En ce début de soirée4, dans une des salles de l’India Habitat Centre, le plus grand complexe culturel de Delhi, un concert de musique hindoustanie, ou musique classique de l’Inde du Nord5, est programmé. Le présentateur introduit le musicien, un chanteur de dhrupad6 : « Pandit Nirmalya Dey est né à Kolkata. Il a été initié au chant par sa mère dès l’âge de 6 ans. Ensuite, il a suivi l’enseignement en dhrupad du Prof. Nimaichand Boral, disciple d’Ustad Nasir Moinuddin Khan Dagar. Plus tard, il est formé par Ustad Zia Fariduddin Dagar, un maître et représentant célèbre de la tradition Dagar. » Le musicien, assis au centre de la scène, vérifie l’accordage du tānpūrā (luth qui fait office de bourdon), salue le public et entame la partie introductive du rāg7. Alors que l’auditoire écoute silencieusement, un homme âgé fait son entrée et s’avance lentement vers le premier rang. Le musicien le voit, s’interrompt et quitte la scène pour venir toucher les pieds de celui qui s’avère être son maître, Ustad Zia Fariduddin Dagar8, en signe de révérence et d’humilité. Puis, il lui demande, comme le veut l’étiquette, la permission (ijāzat) de reprendre le récital.
Bien que cette anecdote relève de l’ordinaire dans le contexte indien, elle met en évidence l’importance du nom du maître et de la lignée musicale à laquelle se rattache le musicien, ceux-ci constituant, selon l’expression de l’ethnomusicologue Daniel Neuman, son « identité socio-musicale9 ». Elle témoigne aussi des attitudes codifiées régissant les rapports entre enseignant et enseigné. Traditionnellement, la musique hindoustanie se transmet en effet du maître au disciple, du gurū au śiṣyā selon les termes d’origine sanskrite employés dans le monde hindou, ou de l’ustād au shāgird suivant les termes d’origine persane adoptés en langue ourdoue, par le système de la gurū-śiṣyā-paramparā, littéralement la « tradition de maître à disciple10 ». Selon la sphère religieuse considérée, le musicien dont on reconnaît l’érudition porte également un nom différent : Paṇḍit pour les hindous alors que les musiciens musulmans rajoutent généralement le titre d’Ustād11 à leur nom. Enfin, l’expression gurūjī, le suffixe honorifique jī marquant le respect du locuteur, est utilisée par les élèves pour s’adresser à, ou parler de leur maître.
Cette relation entre maître et disciple constitue un sujet de discussions et d’anecdotes apprécié des artistes. Elle forme aussi le thème de certains chants comme le poème lyrique12 présenté en exergue l’illustre, avec l’incorporation d’images empruntées au domaine littéraire et culturel hindou autant que soufi. D’autre part, les autobiographies et biographies de musiciens qui forment une littérature en plein essor, en anglais autant que dans les langues régionales, consacrent une large part aux questions d’apprentissage musical et aux liens entre le protagoniste et leur(s) maître(s). Bien qu’elles exposent une approche très stéréotypée des évènements avec des motifs narratifs communs, elles constituent une source de données instructive concernant les codes culturels en usage dans le milieu hindoustani. En revanche, sans doute parce que cette institution sociale semble aller de soi en Asie du Sud, peu de travaux analytiques ou historiques ont traité de la gurū-śiṣyā-paramparā – constatation également soulignée par Gérard Toffin dans ce volume. Dans le domaine musical, la littérature scientifique comme les ouvrages et articles de vulgarisation qui abordent le thème au détour d’un chapitre dressent souvent un portrait idéalisé du rapport maître-disciple. Les caractéristiques de l’oralité sont généralement mentionnées sans être détaillées. Les informations précises sur les processus de transmission sont en majorité le résultat de recherches anthropologiques et ethnomusicologiques, menées dans le cadre de familles de musiciens professionnels pratiquant la musique hindoustanie13. Parmi ces publications, le travail de Daniel Neuman14 constitue la réflexion la plus avancée sur les préceptes implicites et explicites associés à ce modèle pédagogique.
Plus qu’un système éducatif privilégiant l’oralité et la proximité entre l’enseignant et l’apprenant de musique classique, la « tradition de maître à disciple » renvoie à un ensemble de principes et de valeurs dont l’exposition constituera le cœur de cette étude. Il s’agira de dresser un portrait complexe et actuel de cette relation « ancienne », en tenant compte des transformations des pratiques musiciennes.
En effet, « les temps ont changé » comme les musiciens aiment à le répéter sur un ton nostalgique en se référant à l’époque du mécénat aristocratique. Ce passé est également glorifié par la tradition orale qui abonde en anecdotes exposant les largesses et honneurs dont certains musiciens virtuoses ont bénéficié à la cour des rajas et dans les salons des zamīndār, les riches propriétaires fonciers, avant l’avènement de l’Indépendance (1947). Le passage, amorcé à la fin du XIXe siècle, d’un patronage « des Princes au Peuple15 », d’une élite connaisseuse et raffinée aux masses hétérogènes et peu sophistiquées, est de fait présenté comme une rupture dans l’histoire du patronage musical. Cette transition affecte à son tour les conditions de transmission artistique : contrairement au système d’organisation féodal, le mécénat gouvernemental qui se met en place dans les années de post-indépendance ne permet plus l’enseignement long et gratuit du disciple. Ce dernier ne peut plus vivre avec son gurū et « s’asseoir aux pieds du maître la journée entière, tous les jours, pendant des années, est rapidement devenu une impossibilité sociale et économique » comme le remarque le musicologue Wim van der Meer16. Au cours des décennies suivantes, c’est autant le développement technologique que l’internationalisation et la privatisation des réseaux de patronage qui ont contribué à l’évolution du paysage musical et des modalités d’enseignement.
On peut alors s’interroger sur les adaptations du mode d’apprentissage de maître à disciple dont le fondement même était une vie partagée entre le gurū et son élève. Ainsi, comment doit-on considérer l’enseignement d’un musicien réunissant sous son toit un groupe d’une quinzaine d’élèves pour deux heures de cours chaque dimanche ? Et que dire de cet artiste prônant l’usage de la notation musicale, des anthologies de compositions17 et le recours aux enregistrements audio ? Ces pratiques s’inscrivent-elles dans la continuité ou marquent-elles, au contraire, une rupture avec le modèle idéal de la transmission de maître à disciple ? Comme le présente l’anthropologue Jean Pouillon, « d’une tradition vivante on ne parle pas. Inconsciente mais opérante, elle n’apparaît qu’à l’étranger et ensuite seulement à soi-même et grâce à lui quand il vous interroge sur les raisons de ce qu’on fait sans y penser. La tradition dont on a conscience, c’est celle qu’on ne respecte plus, ou du moins dont on est près de se détacher18 ». La formation traditionnelle n’évoquerait-elle pas cette situation d’une tradition déclinante qui fait paradoxalement beaucoup parler d’elle, en Inde comme à l’étranger ?
Ce sont quelques-unes des questions auxquelles je tenterai de répondre à partir d’une ethnographie de classes de musique réalisée à Delhi entre 2007 et 201019 et d’entretiens menés avec des musiciens appartenant, pour certains, à la jeune génération d’artistes établis dans la capitale. Ces artistes, issus de familles de musiciens héréditaires comme de familles non héréditaires, analysent la scène musicale à la lumière de leurs propres parcours et expérience. Comme l’a déjà abordée l’ethnomusicologue Regula Qureshi20, l’appartenance au milieu héréditaire des musiciens musulmans de castes professionnelles ou à celle des hautes castes brahmanes entraîne la production de discours bien différents reflétant les contextes sociopolitiques et historiques divers attachés à la tradition musicale hindoustanie. Dans le cadre de ces pages, en citant extensivement la parole des musiciens rencontrés, se référant tantôt au milieu culturel hindou et à la langue hindi, tantôt au monde musulman des musiciens spécialistes et aux expressions poétiques de la langue ourdoue, ce sont les principes sous-tendant la tradition orale qui seront dévoilés et ce qui en constituent le cœur : la passation du savoir dans un face-à-face entre le maître et son disciple. Au préalable, une brève exposition de deux phénomènes éclairant le contexte passé et présent de la transmission de la musique classique en Inde du Nord permettra de mieux comprendre les enjeux sous-jacents.
À travers l’enseignement spécifique dispensé par l’ustad, le ta ͑līm, le disciple se voit intégré dans une généalogie de gurū qui transmet l’art musical de maître à élève et qui possède un style musical propre : ce qu’on nomme le gharānā21. De fait, la gurū-śiṣyā-paramparā est intimement associée au principe de gharānā. Selon le musicien et ethnomusicologue Brian Silver, « dans sa définition idéalisée parmi les musiciens, un gharānā est un lignage musical – en parallèle d’un lignage de parenté (de sang), réel ou symbolique – à travers lequel non seulement des techniques musicales, des compositions, et théories mais aussi d’autres données culturelles sont transmises oralement d’une génération de pratiquants à la suivante22 ».
Le nom d’un gharānā peut se référer à plusieurs éléments : le plus souvent au lieu d’origine du lignage (le gharānā de Delhi par exemple) mais également à l’ancêtre fondateur (souvent un musicien hors pair qui a marqué son temps) ou à un autre gharānā23. Comme le remarque Daniel Neuman24, bien que le terme – issu du mot sanskrit ghara qui signifie « maison » ou « famille » – date de la deuxième moitié du XIXe siècle, il laisse supposer une apparente ancienneté. D. Neuman parle d’ailleurs de « politiques de généalogie » (politics of pedigree) pour désigner les éventuelles (re)constructions lignagères à l’œuvre dans le cadre des gharānā : les musiciens vont avoir tendance à masquer les éléments de l’histoire qu’ils jugent peu prestigieux pour mettre en avant des connections plus glorieuses ou plus anciennes, difficilement vérifiables.
Au XIXe et au début du XXe siècle, la musique était une spécialisation héréditaire et le savoir se transmettait au sein de la famille élargie, souvent du père, de l’oncle ou du grand-père (ou de tout autre musicien senior) à un fils, à un neveu ou à un petit-fils. Dès son plus jeune âge, l’enfant baignait par conséquent dans un univers musical. C’est aux garçons de la famille que le savoir était transmis, les filles n’étant pas autorisées, bien souvent, à se produire sur scène25. À l’origine, le gharānā était donc un mode d’organisation patrilinéaire même si, considérant les jeux d’alliance – mariage au sein de la famille élargie ou avec une autre famille de musiciens pour préserver ou au contraire agrandir l’héritage musical – la filiation matrilinéaire d’un musicien pouvait et peut toujours avoir autant d’importance que l’ascendance patrilinéaire.
Par la suite, tout au long du XXe siècle, les gharānāse sont développés en intégrant de manière croissante des membres extérieurs au noyau familial. Ces hommes et femmes provenant principalement de familles non héréditaires de la classe moyenne ou des hautes classes de la société sont devenus disciples des ustads et ont à leur tour transmis et apporté leur pierre à l’héritage musical de la lignée. La transmission intrafamiliale périclite par ailleurs au sein de certaines communautés de musiciens héréditaires qui ont réussi à s’adapter aux nouvelles conditions de patronage artistique. Tous ces éléments poussent à présenter le gharānā comme un système d’organisation social autant que comme une « école stylistique », expression par laquelle on le traduit généralement en se référant aux caractéristiques musicales. C’est d’ailleurs ce dernier sens, celui qui associe un gharānā à des critères esthétiques, qui tend à se généraliser dans l’usage commun.
La création des premières écoles de musique – à partir de 1870, dans le cadre d’un mouvement de réforme visant à revaloriser le savoir musical et à le diffuser dans les hautes castes de la société – a marqué le début du mouvement d’institutionnalisation de la musique classique. À cette époque, elle est promue par l’élite et la nouvelle classe moyenne urbaine indiennes comme un des idiomes culturels nationaux. Ce processus s’est poursuivi tout au long du XXe siècle par l’institution des départements de musique au sein des universités et par la création d’établissements culturels gouvernementaux. Chaque grande ville indienne dispose ainsi d’un département de musique et d’une multitude d’écoles de musique, de plus ou moins grande renommée, parallèlement au contexte traditionnel d’apprentissage.
Par conséquent, le maître n’est plus la seule source de connaissance : des départements universitaires et des écoles de musique délivrent un enseignement musical « scientifique » et « moderne26 », couronné par un diplôme. Celui-ci devient d’ailleurs un prérequis pour le musicien qui souhaite intégrer une institution culturelle (école, université, centre culturel, etc.). En outre, l’institutionnalisation de la musique classique indienne a favorisé la formation d’auditeurs avertis et de musiciens parmi la classe moyenne. Elle a ainsi accéléré la transition du métier d’artiste, celui-ci devenant l’objet d’un choix professionnel et non plus le résultat d’une compétence héritée.
On note dès lors le changement progressif de la figure du maître puisque plusieurs générations de musiciens ont suivi un cursus universitaire, en musique ou dans d’autres disciplines, parallèlement à une formation musicale traditionnelle. Une des stratégies des musiciens est en effet de tenir compte des différents contextes éducatifs en prenant le meilleur du système traditionnel, à savoir un sens de l’exécution, un style particulier et le prestige donné par le nom du gurū et du gharānā, tout en acquérant un diplôme qui atteste d’une éducation réussie. Découlant de cette dynamique d’interpénétration des contextes d’enseignement, le profil du musicien qui se généralise est celui de l’artiste diplômé, parlant anglais, qui développe une approche réflexive sur sa tradition musicale et qui sait théoriser son savoir pour l’adapter à des publics variés. La maîtrise des outils de communication et de promotion se banalise également : les artistes créent des réseaux sur la toile autant qu’ils cultivent les liens avec les cercles musicaux locaux. Quelques jeunes musiciens sont même devenus des e-gurū en proposant un enseignement à distance via des sites spécialisés ou en utilisant une interface vidéo pour communiquer avec leurs disciples basés à l’étranger. Les conséquences de ces changements sur les différents niveaux de la production musicale restent encore à évaluer.
Le contexte général étant posé, présentons les points mis en avant par les musiciens pour définir l’enseignement traditionnel. Ses caractéristiques apparaissent souvent par comparaison avec le contexte de l’école de musique et celui du cours privé (tuition).
Les enfants qui ont grandi dans un environnement musical ont une approche intuitive de la musique : ils sont capables de reconnaître certains rāg et tāl27avant même de recevoir leur première leçon. L’initiation par imprégnation est reconnue comme un avantage au niveau de la formation de l’oreille et de l’acquisition de futures aptitudes musicales. Elle ne suffit pas, cependant, pour développer une compétence musicale car la musique classique implique un haut degré de connaissance et nécessite à ce titre un apprentissage formel. Sa transmission se fait donc sur le modèle d’instruction de maître à disciple au sein même du réseau familial : une formation planifiée succède à une première phase d’initiation non programmée. Même si la grande variation des pratiques développées d’une famille à l’autre rend difficile toute généralisation, c’est souvent entre l’âge de cinq et huit ans que débutent les cours de musique sous l’égide d’un aîné de la famille. Le parcours pédagogique de Kamal Sabri, jeune joueur professionnel de sāraṅgī (vièle à archet) illustre ce point. Il a été formé très tôt par son père, Ustad Sabri Khan, à l’art de l’accompagnement musical qui implique une connaissance du chant et du tablā (paire de tambours) avant et en parallèle de la maîtrise technique de la sāraṅgī.
« Ma formation a commencé quand je suis venu au monde et que j’ai commencé à entendre la musique, c’est-à-dire à ma naissance. Mais mon apprentissage a formellement commencé à l’âge de 5 ans, quand je suis devenu un disciple à proprement parler. J’ai commencé à apprendre avec mon père sur une très petite sāraṅgī, sur la sāraṅgī de notre famille sur laquelle mon grand-père, mon arrière-grand-père et mon père ont appris. J’ai commencé alors à jouer et à recevoir le ta ͑līm spécifique, l’éducation correspondant au jeu de la sāraṅgī et j’ai commencé un peu de chant et un peu de tablā parce que c’est très important pour nous de commencer avec le tablā et le chant28. »
Lorsque le gurū est un membre de la famille, il est présenté par l’élève par leur relation de parenté ou bien comme son maître. Dans les présentations de musiciens, la relation d’enseignement compte autant que le lien filial. Les liens du sang sont d’ailleurs fortement valorisés par l’opinion publique comme par le milieu musical : le crédit d’un artiste passe dans les premiers temps par la réputation de ses ascendants autant que par son talent.
Pour les musiciens aspirants issus d’une famille non versée dans l’art musical, la formation débute de manière générale plus tardivement. C’est au cours de l’enfance ou de l’adolescence que les premiers cours prennent place. Ceux-ci se tiennent à domicile dans le cadre de cours privés ou dans une école de musique de quartier ou de plus grande importance, selon la préférence des parents, à raison d’une ou plusieurs heures par semaine. Le goût pour la musique peut aussi être cultivé par un membre de la famille qui conduit les premières leçons. Cette première initiation dure généralement plusieurs années et peut éventuellement être menée par un artiste local de renom. Ensuite, l’apprenti musicien qui décide de s’engager dans une éducation musicale de haut niveau et d’opter pour une carrière professionnelle se tourne vers un maître reconnu.
Son parcours artistique en dépendant, le choix du maître de musique est une décision capitale dans la vie d’un musicien. Tous les récits de vie mettent par conséquent en scène la première rencontre avec celui dont le choix est présenté comme plus important que celui d’une épouse ou d’un mari. C’est l’appréciation du style musical d’un musicien et de son école stylistique qui pousse en général à solliciter un artiste plutôt qu’un autre même si d’autres considérations rentrent en ligne de compte telles que la renommée du maître, sa disponibilité ainsi que sa personnalité. La dimension affective du rapport entre enseignant et apprenant est en effet essentielle comme nous le verrons ensuite.
Certains opèrent une distinction entre l’artiste virtuose, peu à même de former de jeunes disciples, et le musicien peu connu comme concertiste mais apprécié pour ses qualités pédagogiques. Précisons que trouver un maître est loin d’être une tâche facile pour l’apprenti qui ne bénéficie d’aucun contact dans le milieu musical. Les artistes à succès sont souvent très occupés par leur carrière et leurs tournées nationales et internationales et ne sont pas toujours à même de former des élèves de manière assidue. Alors que certains rencontrent très tôt le musicien qui les guidera durant de nombreuses années, d’autres, moins chanceux, connaissent un parcours qui se résume à une quête ponctuée d’échecs. L’apprenti musicien à la recherche du maître qui lui accordera du temps et qui lui passera les secrets de la technique et du répertoire musical tant convoité doit parfois s’armer de patience.
Contrairement aux histoires portées par la tradition orale et les biographies de musiciens du passé qui mettent en scène la période de tests subie par les disciples aspirants, les gurū acceptent à présent assez facilement les nouveaux élèves. Même si les tests de voix ou de l’instrument et un état des lieux des connaissances du prétendant sont toujours de rigueur, les critères de sélection se réduisent bien souvent à l’âge : on tend à refuser les élèves trop jeunes pour préférer les disciples matures et volontaires. Alors que les maîtres ne semblent plus exiger une vie entièrement consacrée à la musique, conscients des obligations sociales et économiques qui incombent aux jeunes adultes, ils n’attendent pas moins un investissement musical et personnel important de la part du disciple.
En outre, il est aujourd’hui commun pour un musicien de se former auprès de plusieurs gurū tant pour élargir sa connaissance des rāg29 ou d’autres formes musicales que pour diversifier ses techniques de jeu ou enrichir son répertoire de compositions. Il est cependant de règle pour le disciple de solliciter la permission du maître avant de contacter un autre musicien. De plus, l’apprentissage avec plusieurs maîtres se fait dans la diachronie, rares sont les musiciens qui accepteraient que leur élève suive parallèlement un autre enseignement.
Bien que ce point soit sujet à débats dans le milieu musical puisque quelques musiciens et musicologues conservateurs prônent un maintien de l’unité d’un style et la fidélité à un seul gharānā, l’élève peut choisir successivement des gurū de gharānā différents. La formation de la chanteuse de khayāl Shubha Mudgal illustre ce parcours composite même si ses deux premiers précepteurs appartenaient au gharānā de Gwalior. Ne venant pas d’une famille versée dans la musique, elle débuta sa formation à Allahabad, à l’âge de 16 ans avec Pt. Rameshray Jha, musicien ainsi qu’enseignant dans le département de musique de l’université de la ville. Elle continua d’ailleurs à apprendre auprès de ce dernier jusqu’à son décès en 2009, à l’âge de 80 ans. À son arrivée à Delhi, vers 1981, et durant huit années, elle suivit les cours de Pt. Vinay Chandra Maudgalya, le fondateur de la Gandharva Mahavidyalaya, la plus grande école de musique de New Delhi où elle eut l’opportunité de rencontrer et de suivre les ateliers de musiciens renommés30. Elle développa par ailleurs son goût pour le genre ṭhumrī auprès de la chanteuse Naina Devi. En parallèle d’une formation s’assimilant à la gurū-śiṣyā-paramparā, elle suivit un cursus universitaire en musique et obtint une licence (Bachelor of Art) et un master (Master of Art) en musique indienne. À ce sujet, elle insiste sur la permission reçue au préalable par ses différents maîtres :
« Il y a un protocole à suivre. Aucun gurū ne t’enseignera si tu apprends avec quelqu’un d’autre à moins que l’autre gurū dise qu’il est d’accord. […] Pandit Rameshray Jha avec qui j’ai passé le plus de temps, Pandit Vinay Chandra Maudgalya, Abhisheki jī, tous trois étaient des personnes qui ont accepté des influences diverses. Ils ont eux-mêmes appris de plusieurs personnes et de fait ils étaient ouverts à l’idée d’apprendre, d’être formés par différentes personnes. Et parce que j’ai appris avec eux, j’ai eu cette opportunité. Sinon, ce n’est pas possible. C’est quelque chose que j’ai vraiment hérité d’eux31. »
Bien que le cycle d’apprentissage ne finisse jamais complètement, l’artiste respecté étant celui qui cherche continuellement à se perfectionner, à l’image de Smt. Shubha Mudgal, la formation proprement dite s’achève le jour où le gurū accepte que son disciple se produise seul sur scène, souvent plus d’une décennie après ses premiers débuts.
La gurū-śiṣyā-paramparā implique une transmission orale et directe qui se traduit au niveau linguistique dans l’usage d’expressions telles que sīna-ba-sīna, de « personne à personne » ou de « père en fils32 », et gurūmukh, littéralement de « la bouche du gurū » ou « face au gurū ». Il est d’ailleurs intéressant de noter que ce terme gurūmukh a été utilisé pour désigner celui qui fait face au maître et qui est façonné par la voix de ce dernier, c’est-à-dire le « disciple33 ». C’est par la transmission orale qui unit le maître et l’élève que toutes les subtilités de la pratique musicale sont transmises. La méthode d’enseignement traditionnelle repose donc, comme dans de nombreuses traditions orales, sur l’écoute, la mémorisation, l’imitation et la répétition.
En revanche, l’écrit est utilisé pour noter les paroles du poème lyrique et/ou pour fixer les principales lignes mélodiques. Bien que la notation musicale indienne serve surtout à parer une défaillance de la mémoire, son usage tend à se généraliser dans tous les contextes d’enseignement. C’est de préférence après la fin du cours, une fois que le matériel enseigné a été assimilé oralement, que la transcription prend place. Une grande partie des maîtres rencontrés valorisent d’ailleurs l’aspect oral et tendent à restreindre l’usage de la notation afin de développer les qualités nécessaires au musicien professionnel, c’est-à-dire une mémoire sans faille et une créativité indépendante d’un support écrit. Comme l’explique Sanjeev Shankar, jeune musicien installé à Delhi, formé à la śahnāī (type de hautbois) par son père, Pt. Daya Shankar, et son grand-père, Pt. Anand Lal, le matériel musical mémorisé oralement est plus facilement réutilisable que celui posé sur le papier. Une image, transmise par ses aînés, illustrant les avantages de la pédagogie orale lui vient d’ailleurs à l’esprit : « Mon père et mon grand-père m’ont toujours dit que le savoir placé dans l’estomac est inutile s’il ne sort pas de la bouche. Cela importe peu combien tu lis, combien tu sais de choses si la connaissance reste dans ton estomac. Ça doit sortir, ça doit être si important, si fort que ça te fait réfléchir et que ça t’inspire pour créer quelque chose de nouveau, pour improviser34. » Cette idée met en évidence les liens entre le mode d’acquisition et les qualités et mécanismes cognitifs développés lors de l’acte musical. Les musiciens professionnels que sont le père et le grand-père de Sanjeev Shankar, forts de leur expérience, réaffirment ici l’importance de développer au cours des années de formation les bons gestes musicaux et schèmes d’action, ceux nécessaires en contexte de performance.
L’enregistrement audio est, lui, diversement apprécié : alors que des musiciens considèrent cet outil comme une aide pédagogique précieuse et efficace pour la progression de l’élève, d’autres y voient un moyen de corrompre le processus de mémorisation. Ainsi la position de Pt. Vikas Kashalkar, chanteur de khayāl, basé à Pune, et celle du Dr Ritwik Sanyal, chanteur de dhrupad de Varanasi, sont exemplaires. Le premier préconise l’usage des moyens techniques à disposition pour pallier notamment le manque de temps du disciple alors que le second tend à refuser ou limiter l’usage de la notation et des enregistrements afin de développer les capacités de mémorisation et d’improvisation de l’élève et éviter la simple imitation35.
Une des différences entre l’enseignement institutionnel et la pédagogie traditionnelle réside dans le rapport à l’écriture ; alors qu’à l’université, la notation constitue un médium et un outil pour l’apprentissage, son usage s’oppose au principe même de la gurū-śiṣyā-paramparā. La chanteuse Shubha Mudgal36 explique ainsi : « Dans mes leçons avec Jhajī comme gurū-śiṣya, il n’aimait pas les notations, mais dans mes cours de BA [Bachelor of Art = Licence] et de MA [Master of Art], à cause du programme qui devait être suivi, ils nous disaient en fait d’écrire l’ālāp [la partie introductive d’un rāg qui est en partie improvisée] et les tān [partie mélodique rapide]. Il y a une différence entre la manière d’enseigner dans une institution ou dans une situation de groupe et la manière d’enseigner à un disciple. » Le contexte influence directement les processus de transmission : le musicien distingue clairement la logique, les objectifs et les modalités d’enseignement afférentes relevant du système traditionnel et ceux correspondant à la situation académique.
Contrairement aux systèmes institutionnalisés, la situation interpersonnelle maître-élève permet la perpétuation de la mémoire collective du gharānā. La mémoire musicale se transcrit d’une part au travers du répertoire accumulé au fil des générations et dans le style musical qui constitue la trace sonore de la chaîne de transmission. D’autre part, elle est contenue dans les anecdotes qui donnent sens à l’histoire de la tradition dont le disciple représente le futur héritier. En effet, les histoires racontées au disciple lors des séances d’instruction sont riches d’enseignement. Ces récits oraux ont pour thèmes les conditions de composition d’un poème lyrique par un ascendant du lignage ou une performance ou l’interprétation exceptionnelle d’un rāg par l’un des maîtres du passé. Des incidents impliquant d’autres musiciens, amis ou rivaux, font également l’objet d’anecdotes qui soulignent généralement la personnalité exceptionnelle d’un musicien et l’irréprochabilité de son étiquette. Ces histoires remémorées illustrent aussi les règles de bienséance du milieu hindoustani en abordant par exemple les comportements appropriés entre musiciens accompagnateurs et solistes, entre musiciens et mécènes ou encore entre maîtres et disciples. Ces petites histoires, répétées et partagées entre artistes, donnent une signification sociale et émotionnelle au contenu musical. C’est finalement une manière de transmettre un savoir vivant qui incorpore tout en la réactualisant l’histoire de la tradition.
Enfin, le caractère oral et initiatique de la transmission confère une grande valeur aux connaissances acquises et implique un contrôle sur le savoir transmis, ceci d’autant plus si le maître concerné est l’unique dépositaire d’un répertoire ou d’un style musical donnés. Même si ce point est rarement exprimé ouvertement, le maître serait enclin à réserver les compositions les plus rares de son répertoire aux seuls élèves qu’il aurait jugé digne de ce trésor, voire aux seuls membres de la famille dans le cadre des familles de musiciens héréditaires. Comme l’exprime honnêtement Kamal Sabri, « il y a des connaissances qu’on restreint à la famille parce qu’on croit que si l’on donne le savoir à des gens qui ne le méritent pas, qui ne le valorisent pas, cela part dans le vent. Pourquoi nous le donnerions à quelqu’un qui ne le mérite pas ? On le donne à des gens qui le valorisent, à ceux qui veulent apprendre comme il faut. Si tu veux rendre justice à ton savoir, tu dois être capable de voir si cette personne peut absorber ce savoir. S’il est capable, il l’aura parce que tu auras envie de le lui donner. Et lui, le protégera et le passera à quelqu’un qui le mérite à son tour37 ». Cette phrase me semble dévoiler un des aspects essentiels de la transmission orale dans le cadre de la musique hindoustanie : à la fois dépositaire et garant de l’héritage artistique reçu, le musicien se doit d’être très exigeant quant au choix du récepteur. En d’autres termes, la haute idée de la tradition et la valorisation du corps de connaissances hérité conduisent à une réserve par rapport à la diffusion du savoir.
Pour les musiciens indiens, l’instruction traditionnelle est présentée comme une formation très longue qui requiert un investissement personnel important. La profondeur de l’apprentissage et la lenteur des stades de transmission sont mises en avant : passer du temps sur un poème lyrique ou un rāg est synonyme d’une juste approche de la musique. C’est le gurū qui décide de chaque étape en fonction de la progression de l’élève et de ses capacités. Dans ce contexte, l’immersion musicale est un facteur favorisant les mécanismes d’incorporation du savoir, et la vie séparée de l’élève et son gurū apparaît comme un changement notoire et regrettable pour nombre d’acteurs.
Lorsqu’il a acquis une bonne maîtrise du système musical, le disciple fait progressivement l’apprentissage de la scène en compagnie de son maître. De l’accompagnement de ce dernier au tānpūrā – instrument qui donne les deux notes de référence du rāg – dès les premiers temps, le disciple peut ensuite participer au récital en répétant les phrases musicales du maître ou en improvisant certains enchaînements, lorsque l’opportunité lui en est donnée. La situation de concert constitue à ce titre un aspect essentiel de l’instruction traditionnelle, l’élève pouvant par ailleurs apprendre à l’occasion de nouvelles compositions38. L’apprentissage passe ainsi par une phase de mise en situation et le développement d’un savoir et savoir-faire contextualisés.
La dévotion au gurū se couple d’une dévotion à la musique qui se manifeste par une discipline de vie (sādhana) elle-même révélée au travers d’une pratique musicale intense et régulière que l’on nomme le riyāẓ39. La principale qualité d’un disciple est son travail régulier et intensif de l’instrument ou de la voix : l’entraînement est essentiel pour acquérir un niveau acceptable en vue d’atteindre le statut de musicien professionnel. Le degré de pratique est d’ailleurs présenté comme le reflet du degré de dévotion ; et il est donc commun pour un musicien d’exalter les heures passées à répéter. Ces affirmations sont à considérer comme des données relatives : c’est l’idée qu’elle véhicule qui importe plus que la réalité de la pratique annoncée. Le dévouement à la musique est également mis en évidence dans chaque biographie de musiciens comme par la tradition orale au travers d’histoires rappelant les conditions extrêmes dans lesquelles s’entraînaient les musiciens de renom.
De nos jours, l’apprentissage par imitation et par répétition, suivant un rythme lent et planifié par le gurū, apparaît aux yeux de certains comme une forme d’instruction peu attrayante et inappropriée aux aspirations contemporaines des élèves. Des musiciens tentent par conséquent de reconsidérer les étapes de la transmission pour satisfaire les exigences du public, tout en respectant ce qui constitue l’essence du corpus et du savoir-faire traditionnel. Ainsi, le chanteur de dhrupad Ritwik Sanyal essaye depuis quelques années de concentrer l’enseignement reçu au cours de douze longues années de pratique intensive sur une période de six ou sept années. À ce sujet, loin de constituer un ensemble fixe et homogène, les pratiques d’enseignement observées au cours du travail ethnographique se sont avérées être très variées. Les artistes utilisent leur expertise et leur expérience pour adapter leurs méthodes aux attentes des élèves et aux contraintes extérieures, mettant en avant une inventivité et une aptitude à renouveler leurs modes d’action. En ce qui concerne les limites de l’enseignement traditionnel et les évolutions que celui-ci doit ou non intégrer, les points de vue diffèrent là aussi d’un interlocuteur à l’autre, comme l’exemple concernant l’usage de la notation et des enregistrements audio l’a montré.
Après le premier concert d’un artiste débutant, on entend parfois ce commentaire : « Il joue/chante bien mais c’est la copie de son maître », jugement tranchant qui révèle une des idées attachées à l’enseignement traditionnel. En effet, au-delà de la fidélité à la musique de son maître et de son gharānā, on attend du disciple qu’il montre créativité et touche personnelle. Alors que les premières années d’apprentissage sont consacrées à l’absorption d’un vaste répertoire par le biais de la copie du maître, il s’agit à un stade plus avancé de développer ses propres improvisations et de proposer son interprétation du rāg.
La transmission réussie est donc celle qui a façonné un artiste au style particulier et qui apporte une valeur ajoutée à la lignée et non celle qui propose un double du maître, aussi fidèle soit-il. Les musiciens qui connaissent une carrière exceptionnelle en musique hindoustanie sont d’ailleurs ceux qui sont reconnus comme des innovateurs de la tradition. Enjeu double donc, celui de s’inclure dans la continuité de son gharānā, tout en développant sa propre identité musicale en interprétant l’héritage reçu par le maître. Comme le commente Ustad Faiyaz Hussain Khan, un violoniste installé à Pune, descendant d’une famille de joueurs de sāraṅgī, sur l’importance des qualités individuelles du musicien : « Il y a la créativité (kalpanā) de chaque personne. Un gurū a trois ou quatre disciples mais chacun aura son propre visage, comme des parents vont avoir plusieurs enfants, ils se ressemblent tous mais ne sont pas identiques, ils ont chacun leur individualité40. »
La tradition de maître à disciple reste la voie privilégiée vers la professionnalisation du fait qu’elle implique un entraînement quotidien et une formation de longue durée qui permet d’acquérir le sens de l’exécution, point le plus essentiel pour un musicien. En outre, cette forme de transmission qui prévaut sur le sous-continent indien dans le domaine religieux et artistique, est devenue une forme d’apprentissage symboliquement chargée et donc valorisée. En conséquence, elle est aujourd’hui présentée comme l’essence mais aussi le garant de l’authenticité de la tradition musicale hindoustanie. Dans le contexte musical indien, le terme « traditionnel » se rapporte d’ailleurs au mode de transmission : « c’est traditionnel car je l’ai appris de mon maître » est une réponse souvent reçue à mes questionnements sur la catégorisation du répertoire des chanteurs. On nomme d’ailleurs les poèmes lyriques traditionnels par l’expression paramparik bandish (de paramparā, « lignée », « lignage » ou « tradition ») ou gharānadārbandish (id. du gharānā). En reprenant les mots de l’ethnomusicologue Jean During, on peut affirmer que beaucoup de « choses » se jouent dans un contexte et une relation d’apprentissage, « quelque chose se passe » et qu’« au sens le plus fort, la Tradition est bien la transmission au sein d’une relation entre deux personnes, disons d’un maître à un élève41 ».
« Quitte les désirs de ce monde, médite sur les notes et le rāg s’élèvera dans ton cœur ;
Et, quand la compassion grandit dans le cœur du maître (gurū), il te gardera dans l’ombre de ses pieds [id. sous sa protection].
La méditation sur dieu, le culte et le pèlerinage, tout devient sans importance
Quand le maître (satgurū) te prend les mains dans l’océan du monde matériel (bhavsāgar42). »
Dans l’idéal, le lien gurū-śiśyā est un lien affectif et sincère qui a pour modèle la relation père-fils. Les disciples d’un même maître s’appellent d’ailleurs gurū-bhā’ī, c’est-à-dire « frère par gurū » ou condisciples. Bien que dans les faits, les rapports s’étendent du lien fusionnel à celui plus détaché d’un professeur et d’un élève, les récits de vie mettent souvent en avant l’amour du musicien pour son maître. Un engagement fort des deux parties est généralement présenté comme la condition sine qua non à toute transmission. Comme le commente Vinay Mishra, jeune joueur d’harmonium : « Tu dois avoir pour lui [le gurū] de l’affection, avoir foi [shrddhā], confiance [viśvās] en lui, il faut d’abord ressentir de l’amour [prem] et du respect. Si tu ressens cela, alors la relation devient forte, si ce n’est pas le cas, si tu n’as pas la foi, la relation sera problématique43. » Lors de notre rencontre, il suivait l’enseignement d’un maître d’harmonium, Pandit Appa Sahib Jalgaonkar (1922-2009), alors âgé de 85 ans. Ce sont ses connaissances techniques, son jeu très « mélodieux » et « doux » de l’harmonium qui avaient mené Vinay Mishra à solliciter l’enseignement de ce maître établi dans un autre état que Delhi.
Le gurū est d’ailleurs présenté, dans sa forme idéale, comme un guide et le modèle que doit suivre le disciple. L’acquisition des codes de comportement du musicien fait d’ailleurs partie de l’éducation reçue comme l’illustrent les propos de Kamal Sabri : « Tu n’apprends pas seulement la musique, tu apprends l’attitude d’un musicien, la façon d’être un vrai musicien. Et il y a le ta ͑līm, l’éducation qui ne se limite pas à apprendre la sāraṅgī mais à la manière de se conduire comme un musicien, comment il faut se tenir en face d’un autre artiste, comment commencer un concert par exemple44. » Le novice acquiert un « savoir-être » en plus d’un savoir-faire. Être musicien implique par exemple de connaître les comportements adéquats à adopter face au mécène qui l’invite mais également la conduite adaptée aux différents auditoires. C’est également montrer une attitude d’humilité face à un musicien plus âgé. C’est ce savoir-être qui se retrouve d’ailleurs en filigrane des anecdotes mentionnées précédemment.
L’élève visite régulièrement la maison de son maître, généralement une ou plusieurs fois par semaine, parfois beaucoup moins, selon les disponibilités et le lieu d’habitation des deux intéressés. La rencontre, bien que régulière, n’est pas fixe dans le temps et la fréquence des entrevues est souvent aléatoire. Quoi qu’il en soit, le fait de passer du temps en compagnie de son maître est présenté comme un élément important pour le disciple, que ce soit pour prendre une leçon, pour « faire son riyāẓ » ou tout simplement pour partager un repas ou se promener. Sa seule présence est présentée comme bénéfique. Pour les musiciens qui ont achevé leur formation et qui sont devenus professionnels après de nombreuses années de formation, le fait de continuer à voir leur maître est de l’ordre de l’évidence. Pour ceux qui sont dans l’impossibilité de rendre visite à ce dernier (suite à un éloignement géographique ou après son décès), un grand regret et une continuelle révérence sont marqués, comme le montrent souvent les portraits des gurū suspendus au mur et décorés de fleurs. Les liens noués perdurent après la disparition du maître à travers les liens d’affection développés avec les autres membres de la famille, notamment avec les enfants et les autres disciples du maître.
Pour la communauté des musiciens, suivre l’enseignement d’un maître implique le respect d’un ensemble de règles de conduite. En échange de son enseignement, le gurū attend en effet de son disciple une attitude démontrant du respect, de la dévotion et du travail. Le respect du disciple se manifeste notamment lorsqu’il touche les pieds de son gurū à chaque fois qu’il le rencontre et le quitte. L’élève doit également défendre les intérêts du maître et agir en toute occasion pour son bien et se retenir, à l’inverse, de prononcer toute parole négative à son encontre. Le comportement respectueux passe également par l’habillement et la façon de parler ainsi que dans les nombreux services (sevā ou khidmat) que le disciple se doit de rendre (faire les courses, préparer le thé, s’occuper des instruments lors des déplacements, réserver les billets de train, etc.). Comme le commente Daniel Neuman, « Comme un fils, un jeune frère ou une femme, le disciple ne fume pas, ne boit pas d’alcool, ne s’assoit pas plus haut, ou ne parle plus que son gurū45 ». Pour toutes ces mesures, on parle de l’ādāb46, de l’étiquette.
En outre, les musiciens considèrent que c’est par l’abandon de sa personne dans les mains du gurū qu’ils arriveront à la connaissance, comme le présentaient les paroles du poème lyrique mis en exergue de ce chapitre. Le deuxième poème lyrique, celui composé par Pandit Amarnath, reflète également cette idée : le gurū apparaît comme la voie unique menant au savoir et à la délivrance. Ce point constitue la base du ganḍā bandhan, la cérémonie qui officialise l’union entre un maître et un élève et qui fait passer ce dernier de l’état d’élève à celui de disciple. Au cours de ce rituel, les deux acteurs s’engagent : l’un à être dévoué à son maître et à l’art musical, l’autre à instruire honnêtement ce dernier. Ce contrat moral passé entre les deux intéressés est matérialisé par un cordon en coton noué autour du poignet droit du disciple et le partage de nourriture. Une puja, cérémonie de dévotion, est organisée en cette occasion. Le disciple offre alors des cadeaux ou de l’argent à son maître, un gurūdakśiṇa (hindi, milieu hindou) ou naẕrāna (ourdou, milieu musulman). La cérémonie du ganḍā bandhan perdure même si elle est plus rare.
En parlant de sa formation et des éléments nécessaires pour devenir un musicien talentueux, Kamal Sabri remarque : « Avant de commencer sur scène, tu dois savoir jouer n’importe quel rāg et suivre tellement de choses. Cela peut seulement s’apprendre par la pratique et par un bon ta ͑līm, une bonne éducation avec le bon ustad ou enseignant. Il y a un dicton dans notre famille : “l’ustad doit être parfait, le disciple doit pratiquer et Dieu doit donner sa bénédiction”, l’ustad doit être complet, le disciple qui apprend doit obéir à son maître et la bénédiction de Dieu, c’est très important47. » Ces trois vers, reformulés dans le titre de la présente analyse, résument l’esprit de la relation de maître à disciple dans le cadre de la musique hindoustanie. Ils présentent d’abord la qualité principale attendue du maître, sa compétence voir sa perfection, puis celle du disciple qui se résume par un engagement et une dévotion reflétés au travers de sa pratique, et enfin un troisième élément que l’on peut traduire par la grâce de Dieu. Celle-ci symbolise la part de hasard qui est en jeu dans toute carrière musicale mais également l’aspect spirituel et/ou dévotionnel associé en Inde à la pratique musicale. Cette parole illustre aussi le fait qu’une représentation idéale concernant les modalités même du transmettre existe et est transmise.
Héritiers de l’ethnomusicologue Mantle Hood48 et de son concept de « bi-musicalité » qui postule l’apprentissage et la maîtrise de la musique étudiée comme méthodologie pour le chercheur en ethnomusicologie, la grande majorité des universitaires spécialistes de musique hindoustanie sont entrés dans ce milieu artistique par la pratique musicale et une relation personnelle avec un ou plusieurs maîtres. C’est grâce à leur apprentissage de la musique qu’ils ont découvert les subtilités de la performance, des techniques de jeu de l’instrument ou de la production vocale et ont eu accès à un répertoire souvent indisponible par un autre médium. C’est aussi à travers le comportement et la parole de leur maître que les chercheurs ont incorporé les codes et les valeurs prévalant dans ce milieu. Regula Qureshi49 pose d’ailleurs la situation de disciple (discipleship) comme « un site d’apprentissage ethnographique » et la situation de face-à-face comme un modèle théorique en soi. Dans une publication antérieure, dévoilant au lecteur la traduction de son matériel de terrain constitué de l’enregistrement de leçons et d’entretiens réalisés avec plusieurs maîtres de sāraṅgī au cours de longues décennies de terrain, elle reconnaît même que le chercheur peut devenir en chemin « la voix du maître50 ».
Des tensions découlent néanmoins de ce double positionnement, celui de disciple et de chercheur, dans le contexte de la musique classique indienne. Les questions d’autorité, de pouvoir, d’obéissance, habituelles dans un rapport maître-disciple peuvent en effet apparaître problématiques lorsqu’il s’agit de faire un travail universitaire. L’écueil est également d’être « pris » dans le discours du gurū et de reproduire et donc légitimer ce discours. James Kippen51 expose d’ailleurs les tensions principales auxquelles le chercheur en position de disciple est confronté au travers d’un article paru plus de vingt-cinq ans après son premier terrain. En se basant sur sa propre expérience et celle de collègues, il identifie trois aspects : 1) le problème de perspective, la relation étant « une structure de pouvoir qui infantilise le disciple et crée une dépendance totale52 », 2) le problème d’exploitation et de manipulation que nous venons de mentionner et 3) le problème de conflit de loyautés entre le dévouement à l’ustad qui exige par exemple de ne pas publier certains savoirs transmis (compositions, techniques de jeu) et le travail du chercheur, d’autre part, qui doit analyser et présenter à ses pairs un matériau de recherche.
La plupart des musiciens distinguent la passation d’un savoir de l’échange monétaire en affirmant qu’un vrai gurū enseigne gratuitement. Des artistes mettent d’ailleurs un point d’honneur à suivre ce principe et accueillent chez eux, dans la pièce de la maison réservée à la pratique musicale, un groupe d’élèves, à raison d’une ou deux sessions par semaine, le week-end généralement.
En revanche, lorsque le disciple offre de l’argent au maître, ce geste n’est jamais présenté comme un paiement ou une rémunération mais comme un don ou un cadeau, un dakṣiṇā, c’est-à-dire un paiement cérémoniel. Ces sommes d’argent sont offertes de préférence en des occasions particulières, comme le jour de célébration des gurū, le gurūpūrṇimā (à la pleine lune du mois d’Asāṛh selon les calendriers hindous, vers le mois de juillet) où chacun réaffirme le respect de son professeur, ou lors de son anniversaire ou tout autre évènement heureux. Selon les musiciens, la rétribution du gurū est plus symbolique que monétaire : « Je fais le gurū dakṣiṇā. C’est ce que le gurū peut demander, ça peut-être un lakh53 comme cent roupies, mais ce n’est pas une question d’argent » comme le commente un musicien54.
En ce qui concerne le rapport à l’argent, le lien maître-disciple s’oppose clairement à la relation professeur-élève qu’on retrouve dans le cours privé (tuition), contexte qui à première vue délivre le même type d’enseignement, c’est-à-dire un enseignement individualisé et oral. En effet, tous les musiciens s’accordent pour distinguer le contexte traditionnel d’enseignement qui se caractérise par une relation profonde et désintéressée sur le plan financier, du cours privé qui est résumé par tous comme un lien temporaire à caractère lucratif.
Pourtant, dans le contexte socio-économique actuel, il est évident que le gurū attend des compensations financières de la part de son śiṣya. Ceci d’autant plus s’il ne bénéficie pas d’un revenu régulier. La concurrence des systèmes institutionnalisés d’enseignement et le manque de patronage expliquent d’ailleurs la situation précaire de certains maîtres, notamment ceux qui ne font pas partie du star-system. Il apparaît donc que posséder de l’argent est un préalable pour bénéficier de l’enseignement d’un gurū, celui-ci pouvant même fixer le montant du « don ». De plus, il n’est pas rare que des musiciens bien établis exigent une contribution financière de leurs élèves et un investissement personnel, sans pour autant former sérieusement ces derniers. Cette situation engendre chez ceux-ci un sentiment de frustration. Un jeune musicien se souvient par exemple de la déception entraînée par sa première expérience d’apprentissage qui dura quelques années : « J’avais l’habitude de passer beaucoup de temps dans sa maison. Je l’écoutais, je chantais, je pratiquais, je faisais certains travaux dans la maison (ghar ke kām), ramenais des légumes ou d’autres choses. On peut dire que c’était comme la gurū-śiṣyā-paramparā sauf que je déposais de l’argent… De nos jours, tout le monde veut de l’argent, ils veulent garder la gurū-śiṣyā-paramparā mais aussi garder l’argent… Je n’étais pas satisfait avec ce ta ͑līm, je souhaitais quelque chose de mieux55. » Des anecdotes relatent ainsi des situations où des disciples ont passé des années à servir un maître sans jamais recevoir de véritable enseignement, dévoilant une dérive possible du système. Ces situations s’opposent à l’idéal de la relation maître-disciple où un savoir est transmis en échange d’un dévouement ; dans le cas contraire, le contrat tacite passé entre le gurū et le śisyā n’est pas respecté. La gurū-śiṣyā-paramparā devient alors une « comédie de tradition » (comedy of paramparā) selon l’expression d’un chanteur.
Le soutien financier du disciple n’est cependant pas nouveau : de tout temps, des disciples à la situation économique confortable se sont occupés de leur maître et ont participé à la solidarité financière familiale. De manière générale, le disciple repaye sa « dette morale » de bien d’autres manières : les jeunes apprentis musiciens promeuvent ainsi leur maître auprès de festivals de musique ou d’organisateurs de concert, s’occupent de leur communication par l’entretien d’un site internet et l’animation d’une page sur les réseaux sociaux ou par la mise en ligne de concerts enregistrés sur des sites de partage. D’autres participent à la réalisation de CD et œuvrent pour la reconnaissance artistique de leur maître auprès de comités nationaux qui délivrent des prix musicaux très convoités. Ceci est vrai pour les disciples indiens comme pour les nombreux disciples étrangers qui se sont lancés depuis les années 1960 dans la pratique de la musique classique indienne. Ces derniers constituent d’ailleurs une opportunité supplémentaire de patronage pour les musiciens indiens, d’autant plus que le concert à l’étranger engendre, lors du retour en Inde, un prestige additionnel.
Inversement, des disciples utilisent la tradition de maître à disciple à des fins stratégiques pour se prévaloir d’une affiliation prestigieuse. Dans les cas extrêmes, le nom du maître est utilisé, détaché d’un processus d’enseignement approfondi : des artistes mentionnent comme maître un musicien avec lequel ils ont pris quelques cours. Le fait que le crédit du jeune musicien passe par le nom de son gurū et de son gharānā explique cette situation : une certaine aura faite de préjugés favorables ou au contraire négatifs entoure celui-ci avant même qu’il ait joué. D’autre part, le lien noué avec un maître et sa musique, c’est-à-dire la musique classique, peut constituer un facteur d’ascension sociale pour des musiciens de bas statut, interprètes classiques ou spécialistes d’autres genres musicaux moins valorisés socialement. Gregory Booth56 explique ainsi, au travers d’un article sur les joueurs de śahnāī du nord de l’Inde, comment des clarinettistes, dont la plupart jouent pour les mariages, tentent d’acquérir un statut social et musical supérieur en devenant l’élève de musiciens hindoustanis. Au travers d’une perspective historique, Daniel Neuman57 expose le même phénomène chez la communauté des bardes Dharis et Mirasis basés au Rajasthan, musiciens qui auraient rehaussé leur statut au cours du XXe siècle en devenant interprète de musique classique après avoir bénéficié de l’enseignement de maîtres en la matière. Ces exemples dévoilent les usages stratégiques de la relation d’apprentissage et les rapports de force parfois sous-jacents aux situations d’enseignement.
La première ligne du poème lyrique mis en exergue de cette étude, « Aucun savoir ne peut être acquis sans gurū », résume à elle seule l’éthique du milieu de la musique classique indienne, cette vision étant partagée par tous les acteurs, quelle que soit leur identité musicale (musicien héréditaire/non héréditaire, de basse caste/haute caste, hindou/musulman, etc.). La transmission de maître à disciple implique un ensemble de conduites et de conceptions qui ont participé à la pérennité d’un savoir musical complexe. La définition du système traditionnel semble cependant plus flexible au niveau des pratiques d’enseignement qu’elle implique qu’au niveau des valeurs symboliques qu’elle recouvre. Alors que seuls les artistes formés dans le cadre familial se rapprochent du modèle original, tous les musiciens réinvestissent et renégocient les limites de cette tradition panindienne. Son importance symbolique et son efficacité éprouvée expliquent d’ailleurs que des institutions s’organisent autour de la figure du gurū et de ses méthodes58. Le département de musique de l’université de Pune, le Centre for Performing Arts plus connu sous le nom de Lalit Kala Kendra, et certaines écoles de musique dont l’ITC-Sangeet Research Academy à Kolkata en est l’exemple le plus connu, ont ainsi institutionnalisé la relation personnelle. Ces établissements, désignés par le terme de gurūkula, lieu de résidence du maître et de sa famille, préfigurent le contexte privilégié de transmission de la musique hindoustanie dans les prochaines décennies si on en croit la multiplication des écoles ayant adopté ce format.
1. Le titre s’inspire d’un adage en ourdou (urdū) présenté par Kamal Sabri, un joueur de sāraṅgī (vièle à archet) basé à Delhi, au cours d’un entretien, le 18 décembre 2006. Cet adage pose les éléments nécessaires à la formation d’un musicien professionnel : « ustād ho kāmil, shāgird ho āmil, khudā ho shāmil », littéralement « l’ustad doit être parfait, le disciple doit pratiquer et Dieu doit donner sa bénédiction ». Les traductions de l’anglais, du hindi et de l’ourdou sont miennes.
2. Concernant le terme gurū, se référer à l’article précédent de Gérard Toffin. Pour transcrire les termes en hindi et ourdou, je suis le système de translittération utilisé dans John Thompson Platts, A Dictionary of Urdu, Classical Hindi and English, New Delhi, Munshiram Manoharlal, 1993 [1885].
3. Ce poème en langue braj a été rendu célèbre par le chanteur Amir Khan (1912-1974). Ces deux vers sont chantés dans le rāg mārvā et dans le genre vocal dénommé khayāl. Je remercie Françoise ‘Nalini’ Delvoye ainsi que Sudhanshu Sharma pour leur aide dans les traductions des poèmes lyriques, et Jeanne Miramon-Bonhoure et Gilles Tarabout pour leurs commentaires sur les versions préliminaires de l’article. Je remercie également Pt. Vikas Kashalkar, Ustad Faiyaz Hussain Khan, Vinay Mishra, Smt. Shubha Mudgal, Kamal Sabri, Dr Ritwik Sanyal et Sanjeev Shankar pour les entretiens qu’ils m’ont accordés.
4. Concert du 4 avril 2007 organisé par la Fondation Ramchander Nath et l’association Nadchakra.
5. L’expression « musique classique de l’Inde du Nord » est utilisée à partir des premières décennies du XXe siècle pour désigner la musique hindoustanie. J’utiliserai de manière indifférenciée les deux expressions.
6. Le dhrupad est un genre et une forme musicale développés à partir du XVe siècle en Inde du Nord.
7. Le rāg constitue le concept de base du système mélodique hindoustani. Philippe Bruguière présente le rāg comme une « entité mélodique complexe qui ne saurait être assimilée à une gamme, à une échelle ou à un mode mais qui correspond plus exactement à une atmosphère ou un climat musical particulier. Ce mot vient de la racine sanskrite raṅga qui signifie couleur, et par extension le rāga est “ce qui colore [d’émotion] l’esprit” », Philippe, Bruguière, « La délectation du rasa. La tradition esthétique de l’Inde », Cahiers d’ethnomusicologie, 7, 1994, p. 3-26 : p. 13.
8. Je mentionne ici les titres des musiciens, conformément à l’usage du milieu musical indien, soit dans leur forme entière soit sous forme abrégée (Pt. pour Pandit). Les musiciens ayant réalisé une thèse de doctorat, ajoutent Dr pour Docteur à leur nom. Pour les femmes maîtres de musique, on emploie généralement le titre de madame, Śrīmatī, Smt. dans sa forme abrégée, et non le titre de Pandita qui existe cependant.
9. Daniel Neuman, The Life of Music in North India. The Organization of an Artistic Tradition, Chicago, University of Chicago Press (with a new preface), 1990 [1980] : p. 43.
10. Pour plus de détails sur cette thématique, cf. l’article de Gérard Toffin.
11. Le titre de Pandit et d’Ustad sont des titres honorifiques utilisés dans d’autres domaines. Pour plus de détails sur l’usage du terme Ustad dans le milieu musical, cf. Brian Silver, « On Becoming an Ustad. Six Life Sketches in the Evolution of a Gharana », Asian Music, 7 (2), 1976, p. 27-58 : p. 27 et James Kippen, The Tabla of Lucknow. A Cultural Analysis of a Musical Tradition, Cambridge, Cambridge University Press (+ un CD), 2005 [1988] : p. 126-127.
12. Le terme « poème lyrique » renvoie à un poème qui peut être chanté, composé par un poète-interprète-compositeur dans un genre musical donné.
13. James Kippen, op. cit., p. 112-136 ; Nicolas Magriel, Sāraṅgī Style in North Indian Art Music, Thèse non publiée, SOAS, University of London, 2001 : p. 104-174 (chapitre 3) ; Brian Silver, op. cit., et Naomi Owens, « The Dagar Gharana (with special reference to Ustad Nasir Aminuddin Dagar). A Case Study of Performings Artists », Asian Music, 18 (2), 1987, p. 158-195.
14. Daniel Neuman, op. cit., p. 43-58. Ce travail est le premier à appliquer la démarche anthropologique à l’étude de la musique classique indienne.
15. Titre d’un article de Jon B. Higgins, « From Prince to Populace. Patronage as a Determinant of Change in South Indian [Karnatak] Music », Asian Music, 7 (2), 1976, p. 20-26.
16. Wim van der Meer, « Teaching Indian Music. Coping with a Changed Environment », Journal of theSangeet Natak Academy, 79, 1986, p. 53-57, ici p. 53.
17. Le terme de composition désigne ici et dans les pages suivantes la petite partie pré-composée, plus ou moins fixe, qui constitue l’axe autour duquel le musicien va construire sa performance dans un rāg donné, à la manière d’un thème de jazz.
18. Jean Pouillon, « Tradition », in P. Bonte et M. Izard (eds), Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie, Paris, PUF, 1991 p. 710-712, ici p. 712.
19. L’observation de classes de musique au sein d’écoles telles que la Gandharva Mahavidyalaya et le ShriramBharatiyaKalaKendra à New Delhi, parallèlement à l’analyse de cours donnés dans le cadre d’un enseignement de maître à disciple par plusieurs musiciens, constituent la base du travail ethnographique.
20. Regula Qureshi, « Whose Music ? Sources and Contexts in Indic Musicology », in Bruno Nettl et Philip V. Bohlman (éds.), Comparative Musicology and Anthropology of Music. Essays on the History of Ethnomusicology, Chicago, The University of Chicago Press, 1991, p. 152-168.
21. On parle de bānī dans le cadre du genre dhrupad.
22. Brian Silver, op. cit., p. 27.
23. Je ne rentre pas dans les débats concernant l’applicabilité ou non du concept de gharānā pour les instrumentistes accompagnateurs (tablā, sāraṅgī, etc.) qui se sont tenus entre Neuman, 1990 [1980], op. cit., p. 145-167, James Kippen, 2005 [1988], op. cit., p. 64-65, Tithankar Roy, « Music as an artisan tradition », Contributions to Indian Sociology, 32, 1998, p. 21-42, Dard Neuman, A House of Music. The Hindustani Musician and the Crafting of Traditions, Thèse non publiée, Columbia University, 2004, entre autres. Pour une mise en avant des critères esthétiques associés aux différents lignages musicaux, cf. Vamanrao H. Deshpande, Indian Musical Traditions. An Aesthetic Study of the Gharanas in Hindustani Music, Bombay, Popular Prakashan, 1987 [1973] et Bonnie C. Wade, Khayal. Creativiy within North India’s Classical Music Tradition, Cambridge, Cambridge University Press, 1984.
24. Cf. Daniel Neuman, op. cit., p. 145-167 (chapitre 5), et Daniel Neuman, « Gharanas, the Rises of Musicological “Houses” in Delhi and Neighbouring Cities », in Bruno Nettl (éd.), Eight Urban Musical Cultures. Tradition and Change, Chicago, University of Illinois Press, 1978, p. 186-222.
25. L’exclusion des filles de la transmission musicale est toujours d’actualité au sein des familles de musiciens professionnels héréditaires même si ces dernières acquièrent de manière informelle une connaissance non négligeable du répertoire. Précisons que la grande majorité des femmes musiciennes et danseuses étaient avant l’Indépendance des courtisanes issues de diverses communautés. Ces courtisanes, attachées à la culture de l’élite, étaient les interprètes privilégiés de nombreux genres vocaux.
26. Je mets des guillemets pour montrer que cet usage n’est pas le mien mais celui des institutions et des musicologues indiens qui ont encouragé la création des écoles de musique et des sociétés musicales en s’inspirant des critères scientifiques occidentaux.
27. La tāl désigne le cycle rythmique.
28. Interview du 18 décembre 2006, Delhi, en anglais et ourdou.
29. Bien que les rāg communs soient connus de tous, les rāg « rares » (acchop) sont connus et interprétés par un nombre plus réduit de musiciens. De même, certains répertoires de poèmes lyriques (bandish) et de compositions instrumentales (gāt) sont particuliers à certaines lignages et constituent de fait un « trésor » qu’il ne sera possible d’apprendre que dans le cadre d’une transmission de maître à disciple.
30. Pt. Jitendra Abhisheki, Pt. Vasant Thakar et Pt. Kumar Gandharva entre autres.
31. Entretien avec ShubhaMudgal, 23 décembre 2006, Delhi, en anglais.
32. Certaines personnes traduisent cette expression ourdoue littéralement « de poitrine à poitrine », d’autres « de cœur à cœur » (Vidya Rao, Heart to Heart. Remembering Nainaji, New Delhi, Harper Collins, 2012) ou de « père en fils » (Qureshi, 2009, op. cit.). Le lien intergénérationnel est sous-entendu. Une des traductions proposées par le dictionnaire Platts est d’ailleurs « descendant de père en fils » : cf. John Thompson Platts, op. cit., p. 714.
33. Ainsi le dictionnaire de Platts, traduit gurū-mukhhonā comme « devenir un élève ou un disciple » : ibid., p. 906. Le dictionnaire McGregor traduit gurūmukh par « celui initié comme élève par un gurū » : Ronald Stuart McGregor, The Oxford Hindi-English Dictionary, Oxford University Press, 1994, p. 271.
34. Entretien du 30 janvier 2008, Delhi, en anglais.
35. Entretien avec Pt. Vikas Kashalkar, 12 décembre 2007, Pune, en anglais. Entretien avec Pt. Ritwik Sanyal, 30 et 31 décembre 2003, Varanasi, en anglais.
36. Entretien avec Shubha Mudgal, op. cit.
37. Entretien avec Kamal Sabri, op. cit.
38. Plusieurs musiciens rencontrés ont reconnu avoir appris et incorporé à leur répertoire des compositions présentées par leur maître au cours de concerts, n’ayant jamais eu l’opportunité de les apprendre dans le cadre d’une leçon. Ce procédé d’apprentissage par écoute et mémorisation – les musiciens emploient souvent le terme anglais pick up, « capter », « saisir » – est très commun dans le milieu hindoustani.
39. Pour une analyse détaillée des conceptions associées au principe de riyāẓ, cf. Daniel Neuman, op. cit., p. 31-32, p. 37-43.
40. Discussion avec Ustad Faiyaz Hussain Khan, 8 décembre 2007, Pune, en hindi.
41. Jean During, Quelque chose se passe. Le sens de la tradition dans l’Orient musical, Paris, Éditions Verdier, 1994 : p. 346.
42. Poème lyrique composé par Pandit Amarnath (1924-1996), dans le rāggaudsārang et le genre khayāl. Ce poème chanté, dont le texte original est en langue braj, répond à celui présenté en première page : Pandit Amarnath est en effet un des disciples d’Ustad Amir Khan. Ce poème lyrique n’a jamais été enregistré mais j’ai eu l’occasion de l’entendre chanter par un disciple de Pandit Amarnath, Pt. Baldev Raj Verma, en 2008. Je remercie le disciple de ce dernier, Sudhanshu Sharma de m’avoir fourni la version complète du texte.
43. Entretien avec Vinay Kumar Mishra, 3 mai 2007, Delhi, en anglais et hindi.
44. Entretien avec Kamal Sabri, op. cit.
45. Daniel Neuman, op. cit., p. 46.
46. Pour une présentation du concept dans le champ musical, cf. Brian Silver, « The Adab of Musicians », in Barbara D, Metcalf (éd.), Moral Conduct and Authority in South Asia. The Place of Adab in South Asian Islam, Berkeley, University of California Press, 1984, p. 315-329.
47. Entretien avec Kamal Sabri, op. cit.
48. Hood, Mantle, « The Challenge of “Bi-Musicality” », Ethnomusicology, 4(1), 1960, p. 55-59.
49. Regula Burckhardt Qureshi, « Sīna ba Sīna or « From Father to Son ». Writing the Culture of Discipleship », in Richard K. Wolf (éd.), Theorizing the Local. Music, Practice, and Experience in South Asia and Beyond, Oxford, Oxford University Press, 2009, p. 165-184 : p. 168.
50. Regula Qureshi, 2007, op. cit., p. 5.
51. James Kippen (2008), « Working with the Masters », in Gregory Barz and Timothy J. Cooley (éds), Shadows in the Field. New Perspectives for Fieldwork in Ethnomusicology, Oxford, Oxford University Press, 2008, p. 125-140.
52. Ibid., p. 131.
53. Un lakh correspond à cent mille roupies, soit 1 470 euros aux taux de conversion de juin 2012.
54. Discussion du 29 décembre 2003 avec Shri Kesha Rao, Varanasi, en hindi et anglais.
55. Entretien réalisé en mai 2007, en anglais et en hindi.
56. Gregory Booth, « Socio-Musical Mobility among South Asian Clarinet Players », Ethnomusicology, 41 (3), 1997, p. 489-516.
57. Daniel Neuman, « Dhadis and Other Bowing Bards » in Bor, Joep, Delvoye F. ‘N’, Harvey J., Nijenhuis E. te (éds.), Hindustani Music. Thirteenth to Twentieth Centuries, Delhi, Manohar and Codarts Research, 2010, p. 253-265.
58. Sur ce sujet, cf. Andrew Alter, « Gurūs, Shishyas and Educators. Adaptive Strategies in Post-Colonial North Indian Music Institutions », in Margaret J. Kartomi and Stephen Blum (éds.), Music-Cultures in Contact. Convergences and Collisions, Basel, Gordon and Breach, 1994, p. 158-168 ; Aditi Deo, Alternative windows into tradition : Non-hereditary practices in Hindustani Khyal music, thèse non publiée, Indiana University, 2011 ; Huib Schippers, « Goodbye to GSP ? An Innovation to Re-evaluate the Role of the Gurū in Contemporary Transmission of Hindustani Music in India and the West », dans les Actes du séminaire « Indian Music and the West », organisé par ITC-SRA (Western Region), Mumbai, ITC-Sangeet Research Academy, 1996, p. 107-111 et Huib Schippers, « The Gurū Recontextualized ? Perspectives on Learning North Indian Classical Music in Shifting Environments for Professional Training », Asian Music, 38 (1), 2007, p. 123-138.