Souviens-toi par la bouche
Parole et Révélation
chez Franz Rosenzweig
et Emmanuel Levinas

Danielle Cohen-Levinas

PAROLE DE RÉVÉLATION

À la question de savoir ce qu’est une parole d’enseignement dans la tradition juive, il convient de rappeler que selon les Écritures saintes, nous sommes tous considérés comme des « enfants » dont le regard est tourné vers le regard de nos aînés. Ce regard est comparable à une chaîne de générations ininterrompue que l’on appelle les « bâtisseurs ». Entre l’enfant et le bâtisseur, un accord tacite est noué, qui ne réside pas nécessairement dans un enseignement immédiat, direct, mais qui engage un rapport à l’étude qui unit la conscience moderne avec les fondements bibliques. De sorte que nous sommes amenés à considérer l’idée même d’enseignement comme ce qui vient surseoir à la tentation de séparer l’ordre éthique de la parole adressée. Cette exigence s’accompagne dans la Bible du commandement de se souvenir, à savoir de maintenir vivante la mémoire d’un passé immémorial. Yerushalmi, dans son remarquable ouvrage intitulé Zakhor, note que « loin de s’affranchir de l’histoire, la religion biblique s’y ouvre jusqu’à en être saturée. Elle ne peut se concevoir sans l’histoire1 ».

La parole qui enseigne est considérée comme un trésor vivant, source de transmission et de renouvellement de l’interprétation. Elle est donc au cœur du caractère historique de la tradition juive pour qui la « mémoire » des évènements est inscrite dans le bouche-à-bouche, dans les rites, dans la liturgie et dans l’exercice herméneutique requis par le commandement d’étudier. Il y va de la dignité d’un principe qui hante le sujet tant sa relation au monde repose sur la parole d’autrui qui s’impose d’emblée comme parole d’enseignement. L’écart qui sépare l’action, comme déploiement de l’essence, de l’accueil de la parole d’autrui, comme impossibilité de s’enraciner dans son être, est incommensurable. Dans une conférence donnée le 23 février 1950 au Collège philosophique qui porte le titre, « Les Enseignements », Levinas précise :

« Ni l’activité, ni la passivité – ne la dépeignent ; mais ce qui la définit, c’est ce mouvement vers un profond jadis – “jadis jamais assez” – jamais saisissable – mais un jadis enseigné2. »

Dans le contexte général de l’Allemagne dans laquelle la pensée de Rosenzweig s’est élaborée, l’accent fut porté sur la non-opposition entre la réflexion philosophique et l’adhésion en une parole d’enseignement qui ne s’érige pas en savoir absolu. C’est pourquoi, Rosenzweig accorde à l’idée d’expérience une dimension qui ne peut en aucun cas être recouverte par un savoir académique. Les implications de cet engagement sont nombreuses, à commencer par le fait qu’elles vont aboutir à une « pensée nouvelle » qui prend pour modèle initial l’interpellation d’Adam par Dieu. Rosenzweig comprend l’émergence de la question, « où es-tu ? » comme étant un définitive un « où y a-t-il un tu ? », de sorte que le « tu » ne peut se comprendre que parce qu’il est confronté à un « Je » qui se découvre et se révèle à lui. Dans la deuxième partie de L’Étoile de la Rédemption3, ce principe dialogique sera largement commenté par Rosenzweig comme étant redevable d’un principe de médiation, non substituable ou interchangeable. Le « Tu » auquel s’adresse un « Je » ne peut-être que Dieu dont la manifestation est déjà en soi une figure de langage qui devient à son tour un donné de l’expérience qui passe du pré-verbal au verbal. Dans la partie médiane de L’Étoile de la Rédemption, Rosenzweig met en mouvement les trois réalités effectives irréductibles à l’expérience – l’homme, le monde et Dieu –, l’une s’ouvrant à l’autre dans le langage, dans un rapport de réciprocité dans lequel la dimension linguistique finit par se confondre avec la Révélation. Dieu entre en relation avec le monde, lequel est création. Il entre en relation avec l’homme qui est Révélation ; et enfin, l’homme rentre en relation avec le monde qui est Rédemption. Cette tripartition – Création, Révélation et Rédemption – est fondamentale, car d’elle dépendent les structures grammaticales du langage, et en particulier de la parole adressée. Aussi, les catégories linguistiques que Rosenzweig analyse à travers le récit de la Création dans la Bible est-il le paradigme d’une logique narrative qui se veut enseignement et socialité. Ainsi, dans le judaïsme d’étude, le « jadis enseigné » donne sa juste orientation à la relation du « Tu » au « Je », ou encore, du maître à élève. Dans l’économie générale de cette relation, la parole enseignée, elle-même enseignante, est travaillée du dedans par une aspiration qui lui échappe mais dont les mots ont gardé la mémoire. Se « souvenir par la bouche » prend alors une fonction heuristique, puisqu’elle réinscrit la subjectivité dans une parole qui ne s’érige plus en discours, mais en mouvement intelligible qui demande à être écouté et poursuivie. Parler, c’est se rappeler, mais c’est aussi permettre à l’homme de surmonter les épreuves. L’exercice de la mémoire ne vise pas l’accumulation des données de l’histoire qui aboutirait à un enfermement sur soi, mais un processus continu de sortie d’une existence aliénée. Le Talmud de Babylone, Berakhot, 13a, met en scène cette conjonction paradoxale entre oubli salvateur et mémoire du récit en interrogeant ce qu’est le principe même d’une parabole :

« Une parabole : À quoi cela ressemble-t-il ? À un homme qui cheminait sur la route, qui rencontra un loup et lui échappa, et qui poursuivit son chemin en racontant ce qui lui était arrivé avec le loup. Puis il rencontra un lion et lui échappa, et il poursuivit son chemin en racontant ce qui lui était arrivé avec le lion. Puis il rencontra un serpent et lui échappa, mais il oublia alors le loup et le lion et il poursuivit son chemin en racontant ce qui lui était arrivé avec le serpent. Il en va de même avec Israël. Ses malheurs d’aujourd’hui lui font oublier les épreuves d’hier. »

Celui qui raconte ses expériences entre dans le temps de la transmission, et le passé, loin de fournir des préfigurations de l’avenir, prend place dans la relation empirique et sensible avec un autrui qui nous parle avant de nous regarder :

« C’est dans la mesure où la parole ne devient pas chair qu’elle peut nous enseigner. […] L’enseignement, parce qu’il ne saurait être assumé, parce qu’il est réfractaire à la prise – est parole ou dialogue avec le passé4. »

L’étonnant de cette pensée, c’est qu’elle substitue à la présence l’idée d’une archi-oralité, d’une parole qui toujours aurait été précédée d’une autre parole attestant, sinon la preuve, du moins l’effectivité d’un sujet qui se révèle en parlant et en répondant et dont on a perdu la trace. Ce faisant, ce dialogue avec le passé, cette adhésion à la voix qui infinitise l’enseignement exige un décrochage. Dans la tradition philosophique occidentale, le discours est enfermé dans la connaissance conceptuelle, comme si la raison était la source première de la connaissance. Or, ce que révèle la parole enseignante telle que Levinas la conçoit, c’est que la parole d’interlocution, telle qu’elle s’exprime dans la forme dialogique du verset biblique, préexiste à la pensée. Dans un ouvrage intitulé God in Search of Man, Abraham Joshua Heschel souligne ce rapport de proximité que le langage entretient avec l’irréductibilité de ce qu’il nomme « l’engagement », lequel est en rapport de synonymie avec « l’enseignement » :

« Nous ne serons jamais capable de comprendre que l’esprit est révélé sous la forme de paroles si nous ne découvrons pas cette vérité essentielle qui est que l’esprit est pouvoir, autrement dit engagement5. »

Le langage compris comme enseignement – ou « engagement » – devient un élément d’argumentation critique de l’idéalisme allemand où la parole, selon Rosenzweig, demeure muette, dans l’incapacité de penser la concrétude de l’existence et d’arrimer la parole pensante à une parole parlante, directement reliée à des locuteurs. Le projet de Rosenzweig fut explicitement d’élaborer une nouvelle pensée qui fait du dialogue l’enjeu majeur de la pensée philosophique, à savoir, une pensée qui enseigne plus qu’elle n’impose un discours s’inscrivant dans la conscience post-hégélienne :

« La méthode de la pensée qui a formé toute la philosophie jusqu’ici fait place à la méthode du langage. […] Le langage est lié au temps, se nourrit de temporalité et ne veut ni ne peut quitter cette terre nourricière ; il ignore à l’avance où il aboutira, ses répliques lui viennent de l’autre. […] Le dialogue véritable est précisément le théâtre d’un événement : je ne peux pas savoir à l’avance ce que me dira l’autre, parce que j’ignore moi-même ce que je dirai6 […]. »

Quelques mises au point s’imposent. Qu’il y ait un devoir de se « souvenir par la bouche » dans la tradition juive, que l’événement vécu s’entrelace avec l’événement raconté, cela est attesté dans les moments les plus dramatiques de l’histoire du peuple juif. La parole d’enseignement vient alors recouvrir les philosophies de l’histoire en interrogeant le bien fondé de l’idée de sécularisation et d’eschatologie. En définitive, le mot Zakhor (souviens-toi) n’est pas le corrélat d’une mémoire exacte ou définitive, il est un processus d’affranchissement d’une pensée close sur elle-même et par conséquent il met en place les conditions de possibilités d’une injonction à ne pas oublier, à pérenniser la parole d’enseignement, quelles que soient les incertitudes et approximations dont un enseignement transmis oralement est chargé :

« Malgré cela, la Bible hébraïque semble commander sans hésitation à la mémoire. Ses injonctions à se souvenir ne souffrent aucune exception, et même lorsqu’elle n’est pas requise, la mémoire demeure toujours ce dont tout dépend. Le verbe zakhar dans ses diverses conjugaisons apparaît dans la Bible pas moins de cent soixante-neuf fois ; généralement il a Israël ou Dieu pour sujet, car la mémoire leur incombe à l’un et à l’autre. Le verbe se complète de son antonyme – oublier. Ces deux impératifs n’ont cessé de résonner chez les Juifs depuis les temps bibliques7. »

Il faut ajouter au commentaire de Yerushalmi un argument essentiel. Les termes de l’Alliance dans la Bible hébraïque sont déjà en soi un modèle éthique qui structure la subjectivité même de l’injonction à se souvenir. Ce commandement ne s’adresse pas uniquement à l’humanité, mais également à Dieu qui peut-être apostrophé pour avoir manqué à son devoir de mémoire. Dieu et hommes sont tributaires de cette absence d’alternative : entre se souvenir et oublier, ni le souvenir, ni l’oubli n’ont le choix. Ils se font face, comme deux versants d’une même constellation. Or, la mémoire, comme l’enseignement qui en résulte, sont des données ambulatoires articulées autour d’événements tragiques, de persécutions, d’exils, d’errances et de migrations. Seules les expériences inassimilables confèrent à la mémoire une autorité digne d’un enseignement incessamment renouvelé par le cours de l’histoire. De fait, le souvenir est déjà en soi une représentation de l’espace et du temps de l’engendrement d’une bouche à bouche qui traverse la discontinuité des lieux et la succession des évènements. Dès le récit de la Genèse, la création du monde est indissociable de la création du temps et de la parole qui dénombre les jours et qui, le faisant, écrit l’histoire depuis le motif de la séparation et de la chute. La Bible désigne cette parole d’engendrement par l’expression « divré hayyamim » – littéralement, « actes ou paroles des jours » : « Il y eut un soir, il y eut un matin : premier jour » (Genèse 1,5). Autrement dit, la parole adressée ne commence pas par nommer, mais par dénombrer. L’inscription dans le temps de l’histoire propre à l’acte de transmettre et d’enseigner se déploie dans une logique non réversible, dans laquelle chaque parole, de part sa singularité, vise à enseigner : « Fais-nous savoir comment compter nos jours, que nous venions de cœur à la sagesse » dit le psalmiste (Psaume 90) ; ou encore : « Les cieux racontent la gloire de Dieu et le firmament énonce l’œuvre de ses mains ; le jour en fait le récit au jour, la nuit en donne connaissance à la nuit » (Psaume 19).

La parole adressée suppose les générations de « bâtisseurs » que j’évoquais au début de mon texte, et elle se développe historiquement grâce aux générations « d’enfants ». Ce qui se dit est un donné immédiat qui n’est pas séparable de l’enseignement injonctif. Dans la tradition biblique telle que la comprend et la commente Rosenzweig dans L’Étoile de la Rédemption, Dieu serait à l’origine, non seulement de la nature, mais également du langage en tant qu’il est un appel adressé qui précède le savoir et la foi, cependant que Dieu n’est jamais immanent à la nature :

« Car la langue [Sprache] est véritablement un cadeau que le Créateur a fait à l’humanité à l’aube d’icelle ; mais elle est également la propriété commune de tous les fils de l’homme : chacun y participe à la façon qui lui est propre8. »

Rosenzweig ne fait rien d’autre que d’entériner le caractère transcendant du Dieu biblique qu’Hamann avait déjà souligné en prenant ses distances avec la conception panthéiste de Dieu défendue par les romantiques. En affirmant l’origine divine du langage, Hamann ne dissocie plus la création de la Révélation et de l’enseignement. Tout revient à la parole adressée et enseignée :

« Ainsi donc Adam était à Dieu ; et c’est Dieu en personne qui introduisit le premier-né et le plus vieux des hommes afin qu’il soit le soutien et l’héritier du monde qui fut préparé par la parole de Sa bouche […]. Tout phénomène naturel était une parole, signe, symbole et gage d’une union, d’une communication et d’une communion nouvelles et inexprimables, mais d’autant plus intimes de l’énergie et des idées de Dieu. Tout ce que l’être humain a entendu depuis le commencement, vu de ses yeux, contemplé et touché de ses mains était une parole vivante, car Dieu était la parole. Avec cette parole dans la bouche et dans le cœur, l’origine du langage fut aussi naturelle, aussi accessible et aussi facile qu’un jeu d’enfant9. »

La position de Hamann est particulièrement décisive, car il s’agit rien de moins que d’interroger la pertinence du caractère divin du langage que la bouche humaine rend intelligible à l’infini. Un épisode historique éclaire sa critique d’une interprétation crypto-historique de la Bible. On rapporte que lorsque l’académie de Berlin proposa en sujet de concours la question de l’origine des langues, ce fut Herder qui entreprit de résoudre cette question, remportant le premier prix. Hamann entra alors dans une vive polémique, qui fit l’objet de nombreux commentaires. Il soutenait que la parole de Dieu n’est pas uniquement consignée dans le langage des miracles qui d’emblée exclut la possibilité d’une autre cause, mais que toutes les créatures humaines ainsi que les évènements historiques y participent. La notion même d’appel, d’interlocution, est décrite par Hamann comme ce qui « roule à travers tous les climats jusqu’à la fin du monde et qui fait entendre sa voix dans tous les idiomes10 ». Le projet d’Hamann n’est pas tant de s’interroger sur la place qu’occupent les sources juives dans le christianisme que de retrouver dans le phénomène de la parole révélée en vigueur dans la Bible hébraïque les fondements du christianisme. A. Michaelis, grand spécialiste de la Bible, n’hésitera pas à écrire : « Vous ne comprenez ni les Écritures ni la puissance de Dieu ni son inspiration ni son interprétation, laquelle ne dépend pas de causes philosophiques11. »

Rencontrer les Écritures, ce n’est pas uniquement les connaître philologiquement ou conceptuellement, c’est le fait qu’elles s’adressent à nous et que nous, en retour, nous les sollicitons et nous les interrogeons. Dans cet ordre d’idées, Levinas dira :

« Dans la question n’importe pas seulement ce qu’on demande – cela est vrai uniquement de la pensée philologique où l’on est seul à questionner et à répondre. Ce qui compte dans la question, c’est le fait qu’on la pose à quelqu’un. […] Dans ma question au maître, j’en appelle au maître. La question est possible parce que la présence même du maître en face de moi, ne peut se traduire en termes de connaissance. Parce que je ne connais pas le maître, mais suis en commerce avec lui. Il est impossible de réduire à une connaissance ce rapport de commerce12. »

Avant de poursuivre notre réflexion, nous aimerions nous arrêter sur la portée historique du mot Zakhor. Celui qui se souvient n’est pas un porte-voix ou un simple intermédiaire. La bouche qui parle délivre le logos de lui-même par le fait qu’il entre en relation avec un autre que lui-même. Levinas le dit dans sa conférence de février 1950 donnée au Collège philosophique de Jean Wahl, « C’est dans la mesure où la parole ne devient pas chair qu’elle peut nous enseigner13 ». Rosenzweig le pensait déjà et avait déjà exprimé son souci d’une non-incarnation de la parole dans une lettre adressée à Eugen Rosenstock le 11 novembre 1916, où il réfute précisément l’idée d’une parole qui devint chair :

« […] je crois qu’il y a, dans la vie de tout ce qui est vivant, des instants ou peut-être un seul instant, où se dit la vérité. On n’a sans doute absolument pas besoin de dire quelque chose sur le vivant, mais il est nécessaire de guetter l’instant où il s’exprime lui-même sur lui. Le dialogue […] donc, formé de ces monologues, je le tiens pour la vérité tout entière14. »

Rosenzweig conçoit une pensée de la parole comme dialogue, contre la tradition philosophique qui replie le concept sur le solipsisme, et cette parole est simultanément tournée vers les Bâtisseurs et vers les Enfants, d’où le message universel de la Bible. La parole de Dieu s’adresse à l’humanité tout entière, la pluralité des langues ne devant pas occulter le fait qu’elles tirent leur existence respective que d’une seule langue. C’est pourquoi, comme le montre très bien Martin Buber dans Ich und Du, l’homme est la bouche de la Révélation15.

SOUVIENS-TOI PAR LA BOUCHE

On peut se demander, prolongeant ainsi la réflexion de Rosenzweig, si la caractérisation de la parole adressée spécifique au principe dialogal n’est pas au cœur de ce que nous appellerons la loi de mémoire. De même que la promesse sauve la Loi en la préservant des forces destinales, la mémoire sauve la parole et préserve de ce qui prétend avoir valeur et fonction d’éternité. Dieu, l’homme et le monde, selon le schéma formel de L’Étoile de la Rédemption, ne s’ouvrent que pour autant qu’ils conservent la mémoire d’une expérience transmissible par la bouche. Nous aimerions nous arrêter sur cet idiome – Zakhor – qui donne autorité au récit biblique. Nulle méthode systématique ne préside à cette alliance insécable entre parler et se souvenir, si ce n’est l’idée que le langage est temps. Rosenzweig dit de lui qu’il « se nourrit de temporalité et ne veut ni ne peut quitter cette terre nourricière ; il ignore à l’avance où il aboutira, ses répliques lui viennent d’un autre16. »

De même que dans la tradition juive le souvenir n’est pas l’exact opposé de l’oubli, la parole adressée n’est pas l’exact opposé du langage. On pourrait dire qu’elle en est la condition. Tout ce qui, dans le judaïsme, est désigné par le mot Zékher (« souvenir »), ou encore par son dérivé, Zikaron, que l’on traduit communément par « mémoire », concerne précisément cette modalité de l’événement se situant entre parole parlante et parole pensante, le non-oubli et le souvenir. Cette distinction est clairement exprimée dans le Talmud à propos du rituel de la lecture de la Meguila d’Esther, le rouleau d’Esther. Ce texte est pris dans le courant de deux forces conjointes : l’écriture et l’oralité ; l’histoire et l’existence ; le concept et l’expérience.

Dans le traité Meguila (18a), il est en effet dit que réciter par cœur le texte du livre d’Esther est insuffisant pour le penser au-delà de ce qui est raconté. Il est donc impératif de le lire à haute voix. Autrement dit, la responsabilité rituelle de se souvenir incombe à celui qui lit, mais lire ou réciter n’accomplissent pas le rapport dialogique entre la parole qui pense l’histoire des évènements passés et la parole parlante qui actualise cette histoire. Seule la lecture à haute voix sauve le récit écrit d’un enfermement qui risquerait de devenir mythique. L’injonction concerne autant le récit lui-même que ce qui est visé, et ce qui est visé à l’arrière du récit de Pourim, c’est la figure d’Amalek, le paradigme du mal, de l’impensable et du non-dicible. Chaque fois se complète la série des principes qui consiste à construire une théorie de la connaissance et une philosophie du langage, non pas sur un savoir abstrait, mais sur une expérience à « dire ». Il n’existe pas de dénonciation plus directe du mythe et du mal que dans cette conjonction entre parole-expérience et injonction à se souvenir à haute voix. Nous touchons ici aux limites de la représentation, et si le devoir de mémoire demeure dans l’orbite de la culture occidentale telle qu’elle s’est transmise dans la tradition grecque puis dans le christianisme, la parole indissociable de l’exercice du souvenir est le garant de la vitalité de la Révélation. On pourrait dire que le langage du souvenir est le plus élevé de tous, car il ne radicalise pas la dichotomie entre la raison et la foi, le savoir et la croyance. Dans l’Exode (17,14), après la guerre de Josué contre Amalek, il est dit à Moïse : « Écris-moi en souvenir, en zikaron, dans le livre… » Et dans le Deutéronome (25, 17-19), Israël reçoit le commandement suivant :

« Souviens-toi de ce que t’a fait Amalek […]. N’oublie pas. »

Que peut-on déduire de la mise en relation du verset de l’Exode avec ceux du Deutéronome ? Il me semble que ce qui se joue dans ces deux versets, c’est le rapport entre le nom et le souvenir. Le devoir inaliénable de se souvenir est un devoir de nomination. Suivant cette logique, la parole humaine est comme préservée d’une pétrification en savoir pur. L’appel au dialogue est un appel au nom. Ne pas oublier les noms, tel serait l’injonction à ne pas oublier. Dans les versets du Deutéronome, nous avons d’un côté « zakhar » et de l’autre, la tichka’h, à savoir, « souviens-toi » (zakhor) ; lotichka’h, « n’oublie pas ». Grâce à ce binôme, (zakhor/lotichka’h) nous sommes autorisés à distinguer ces deux termes et à ne pas les entendre uniquement comme des antonymes. L’un et l’autre représentent deux moments indissociables de l’obligation de mémoire. Comme acte d’énonciation, ces deux occurrences apparaissent comme un discours dont le narrateur serait le locuteur qui dit d’un côté, « n’oublie pas », à savoir ce qui relève du registre de la présence à l’esprit de ce qui n’est pas dicible, et de l’autre, « souviens-toi », qui confère au non-dicible un pouvoir injonctif. S’il s’agissait uniquement de ne pas oublier, le récit par cœur, la diction ou la lecture silencieuse accompliraient le devoir de mémoire comme obligation de nommer. S’ajoute un battement sémantique supplémentaire : « zakhor bepé » – souviens-toi par la bouche. Autrement dit, l’énonciation à haute voix de la parole écrite est indispensable pour sauver les noms et les évènements de l’oubli dans lesquelles ils risquent de tomber. La signification requise par « zakhor bepé » permet d’éviter ce que Rosenzweig appelle « la malédiction de l’historicité17 ». La parole porte en soi une humaine réalité, hors de toute métaphysique, et repose, non pas sur une théologie, mais sur une théorie de l’existence d’un peuple. Rosenzweig ira jusqu’à parler d’une « théologie athée18 ». Plutôt que de montrer l’humain dans l’éternité d’un récit pensant ou écrit, on le montre dans la bouche qui parle à haute voix, comme dans le verset où il fut dit à Moïse « Écris ceci en souvenir, en zikaron, dans le Livre ».

Rosenzweig rejette l’idée d’une humanité purement « pensante », la considérant comme la tragédie des Juifs. C’est pourquoi il critique la position de Mendelssohn qui relie la parole vivante du judaïsme à une législation certes révélée, mais soumise à un clivage irréconciliable : la catégorie du genre humain auquel appartiendrait le Juif serait dissociée de la parole biblique qui ordonne d’accomplir les commandements de la Loi.

Selon Rosenzweig, ce clivage est fatal. La réflexion autour du souvenir en vigueur dans la tradition juive nous aura permis de revenir à ce « noyau originaire » (Rosenzweig) qui fait du langage le lieu de la parole, du dialogue et de la Révélation qui ne sont en fait pour lui qu’une seule et même chose. Le principe de nomination tel qu’il est établi dans les récits bibliques constitue dès lors un moment fondateur de ce qui ne peut être rationnellement explicité, à savoir le Nom de Dieu.

SEUL LE MAÎTRE PARLE

Revenons aux deux conférences d’Emmanuel Levinas, successivement Les Enseignements (23 février 1950) et LÉcrit et l’Oral (6 février 1952). Levinas défend l’idée toute talmudique que l’écrit et l’oral sont bien plus essentiels que deux opérations complémentaires qui attestent des connaissances acquises. Elles se partagent deux moments de l’étude qui ont rapport à la vérité : « La vérité se manifeste oralement – contrairement à sa manifestation écrite – à celui qui peut poser des questions, elle se manifeste à partir du maître à l’élève19. »

Dans la relation du maître à l’élève, la subjectivité chez Levinas n’a plus comme caractère premier la conscience de soi ou encore la position de soi dans la conscience de soi. Si l’écrit en restait à l’écrit, la connaissance resterait fixée au registre de cette position et du savoir de soi. La confrontation de l’écrit et de l’oral, ou encore le face-à-face entre le maître et l’élève doit pouvoir articuler le coïncidé au coïncidant. Nous retrouvons ici l’école de la phénoménologie chère à Levinas, avec l’horizon d’intentionnalité qui se fait d’emblée langage, corrélation du Dire au Dit. En termes d’enseignement, la corrélation du maître vers l’élève, vers la Meinung, signifie un mouvement de retranscription de l’intentionnalité. Je prends le risque de poser l’hypothèse que derrière l’intentionnalité, c’est la notion même d’acte enseignant que Levinas entend faire valoir lorsqu’il dit :

« L’enseignement n’est pas une simple mise d’idées en nous. L’enseignement comme maïeutique est justifié parce qu’elle montre le rôle du disciple dans la connaissance. On ne peut pas enseigner à n’importe qui. Mais la théorie de la maïeutique méconnaît le rôle du maître dans l’enseignement. Socrate se sous-estime. En réalité le maître et le disciple comptent ; car le maître est toujours aussi disciple et le disciple toujours maître20. »

Levinas fait un pas de côté éloquent par rapport à l’enseignement synonyme de maïeutique. Il ne s’agit pas tant de justifier la connaissance par un enseignement que de mettre en relation la parole du maître adressée à l’élève, de manière à révéler la substantialité de la vérité. Levinas précise qu’on ne peut pas « enseigner à n’importe qui21 ». Le « n’importe qui » en question ne désigne pas un anonyme, pas plus qu’il ne renvoie à l’idée péjorative d’un élève médiocre qui ne serait pas à la hauteur de l’enseignement du maître. Ne pas enseigner à n’importe qui signifie précisément que la relation de maître à l’élève est réversible : le maître est autant le disciple que le disciple est le maître. La grande différence entre l’enseignement maïeutique et l’enseignement de vérité, c’est que l’un requiert la réminiscence et l’autre, le visage. Autrement dit, le visage parle, et c’est pourquoi il ne retombe pas en objet sur un horizon. La parole adressée advient en elle-même. Ce processus, cette présence de l’idée dans la parole du maître, Levinas la nomme « raison » :

« L’enseignement est le rapport avec la raison comme visage. La raison est un visage : tel n’est pas un ensemble de principes formulés, c’est ce à l’égard de quoi on ne peut être que face à face22. »

Or chez Levinas, autrui est toujours visage, lequel interrompt la prolifération du même. Dans cet ordre d’idée, le visage peut et doit être considéré comme le lieu d’où émerge la parole enseignante, à la fois phénomène et non phénomène. « Seul le maître parle », écrit Levinas23. Par cette phrase, Levinas établit une analogie avec le Dieu biblique qui se révèle par la parole, comme nous l’avons analysé précédemment. Prenant un raccourci hyperbolique, Levinas va jusqu’à affirmer :

« Dieu seul parle en effet. Dans la mesure où autrui me parle – c’est-à-dire dans la mesure où je parle à autrui – Autrui est Dieu. Je ne divinise pas autrui, c’est au contraire la catégorie du divin – si toutefois on peut poser le divin comme catégorie – qui dérive du Dialogue24. »

Pour la tradition juive, la parole est la Révélation primordiale. Il n’est pas rare dans le texte biblique de trouver l’expression « la bouche de la Toute Puissance », que nous mettons en relation avec le « Souviens-toi par la bouche ». Si la manifestation de la Révélation est possible, c’est en vertu de l’interprétation que l’élève fait de la parole du maître ainsi que de la compréhension que le maître a des questions de l’élève. Qui du maître ou de l’élève est le plus exposé ? En définitive, selon la conception juive du dialogue à laquelle Levinas souscrit philosophiquement, celui qui écoute fait partie intégrante de la parole qui parle plus qu’elle ne pense. Levinas distingue différents niveaux de parole : celle qui se tourne vers un regard, celle qui permet de regarder la vérité en face, celle qui permet de voir de profil. Il distingue également la parole quotidienne de la parole philologique. Si la parole du maître ne permet pas de regarder la vérité en face, ou plus exactement, si elle ne permet pas de faire face au visage de la vérité, alors elle devient un ustensile. Si Levinas met autant d’ardeur à distinguer l’écrit de l’oral, c’est précisément parce qu’il considère que tout enseignement doit être impérativement oral. Il n’est pas loin de penser que l’écrit est une trahison de l’enseignement. Le mot trahison est sans doute excessif et n’est pas employé par Levinas. Je l’emploie à dessein pour montrer le lien entre la parole d’enseignement et la situation de « traduction-trahison » dans laquelle se trouve le Dire. Le Dire se trahit toujours dans le Dit qui le traduit. Lorsque Levinas affirme que « Seul le maître parle », on entend déjà les échos à venir de l’assignation éthique largement développée dans Autrement qu’être. Cette assignation conditionne toute constitution de sens, y compris celle qui s’établit de manière tacite entre le maître et l’élève. L’assignation par la parole enseignante vient avant le monde du savoir de la connaissance et de l’apparaître des phénomènes. Il y a donc séparation entre maître et élève. D’où l’idée que « Seul le maître parle ».

Dans la conférence « L’Écrit et l’Oral », Levinas note au passage, après avoir précisé que « L’écrit est une vérité visible de profil seulement25 » :

« […] lorsque Heidegger dit dans son Sein und Zeit que le langage est le mode d’existence de Zuhandenes, c’est textuellement un passage du Cratyle qu’il reprend. Nous nous trouvons dès lors non pas devant des idées, mais devant les idées comme jeu de forces intellectuelles que nous mesurons. La pensée prend les dimensions des choses finies – elle perd l’infini de son absolu dans la parole du maître26. »

De même que l’écrit se regarde de profil, nous faisons face à l’oral. Levinas n’hésite pas à forcer la démonstration, car que signifierait dans l’absolu voir un maître de profil ? Une telle insistance sur les figures de face à face et de profil nous semble traduire la structure éthique de la subjectivité. Voir le maître de profil induirait l’insuffisance de ses réponses davantage que l’inanité des questions de l’élève. Ce serait une parole sans inscription, sans dimension d’appel. Le maître se doit de répondre à la requête de l’élève et cette requête ne peut être qu’éthique. Il se joue là un « clignotement » – terme requis dans Autrement qu’être – entre responsabilité et responsivité, parole et écoute, réminiscence et perception, « par-delà le jeu de l’enfoui et du dévoilé27 ».

« Les livres appellent des livres », écrit Levinas dans « Les Enseignements28 », ce à quoi nous pouvons ajouter : les paroles appellent des paroles. Si l’écrit s’arrête là où la parole adressée prend ou reprend son souffle, l’oral est un existé du temps, qui jamais ne s’arrête. Répondre lorsqu’on est dans la position du maître ne suppose pas que l’on ait la maîtrise de l’élève, pas plus que la prétention à maîtriser un savoir. Pour qu’une parole enseigne il faut qu’au préalable elle requière une dimension d’invocation : « Le maître qui parle n’apparaît pas au nominatif, mais au vocatif29. »

C’est donc au nom de la transcendance de l’élève que le maître ouvre la bouche. Aucune pensée comme modalité de l’essence ne retient la parole du maître. L’élève est considéré comme un autrui singulier qui adresse une requête. Levinas touche ici au point névralgique de sa philosophie. La transcendance d’autrui, en l’occurrence de l’élève, est définie depuis la parole sensible du maître, mais cette parole n’est jamais assurée ni certaine, car si elle l’était, sa signifiance redeviendrait le nouveau point de départ pour la constitution d’un pour-soi et d’une immanence égoïste. Peut-être assistons-nous là à un autre type de rupture, qui intervient chez Levinas selon un double mouvement : d’un côté celui de l’élève qui atteste la constitution d’une subjectivité séparée ; d’un autre, celui du maître dont l’affection, ou encore l’accueil réservé à la question ouvre l’enseignement à une attente eschatologique, sans contenu à anticiper. La responsivité du maître n’est pas dans la prise de décision, mais plutôt dans l’éveil affectif à ce qui vient. La vérité exprimée se situe en dehors de tout horizon, échappant ainsi à la prise. L’écoute de l’élève est toujours inquiétée par la parole du maître. Il y va de la passivité de l’appel ou de l’affect, corrélative d’une ouverture à un enseignement qui doit se maintenir comme étant l’appelé avec lequel l’élève converse : « en conversant avec un maître, au lieu de déceler indéfiniment des sous-entendus, je prends les choses pour ce qu’elles sont30. »

1.  Cf. Zakhor, histoire juive et mémoire juive, traduit de l’anglais par Eric Vigne, Paris, Gallimard, coll. « Tel », p. 24-25.

2.  Emmanuel Levinas, Paroles et silence et autres conférences inédites au Collège philosophique, « Les Enseignements », conférence du 23 février 1950 au collège philosophique, Œuvres 2, volume publié sous la responsabilité de Rodolphe Calin et de Catherine Chalier, Paris, Grasset/Imec, 2010, p. 186.

3.  Franz Rosenzweig, L’Étoile de la Rédemption, traduit par Alex Derczanski et Jean-Louis Schlegel, Paris, Seuil, 1982, à partir de la p. 206.

4.  Ibid.

5.  Abraham Jooshua Heschel, God in Search of Man, New York, éd. Scribner, 1956, p. 25. C’est moi qui traduis.

6.  Franz Rosenzweig, Das Neue Denken, Kleinere Schriften, Berlin, 1937, p. 386-387 ; traduit de l’allemand par Marc de Launay, « La pensée nouvelle », in Franz Rosenzweig, Foi et Savoir : autour de L’Étoile de la Rédemption, Paris, Vrin, 2001, p. 158-159.

7.  Yosef Hayim Yerushalmi, Zakhor, p. 21.

8.  Franz Rosenzweig, L’Étoile de la Rédemption, traduit par Alex Derczanski et Jean-Louis Schlegel, Paris, Seuil, 1982, p. 134.

9.  Johann Georg Hamann, « The Knight of the Rose Cross », N III, 32, 7-30, cité par Rivka Horwitz, in Revue de l’histoire des religions, tome 213, n° 4, 1996, p. 501-534.

10.  Hamann, Aesthetica in Nuce, N II, 198, 33, p. 412 ; ibid., cité par Rivka Horwitz, p. 522.

11.  « Hellenistic Letters », O’Flaherty, p. 119, cité par Rivka Horwitz, ibid., p. 523.

12.  Emmanuel Levinas, Œuvres 2, « L’Écrit et l’Oral », conférence du Collège philosophique, 6 février 1952, p. 217.

13.  Ibid., « Les Enseignements », p. 186. Déjà cité.

14.  Franz Rosenzweig, in Foi et savoir, p. 103.

15.  Martin Buber, Ich und Du, das dialogische Prinzip, Gerlingen, 1992 ; Je et tu, Paris, Aubier-Montaigne, 1992.

16.  Franz Rosenzweig, « La pensée nouvelle », in Foi et savoir, p. 158.

17.  Cf. « Théologie athée », in Confluences : politique, histoire, judaïsme, Textes introduits, traduits et annotés par Gérard Bensussan, Marc Crépon et Marc de Launay, Paris, Vrin, 2003, p. 154.

18.  Ibid., p. 143-154.

19.  Emmanuel Levinas, Œuvres de Parole et silence, p. 201.

20.  Ibid., p. 223.

21.  Ibid., p. 223.

22.  Ibid., p. 223.

23.  Ibid., p. 227.

24.  Ibid., p. 227.

25.  Ibid., p. 226.

26.  Ibid., p. 226.

27.  Ibid., p. 225.

28.  Ibid., p. 187.

29.  Ibid., p. 218.

30.  Ibid., p. 222.