On ne s’est guère interrogé sur ce que dans la salle de classe parler veut dire. La parole magistrale, la parole du maître à l’élève, est une évidence que l’historien considère d’autant moins que se pose la question redoutable des sources1. Les travaux portant sur les disciplines scolaires ont privilégié les contenus et n’ont accordé que de rapides mentions aux modes de la transmission orale dans l’enseignement ; ce faisant, ils ont minoré, pour ne pas dire ignoré, une forme de la communication au profit d’autres, l’écrit et le livre, qui se sont trouvés, ipso facto, survalorisés2. Pourtant, le professeur parle ; la parole est même, pour citer Paul Ricœur, non seulement son « métier » mais encore son « royaume3 ».
Ce qu’est parler pour le professeur est pour l’élève entendre et, alors que la situation pédagogique est celle d’un face-à-face, c’est aussi, pour l’un comme pour l’autre, voir. Ce constat élémentaire donne déjà une première idée du dispositif multisensoriel et multimodal qui fonde la transmission du savoir dans la salle de classe. Il y a là un système complexe, fait non seulement de technologies de la communication mais aussi des interactions qui se produisent entre des personnes qui parlent, entendent, voient.
Ce système sera analysé à partir de l’enseignement de la philosophie donné dans les lycées. Il a été demandé de s’en tenir aux modes de la transmission entre maître et élève : on ne trouvera donc rien ici sur les contenus de l’enseignement philosophique. Ce parti est moins artificiel qu’il n’y paraît : en effet, dans la conception officielle de la philosophie scolaire, la transmission constitue un enseignement philosophique, voire sa meilleure part.
L’article se fonde sur un ouvrage intitulé Portraits de maîtres. Les profs de philo vus parleurs élèves4. Ce recueil, pour paraphraser son titre, réunit une soixantaine de portraits que des personnes ont consacrés à des professeurs de philosophie de l’enseignement secondaire ou supérieur dont ils ont été les élèves, des professeurs qu’ils reconnaissent comme des maîtres, voire, pour certains, comme leur maître. Les témoignages recouvrent un arc chronologique qui va des années 1950 au début de notre siècle ; il y a donc deux-trois générations tant pour les modèles que pour les portraitistes.
Les modèles sont des professeurs, majoritairement parisiens, d’université, de classes préparatoires et de terminales. Je m’en tiens aux vingt-cinq professeurs de l’enseignement secondaire. Ce nombre comprend sept professeurs de terminale et dix-huit professeurs d’hypokhâgne et de khâgne parmi lesquels quatorze enseignants dans des lycées parisiens, soit six à Henri-IV, trois à Louis-le-Grand, deux à Condorcet, un à Jules-Ferry, Fénelon et Pasteur (Neuilly). Il n’y a que deux femmes, ce qui souligne la masculinité du corps professoral en philosophie5.
Les portraitistes sont au nombre de vingt-quatre (l’un d’eux fait le portrait de deux maîtres) : dix sont normaliens (dont sept de la rue d’Ulm) ; seize sont agrégés dont treize en philosophie. Seuls trois ne sont pas dans l’enseignement ; neuf sont dans le supérieur – professeurs (quatre) et maîtres de conférences ou chargés de cours (cinq) – et ils enseignent pour six d’entre eux la philosophie ; douze sont des professeurs de philosophie du secondaire – pour moitié en classes préparatoires, pour moitié en terminales. On a donc un milieu homogène avec des professeurs parlant de professeurs, un univers d’excellence en termes de titres, diplômes et fonctions, un monde où la reproduction a bien fonctionné tant disciplinairement que professionnellement, une société ignorant les différences de genre – que les portraits soient écrits par des hommes (dix-sept) ou par des femmes (huit), ils ne montrent pas de dissimilitudes significatives tant dans les critères de description que dans l’expression des émotions.
Au-delà de ces données factuelles, quelques remarques préalables sont nécessaires afin d’apprécier la nature de ce document et des informations qui en ressortent. Rien dans l’introduction du volume n’est dit des raisons du choix que les éditeurs ont fait des portraitistes ; on apprend juste qu’il fut des promesses non tenues, de « rares » refus, soit par « indifférence », soit par « une hostilité manifeste au principe même de ce travail ». Rien non plus n’est dit d’un éventuel cahier des charges qui aurait été remis aux auteurs. Toutefois, à la faveur d’une polémique déclenchée par un portrait paru dans ce recueil, on apprend que le but de l’ouvrage, tel qu’il était explicité dans des Recommandations aux rédacteurs6, était « moins d’évoquer l’enseignement des philosophes que la personnalité des enseignants » ; il s’agissait aussi de rappeler le « ressenti » de l’élève. En revanche, les éditeurs sont plus précis sur le souci qu’ils ont eu de ne privilégier « aucune école philosophique […], aucune allégeance idéologique ». Ils disent aussi l’intention qui a été la leur de faire la part, à côté de grands noms, à des maîtres « à la notoriété confidentielle », en particulier les professeurs de khâgne qui ont souvent très peu publié7.
Les portraits ont toutes les caractéristiques du témoignage personnel, c’est-à-dire propre à une personne et donc subjectif. Ils relèvent du genre biographique, même s’ils se bornent à un moment de la vie – un an, le plus souvent – et à un ordre de choses limité –, saisissant une personne dans sa pratique professorale. Ces mini-biographies – de quatre à neuf pages – comportent le plus souvent des descriptions extrêmement détaillées d’un maître et de sa pratique d’enseignement. C’est que les élèves qui passent des heures à écouter en passent tout autant à observer et à saisir le moindre détail, par eux, investi de sens. L’anecdote trouve ici un terrain d’élection ; elle révèle sous une forme brève ce qui est pour l’auteur significatif, essentiel8. Biographie et autobiographie vont ici de pair. Ces « portraits de maîtres » sont aussi en partie des portraits d’élèves : les auteurs se sont, par la force des choses, mis en scène, reconnaissant parfois « un petit peu parler de soi » ou « hésiter entre portrait et autoportrait9 ».
Si, dans cet ouvrage, le sujet est toujours le même – faire le portrait d’un maître –, il est différemment traité au gré de chacun : tel privilégie un aspect des choses, tel multiplie les détails, tel est plus économe, etc. Tous ces documents sont aussi des constructions a posteriori, écrits, pour certains d’entre eux, bien des années plus tard, parfois vingt, trente, voire cinquante ans après les faits qu’ils rapportent10. Des auteurs reconnaissent que des aspects sont désormais « flous11 ». L’un d’eux fait même état « des inévitables effets de reconstruction12 ». Des informations sur la carrière, la vie personnelle, les orientations philosophiques ou politiques du maître, informations qui étaient ignorées au moment de la situation qui est décrite ou qui lui sont postérieures, ont pu entrer dans le portrait13. Dans ce même ordre d’idées, une évolution de la relation vers l’amitié peut se surimposer à la description de la relation originale ; le portrait est-il alors celui du maître d’autrefois ou de l’ami présent14 ? Enfin, une tonalité positive, de la sympathie à l’admiration, colore nombre de ces textes, ce qui ne saurait étonner alors qu’ils participent par leur nature même du « souvenir reconnaissant15 ».
Ces portraits sont informés par une pratique savante, voire professionnelle. Leurs auteurs ont lu bien des documents analogues, ne seraient-ce que des hommages et des nécrologies. Ils ont des modèles en tête à commencer par ceux qui ouvrent le volume, c’est-à-dire les portraits de Socrate – le maître par excellence dans toute la pédagogique occidentale – et d’Alain – le parangon des professeurs de khâgne français. L’un d’eux fait même état d’un cours que son professeur avait fait sur le sujet « Qu’est-ce qu’un maître16 ? ». Enfin, parce que nombre des auteurs sont eux-mêmes des professeurs enseignant la philosophie, les portraits qu’ils tracent ne peuvent pas ne pas se ressentir de leur propre pratique17.
Une histoire longue, depuis le XIXe siècle, a marqué la philosophie et le professeur de philosophie dans l’enseignement secondaire d’un label d’exception qui a été ratifié par les Instructions pour l’enseignement de la philosophie, du 2 septembre 192518. Par la suite, la littérature professionnelle et pédagogique, les modes de recrutement, les essais de réformes et leurs échecs sont allés dans le même sens ; ils ont renforcé, si besoin était, le caractère prééminent de la discipline et le statut singulier du professeur de philosophie. La philosophie dans l’enseignement secondaire a été présentée comme « la discipline du couronnement ». Enseignée dans la dernière classe du lycée, elle est dotée d’un statut supérieur aux autres disciplines pour deux grandes raisons qui ont été explicitées dans les Instructions : elle « permet aux jeunes gens de mieux saisir, par un effort intellectuel d’un genre nouveau, la portée et la valeur des études mêmes, scientifiques et littéraires, qui les ont occupés jusque-là et d’en faire la synthèse » ; elle fait en sorte, au moment où les élèves vont entrer dans la vie ou préparer leur avenir professionnel, qu’ils soient « armés d’une méthode de réflexion et de quelques principes généraux de vie intellectuelle et morale ». En conséquence, l’enseignement de la philosophie ne vise pas tant à faire des élèves des spécialistes de la philosophie qu’à les faire accéder à une majorité civique et sociale en leur apprenant à penser par eux-mêmes. On mesure la distinction avec les autres disciplines scolaires – exception faite du latin19.
Le professeur de philosophie du secondaire est donc un professeur différent des autres. Il est d’ailleurs souvent décrit à l’enseigne d’un comportement singulier qui le distingue d’enseignants d’autres disciplines. Il est aussi doté d’un statut pédagogique exceptionnel à travers une pratique scolaire, elle-même, exceptionnelle. « Le professeur est libre de sa méthode comme de ses opinions », énoncent les Instructions. Les professeurs de philosophie d’hypokhâgne et de khâgne sont l’accomplissement de ce modèle professoral. Dans le dernier tiers du XXe siècle, la philosophie a perdu, il est vrai, une partie de son aura pédagogique20. Ce « déclin » n’a-t-il pas amené, par contrecoup, une magnification des réalités passées alors que les portraitistes sont en majorité des professeurs de philosophie ?
Louis Pinto a souligné le rôle que jouent dans l’histoire incorporée du professeur de philosophie les textes réglementaires, les modes de recrutement, la littérature professionnelle, des polémiques et, avec eux, la correspondance à une image qui demeure étonnamment stable21. On verra sur la base des documents sur lesquels se fonde cet article, que cette histoire incorporée doit aussi à ce qui est vu et entendu dans la classe. On mesure alors le poids des processus mimétiques non seulement dans l’acquisition des connaissances22 mais aussi dans celle d’un habitus professionnel dont on ne comprendra alors que mieux la permanence.
Le cours dans la salle de classe renvoie essentiellement à une situation d’oralité. L’imprimé et l’écrit sont, il est vrai, bien présents. Des œuvres sont citées et des lectures éventuellement ordonnées par le professeur. Toutefois, le livre n’apparaît guère dans sa matérialité ; la bibliothèque de classe n’est mentionnée qu’à une reprise, et encore rapidement23. En fait, le livre ne semble exister que pour donner la main au professeur, pour le faire parler : Pierre Jacerme commençait son cours dans la khâgne d’Henri-IV en faisant lire quelques lignes d’un livre qu’il remettait à un élève, puis, à partir du texte lu, il prenait la parole et la conservait24.
L’écrit est plus présent que l’imprimé, tant du côté du maître que de l’élève. L’écrit du maître, ce sont des notes, plus ou moins abondantes (et généralement moins que plus), à la présentation variée (cahiers, feuilles, fiches), et surtout peu ou pas lues. Quelques exemples donneront à voir les principales modalités d’interaction entre oral et écrit. Grenier apportait son cours entièrement rédigé et il en déployait les feuilles sur le bureau ; la parole « prenait appui sur l’écriture pour trouver sa mesure de précision et d’élégance » et le cours offrait « le mystère d’une oralité littéraire si parfaite qu’il était impossible de discerner la part de la lecture et celle de l’improvisation25 ». Le plus souvent, c’est la modalité inverse qui est décrite : quelques feuilles, une seule feuille, un recueil de petites fiches dans une poche de poitrine de la veste, une paperasse dans un livre26, autant d’écrits qui sont présentés dans les témoignages comme n’étant que rarement consultés, voire pas du tout, si ce n’est pour retrouver une citation. L’écrit est ici un sommaire : le plan du cours, l’essentiel d’un texte à commenter, un fragment à faire noter ; il renvoie à un travail préalable dont l’essentiel a été couché sur le papier. Il fonctionne comme une aide à la mémoire : il évite d’avoir à se rappeler une citation ; il permet aussi de s’assurer d’un coup d’œil jeté sur une feuille, une fiche, une paperasse que le tour d’une question a été fait, que ce qui devait être transmis l’a été. Une minoration extrême de l’écrit, qui n’est même plus un appui intellectuel au moment du cours, ressort du portrait de Deleuze professeur en hypokhâgne à Orléans : « Parfois, il sortait de sa poche une feuille de papier, qu’il déployait soigneusement et gardait à la main, sans la consulter, improvisant son cours ou, du moins, donnant cette impression27. » Ces interactions multiples entre écrit et oral – et Deleuze aurait-il fait cours sans sa feuille de papier soigneusement dépliée ? – donnent à voir, dans une situation de communication donnée, les liens divers qui s’instaurent entre les deux technologies. Elles traduisent aussi une situation hiérarchique qui fait droit à une parole dont on verra plus loin l’incidence, au sens étymologique du terme – incidere veut dire aussi graver.
Aucun portrait ne mentionne un usage du tableau, pourtant abondamment utilisé dans le secondaire. Y a-t-il là enregistrement de la réalité des choses ? Et le morceau de craie que Nicolas Grimaldi lançait dans son réceptacle ne fonctionnait-il que comme le signal de la fin du cours28 ?
Les élèves, eux, se présentent comme écrivant beaucoup, prenant abondance de notes, voire notant tout, à l’instar d’« ethnographes » ou de « greffiers ». Cette pratique soutenue d’écriture vise à l’enregistrement de la parole du maître. Cela ressort de multiples remarques sur la notation et ses difficultés notamment quand le maître parle vite et sur les techniques alors mises au point, telle la « sorte de sténographie » élaborée par Alain Roger pour prendre le cours de Deleuze. Cela ressort aussi du statut dévolu aux notes, qu’elles circulent « d’une année à l’autre, plus demandées que les livres », ou que le cahier soit « soigneusement » conservé29.
Les travaux écrits des élèves sont très peu mentionnés, à commencer par la dissertation, qui est, à côté du cours, le second pilier de l’enseignement scolaire de la philosophie30. Il y a donc dans ces témoignages une minoration de l’écrit. On pourrait expliquer la rareté des notations à ce sujet par le fait que ces documents ne sont pas des portraits d’élèves. Ce serait oublier le rôle du maître dans l’apprentissage de cette technique. Or, ce dernier aspect des choses n’est évoqué que dans un tout petit nombre de témoignages et là, très rapidement ou sous le seul aspect des corrections manuscrites portées sur les copies31.
Les élèves qui, en cours, écrivent beaucoup parlent peu. Presque rien n’est dit sur d’éventuelles interrogations, et les questions des élèves, quand elles sont mentionnées, ont pour but principal d’activer ou de réactiver la parole magistrale32.
En fait, le gros de la description porte sur un maître qui parle. Tous les portraits pourraient être cités, avec des remarques parfois nombreuses sur une voix, un ton, un timbre, un débit, ainsi que sur la qualité de la langue parlée. Celles-ci renvoient à la force de la parole, une parole qui a gravé, une parole qui est demeurée ; d’où la notation : « Ce professeur, c’était essentiellement une voix », et la prégnance de cette même voix : « je l’ai encore en tête », alors que le visage du maître est devenu flou33.
La voix n’est pas seulement un ton, un timbre, un débit qui s’apprécieraient en termes purement esthétiques. Elle est aussi décrite comme une respiration : « il parlait comme il respirait », écrit Alain Lanavère à propos d’Étienne Borne34. La voix devient alors une modalité pour faire distinguer à l’auditoire l’essentiel et l’accessoire, et donc pour guider la prise de notes. Plus encore, elle traduit l’articulation, la production d’une pensée en recherche, en acte, avec d’abord des hésitations, voire des silences, puis, une fois lancée, de la fermeté. Il y a là un schéma de parole fréquent. On s’en tiendra à quelques lignes tirées du portrait de Michel Alexandre qui a enseigné successivement dans les khâgnes de Louis-le-Grand et d’Henri-IV. D’abord, il « se taisait. Toute la classe restait suspendue. Alors, [il] proférait quelques sentences : sa parole suivait la naissance de la pensée, elle était évocatrice et impérieuse. On était embarqué […], on éprouvait la fraîcheur indicible de l’esprit35 ». Viva vox docet, le proverbe latin se vérifie ici d’autant mieux que l’efficacité de la voix vive est celle d’une pensée en recherche et en mouvement, une pensée qui associe celui qui l’entend, qui est « embarqué » dans des silences, des hésitations, puis un flux. D’où dans la logique de la pédagogie officielle de la philosophie scolaire qui est d’apprendre à penser, le travail tout aussi philosophique de l’élève fait d’un effort d’écoute et d’organisation de la « matière sonore » qui coulait dans ses oreilles36.
Il ne faudrait cependant point mythifier l’oralité de la transmission philosophique. Elle est au fondement de tout l’enseignement scolaire dont le cours est la forme banale37 ; bien des professeurs dans d’autres disciplines pourraient reprendre le propos de Ricœur qui a été initialement cité. Viennent néanmoins à l’esprit les réflexions de Pierre Hadot sur la philosophie antique et sa nature profondément orale même pour les œuvres les plus écrites qui sont en fait liées, directement ou indirectement, à l’enseignement38. L’écriture n’est alors « qu’un aide-mémoire, un pis-aller, qui ne remplacera jamais la parole vivante. La vraie formation est toujours orale, parce que seule la parole permet le dialogue, c’est-à-dire, pour le disciple, la possibilité de découvrir lui-même la vérité dans le jeu des questions et des réponses, la possibilité aussi pour le maître d’adapter son enseignement aux besoins du disciple ». Ce qui valait pour une communauté antique « toujours un lieu de discussion » doit être grandement nuancé devant la réalité de classes de lycée que ces portraits présentent, sauf rares exceptions, comme muettes et tout appliquées au travail écrit d’enregistrement de la parole du maître. Reste parfaitement valide la suite du propos sur des philosophes antiques qui n’ont pas voulu écrire considérant « que ce qui s’écrit dans les âmes par la parole est plus réel ou durable que les caractères tracés sur le papyrus ou le parchemin ». Bien des professeurs de terminale et classe préparatoire ont peu publié, du moins en comparaison de leur influence, une influence qu’ils ont exercée par une parole vive, une parole, et ces portraits l’attestent, qui s’est profondément écrite en ceux qui l’ont un jour entendue.
Les portraits donnent à voir la « part discrète de la philosophie », celle qui se transmet à un auditoire restreint dans l’espace limité de la classe, cette part que l’on pourrait qualifier de « privée » en opposition à celle « publique » du livre, du manuel39. La transmission n’est pas anonyme comme l’est la lecture d’un texte ; elle est interpersonnelle. Les personnes en présence sont de statut différent : un maître et des apprentis. Ce sont aussi des êtres de chair et d’os ; le maître est davantage qu’une voix, celle qui serait entendue à la radio, par exemple. Les situations décrites dans ces portraits réfèrent à un système complexe de transmission du savoir, celui d’une parole que l’on dira incarnée non seulement parce qu’elle est, comme on vient de le voir, le produit d’une gestation intérieure, mais aussi parce qu’elle émane d’une personne que l’on voit, une personne à laquelle sont aussi prêtés des traits de caractère et de cœur.
L’élève est un apprenti, c’est même, en terminale, un novice. Cet état de fait est abondamment souligné, si ce n’est revendiqué ; on s’en tiendra à l’aveu de Jacques Le Rider : « en cette matière, j’étais totalement ignorant, comme à près tous les lycéens français qui découvrent cette matière nouvelle dans la dernière année de leurs études secondaires40. » Si la philosophie n’est plus objet de découverte en classe préparatoire, il arrive par contre qu’elle soit une révélation lors que l’enseignement précédemment reçu a été peu satisfaisant, voire rebutant41. Dans tous les cas, l’élève mesure « la supériorité intellectuelle » de celui qui enseigne et, à cet endroit, l’un des portraitistes rappelle l’avertissement que le professeur adressa à toute la classe en début d’année : « Je sais, vous ne savez pas. Vous n’y pouvez rien. Donc il vous faut apprendre42. »
L’élève se décrit comme participant activement à la construction même de la persona magistrale, à son grandissement. Il contribue à ces récits qui, au fil du temps, s’élaborent dans les lycées autour de professeurs. Faits de l’assemblage hétéroclite d’informations concernant la carrière, les publications, l’action politique et la vie privée, mêlant rumeurs et faits avérés, ils en viennent à constituer un légendaire, conférant à des maîtres une aura particulière. Le portrait d’Étienne Borne est à ce propos emblématique, à commencer par le fait qu’il était précédé par une réputation, qu’il était « quelqu’un43 ». La dévaluation d’autres professeurs produit un même effet de grandissement44. Tout contribue à marquer la singularité irréductible du maître, à commencer par des tics pédagogiques qui n’ont pas manqué de frapper l’élève. On s’en tiendra à René Schérer, professeur en hypokhâgne à Louis-le-Grand. Jugé « plutôt hermétique, pour ne pas dire incompréhensible dans son enseignement philosophique, il choisissait toujours les exemples les plus puérils pour illustrer son propos : “quelqu’un m’offre des bonbons. Au lieu d’en prendre un dans la boîte, j’en prends deux” ». Ce contraste entre une « sophistication de la pensée » et « la rusticité de l’illustration », outre qu’il caractérisait une personne, la mettait au rang du maître par excellence : il avait « quelque chose de très socratique », conclut le portraitiste45.
Les portraits font, selon les lois du genre biographique, une part non négligeable à la description physique de celui qui parle, à commencer par son vêtement et à sa coiffure. Ces détails traduisent un certain décalage par rapport à « la grisaille professorale ». Décalage qui tendrait ici, dans un respect de la norme, vers l’austérité ou vers l’élégance. Ainsi, Deleuze que Fabiani décrit des années plus tard « vêtu d’un jean fatigué et troué en un endroit fâcheux46 », faisait cours dans l’hypokhâgne d’Orléans « impeccablement vêtu, costume sombre, chemise blanche, cravate noire47 », soit dans la version la plus distinctive de l’uniforme professoral des années 1950. Au titre de la singularité capillaire, il y a la mèche à la Jankélévitch48 ; on en trouve un exemple, pour ne pas dire une réplique, dans le portrait de Raymond Ledrut donné par un de ses élèves de terminale : « je me rappelle cette mèche qui balayait soudain sa face lorsqu’il hochait la tête et qu’il relevait d’un geste élégant de la main49. »
Ce geste entre dans la gamme des attitudes corporelles abondamment décrites dans ces portraits. On s’en tiendra à deux d’entre elles. La première, très souvent notée, est la posture du professeur faisant cours : assis ou debout, immobile ou déambulant. La seconde, moins fréquente, est le fait de fumer, acte qui intéresse ici, non de façon « archéologique », mais pour son intégration dans le processus de communication.
Être assis ou debout, être au bureau ou déambuler dans la classe n’est pas sans incidence sur le style de la leçon, qu’elle se présente comme une sorte d’oralité littéraire ou une improvisation, réelle ou préparée. Dans la majorité des cas, le maître parle debout, rarement immobile, le plus souvent, en marchant que ce soit en déambulant dans toute la classe ou bien dans un espace précis, généralement délimité par le bureau, l’estrade et le premier rang de tables. Cette déambulation, si elle n’est pas propre au professeur de philosophie, lui est plus facile ; il est moins tenu que des enseignants d’autres disciplines par des notes, des documents, des matériaux pédagogiques ou l’usage du tableau. Toutefois, on peut se poser la question de savoir s’il n’y aurait pas là une projection du modèle du philosophe antique tel que l’a constitué la tradition lettrée et picturale représentant Aristote qui enseigne en se promenant avec ses disciples50.
Deux longues citations donnent concrètement à voir les deux cas principaux d’un enseignement debout. La première présente un maître immobile : Pierre Jacerme, professeur en khâgne à Henri-IV ; on est en 1990. Après un mouvement initial, il se tenait pendant toute la séance debout en un même lieu.
[Il] « quittait très vite [le bureau] pour aller s’installer sur le côté gauche de la salle, devant l’une des fenêtres, regardant le plus souvent à ses pieds, juste devant lui. De là, il s’avançait vers l’un d’entre nous, devant qui il ouvrait un livre et à qui il murmurait de rapides consignes de lecture. Lorsque l’élève commençait à lire, la séance commençait véritablement pour nous tous, qui attendions bien sûr l’interprète […] Assez vite, et toujours depuis sa fenêtre, Pierre Jacerme reprenait la parole et entamait l’interprétation51. »
Tout autre est la description d’Étienne Borne qui enseigna dans l’hypokhâgne du même lycée à la génération précédente. Elle montre un maître en constant mouvement, dont tout le corps est à l’œuvre dans la transmission du savoir.
« Il parlait toujours debout, loin du tableau, en bas de l’estrade, presque contre les tables du premier rang, sans doute par désir de mieux convaincre. Les fenêtres étaient derrière lui, nous le regardions, à contre-jour, s’agiter. Car il s’agitait […]. Sa main droite, la seule mobile, raide comme un tranchoir, découpait l’espace devant lui, un coup en avant, un coup en arrière, comme s’il avait besoin de ce rythme pour avancer sa démonstration. Plus étonnant était le jeu de jambes, car notre maître dansait en philosophant : en début de période, il lançait une jambe en avant, faisait un pas non sans se pencher, puis aussitôt, comme s’il reculait, et tout en continuant sa phrase, il ramenait, en se redressant puissamment, l’autre jambe en arrière pour retrouver sa position première. Et c’était ainsi durant des heures52. »
Plusieurs de ces portraits décrivent une situation aujourd’hui si obsolète que l’on douterait même qu’elle ait existé : on a fumé en classe encore au moins jusque dans les années 1960 et cela n’était nullement interdit. Dans ces témoignages, seul, semble-t-il, le professeur fume, et il fume une gitane ou une gauloise – ce qui n’est pas alors indifférent53. La gestuelle liée à la cigarette est rapportée en ce qu’elle donne à voir la main qui la tient et aussi la fonction qui lui est assignée dans l’ordre du savoir. D’une part, la cigarette est une sorte de montre, signalant le début de la prise de notes et la fin du cours comme dans la khâgne de Grenier : « la première [cigarette], allumée au début du cours, nous donnait le signal de la prise de notes ; la dernière n’achevait ordinairement sa consomption qu’à la fin de la deuxième heure de la séance. » D’autre part, fumer participait de la transmission du savoir comme il ressort de la suite de la citation : « Et ces Gauloises qui se succédaient dans l’intervalle mettaient en valeur la gestuelle des mains fines et expressives et scandaient par les bouffées qui en étaient tirées le tempo maestoso de la diction. Elles commandaient un souffle, un timbre et une tonalité : cette qualité de voix et cette rumeur, dernier ingrédient essentiel de ce style54. » Bien plus, fumer et penser ne faisaient qu’un ; cela est clairement dit dans le portrait de Jean Beaufret : « Il arpentait l’espace compris entre le tableau, l’estrade, la première rangée de bancs et la porte d’entrée, tout en tenant, souvent verticalement, une gitane maïs, sur laquelle il tirait au rythme de sa méditation philosophique, contemplant la fumée qui s’élevait, jusqu’au moment où l’idée s’étant suffisamment développée, il pouvait enchaîner une autre cigarette55. »
L’art de faire que révèlent ces éléments descriptifs montre l’importance du regard. Celui-ci participe non seulement de l’acte pédagogique mais encore et surtout de l’acte philosophique. Cette importance accordée au regard tient aussi à ce que la philosophie, du moins la philosophie scolaire, est présentée par certains comme une discipline du voir et son enseignement comme la formation d’un regard. « Il faisait voir les concepts ; les arguments ; le propos », écrit Pierre Lauret à propos de Serge Boucheron. Et de généraliser :
« Il s’avérait que savoir était d’abord voir, que se faire une idée d’un texte, c’était se le rendre visible, le voir comme en relief avec ses éléments et les articulations qui les relient. Le professeur est évidemment plus savant que les élèves, mais il est d’abord celui qui voit mieux qu’eux, d’un regard plus sûr et plus rapide, et qui fait voir. Je pense encore que dans l’enseignement il s’agit d’abord de faire voir, opération qui me semble plus facile que faire entendre, et première56. »
Par sa lueur ironique, le regard du maître renvoie, bien sûr et sans ce que cela ne soit explicité, au modèle socratique57. Par sa prégnance, il n’est pas tant une modalité disciplinaire – les classes ici décrites sont plutôt calmes et attentives – qu’intellectuelle : faire participer l’élève à l’aventure philosophique. Cela ressort nettement du portrait d’un professeur femme dû à un homme. Des éléments physiques, auxquels l’« adolescent attardé » qu’il était, aurait pu être sensible – « un corps jeune », des « courbes intéressantes », « une certaine plénitude et douceur du visage ou des lèvres » –, ne sont mentionnés que pour mieux être écartés devant ce qui a compté : un regard qui « convoquait » ; le portrait est d’ailleurs intitulé : « un regard croisé58 ».
Dans d’autres textes, le jeu du regard est totalement différent ; il n’en est pas moins hautement significatif. Le maître ne porte pas le regard sur l’auditoire. Borne qui était très myope semblait ne pas regarder les élèves, mais un ailleurs, « le ciel des idées philosophiques ». Schérer avant de répondre aux questions des élèves – les papiers tirés d’un chapeau – inspirait en « fermant les yeux, tel un athlète avant l’effort ». Jacerme faisait cours, « regardant le plus souvent à ses pieds, juste devant lui », laissant l’élève organiser le flux de la parole qu’il entendait. Il y a là autant de modalités qui réfèrent encore à l’ordre officiel de la pédagogie philosophique : elles dénotent le maître absorbé dans le travail de la pensée ou laissant toute liberté à l’élève dans son propre travail philosophique59.
Maître et élèves sont face-à-face dans la salle de classe. Il y a là un cas particulier de situation d’interaction, à l’instar de celles décrites et analysées par Erving Goffman dans ses travaux sur la vie quotidienne et plus précisément, vu le sujet ici traité, dans son étude sur la conférence60. Les portraits donnent à voir un matériel comportemental à l’œuvre : une voix qui hésite, puis se lance et coule, le geste élégant qui relève une mèche de cheveux, les déplacements du professeur dans la salle, son immobilité ou une constante gesticulation, la main qui tient la cigarette, le regard qui convoque ou se porte ailleurs, etc. Autant de notations qui ne sont pas du pur pittoresque61, mais qui révèlent les mille relations se nouant autour de la façon d’animer les paroles dites. Le cours est donc toujours un processus théâtral, en fait dès les moments mêmes précédant la prise de parole, l’entrée du maître, le silence avant la « performance ». Peu importe le style de l’actio – et j’emploie à dessein le terme de la rhétorique classique –, qu’elle tende vers l’emphase ou vers la sobriété. Ce qui amène ici à discuter les propos de Pierre Bourdieu sur des professeurs de khâgne avec leurs « exhibitions savamment théâtralisées de l’improvisation philosophique » ainsi que sur le lien par lui établi entre des « poses prophétiques » et les « faiblesses d’un discours philosophique62 ».
Les textes rassemblés dans Portraits montrent qu’à l’instar de la conférence analysée par Goffman, le cours performé est autre chose qu’un texte, qu’il est, lui aussi, « l’accès à une personne ». Entrent ici en jeu des éléments psychologiques, émotionnels et passionnels sur lesquels le sociologue canadien n’a guère insisté. Ces témoignages baignent, en effet, dans un climat émotionnel et expriment des affects et des passions. Les mots chance, admiration, fascination, plaisir, bonheur et leurs synonymes sont récurrents et il est souvent fait état de la « forte impression » produite par un professeur ou du « choc » que le premier cours représenta63. Les qualités morales reconnues (ou dévolues) au maître, la rigueur, la fermeté, la patience, la bienveillance, la confiance ainsi que la sollicitude envers l’élève découragé64 ajoutent à cette dimension sensible. Celle-ci est faite aussi du sentiment d’orgueil d’avoir un maître hors du commun : la distinction de l’un rejaillit sur l’autre qui se sent à son tour distingué. Cela est ouvertement dit par l’auteur du portrait d’Étienne Borne. Après avoir rappelé que ce professeur était bien connu par un engagement politique public, il notait : « Nous n’étions pas sans vanité, il ne nous déplaisait pas d’approcher un professeur qui jouissait d’une réputation ; […] nous le trouvions […] bien préférable en tout cas à ces professeurs dont le nom ne nous disait rien. Nos amis de Condorcet s’enchantaient pareillement d’écouter Jean Beaufret. Et chez nous [Henri-IV], les khâgneux n’étaient pas peu fiers d’être, en français, les élèves de Laurent Michard, l’homme des Lagarde et Michard65. » Il y a là autant d’éléments référant à un ordre passionnel, autant d’éléments qui entrent activement dans le processus de communication. Si les affects sont largement convoqués dans ces textes parlant à l’occasion de « rencontre66 », l’admiration demeure cantonnée à la sphère intellectuelle. Le mot « érotisme » qu’écrit une portraitiste est rapporté à la discipline même – « la philosophie comme discipline érotique » ; et son témoignage reprend un cours qu’avait fait le professeur : il « nous avait montré avec insistance, commentant le Ménon de Platon, que la philosophie ne pouvait être qu’une discipline érotique67 ».
Les affects en viennent à être présentés comme fonctionnels à l’acquisition d’un savoir qui a priori les exclurait. L’enseignement de la philosophie scolaire est censé développer des facultés de jugement et de réflexion chez l’élève. Or, ce que l’on voit au fil des récits est que cette éducation de la raison ne se fait pas que sur des modes fondés sur la raison. Il y aurait même un divorce entre un savoir et ses modes d’acquisition, quand la transmission prend aussi appui sur des affects, voire sur des forces occultes qui répugnent à la raison. Cela est clairement dit dans le portrait de Camille Pernot, qui se concluait ainsi :
« Il peut sembler paradoxal de parler de l’enseignement d’un maître de philosophie en témoignant de l’efficacité de son charme. Le charme relève de la magie, de la fascination, de tout ce contre quoi, en somme, lutte la philosophie. La philosophie, c’est la raison ; et la raison désenchante le monde. C’est vrai. Mais ce n’est vrai que d’une vérité générale ; cela ne vaut que dans les manuels scolaires. Car nous savons tous, nous qui avons été marqués par un professeur, que la philosophie n’a pris un sens vivant pour nous que par la force affective qu’enveloppait une présence68. »
L’interaction entre celui qui sait et celui qui ne sait pas prend une dimension rituelle, ne serait-ce déjà que par la répétition. Les documents décrivent une situation unique – le plus souvent un cours – à l’instar d’un archétype, dont les unités constitutives sont sans cesse répétées dans le même lieu, à la même place, dans le même temps, sous les mêmes formes, afin de produire un même effet. Celui-ci est aussi le produit de tous les actes de parole et de tous les gestes qui sont décrits dans ces portraits, de leur ordonnancement obéissant à une règle pour le moins implicite, des multiples actions symboliques qui emportent l’adhésion de ceux qui les voient et les entendent dans cette configuration spatio-temporelle qu’est la classe, à la fois lieu et temps de l’enseignement. Cela ne ressort que mieux de l’exemple suivant. Deleuze, après le cérémonial de l’entrée et du dépliage de la feuille de papier et avant le début de son cours à proprement parler, racontait « ordinairement » une histoire drôle qui semble avoir fasciné par un « humour incomparable » ceux qui l’entendaient. Couchée très exactement sur le papier, relue plus tard, elle n’est désormais plus que des mots, des mots qui de l’aveu même de celui qui les a sténographiés ne sont plus désormais très drôles, détachés qu’ils sont tant de la personne qui les a prononcés que de la séquence originelle où ils faisaient sens69.
Ce rituel peut être interprété, sans que l’expression soit utilisée par les portraitistes, comme un rite de passage s’inscrivant dans un processus d’apprentissage. La place de la classe de philosophie dans le dispositif pédagogique y porte tout naturellement. Le rite a parfaitement fonctionné, avec un avant de l’ignorance – on se rappellera l’aveu de Jacques Le Rider – et un après du savoir, pour le moins, d’une formation intellectuelle, une Bildung, pour en rester à cet auteur devenu un éminent germaniste. Il faudrait d’ailleurs parcourir un plus long chemin au-delà même de ces portraits : le rite de passage de la classe de philosophie du secondaire ou de la khâgne n’a été pour nombre de portraitistes que la première séquence d’un dispositif de temps long conduisant à l’agrégation à la communauté des philosophes, au sens le plus institutionnel du terme : treize d’entre eux sont des agrégés de philosophie.
Le rituel en vient même à être décrit comme relevant d’un ordre supérieur, du sacré, par exemple dans le portrait d’Hubert Grenier tracé par Christophe. « Dans cette salle de classe du lycée Louis-le-Grand où pouvaient trouver place une soixantaine de khâgneux attentifs, Grenier s’installait au bureau et créait autour de lui un halo de concentration intellectuelle : il se recueillait et déployait entre lui et nous comme un même lieu de séparation et de rencontre les ingrédients singuliers de son enseignement. » Suit un développement sur les feuilles manuscrites déployées sur le bureau, sur un style de parole défini comme une « oralité littéraire » et sur les gestes accompagnant les cigarettes fumées, qui « elles aussi prenaient leur rôle dans le rite et contribuaient à tracer l’espace sacré de la réflexion ». Et le portraitiste d’évoquer sa propre impression nourrie des multiples interactions qui autour du discours, du regard et de la cigarette se nouaient autour d’une personne :
« Il m’est arrivé plus d’une fois d’assister aux premiers rangs de ce cérémonial, assis en contrebas du bureau surélevé par une haute estrade : le classicisme heureux des phrases émergeant de ce fond obscur sous les volutes de la fumée et les éclairs souvent lancés par le regard sombre de Grenier […] croisaient le rougeoiement de la Gauloise. N’était la constante et consciente maîtrise du propos professé, on aurait pu alors penser à quelque scène oraculaire ou au drame d’une sorte d’Olympe intellectuel où les lueurs des forges divines auraient été traversées des éclairs de Zeus.
De façon frappante, cette élocution ouvrait significativement aux élèves une dimension nouvelle, recueillie, au seuil de laquelle les rumeurs du monde ne pouvaient que venir, impuissantes, se briser. Elle participait exemplairement à la diffusion de l’essentiel, du style littéraire, intellectuel et moral de cet enseignement70. »
Bien des éléments descriptifs, voire des mots contenus dans ce texte renvoient à un monde séparé et clos, à une cérémonie quasiment religieuse, au mystère de la transmission du savoir. Avec cette « sorte d’Olympe intellectuel », on est loin du monde officiel de la pédagogie philosophique. Apparemment. La métaphore ne fait que mieux donner à voir la singularité du professeur de philosophie des lycées français. Elle rend manifeste le caractère extraordinaire de l’enseignement d’une discipline. Elle révèle en fait tout ce que laissent de côté des approches centrées sur les contenus : la réalité de la transmission comme une haute expérience existentielle, une expérience qui marquent ceux qui l’ont vécue, ceux qui, à leur tour, enseignent la philosophie.
1. Sur les sujets de l’oralité dans le monde intellectuel et de la transmission de maître à élève, je renvoie à mes ouvrages Parler comme un livre. L’oralité et le savoir (XVIe-XXe siècle), Paris, Albin Michel, 2003, et Les Enfants de Socrate. Filiation intellectuelle et transmission du savoir, XVIIe-XXIe siècle, Paris, Albin Michel, 2008.
2. Sur l’enseignement scolaire de la philosophie qui sera considéré dans cet article, cf. Jean-Louis Fabiani, Les philosophes de la République, Paris, Éditions de Minuit, 1988 ; Bruno Poucet, Enseigner la philosophie. Histoire d’une discipline scolaire, 1860-1990, Paris, CNRS Éditions, 1999 ; Louis Pinto, La Vocation et le métier de philosophe. Pour une sociologie de la philosophie dans la France contemporaine, Paris, Éditions du Seuil, 2007 ; Jean-Louis Fabiani, Qu’est-ce qu’un philosophe français ? Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 2010, chap. 1.
3. Paul Ricœur, « La parole est mon royaume », dans Esprit, 223 (février 1955), p. 192.
4. Jean-Marc Joubert et Gilbert Pons (éd.), Portraits de maîtres. Les profs de philo vus parleurs élèves, Paris, Éditions du CNRS, 2008 ; à une exception près, les « portraits » ont été rédigés pour ce projet. Pour ne pas alourdir les notes, le recueil sera désormais cité sous la forme abrégée Portraits suivie éventuellement de l’indication des noms des modèles et portraitistes et du numéro de page. Dans bien des cas, les situations étant redondantes, on ne renverra qu’aux exemples les plus significatifs.
5. La philosophie est la plus masculine des disciplines « littéraires » dans le secondaire. Pour 1960-2000, le pourcentage de femmes professeurs de philosophie est à peu près constant autour de 40 % : soit en 2000 39,6 % contre 44,3 % en sciences économiques et sociales, 54,1 % en histoire-géographie, 75,2 % en lettres et 80 % en langues vivantes (L. Pinto, La Vocation…, op. cit.,p. 39-40).
6. Document cité par Nicole Raymondis, D’une certaine « chapelle » granélienne sur le site www.parolesdesjours.free.fr ; dernière consultation : 20 mai 2012.
7. Portraits, p. 25-28.
8. Jean-Bruno Renard, « De l’intérêt des anecdotes », dans Sociétés, 114 (2011/4), p. 33-40.
9. Portraits, successivement, Brunet/Dupouey (p. 206), Menasseyre/Cautrès (p. 260).
10. Ibid., successivement, Moutel/Lahbib, Boucheron/Lauret, Deleuze/Roger.
11. Ibid., en général, Menasseyre/Cautrès (p. 260), pour la description physique du maître, Moutel/Lahbib (p. 220), pour le contenu du cours, Czarnecki/Le Rider (p. 99).
12. Ibid., Boucheron/Lauret (p. 201).
13. Ibid., Beaufret/Jacerme (p. 86), Lafosse/Joubert (p. 271), Czarnecki/Le Rider (p. 100-101), Pons/Ledrut (p. 125).
14. Ibid., Brunet/Dupouey (p. 205-206).
15. Ibid., p. 25.
16. Ibid., Élie/Ravel (p. 309).
17. Cf. les ouvrages cités à la note 2.
18. Texte toujours en vigueur.
19. Qui a longtemps joui dans l’enseignement secondaire d’un statut particulier ; ici aussi, il ne s’agissait pas de faire des spécialistes, des latinistes, mais de développer des qualités intellectuelles qui pourraient être mises à profit dans l’acquisition d’autres savoirs (Françoise Waquet, Le Latin ou l’empire d’un signe, XVIe-XXe siècle, Paris, Albin Michel, 1998).
20. J.-L. Fabiani, Qu’est-ce qu’un philosophe…, op. cit., p. 54-56.
21. L. Pinto, La Vocation…, op. cit., chap. 1.
22. Christiane Delory-Momberger, « Espaces et figures de la ritualisation scolaire », dans Hermès, 43 (2005), p. 79-85.
23. Portraits, Callet/Chiron (p. 295).
24. Ibid., Jacerme/Stiegler (p. 256-257).
25. Ibid., Grenier/Sur (p. 162) ; pour d’autres exemples de cours rédigés et lus de plus ou moins près, Lafosse/Joubert (p. 269), Élie/Ravel (p. 307).
26. Ibid., Ledrut/Pons (p. 123), Viallaneix/Boy (p. 159), Boucheron/Lauret (p. 203), Jacerme/Stiegler (p. 256), Boy/Agniau (p. 247), Borne/Lanavère (p. 90-91).
27. Ibid., Deleuze/Roger (p. 153).
28. Ibid., Grimaldi/Périna (p. 213).
29. Ibid., successivement, pour les citations, Alexandre/Saint-Sernin (p. 52), Ledrut/Pons (p. 123), Deleuze/Roger (p. 153), Pessel/Worms (p. 226), Ledrut/Pons (p. 122).
30. Par ailleurs, il n’est qu’une occurrence de fiches de lecture (ibid., Viallaneix/Boy, p. 159).
31. Ibid., Borne/Lanavère (p. 93), Viallaneix/Boy (p. 160), Brunet/Dupouey (p. 209), Pessel/Worms (p. 227).
32. Ibid., Ledrut/Pons (p. 123), Schérer/Petit (p. 138) avec les élèves tirant d’un chapeau, « dans un ordre aléatoire, une série de mots, de concepts ou de noms propres griffonnés sur des bouts de papier » comme autant de questions posées au maître.
33. Ibid., Ledrut/Pons (citations : p. 123), Menasseyre/Cautrès (p. 260).
34. Ibid., Borne/Lanavère (p. 91).
35. Ibid., Alexandre/Saint-Sernin (p. 49) ; pour d’autres exemples, Borne/Lanavère (p. 90-91), Ledrut/Pons (p. 123), Deleuze/Roger (p. 154), Grenier/Sur (p. 162-163).
36. Ibid., Jacerme/Stiegler (p. 257).
37. Comme il ressort de l’ouvrage d’Evelyne Héry, Un siècle de leçons d’histoire. L’histoire enseignée en lycée, 1870-1970, Presses universitaires de Rennes, 1999.
38. Je m’en tiens à sa leçon inaugurale au Collège de France (Paris, Collège de France, 1983, p. 28-34 ; op. cit. : p. 30).
39. Portraits, p. 22.
40. Ibid., Czarnecki/Le Rider (p. 99) ; cf. aussi Viallaneix/Boy (p. 160) : « nous faisions, en cette année terminale, auprès de notre mentor, quelque chose comme un apprentissage ».
41. Ibid., Jacerme/Stiegler (p. 255).
42. Ibid., Lafosse/Joubert (p. 269 et 270).
43. Ibid., Borne/Lanavère (p. 89-96).
44. « Il incarnait à lui seul la philosophie […] Il y avait bien d’autres professeurs dans le lycée [Fermat à Toulouse], notamment un ancien élève d’Alain […], mais nous le trouvions vieillot d’aspect […], de pensée aussi […], nous faisions comme s’il n’existait pas » (ibid., Ledrut/Pons, p. 124).
45. Ibid., Schérer/Petit (p. 137).
46. J.-L. Fabiani, Qu’est-ce qu’un philosophe…, op. cit., p. 36-37.
47. Portraits, Deleuze/Roger (p. 153).
48. J.-L. Fabiani, Qu’est-ce qu’un philosophe…, op. cit., p. 37.
49. Portraits, Ledrut/Pons (p. 123).
50. Pour des exemples des postures assis, debout, en marchant, ibid., Beaufret/Jacerme (p. 86), Viallaneix/Boy (p. 159), Grenier/Sur (p. 161), Boucheron/Lauret (p. 203), Grimaldi/Périna (p. 213), Lafosse/Joubert (p. 269), Boy/Agniau (p. 247).
51. Ibid., Jacerme/Stiegler (p. 256).
52. Ibid., Borne/Lanavère (p. 91).
53. Il n’est pas à notre connaissance d’étude portant sur le sujet. Au mieux, donne-t-on un détail anecdotique à propos de deux ou trois figures célèbres, à commencer par Sartre qui serait inconcevable sans une cigarette et un halo de fumée. L’ouvrage de Richard Klein (De la cigarette. Essai [1993], Paris, Seghers, 1995) ne contient rien sur la pratique de fumer en classe ; sur Sartre et le rôle par lui dévolu à la cigarette et au fait de fumer (p. 65 et suiv.).
54. Portraits, Grenier/Sur (p. 162).
55. Ibid., Beaufret/Jacerme (p. 86).
56. Ibid., Boucheron/Lauret (p. 201 et 202).
57. Cf. dans le même ordre fonctionnel, des notations sur l’ironie du sourire (ibid., Poirier/Guth, p. 265-267).
58. Ibid., Viallaneix/Boy (p. 158-159).
59. Ibid., successivement, p. 90, 138, 256-257.
60. Erving Goffman, Les Rites d’interaction [1967], Paris, Éditions de Minuit, 1974 ; « Conférence sur la conférence » [1981] se trouve dans le recueil Façons de parler, Paris, Éditions de Minuit, 1987, p. 167-204.
61. Même s’il en est : la protubérance que Grenier avait sur le front était surnommée par des élèves « la bosse de la philosophie » (Portraits, p. 163).
62. Pierre Bourdieu, Esquisse pour une auto-analyse, Paris, Éditions Raisons d’agir, 2004, p. 16.
63. Pour des exemples, Portraits, Borne/Lanavère (p. 89), Czarnecki/Le Rider (p. 99), Ledrut/Pons (p. 122), Deleuze/Roger (p. 152), Villaneix/Boy (p. 159), Boucheron/Lauret (p. 201), Grimaldi/Périna (p. 212), Lafosse/Joubert (p. 268).
64. Sur ce point précis, cf. le portrait si humain de Gilles Deleuze tracé par Alain Roger (ibid., p. 153-156).
65. Ibid., Borne/Lanavère (p. 89).
66. Ibid.,Viallaneix/Boy (p. 161).
67. Ibid., Jacerme/Stiegler (p. 255-259 ; ici p. 258 ; les italiques sont dans le texte).
68. Ibid., Pernot/Brahami (p. 142). Camille Pernot était maître de conférences à l’École normale supérieure de Saint-Cloud.
69. Ibid., Deleuze/Roger (p. 153).
70. Ibid., Grenier/Sur (p. 162-163) ; cf. aussi Jacerme/Stiegler (p. 255-256).