe, mais Justin, le père Rouault et même Charles — est tiré un moment peu ou prou du commun par le reflet d’un feu central intense, et constitue autour d’Emma (car tous sont présents de bout en bout, ou reviennent, jusqu’à la fin) comme un anneau satellisé de faible éclairement, mais qui suffit à l’isoler des grotesques sans alliage que sont Homais, Binet ou Bournisien, au point que, d’un bout à l’autre du livre, elle semble à peine les percevoir. En relisant le roman, ce qui m’a frappé, ce n’est pas le ratage misérable des amours et des fantasmes d’Emma, sur lequel Flaubert s’appesantit, c’est l’intensité de flamme vive qui plante son héroïne, au milieu du sommeil épais d’un trou de Normandie, comme une torche allumée. […] Finalement, dans les dernières scènes (où Flaubert, d’ailleurs, bascule ostensiblement du côté de son héroïne) la placidité bovine d’Yonville en est perturbée : cette flammèche de passion errante est à deux doigts de mettre le feu à un village pourtant si exemplairement ignifugé.
C’est cette fureur d’un vouloir-vivre effréné, lent à s’éveiller, couvant et finalement explosant dans la torpeur d’une bourgade comme une bombe à retardement, qui en définitive assure pour beaucoup la grandeur du livre. L’enlisement, naturel à Flaubert, à n’être cette fois pas consenti, retrouve, avec un contrepoids, tout son potentiel poétique. Une fois de plus, l’éclairage d’un chef-d’œuvre change avec le temps : celui du M.L.F., comme celui de mai 68 (« Prenez vos désirs pour des réalités ») viennent chercher à distance d’un siècle dans Emma Bovary une surface vivement réfléchissante, et font du livre pour nous, aujourd’hui, autant qu’un roman de l’échec, un roman de l’éveil : celui d’une prosélyte encore à l’état sauvage. »
Encyclopédisme
Guy de Maupassant, « Gustave Flaubert », L’Écho de Paris, 24 novembre 1890 :
« Héritier de la vieille tradition des anciens lettrés qui étaient d’abord des savants, il possédait une érudition prodigieuse. Outre son immense bibliothèque de livres qu’il connaissait comme s’il venait d’achever de les lire, il conservait une bibliothèque de notes prises par lui sur tous les ouvrages imaginables consultés dans les établissements publics et partout où il avait découvert des œuvres intéressantes. Il semblait savoir par cœur cette bibliothèque de notes, citait de souvenir les pages et les paragraphes où on trouverait le renseignement cherché, incrit par lui dix ans auparavant, car sa mémoire semblait invraisemblable. »
Raymond Queneau, préface à Bouvard et Pécuchet, Le Livre de Poche, 1959, p. 10-11 :
« Flaubert a toujours été contaminé par le virus encyclopédique. Cela est évident pour La Tentation de saint Antoine qui est, à sa façon, un essai sur le manque de méthode en matière de religion et qui n’est pas plus antireligieux que Bouvard et Pécuchet n’est antiscientifique. […] Il n’est pas facile de guérir du virus encyclopédique. On sait où cela a mené Aristote, Isidore de Séville et Leibniz. James Joyce aussi en a été atteint, tout comme Rabelais, et, comme eux, Flaubert a traité son mal avec élégance : esthétiquement. »
Exutoire
Charles Du Bos, Approximations, Plon, 1922, p. 166-167 :
« Si Flaubert a poursuivi d’une haine si tenace la bêtise telle que se manifeste dans certaines façons de parler, c’est qu’il avait eu dans une appréciable mesure à combattre celle-ci chez lui-même. Il lui venait parfois naturellement sous la plume de ces expressions dont ce dut lui être un soulagement que de les expulser une fois pour toutes en leur imprimant la flétrissure de la reproduction : il y avait chez lui à l’origine je ne sais quelle gangue épaisse, quelle grosse vulgarité anonyme qui se faisait jour à travers ses bouffonneries, mais pas uniquement là. Je ne serais pas surpris qu’il eût vécu sur un autre plan un drame assez semblable à celui de Gogol, confessant à un ami qu’il avait écrit Les Âmes mortes pour se débarrasser, en les incarnant en autant de personnage, de tous les vices qu’il sentait en lui : “Car, ajoutait Gogol, je n’ai jamais aimé mes vices”, et si quelqu’un a droit de reprendre à son compte cette parole, c’est bien Flaubert. »
Génération
Pierre Moreau, « Flaubert », Dictionnaire des lettres françaises, Librairie Arthème Fayard, 1971, p. 401-402 :
« Il s’interdit la thèse. Mais peut-on raconter une vie sans une philosophie de la vie ? Par ce biais, la thèse se glisse à l’insu du narrateur. Il s’était formé une conception du monde : universel déterminisme, pessimisme sans issue. Contre l’esprit “bourgeois” qu’il abhorrait et contre l’esprit romantique qu’il refoulait au fond de lui-même, il affirmait que la vraie sagesse consiste à tuer en soi l’illusion. Aussi a-t-on pu comparer Madame Bovary à Don Quichotte. Comme Cervantès a raillé les exagérations de l’idéal chevaleresque, Flaubert a dénoncé les mensonges de la passion romantique. Et par là il nous raconte sa propre histoire, son affranchissement progressif. Mais il nous raconte mieux encore l’histoire de son temps : son œuvre est animée de l’esprit d’une génération matérialiste et scientifique, dure et sensuelle, dure comme le cœur, sensuelle comme la chair de la frémissante Emma. »
Gloire
Rémy de Gourmont, Promenades littéraires, Mercure de France, 1963, t. II, p. 150-151 :
« Que l’on ne reproche pas à Flaubert le découragement de ses héros, les déceptions dont ils souffrent tous inévitablement. Son pessimisme ironique ne détourne ni de la vie ni de l’action. Seulement, il prévient les hommes que, si beaux que soient leurs désirs, ils sont presque toujours irréalisables et que c’est même là leur beauté. Mais, ironie suprême, la vie de Flaubert a démenti mieux que toute œuvre, cette philosophie amère. Il avait un but, et il l’a rempli complètement. Son orgueil rêvait d’être un grand écrivain et il est mort dans la gloire, et depuis sa mort sa gloire n’a fait que grandir et s’aviver. Elle est solide, la gloire de Flaubert. Elle se dresse, hors de l’atteinte même de la sottise, car les sots qui le nieraient rendraient hommage au plus grand découvreur de la bêtise humaine qui fût depuis Molière. »
Impersonnalité
André Gide, Essais critiques, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1999, p. 266 :
« L’œuvre de l’artiste ne m’intéresse pleinement que si, tout à la fois, je la sens en relation directe et sincère avec le monde extérieur, en relation intime et secrète avec son auteur. Flaubert a mis un point d’honneur à ne réaliser que la première de ces deux conditions ; mais son œuvre, malgré qu’il en ait, ne nous touche profondément que par les points où elle lui échappe pour ainsi dire, et raconte plus qu’il ne veut. »
Georges Duhamel, « Flaubert », Tableau de la littérature française de Madame de Staël à Rimbaud, Gallimard, 1974, p. 271 :
« Il m’amuse, avec ses doctrines, avec ses belles théories. Il écrit à Louise Colet : “Plus vous serez personnel, plus vous serez faible… L’auteur dans son œuvre doit être comme Dieu dans l’univers, présent partout et visible nulle part.” Cela n’empêche pas que Flaubert est présent dans tous ses livres, sensible dans tous ses livres, surtout dans ceux où il conte des histoires du XIIe siècle. Il est aussi présent dans les autres, dans chaque phrase, dans chaque mot. »
Insignifiance démocratique
Mona Ozouf, Les Aveux du roman, Fayard, 2001, p. 232-233 :
« [Dans Bouvard et Pécuchet], quelle cible cherchait à atteindre Flaubert ? […]Est-ce une critique des héros ? On sait que Flaubert se flattait d’être le premier romancier capable de railler son jeune premier et sa jeune première. Bouvard et Pécuchet lui offrait alors l’occasion de peindre les vrais héros des temps démocratiques : des anti-héros, incapables d’animer une intrigue et décourageant toute identification. Il ne faut pourtant pas lire dans ce projet la haine des héros et des intrigues qui les font vivre, mais un simple et double constat : les héros comme les romans deviennent impossibles dans une époque qui nie désormais tout surplomb. Et voilà pourquoi il n’est pas davantage question de “ce roman sur rien”, dont Flaubert avait confié à Louise Colet qu’il rêvait d’en écrire un, un jour quelconque. Bien plutôt d’un roman sur la neutralisation de l’existence opérée par la démocratie, sur l’aboutissement de ce travail de l’égalité selon Tocqueville et dont l’auteur avait pressenti qu’il serait aussi un travail de l’insignifiance. »
Littérature
Albert Thibaudet, Gustave Flaubert, Gallimard, « Tel », 1999, p. 289 :
« Ce moine de l’art est devenu le patron des gens de lettres, et il pourrait être celui des artistes, pour avoir posé de façon intégrale cette question : Comment l’artiste peut-il faire son salut, arriver à la gloire ? Et je prends ici ces deux mots de salut et de gloire en leur seul et pur sens théologique. Le christianisme nous dit que l’homme n’y arrive que par la grâce divine. L’artiste, lui, n’y arrive pas. Ce sont ses œuvres qui y arrivent pour lui. Il peut réaliser un chef-d’œuvre hors de lui. Il n’advient guère qu’il réalise sa vie comme un chef-d’œuvre. Mais il peut s’y essayer. Et il est beau de s’y essayer courageusement, et nul ne s’y est mieux essayé que Flaubert.
« Comme toute l’œuvre de Platon tourne autour de ce problème : la vie du philosophe, — comme celle des mystiques a pour centre la vie religieuse, — toute la précieuse correspondance de Flaubert porte sur la question de la vie littéraire. La littérature y devient une sorte de chose en soi, comme la philosophie ou la religion, à côté de laquelle le reste n’existe pas. C’est là un élément nouveau. Gautier marquerait peut-être le point où il s’embranche sur le romantisme, mais Flaubert l’a pour la première fois établi avec tout son développement et toutes ses conséquences, lui a fait le premier occuper une place centrale. »
Modèle de vie
Roger Martin du Gard, Journal, Gallimard, 1992, t. I, p. 196 :
« Une fois de plus j’entre en communion avec Flaubert, le Flaubert que nous révèlent les lettres, qui savait bien le profit que l’on peut tirer pour son travail de la vie qu’on se fait. J’ai besoin, comme lui, d’un Croisset, où rien d’autre que mon travail n’occupera le centre de ma vie quotidienne, où il n’y aura aucun imprévu, où aucun obstacle ne viendra fortuitement détourner le cours de ma sécrétion régulière. »
Mystique
Maurice Nadeau, Gustave Flaubert écrivain, Denoël, 1969, p. 327 :
« Le labeur de Flaubert eût été moins épuisant s’il n’avait eu pour fin que de parvenir à “l’expression juste”. Il s’agit en fait d’une ascèse, héroïque et pénible, qui doit lui faire connaître cet état où le moi, après avoir rompu ses amarres, réintègre son enveloppe avec toutes ses prises. Flaubert affronte un chaos et se meut dans la confusion avant que, par le déclic de l’expression, s’accomplisse l’opération d’où résultera un précipité durable. C’est en vue de cette “chimie mystérieuse” qu’on le voit constamment se préparer, rassembler les matériaux, faire en lui le vide, se mettre dans l’attente. Il est un moment où la moindre impression venue du dehors le perturbe, le plus petit dérangement l’accable. Hors du temps et de l’espace, ne sachant même plus quelle vie il mène et ses proches se transformant en fantômes, il entre en catatonie.
« Est-ce là l’état d’un écrivain seulement en proie aux “affres du style” ? N’est-ce pas plutôt celui du mystique dans l’attente de son dieu, celui du savant se préparant à une découverte ? Le dieu peut rester sourd à l’appel, l’expérience de laboratoire échouer. Que faire, sinon recommencer avec davantage de foi, de scrupules, de minutie ? Ce que le profane tient pour toujours perdu, sécheresse ou stérilité, c’est le temps du mûrissement, du cheminement vers la lumière, l’évidence et l’harmonie. »
Nihilisme
Pierre Bourget, Essais de psychologie contemporaine, Gallimard, « Tel », 1993, p. 92 :
« L’éducation de Flaubert avait été double. Au même moment qu’il se repaissait des romanciers et des poètes, il subissait une forte discipline scientifique. Cet artiste en images était un physiologiste, et ce lyrique un érudit minutieux. Trop d’éléments se heurtaient et se choquaient dans cette personnalité complexe, plus préparée qu’aucune autre à dégager le principe de nihilisme que l’Idéal romantique enveloppe en lui. »
Pierre-Marc de Biasi, Gustave Flaubert. Une manière spéciale de vivre, Grasset, 2009, p. 305 :
« Flaubert n’a rien d’un nihiliste. S’il cherche à se venger de la vie contemporaine, en représentant aussi précisément que possible son naufrage, c’est en faveur d’une autre vie, plus haute, plus intense, flamboyante et absolue, dont même la désillusion la plus mélancolique contient encore la promesse et le présage. L’art seul indique la voie. Mais l’humanité n’en est qu’à ses débuts, et la route sera longue. »
Normand
Anatole France, La Vie littéraire, Calmann-Lévy, 1889, t. II, p. 18-19 :
« De ma vie je n’avais vu rien de semblable. Sa taille était haute, ses épaules larges ; il était vaste, éclatant et sonore ; il portait avec aisance une espèce de caban marron, vrai vêtement de pirate ; des braies amples comme une jupe lui tombaient sur les talons. Chauve et chevelu, le front ridé, l’œil clair, les joues rouges, la moustache incolore et pendante, il réalisait tout ce que nous lisons des vieux chefs scandinaves, dont le sang coulait dans ses veines, mais non point sans mélange.
« Issu d’un Champenois et d’une Bas-Normande de vieille souche, Gustave Flaubert était bien un fils de la femme, l’enfant de sa mère. Il semblait tout Normand, non point Normand de terre, vassal de la couronne de France, fils paisible et dégénéré des compagnons de Rolf, bourgeois ou vilain, procureur ou laboureur, de génie avide et cauteleux, ne disant ni oui ni vere ; mais bien Normand des mers, roi du combat, vieux Danois venu par la route des cygnes, n’ayant jamais dormi sous un toit de planches ni vidé près d’un foyer humain la corne pleine de bière, aimant le sang des prêtres et l’or enlevé aux églises, attachant son cheval dans les chapelles des palais, nageur et poète, ivre, furieux, magnanime, plein des dieux nébuleux du Nord et gardant jusque dans le pillage son inaltérable générosité.
« […] Gustave Flaubert était très bon. Il avait une prodigieuse capacité d’enthousiasme et de sympathie. C’est pourquoi il était toujours furieux. Il s’en allait en guerre à tout propos, ayant sans cesse une injure à venger. »
Probité
Léon Bloy, « Je m’accuse… », dans Œuvres, Mercure de France, 1965, t. IV, p. 167 :
« Certes, je ne puis être accusé de fanatisme pour Flaubert, dont tous les livres, à l’exception d’un seul [Les Trois Contes], m’ont exaspéré. Tout le monde, pourtant, sait le labeur infini de cet homme “courageux autant que tous les lions” — disais-je en 1890, dans une oraison funèbre, — mais acharné sur une idée imbécile et s’efforçant, vingt années, d’extraire de son intestin le ténia séditieux et inextirpable de l’Inspiration.
« N’étant rien qu’un volontaire, il ne put créer une œuvre de génie, mais il fut, incontestablement, l’un des plus probes écrivains qu’on ait jamais vus. Il laissa peu de livres, parce qu’il se contentait lui-même difficilement, si on peut dire qu’il se contenta, et ces livres, à si grand’peine obtenus, n’étant pas faits pour la multitude.
« Que ne dirait-il pas, l’incorruptible, en lisant aujourd’hui Lourdes ou La Bête humaine, en voyant reparaître, toutes les vingt pages, les isochrones formules de ce balancier inconscient qu’on nomme l’auteur et dont le va-et-vient perpétuel donnerait le mal de mer à des albatros ?
« Que ne gueulerait-il pas en son gueuloir, l’orageux martyr de la phrase, en apprenant qu’un si fangeux domestique de la populace, un tel messie de la tinette et du torche-cul, ose, quelquefois, le mentionner comme un précurseur ? »
Réactionnaire
Claude Roy, Le Commerce des classiques, Gallimard, 1953, p. 238 :
« La solution de facilité qu’a adoptée Flaubert, le “tout le monde dans le même sac”, dont il se sert pour se tirer du guêpier de ses contradictions, le fatalisme outrancier qu’il affiche, ne doivent pas tromper. Flaubert a été un penseur réactionnaire autant que plat, il a demandé avec haine le sang des ouvriers révoltés, il a vomi le suffrage universel, et il a proféré quelques-uns des cris les plus atroces que la peur du peuple ait inspirés à la bourgeoisie du XIXe siècle (pourtant assez riche en ce genre). »
Relief
Georges Pellissier, « Flaubert », dans Petit de Julleville, Histoire de la langue et de la littérature française des origines à 1900, Dix-Neuvième, p. 178 :
« Romantique par sa haine du bourgeois, Flaubert est naturaliste par son acharnement à le décrire. Et son pessimisme aussi procède de là. Les personnages de Flaubert sont des types, si l’on veut, mais des types de la réalité la plus commune, figures insignifiantes, ternes, vulgaires, qui n’ont aucun caractère par elles-mêmes, que rien ne distingue de la veulerie ambiante. Tandis que les romantiques créaient des héros ou des monstres, il bannit jalousement tout idéalisme, celui du bien, mais aussi celui du mal. […] Et le triomphe de son art, c’est justement d’avoir donné à cette platitude un tel relief. »
Style
Paul Léautaud, Journal littéraire, septembre 1908, Mercure de France, 1986, t. I, p. 651-652 :
« Le voyage de Rouen m’a donné l’idée de relire Madame Bovary. […] Eh ! bien, s’il faut être franc, cela ne me prend pas. Je ne me rappelle pas mon impression d’autrefois. Aujourd’hui, ce que je crois qui m’ennuie, c’est le style. Il y a vraiment trop là dedans l’amour de la forme. Il en résulte des longueurs infinies, à mon sens, quelque chose qui n’est pas vivant, ce que donne le style rapide, spontané, négligé un peu. Il y a aussi trop de détails sur un même objet. […] Je compare le style de Flaubert à du vernis, et je n’aime pas les choses vernies. […] Il y a dans tout Flaubert un manque d’abandon qui m’est profondément antipathique, je puis bien dire ce mot. »
Paul Claudel, Positions et propositions, Gallimard, 1928, p. 79-80 :
« Faisons maintenant la contre-épreuve de ces canons que les maîtres de notre langue nous ont fournis. J’épargnerai mon lecteur et pour y chercher des exemples je n’irai pas remuer dans un cacographe quelconque, je prendrai un homme éminemment consciencieux et respectable, mais mal doué, comparable à ces vieilles filles qui, au sein d’une austère stérilité, donnent l’exemple de toutes les vertus. Et à ce propos remarquons que le style est une qualité naturelle comme le son de la voix, il n’est nullement l’apanage des écrivains professionnels. Dans les lettres d’Isabelle Rimbaud on retrouve comme un écho assourdi de l’instrument fraternel et peut-être que le grand écrivain ne fait que réaliser un certain ton lentement élaboré et mûri par une famille. Quoi qu’il en soit, on pourrait prendre quarante lettres de charcutiers réclamant leurs factures. On en trouverait dix dont les auteurs ont le sens du français pour trente qui ne l’ont pas. Flaubert appartenait à cette dernière catégorie et ce tourment d’un sourd cherchant à réaliser une note qu’il ne parvient pas à entendre est l’un des martyres les plus émouvants de l’histoire des lettres. […] [Ses] succès isolés ne sauraient faire oublier la morne pauvreté, le ton de zingue de l’ensemble. Mon Dieu, comme il devait pleuvoir à Rouen. »
Marcel Proust, « À propos du “style” de Flaubert », La Nouvelle Revue française, 1er janvier 1920 :
« J’ai été stupéfait, je l’avoue, de voir [Thibaudet] traiter de peu doué pour écrire, un homme qui par l’usage entièrement nouveau et personnel qu’il a fait du passé défini, du passé indéfini, du participe présent, de certains pronoms et de certaines prépositions, a renouvelé presque autant notre vision des choses que Kant, avec ses Catégories, les théories de la Connaissance et de la Réalité du monde extérieur. »
Vérité
Émile Faguet, Flaubert, Hachette, 1919, p. 187-188 :
« Flaubert a été très vrai. On exagère quand on dit qu’il n’y a dans ses livres que des coquins et des imbéciles. On oublie Mme Arnoux, le père Rouault, la vieille servante des comices, Justin, et même la mère de Bovary. Il y a dans les livres de Flaubert quelques braves gens, un peu bornés, dispersés ça et là et comme semés à travers un monde de coquins et surtout d’imbéciles ; dans quelle proportion ? dans une proportion qui est peut-être à peu près celle de la réalité […]. Il avait à peindre la petite bourgeoisie française, la classe moyenne. Niaiserie, vanité, égoïsme, point féroce, mais prudent, attentif et un peu lâche, sens moral faible, absence de tout idéal, bêtise lourde et ahurie, voilà ce qu’il nous a donné ; c’est à peu près la vérité. Perversité et gredinerie, non pas, ou en proportions très faibles : c’est encore être dans le vrai. […] Les grands coquins ou les monstrueux pervers de Balzac sont inconnus à Gustave Flaubert. Il ne les connaît pas ; il ne les a pas vus ; c’est qu’il est bon réaliste, c’est qu’il est l’homme qui ne voit vraiment que l’humanité moyenne, comme Le Sage ; c’est qu’il est vrai. La vérité a été la première des muses de Flaubert, celle qui a toujours eu le pas devant sur toutes les autres. »