Avec l’art, la religion, les conceptions du monde, la philosophie participe à l’aventure du sens. Si elle s’y engage à chaque fois et sans en détenir le monopole, c’est que cette aventure n’a pas déjà couru à son terme, que la vie spirituelle de l’humanité n’est pas à bout de souffle, qu’aucune de ses objectivations historiques n’a réussi à lui rendre son expression la plus pure. Partir à l’aventure, c’est choisir un lointain toujours en approche ; c’est exister dans l’ouverture du monde faite du défoncement même de l’horizon de nos regards, des paysages de nos gestes, des provinces de nos paroles, des enclos de nos croyances et de l’ensemble de nos conceptions toutes faites du monde. C’est choisir le large pour assister à la « révélation du monde ». Et c’est en effet à titre de « phénoménologie » qu’aujourd’hui la philosophie participe à cette aventure, et sans en faire son privilège. Car « la vraie philosophie est de rapprendre à voir le monde, et en ce sens une histoire racontée peut signifier le monde avec autant de “profondeur” qu’un traité de philosophie1 ».
Comment alors la partager avec d’autres ? Comment partage-t-on une aventure qui se confond en réalité « avec l’effort de la pensée moderne » ? Comment fait-on pour rapprendre à voir le monde dans la profondeur qui lui est propre ? Pour « saisir le sens du monde et de l’histoire à l’état naissant » ? Et d’en faire le présent à autrui ? Le plus précieux à en transmettre, n’est-ce pas avant tout son « allure inchoative » ? Celle qui est habitée par cette « Sehnsucht », cette aspiration tout à fait particulière pour ce qui est toujours lointain et en venue encore, ce languir qui marque l’instant du départ de son inquiétude et de son empressement ? Comment une « allure » peut-elle aller « de l’un à l’autre » ? L’engager à participer à une aventure sans gage ? De laquelle à vrai dire on ne revient plus ?
Dans les marges d’une pédagogie herméneutique se dessine en quelques traits la problématique de l’éveil (Erweckung). Il y va d’un moment « instable » qui échappe à la fois à la continuité de la « Bildung » (formation) conçue comme développement quasi organique interne, et à la prévoyance de l’« Erziehung » (éducation), prise dans son sens externe et instrumentaliste de « cordes tendues » qui tirent vers un but précis. Il nous semble utile de nous laisser inspirer par l’analyse préliminaire dont le philosophe allemand Otto Friedrich Bollnow (1903-1991) nous fait part ; elle jalonne nos pensées2. Les considérations « égeirétiques3 » qui suivent se dessinent sur le fond de cette analyse. Elles ne l’épuisent guère.
En effet, ce n’est pas par hasard que la phénoménologie comme « philosophie première4 » n’a pas réellement fait « école ». Car « avant d’être une doctrine ou un système », elle a été, comme l’affirme M. Merleau-Ponty5, « un mouvement », non seulement « inachevé », mais de plus « qui ne sait pas où il va ». Mouvement saisissant de la pensée touchée par « le mystère du monde » qui ne ruse ni avec la raison constituée ni avec l’histoire, puisqu’elle insiste sur son éclosion et décrit son ébauche à même la révélation du monde, tout en restant « en deçà des solutions » qui en dissipent l’énigme.
Seul le moment instable de l’éveil (Erweckung) semble pouvoir rejoindre le saisissement à sa base que la philosophie partage par ailleurs avec l’art et la littérature, dont on ressent aussi les vibrations dans les religions révélées ou les grandes conceptions du monde. Il nous ramène à une pointe d’attouchement assez puissante, suffisamment rayonnante, pour qu’une réelle affliction (Betroffenheit) puisse s’y propager – sans adresse particulière ni intention affirmée. On objectera qu’une philosophie ne pourrait être tenue en échec par un affect quelconque. Toutefois, l’allure inchoative de la phénoménologie et son inachèvement « ne sont pas le signe (Zeichen) d’un échec6 », mais précisément l’expression (Ausdruck) d’un saisissement singulier (Ergreifen), dans lequel l’affect premier est reçu (aufgenommen) et prend un tournant (gewendet). Certes, « le genre d’attention et d’étonnement » sera modulé différemment par chaque phénoménologue, et il n’incarnera la vraie philosophie qu’au prix d’en accepter la position anthropologique concrète. Loin d’être une tache de son imperfection, cette « mise en situation » est une ressource précieuse de sa fraîcheur de pensée.
Nous ne naissons pas au monde de nous-mêmes et à nous-mêmes. Au monde, nous ne « venons » que parce qu’une mère nous y a mis et sans que nous sachions déjà que et saurions à tout jamais et pour de bon « qui » nous sommes. Et de ce monde pour tout le monde déjà mis à découvert comme le même et l’unique monde ne nous parvient que « son mystère ».
Qu’en est-il du réveil (Erwachen) à chaque matin ? Certes, nous nous réveillons, mais le faisons-nous de nous-mêmes et à nous-mêmes ? Retrouvons-nous d’un seul coup la veillée (Wachheit) de la veille – et sans plus la même, si familière déjà qu’elle nous soit « naturelle » ? Et comment saurions-nous que nous aurions nous-mêmes sonné l’heure de notre réveil ? Et enfin, l’épanchement dans l’espace qui nous entoure et nous berce, reprend-il simplement en main les choses « rangées » à la veille où nous nous sentions fatigués, et telles que nous les avons alors quittées ? Depuis le jour où nous dormons seul et où la tendre main et l’haleine chaude d’une mère ne nous réveille plus, franchissons-nous ce seuil comme si nous n’y renaissons plus guère ?
Quelques phrases d’un poème de Goethe « Zueignung » nous disent autre chose.
Der Morgen kam ; es scheuchten seine Tritte
Den leisen Schlaf, der mich gelind umfing,
Dass ich, erwacht, aus meiner stillen Hütte
Den Berg hinauf mit frischer Seele ging :
Ich freue mich bei einem jeden Schritte
Der neuen Blume, die voll Tropfen hing ;
Der junge Tag erhob sich mit Entzücken,
Und alles war erquickt, mich zu erquicken.
« Le matin venait ; de ses pas il effarouchait et chassait le léger sommeil qui doucement me berçait encore. Ainsi réveillé je quittais le silence de ma chaumière. L’âme fraîche, je prenais le chemin de la montagne : je me réjouissais de chaque nouvelle fleur qui jaillissait à mes pieds ; elle était lourde de gouttes. Le jour jeune se levait avec ravissement. Tout ce qui était rafraîchissant concourait à mon réconfort. »
Nous ne « naissons » pas au matin par une poussée puissante qui nous éjecte des entrailles de la nuit où le sommeil nous a enseveli. Un effleurement, une touche légère, une piqûre suffit déjà pour faire fuir les ténèbres, pour que nous ouvrions les paupières, percions les brumes d’un jour jeune encore et partions à la découverte de sa grandeur. Et nous n’y allons qu’au pas dans les pas du matin lui-même et dans son éblouissante lumière. Quelque chose ou quelqu’un nous « donne » l’éveil (Erweckung) – comme nous est déjà « donné » la vie. Et nous ne nous réveillons (aufwachen) pas à nous-mêmes en « retrouvant » la veillée de la veille – comme si elle nous aurait attendu dans un « entretemps » qui ne comptait pas. Notre veillée est « neuve » comme l’est le jour qui se lève. Si tout ce qui du matin était rafraîchissant a prêté main-forte à son réconfort, c’est qu’elle était au départ hésitante. À la pointe d’attouchement, notre saisie n’est pas déjà franche et tranchante. Aurore s’en mêle quand nous nous réveillons.
Quelques lignes du poème de Goethe « Wiederfinden7 » nous parlent d’elle.
Morgenröte <…> entwickelte dem Trüben
Ein erklingendes Farbenspiel,
Und nun konnte wieder lieben,
Was erst auseinanderfiel.
Und mit eiligem Bestreben
Sucht sich, was sich angehört,
Und zu ungemessnem Leben
Ist Gefühl und Blick gekehrt.
Sei’s Ergreifen, sei es Raffen,
Wenn es nur sich fasst und hält !
« De la nuée Aurore dépliait une variété de couleurs retentissantes. À nouveau pouvait s’aimer ce qui au départ se défilait. Et avec empressement se cherche ce qui convient d’être ensemble. Le cœur et le regard sont tournés vers la vie enivrante. Est-ce saisie, est-ce rafle, soit – pourvu que cela prenne corps et se tienne ! »
Si à l’aube nous nous « retrouvons », ce n’est pas parce que notre veillée de l’autre jour nous serait revenue par je ne sais quel chemin obscur, qu’elle aurait fait la traversée de la nuit – intacte comme par miracle. Le tact de la veillée du réveil est différent. Elle ne jaillit pas d’un contact entretenu avec les choses, mais de ce qui d’elles « pointe » au petit matin pour faire « surface » avec sa levée. Et nous ne « naissons » à nous-mêmes dans la lueur du jour que pour peu qu’Aurore en dissipe la nuée opaque et déplie sa palette de couleurs qui nous assomment. Ce qui guide nos pas (Schritte) dans l’éblouissante lumière du soleil levant, ce sont les marches (Tritte) du matin qui nous est parvenu. Car nous ne nous levons qu’au fur et à mesure de sa levée. Le cœur et le regard s’épanchent dans la clarté (Helle) qui se répand et progresse, dans laquelle les choses elles-mêmes se dressent et se taillent plus nettes. Ils s’accrochent par « saisie » ou par « rafle » à ce qu’Aurore déplie et tisse de ses rayons. Ils amarrent dans ce qui a déjà commencé à s’aimanter et se chercher, à s’extraire de ce qui a été défait par le sommeil dans l’obscurité de la nuit. De la pression de ce qui veut faire surface, ils se tournent vers ce qui dans l’excès de son envahissante vivacité peut être arrêté. Ce qui veut « faire monde », ne serait-ce qu’un jour, doit être tenu ferme, faire « corps ».
Alors, pour y aller, de pied ferme cette fois et au grand jour, il faut que nous nous levions et que nous trouvions un sol qui soit stable pour que – tout entier – nous nous tenions debout. Le mouvement du réveil est le redressement. L’éveil ne jaillit pas de cette droiture, de la raideur de cette position si singulièrement prise et qui nous fait courir le risque de tomber. À la pointe de l’attouchement dont il jaillit, nous sommes couchés encore. Le poids de notre corps a été confié au matelas du lit. Nous ne sentons pas le poids de sa charge. Bien avant que la courbe du soleil n’ait atteint son point culminant, nous anticipons déjà son point zénith qui ne jette plus aucune ombre, qui « plombe » les choses d’une luminosité également répandue et qui obstrue les perspectives. Si nous nous dressons dans son axe, c’est que déjà nous voulons aller de l’avant vers l’heure du midi, à laquelle chaque chose devient comme « un temple » où le temps s’est endormi – d’une sublime simplicité ; où l’arrêt semble parfait8. Le redressement de notre corps, dans lequel nous le prenons en charge, ne confie au sol que son point d’appui réduit à sa plus petite taille en gage de la liberté de sa démarche.
Au réveil, nous ne retrouvons donc pas les choses rangées la veille où nous nous sentions las – et telles que nous les avons finalement abandonnées. Au matin, le monde entonne de nouvelles couleurs et se tisse à frais. L’épanchement de notre cœur et de notre regard est rempli d’éblouissement et de surprise devant une nouvelle levée des choses dans une lumière toute ravissante. Aurore nous invite et nous séduit. Si, dans cet enchantement, nous ne revenons pas sans peine à nous-mêmes, nous le reprochons d’abord à notre corps qui dans l’éveil tarde encore à s’assumer pleinement lui-même, à trouver une tenue qui soit juste et droite, à se redresser et à y aller d’une allure belle et pleine d’assurance. Il faut bien qu’il s’appuie sur les « marches » que le matin taille pour lui dans l’épaisse nuée qui se dégage, qu’il s’accroche aux arêtes que sa frêle lumière dessine aux choses qui à peine se révèlent, qu’il aborde et accoste dans ce qui autour ou près de lui se déplie et se met en place dans des engagements et gestes qui sont incertains et hésitants encore, mais auxquels la fraîcheur du jour accourt les affermir et les aiguiser. Si Aurore porte des ailes – « morgenroteFlügel » – pour nous emporter, l’éveil rampe. Non pas pour autant que nous traînons, que la lassitude n’a pas déjà cédé sa place à l’« Erquickung », à la fraîcheur qui fait le bonheur d’un éclaircissement qui chasse le tourment (Qual) de ce qui était si trouble (trübe) et qui persistait encore. Mais parce que la « Griffigkeit » nous fait encore défaut, parce que la chose n’est pas assez crochue et que nos « griffes » ne sont pas déjà sorties. L’éveil rampe sur la fine crête qui sépare le saisissement par la pointe d’attouchement où, abasourdi comme des naufragés de la nuit échoués sur les rives du matin, nous faisons surface avec les choses qui s’illuminent, de la « saisie » où nous nous engageons à les arrêter de plein gré et dans la liberté de notre démarche ébauchée au grand jour.
C’est avec beaucoup de fraîcheur d’esprit que Bollnow s’est tourné vers l’éveil comme « leiblich-sinnlicherVorgang », comme un événement qui se produit « leiblich » et qui enclenche et engage notre sensibilité9. Car avant d’être une « prise » de conscience plus ou moins aiguë ou terne, qui peut glisser dans les brumes de la somnolence ou du demi-sommeil (« Schlummer », « Halbschlaf ») pour finalement s’abîmer dans les ténèbres insondables du sommeil profond, où la « prise » semble être lâchée et que nous sommes tout entier « largués » dans des eaux vastes et noires où nous sombrons sans toucher le fond, notre « être au monde » est mouvement et geste. La rampe de l’éveil porte témoignage du fait qu’avant même que je me manifeste et m’affirme comme étant bel et bien « là », auprès et avec les choses, qui se dressent avec netteté devant moi ou se déploient dans mon entourage pour engager mon attention et mon intérêt ; – qu’avant que je me fasse le témoin clé de leur présence et me déclare être le premier intéressé à leurs qualités et propriétés ; que je m’assure d’un contact avec elles qui soit entretenu, que je les convoque ou les écarte provisoirement ou que je m’en délaisse pour de bon – je dois en « venir » et y « parvenir » par des mouvements hésitants et des gestes tâtonnants. La rampe m’apprend que je n’y « suis » pas encore, dans ce « là », que la palette colorée des choses est toute confondue encore et insonore, qu’elles ne se sont pas encore dégagées et revêtues de leur « Gestalt » (figure), qu’elles n’offrent pas déjà des arêtes raides et fortes ; – que je ne sais pas encore à quoi m’en tenir ou de quoi m’entretenir, sur quelle propriété ou qualité porter mon intérêt, pour quelle raison les sommer ou les délaisser.
Toutefois, si je peine encore à « escalader » la cascade déferlante d’impressions, à dompter « l’excès de vivacité envahissante » de ce qui ainsi me survient comme une vague et me surprend, la « saisie » de la « prise » de conscience, à laquelle enfin je parviens, est en elle-même raide, nette, abrupte et brutale – « en saillie ». Elle tranche comme un glaive. « Und trotz aller allmählichen Vorbereitung bleibt der Vorgang des Aufwachens ein plötzliches Ereignis, das sich normalerweise im Aufschlagen der Augenlider äußert. Ich bin plötzlich wieder “da”, nachdem ich vorher irgendwie “fort” war10. » « Et en dépit de toute préparation progressive, le réveil se produit comme un événement soudain et abrupte ; il s’exprime généralement par le mouvement d’ouvrir les paupières. Soudainement je suis de nouveau “là”, après avoir été auparavant en quelque sorte “parti”. » Le caractère saillant, violent même, de cette saisie devient particulièrement tangible quand il s’agit de réveiller quelqu’un (aufwecken), éventuellement de l’y « pousser » en le remuant et le secouant (anstoßenundwachrütteln). Le réveil est un « Herausreißen aus dem Schlaf, der in sich eine eigne Beharrungstendenz hat11 ». « On le tire de son sommeil, l’extrait de la tendance propre au sommeil de vouloir persister et perdurer. » La « prise » de conscience est déchirante et souvent furieuse. Les filières de son repos et de sa paix volent en éclats. Son geste est le saut ou la frappe. On hésite à réveiller quelqu’un qui est profondément endormi. On veut adoucir son réveil en émettant des sons « tendres12 ». On l’approche sur la pointe des pieds ; on préfère le caresser. On aplatit les marches de la rampe, on change son angle d’inclinaison : on fera sa pente légèrement ascendante et lisse. Le réveil ne saurait être rude.
Un dernier poème de Goethe « Der Besuch » évoque l’hésitante approche de l’être chéri qui s’est endormi. Devant la beauté et le charme de la Belle Dormante, l’amour se retient de la réveiller et rebrousse chemin.
Meine Liebste wollt ich heut’beschleichen,
Aber Ihre Türe war verschlossen,
‘Hab’ich doch den Schlüssel in der Tasche !
Öffn’ich leise die geliebte Türe !’
Auf dem Saale fand ich nicht das Mädchen,
Fand das Mädchen nicht in ihrer Stube,
Endlich, da ich leis’ die Kammer öffne,
Find ich sie, gar zierlich eingeschlafen,
Angekleidet, auf dem Sofa liegen.
Bei der Arbeit war sie eingeschlafen ;
Das Gestrickte mit den Nadeln ruhte
Zwischen den gefaltnen zarten Händen ;
Und ich setzte mich an ihre Seite,
Ging bei mir zu Rat, ob ich sie weckte.
Da betracht’ich den schönen Frieden,
Der auf ihren Augenlidern ruhte :
Auf den Lippen war die stille Treue,
Auf den Wangen Lieblichkeit zu Hause,
Und die Unschuld eines guten Herzens
Regte sich im Busen hin und wieder.
Jedes ihrer Glieder lag gefällig,
Aufgelös’t vom süssen Götterbalsam.
Freudig sass ich da, und die Betrachtung
Heilte die Begierde, sie zu wecken,
Mit geheimen Banden fest und fester.
‘Oh du Liebe’, dacht’ich, ‘kann der Schlummer,
Der Verräter jedes falschen Zuges,
Kann er dir nicht schaden, nichts entdecken,
Was des Freundes zarte Meinung störte ?
Deine holden Augen sind geschlossen,
Die mich offen schon allein bezaubern ;
Es bewegen deine süssen Lippen
Weder sich zur Rede noch zum Kusse ;
Aufgelöst sind diese Zauberbande
Deiner Arme, die mich sonst umschlingen,
Und die Hand, die reizende Gefährtin
Süsser Schmeicheleien, unbeweglich.
Wär’s ein Irrtum, wie ich von dir denke,
Wär es Selbstbetrug, wie ich dich liebe,
Müsst’ich’s jetzt entdecken, da sich Amor
Ohne Binde neben mich gestellet.’
Lange sass ich so und freute herzlich
Ihres Wertes mich und meiner Liebe ;
Schlafend hatte sie mir so gefallen
Dass ich mich nicht traute, sie zu wecken.
Leise leg’ich ihr zwei Pomeranzen
Und zwei Rosen auf das Tischchen nieder ;
Sachte, sachte schleich’ich meiner Wege.
Öffnet sie die Augen, meine Gute,
Gleich erblickt sie diese bunte Gabe,
Staunt, wie immer bei verschlossnen Türen
Dieses freundliche Geschenk sich finde.
Seh’ich diese Nacht den Engel wieder,
O, wie freut sie sich, vergilt mir doppelt
Dieses Opfer meiner zarten Liebe !
« Aujourd’hui je voulais surprendre mon amour chéri. Mais je trouvais sa porte fermée. “N’ai-je pas la clef dans la poche ? Sans faire de bruit j’ouvre la porte désirée !”. Dans le salon je ne trouvais pas la fillette, ni dans son cabinet. Finalement, comme j’ouvre doucement la chambre, je la découvre, gracieusement endormie, tout habillée encore, couchée sur le canapé. Elle s’était endormie pendant son travail ; entre ses mains légèrement repliées reposait son tricot avec les aiguilles. Et je m’asseyais à côté d’elle. Je songeais si je devais la réveiller. Alors je contemplais la beauté de cette paix qui couvrait ses paupières : sur ses lèvres la fidélité faisait son silence ; ses joues se coloraient de sa grâce et de l’innocence d’un cœur si bon, son sein se gonflait régulièrement. Chacun de ses membres était à l’aise, comme fondu par le baume parfumé des dieux. Joyeux, j’étais assis là, et la contemplation retenait fermement, plus fermement encore par des liens secrets, l’envie de la réveiller. “Oh mon amour”, je songeais, “l’assoupissement du sommeil, ce traître du plus infime trait mesquin, ne pourrait-il pas te causer préjudice et révéler quelque chose qui détruise l’épanchement plein de foi de l’ami ? Tes yeux ravissants sont fermés ; rien que les ouvrir déjà m’enchanterait. Tes douces lèvres ne bougent guère pour parler ou pour jeter un baiser furtif. Dissoute l’étreinte de tes bras, rompues les alliances d’un ensorcelant embrassement. Et la main, exquise compagne des choses flatteuses et douces, immobile. Ce que je pense de toi, serait-ce une erreur ? De t’aimer ainsi, serait-ce une illusion que je me fais moi-même ? Devrais-je en faire la découverte à cette heure où Amor s’est posté à côté de moi sans porter de bandeau et que mes yeux se dessillent ?” Perdu ainsi dans des songes le temps passait et mon cœur était joyeux de mon amour et chérissait la valeur de sa personne. La Dormante m’avait tant charmé que je n’osais guère la réveiller. Sans faire de bruit, je posais près d’elle deux oranges et deux roses sur le guéridon. Sur la pointe des pieds je rebroussais chemin. Elle ouvre les yeux, ma fidèle. Sur le coup son regard découvre ce présent de couleurs variées et vives, s’étonne comment il se fait que, les portes étant fermées, ce don si gentil ait pu se trouver là. Si cette nuit je revois l’ange, oh comme elle se réjouit et redouble la récompense de cette offrande de mon tendre amour ! »
Pourquoi l’amour recule-t-il ainsi devant le seuil de la conscience, ne brise-t-il pas les sceaux du sommeil, ne rappelle-t-il pas l’être bien-aimé de cet abandon de soi à la pleine présence à soi ? Pourquoi ne l’invite-t-il pas au partage tant désiré d’un beau jour, à l’échange de regards humides, de mots à peine soufflés et tendres, de baisers furtifs, d’effleurements par de légères touches, – que par le signe d’une offrande secrètement faite – comme par miracle ? Et non pas par la franche et adroite adresse qui le réveillerait ?
Certes, la contemplation du repos et de la paix de cet être replié sur soi n’équivaut pas à l’enchantement que provoque la vivacité de ses élans valeureux et gracieux. Aussi, l’assoupissement du sommeil peut trahir des traits qui ne complaisent guère. Avant toute autre chose, les traits du visage peuvent par le relâchement du sommeil se rapprocher dangereusement du masque. Et la bouche tombée ouverte concourt à cette défiguration qui s’amorce quand l’air décidé s’efface et que le caractère tranchant des traits devient confondu. Le bandeau d’Amor, ne lui tombe-t-il pas des yeux ? Son regard aveugle, n’est-il pas crevé par le rayon d’une clairvoyance qui frôle la déception ? Qui lui révèle une trop cruelle réalité ? D’un être proche de la mort ? D’une imparfaite parure ? D’une position du corps point naturelle et guère suggestive de son agilité et de sa sveltesse qui fait précisément son charme – à couper le souffle ? La réveiller, serait-ce encore plus impardonnable que de lui rendre sournoisement et en sourdine visite ? Serait-ce un pas de trop, un coup fatal ? Au réveil de Psychè, Amor disparaît-il ? Son aimantation, deviendrait-elle impossible dès que Psychè ouvre les paupières ? Faudra-t-il que, voleur, il patiente jusqu’au crépuscule ? Pour aller chercher une double récompense – une gratitude doublée d’une douce complicité, pimentée de l’agrément d’une tendre conspiration ? Le « mirage » d’Amor ne peut-il dans les yeux de Psychè exister que par le signe miraculeux de dons secrets qui en promettent d’autres plus fiévreux ? Et sans connaître celui qui, par une intrusion aussi insolite qu’inexpliquée, les a faits ?
Toutefois, à la fillette Goethe ne donne ni nom ni parole. Et Amor n’est que le compagnon d’un visiteur, qui entoure son indiscrétion de la plus grande réserve. L’amour cherche des lieux abandonnés. Il redoute la clarté de la « prise » de conscience. Elle n’aura pas lieu d’être quand il y va de le « connaître ». Il ne veille qu’à côté de celle qui dort. Et celle qui ne veille que pour pouvoir l’accueillir, ne sachant de qui il pourrait s’agir, doit s’attendre à une nuit blanche.
Le plus souvent, le monde ne va pas au pas d’Amor et le jour ne bat pas des ailes qu’Aurore si généreusement lui tend. De la rampe de notre éveil la courbe est raide. Le réveil est fracassant. Il s’agit de « plötzlicheundradikaleinschneidendeVorgänge13 », d’« événements soudains et tranchants ». Sur la table de nuit le réveille-matin sonne. J’éprouve comme une douleur déchirante devant cette sonnerie aux tons aigus et perçants. Une voix claironnante me somme de me lever. Elle ne me parle guère, ne me souffle pas en sourdine un mot rempli de tendresse – elle crie à haute voix (Weckruf). Les ailes d’Aurore ne m’emportent guère. Dans l’aube crasse, j’entends comme le sourd bruissement de l’énorme « cité-machine » qui tourne déjà à plein régime. Elle me broiera dans son engrenage. Je n’échapperai pas à ses impitoyables mâchoires. À travers les vitres, le soleil d’hiver a réchauffé ma chambre ; après le repas, je me suis assoupi. Soudain retentit un coup de fusil. À cette saison on chasse le gros gibier. Le réveil se produit comme un ébranlement – « schlagartig ». Je ressens la violence de ce qui m’a ainsi éveillé. J’en éprouve la douleur, j’en souffre (« schmerzhaft »). À ce sujet, Bollnow note : « Möchte beim spontanen Aufwachen die Plötzlichkeit des Ereignisses durch gewisse Zwischenstufen abgemildert sein, so tritt sie beim künstlichen Aufwecken doch sehr viel schärfer hervor. Während das eigene Aufwachen sich meist leicht und schmerzlos vollzieht, ist das Wecken immer ein harter und grausamer Vorgang14. » « Dans le cas du réveil spontané, le caractère abrupt de l’événement est amorti par des gradins intermédiaires. Le réveil se fait graduellement. Si toutefois le réveil est artificiel, son aspect événementiel devient très pointu. Le plus souvent, je me réveille à moi-même sans peine ou effort particulier. Par contre, réveiller quelqu’un ou se faire réveiller par quelque chose est presque toujours pénible et cruel. » La pointe d’attouchement délicatement taillée par la « nature » est celle que le chant des poètes vante. L’intensité de sa piqûre est finement ajustée à notre sensibilité. Les pointes que nous forgeons par des sonneries, des sons criards, des bruitages assourdissants des vacarmes, des coups d’éclat ne font pas preuve d’un tact qui serait son égal. Le monde construit par nos mains n’est pas à la taille du monde qui « se fait ». Et jamais nous ne l’appelons « mère ».
Aussi ravissante ou écœurante que puisse être la « nature » du saisissement que nous éprouvons dans l’éveil – par d’attachantes et invitantes accolades ou par d’invasifs et répugnants accrochages –, la « saisie » (Sich Ergreifen) du réveil dans le mouvement et le geste par lequel nous nous élançons et éventuellement en arrivons à dompter notre irritation et à vaincre notre contrariété, marque un tournant (Wendung) incisif. « Tiré » du sommeil ou tendrement réveillé comme par des touches à peine perceptibles, je reviens à moi-même. Bollnow écrit : « Der Mensch <…> kommt im Aufwachen wieder zu sich selbst <…>ou « wird zu sich selbst erweckt15. » « En se réveillant, l’homme revient à soi-même ou il est réveillé pour qu’il y parvienne. » Qu’est-ce donc, revenir à soi-même ?
La première pensée qui lui vient à l’esprit est celle qu’il s’agisse d’une « Umkehr » ou d’une « Umwendung16 », d’un « retournement » ou d’un « revirement ». Toutefois, en me réveillant à moi-même je fais d’abord et d’emblée face à la situation dans laquelle je « me » trouve – avant de retourner éventuellement à celle dont je me souviens vaguement comme étant celle où je m’étais assoupi la veille. Et on ne peut pas dire que la situation dans laquelle je « me » trouve en m’éveillant, et que j’assume par mes mouvements et mes gestes, « tourne » celle où je m’étais endormi « dans un autre sens ». Il ne s’agit pas d’une volte-face, puisqu’en m’endormant je ne faisais – précisément – plus face. Je m’enlisais dans les ténèbres comme dans du sable mouvant. « Umkehr ist immer die Wendung von einer Richtung in die entgegengesetzte17. » « Le retournement est toujours le revirement d’une direction dans le sens opposé. » Mais un tel « sens directionnel » (Richtungssinn) qui guide par exemple mes pas perceptifs (Wahrnehmungsschritte) est cela même qui, quand je me suis assoupi et que j’ai sombré dans le sommeil, m’est filé entre les doigts. Si en me réveillant – ou en me faisant ou laissant réveiller par quelqu’un ou quelque chose – je reviens à moi-même, est-ce peut-être parce qu’en m’endormant j’étais devenu « un autre » ? Et que je l’étais à moi-même pour peu qu’en dormant je rêvais et je m’y voyais ? Et qu’en me réveillant à moi-même je m’en souviens encore, si fragmentaires et lointains en soient les échos ? Mais ne l’étais-je pas aussi devenu pour un autre qui m’a vu si démuni que cela ait rempli son âme de pudeur, provoqué un léger effroi et éveillé en elle une curiosité toute bienveillante encore ? – Pour un autre dont je savais si peu, même pas qu’il existe, s’il ne m’avait laissé quelque signe de sa secrète visite ?
Le tournant incisif de la saisie du réveil – que je reviens à moi-même – ne peut pas, d’autre part, comme l’insinue Goethe, se défaire du sommeil comme d’une « coquille vide que l’on jette. » « Schlaf istSchale, wirfsie fort18 ! » Bien que replié et recroquevillé sur moi-même quand je dors, enveloppé dans les draps et recouvert d’une épaisse obscurité, je n’y « couve » pas comme l’oiseau dans l’œuf. Certes, dans la chambre à coucher, je me suis fait comme un nid. Je me suis enroulé de la chaleur de ma couche comme d’un cocon de chenille. Réveillé par un rayon de soleil qui luit entre les volets, je jette les draps. Ils m’étranglent. Quand le réveille-matin soudainement me crève les oreilles, je tombe du nid. D’un saut je suis sorti de mon lit. Mais, aussi éloigné de moi-même que je puisse avoir été qu’en étant endormi j’étais « un autre » – à moi-même et aux autres – je n’arriverais jamais à me réveiller ou à être réveillé par les autres, si mon sommeil ne l’avait pas permis. Toutefois, cela ne signifie apparemment pas que le rapport entre le sommeil et la veillée soit « eherdasVerhältniseinesPotentiellenzueinemAktuellen » – « plutôt celui d’une potentialité à une actualité », comme le suggère Bollnow19. L’enclenchement (Einschaltung) d’un moi à même la saisie du réveil n’est pas que le prolongement de ce qui agite déjà mon sommeil de secousses et de mouvements intermittents. Et il n’enchaîne pas – non plus – sur ce que, rêvant, j’y voyais et comme je m’y voyais.
Un « chant de jour oriental » de Rilke20 nous fait découvrir à quel point la saisie saillante du réveil est différente d’une simple « tournure ».
Östliches Taglied
Ist dieses Bette nicht wie eine Küste,
ein Küstenstreifen nur, darauf wir liegen ?
Nichts ist gewiss als deine hohen Brüste,
die mein Gefühl in Schwindeln überstiegen.
Denn diese Nacht, in der so vieles schrie,
in der sich Tiere rufen und zerreißen,
ist sie uns nicht entsetzlich fremd ? Und wie :
was draußen langsam anhebt, Tag geheißen,
ist das uns denn verständlicher als sie ?
Man müsste so sich ineinanderlegen
wie Blumenblätter um die Staubgefäße :
so sehr ist überall das Ungemäße
und häuft sich an und stürzt sich uns entgegen.
Doch während wir uns aneinander drücken,
um nicht zu sehen, wie es ringsum naht,
kann es aus dir, kann es aus mir sich zücken :
denn unsre Seelen leben von Verrat.
« Ce lit, n’est-il pas comme un littoral, une fine lame de rivage sur laquelle nous sommes couchés ? Rien n’y est assuré – si ce ne sont tes hauts seins, si superbes qu’ils me donnent le vertige. Car cette nuit dans laquelle tant de choses criaient, des animaux s’appellent et se déchirent, n’est-elle pas étrange, plein d’épouvantes ? Et comment : ce qui dehors monte lentement et que l’on appelle : jour, est-ce donc pour nous plus intelligible qu’elle ? On devrait s’enlacer l’un dans l’autre comme le font les pétales autour des étamines : tant sévit partout l’outre-mesure et s’accumule et s’abat sur nous. Toutefois, alors que nous nous serrons l’un contre l’autre pour ne pas nous en apercevoir que cela s’approche de nous de tous les côtés et nous cerne, c’est de toi, c’est de moi que cela peut tressaillir : car nos âmes vivent de trahison. »
L’arrachement est déchirant. Le « chant de jour » de Rilke lui parvient du pays de tous les matins et des rêves de mille et une nuits. Il nous « dit » ce lit à l’heure du réveil. Il ressemble à un rivage, sur lequel des naufragés ont été jetés par un flot. C’est une fine lame de plage entre l’immensité de l’océan et une terre inconnue. La seule chose qui y est assurée, c’est ce qui de ce corps gisant tout proche est assez élevé pour que ce soit visible. Du bateau qui aurait vogué sur la haute mer, il ne reste même pas l’épave. Rilke n’en souffle mot – des voyages d’amour insolites que font les passagers de la nuit. Si ce lit du réveil avait été le lit de ce bateau-là, c’est maintenant un lit défait sans laisser de traces. Ce lit ne se trouve-t-il pas plutôt en plein désert ? Autour de lui des fauves rôdaient. On ne les voyait guère ; on les entendait la nuit. Sur lui monte un soleil immense. Si la nuit fut remplie d’épouvantes, le jour qui se lève est implacable. Il atterre ceux qui font naufrage sous sa lumière.
De ce lit, rien d’autre ne fait son approche, autour de lui, rien d’autre ne s’accroît, sur lui rien d’autre ne se rue que « l’outre-mesure » – « das Ungemäße ». Contre elle, la plus parfaite étreinte que la nature ait pu inventer est impuissante. Toutefois, si sur ce rivage les naufragés restent accroupis l’un contre l’autre et qu’autour d’eux l’outre-mesure se resserre, c’est du dedans qu’elle éreinte ce geste désespéré qui déjà ne dessine plus l’ébauche d’un enlacement. C’est de « moi », c’est de « toi » que l’outre-mesure peut tressauter. Celle qui, traître, fait vivre les âmes. – En dénouant le plus parfait des lacets. C’est la « prise » de la conscience. On n’en revient pas. Elle est sanglante. Par elle chacun de nous se rabat sur lui-même. Et entre nous il n’y a plus de commune mesure, que la nature aurait secrètement conçue et sur laquelle, en pleine nuit, nos cœurs auraient fiévreusement battu.
Cette « prise » de la conscience nous fait le présent d’une « allure inchoative » singulière. Elle est précieuse – pour peu que par elle on se soit rejoint (sichselbstverbunden). Non pas « en dépit » du sommeil, en se débarrassant de ses rêves et en le jetant comme une coquille vide. Ou en le prolongeant sous la lumière du jour, en rêvant debout. En dormant ou en rêvant, nous ne nous sommes pas « rejoints ». Même quand nous nous voyons « nous-mêmes » dans nos rêves. Toutefois, « zu Schlaf und Traum gehört wesentlich die Möglichkeit, erwachen und frei zu sich selbst werden zu können21 ». « Au sommeil et au rêve appartient par essence la possibilité de se réveiller, de pouvoir devenir libre et s’assumer. » Quelques explications de H. Lipps nous semblent à ce sujet pertinentes. Elles sont de nature à nous éclaircir sur « l’outre-mesure » – par rapport au tact de la nature – de la « prise » de la conscience. En vue d’elle le sommeil et la veillée ne sont pas que des « leiblich-sinnlicheVorgänge », des événements de notre Leib en sa sensibilité. La « trahison » dont les âmes vivent et qui du dedans éreinte les gestes d’Eros, à la fois aveugles et invisibles, est peut-être à l’origine de l’aventure du sens. Car ce n’est que rabattu sur nous-mêmes, étant ainsi esseulés, que nous pouvons l’entamer.
« Man erwacht zu sich selbst am Morgen. Dass man sich dabei der Wirklichkeit des Nächstliegenden, Greifbaren versichert, dass man nur weiß, dass man nicht träumt, lässt einen noch nicht zu sich selbst kommen. Sondern dies, dass man – zurückfindend aus der vielleicht ungewohnten Umgebung – sich wieder ergreift in seiner Lage. Dadurch dass man darüber mit sich selbst ins Reine kommt22. » « Au matin, on se réveille à soi-même. Qu’on s’assure de la réalité de ce qui est tout proche, à portée de la main, que l’on se réalise simplement qu’on ne rêve pas, ne suffit pas encore pour que l’on revienne à soi. Mais ceci : qu’en “se” trouvant dans un environnement peut-être inhabituel et en y retrouvant ses repères, on se saisit à nouveau dans sa situation. Parce qu’on la tire au clair pour soi-même. »
Je me réveille dans une chambre d’hôtel perdu dans la banlieue de Dortmund. Je suis de passage. Mon sommeil a été fiévreux et inquiet. En tâtonnant à l’aveugle, mes doigts trouvent l’interrupteur. Pendant un furtif moment, je ne sais pas où je suis. Le contact tactile m’apprend que je ne rêve pas. À la faible lueur de la lampe de nuit, je découvre ma chambre. Je vois mes bagages. Je me ressaisis. Je prends conscience de ma situation, je saisis son sens – pourquoi je suis là ce matin, dans cet hôtel. Ça me revient.
Dans le réveil de Rilke, il n’y avait plus d’environnement, dans lequel, si habituel qu’il soit, on aurait pu « se » trouver en y retrouvant ses repères. Il n’y avait que ce corps couché à côté de lui dans le même lit, immobile. Le monde était comme déserté. Aux naufragés ne restait qu’un seul geste pour ne pas se laisser écraser par l’outre-mesure qui s’abattait sur eux. Ils se serraient l’un contre l’autre. Toutefois, ce geste fut fendu du dedans. La « prise » de conscience était sidérante. Elle montait comme une étoile noire sur un paysage déchiqueté.
Certes, « das die Dinge bezielende Sehen hat schon immer die Freiheit aufgenommen, die ihm in der Helle des Tages geworden ist. » « Le voir, qui vise les choses, a toujours déjà assumé la liberté qui lui est rendue par la clarté du jour. » « Man “hat” sich hierin in bestimmter Weise – anders z.B. als beim Gehen durch den dunklen Keller, wo man sich in seine leibliche Sphäre zurückverlegt findet, wo man, statt, ein Ziel im Auge, frei ausschreiten zu können, darauf bedacht sein muss, keinen Fehltritt zu tun23. » « En cela on “a” soi-même d’une certaine manière – différente par exemple de celle, quand on traverse une cave obscure, où on sent que l’ébauche de sa démarche a été confinée dans sa sphère corporelle et que, au lieu de pouvoir y aller librement, en visant un but, on doit avancer en tâtonnant et veiller à ne pas trébucher. » À cette liberté si généreusement offerte par la clarté du jour, Goethe avait été particulièrement sensible. Et il avait rehaussé cette grâce d’Aurore de tous les charmes d’un paysage familier et d’un air printanier pour que l’élan de la démarche fût vif et l’épanchement de cœur large. Cela faisait penser à l’envolée d’une alouette vers le soleil – cette déesse dont Goethe ne voulait pas dire le nom. « Jeder heisst dich “sein”, ein jedes Auge glaubt auf dich zu zielen, für jedes Auge wird dein Strahl zur Pein24. » « Tout le monde t’appelle “être le sien”, chaque œil croit te viser et à presque chacun ton rayon fait mal. » Il n’y avait là rien qui aurait dû être « tiré au clair ». Toutefois, quand je me trouve dans un environnement où les choses paraissent biaisées, par exemple la galerie des glaces, je ne pourrais rester « tout œil tout flamme » et y aller de si bon train. Il faudrait bien que je « relève » la situation, qui est une attrape. Car dans les miroitements incessants, les images déformées, les perspectives distordues et obliques, je perds mes repérages.
« Se ressaisir dans sa situation » et la « tirer au clair » pour soi-même a pour Lipps un sens tout à fait spécifique. Il s’y agit de « l’adresser » (Ansprechen). Cela dépasse l’effort de retrouver ses repères dans un environnement qui par exemple par des effets optiques est confondant. Et « HelleundDunkelheit », clarté et obscurité, ne sont plus, dans ce cas, « alszufälligerUmstandempfunden25 », « ressenties comme des circonstances accidentelles ». Elles appartiennent maintenant à la « Zuständigkeit » du moi, à ce qui relève de sa « compétence » – de la « compréhension » qui déplie la situation pour en saisir le sens. « Sicherlich – man genüg sich hierbei selbst. Aber doch deshalb, weil man sich selbst der andere sein kann. Der eine braucht den anderen, um sich in logon didonai richtig stellen zu lassen26. » « Assurément on s’en sort tout seul. Mais uniquement parce qu’on peut être à soi-même l’autre. L’un a besoin de l’autre pour qu’il soit dans son logon didonai réellement mis à l’épreuve. »
Qu’est-ce donc, pouvoir être à soi-même l’autre ? – Quand on adresse une situation, la tire au clair pour soi-même pour saisir de quoi il « s’agit », quel est son « sens », dans quoi elle me « concerne », éventuellement m’« interpelle » ? – Ce n’est pas apparaître à soi-même ou aux autres comme « un autre » – comme dans le rêve ou comme quand quelqu’un me rend une visite inopinée et qu’il me trouve assoupi sur mon travail. C’est d’abord « être avec soi-même ». « Der Wachseiendeistbeisich27. » « Celui qui est réveillé est avec soi. » Non pas comme s’il était un autre qui se trouve là et dont on découvrirait que c’est en fait moi. Mais pour peu que ce soit l’autre qui lui appartient intrinsèquement et que l’on ne trouve nulle part, puisqu’il « l’est ». Partout où je vais il m’accompagne. « Bei-sich-sein heisst schlechthin “bei Bewusstsein” sein. Es ist eine Grundweise und das Maß menschlicher Existenz darin bezeichnet. » « Être avec soi signifie tout court être “con-scient”. Cela exprime un mode fondamental de l’existence humaine et en prend la mesure. »
« Prendre » conscience, se devenir conscient n’est pas simplement « devenir conscient ». « DasBewusstwerdenistetwas, wassichvonselbstmacht28. » « La conscience est quelque chose qui se “fait” tout seul. » Se devenir conscient, s’en « prendre » à la conscience – que l’on « l’est » – implique que l’on assume le devenir conscient pour soi-même. C’est en cela que la saisie du « Sichergreifen » du réveil est si « saillante ». « Bewusstsein ist immer insofern Selbstbewusstsein, als man sich und auch seiner IN etwas bewusst ist29. » « Conscience est toujours conscience de soi, pour peu que l’on soit conscient de soi et aussi de soi “dans” quelque chose. » Par exemple dans ce qu’on a l’intention de faire, à quoi la situation dans laquelle on se trouve se rapporte et est « pertinente ».
À partir de ces percées, le sommeil apparaît comme un mode de ne pas « être avec soi » – et de ne pas pouvoir être à soi-même l’autre. L’idionkosmos du sommeil, parsemé de rêves, se détache du koinonkosmos du réveil d’une manière spécifique et nette. Ce n’est pas dire que le monde du sommeil (Schlafwelt), qui s’ouvre quand je rêve, serait « eineeigene Welt » (un monde propre), qui au dormant qui fait des rêves serait « le sien ». Et que réveillé nous nous retrouverions d’un coup dans « einegemeinsameWelt », « un monde partagé avec les autres ». C’est dire que le monde du sommeil est, quand je rêve, un monde « idiomatique » – parce que les situations dans lesquelles on s’y voit ou s’y découvre « embarqué » ne peuvent pas être tirées au clair, que leur sens nous échappe. Ce que l’on y voit ou découvre de soi-même ne peut pas être rapporté à soi-même comme l’étant « intrinsèquement ». Et des situations dans lesquelles on se voit imbriqué on ne saisit pas en quoi elles sont pertinentes. C’est également dire que le « monde » du réveil et de la nouvelle veillée est certainement « esseulé », mais pour peu que je n’y sois seul qu’avec moi-même et à qui je peux être l’autre, il n’est guère refermé sur lui-même. Il est « erschlossen », « éclos » et « aufgeschlossen », « déverrouillé ».
Car, pouvant être à moi-même l’autre qui m’appartient intrinsèquement et qui m’accompagne partout sans jamais se trouver « là » – puisqu’il est, et à chaque fois, ABSOLUMENT « ici » – et pouvant épingler, dans ce qui m’advient dans une situation, ce dans quoi elle est pertinente, à quoi cela « se rapporte » pour moi, je peux aussi être rendu à moi-même PAR un autre. « Nur dadurch, dass man sich selbst zurückbekommt vom anderen, dadurch, dass der eine die AUSLEGUNG des anderen seinerseits aufnimmt, zeigt sich die Sache auch von der anderen Seite und kommt ins Freie30. » « Seulement parce qu’on est rendu à soi-même par un autre, parce qu’on reçoit et assume l’explication que l’autre donne, la chose se dévoile d’un autre angle et se dégage. » Elle perd son aspect « idiomatique ».
Ce qui se révèle ainsi n’est donc plus du seul ressort de l’épanchement du « Leib » et du déploiement des sens (« Sinne ») sous la lumière d’un nouveau jour. Et il n’y va plus – comme pour Goethe – d’une visite où une chimère s’en mêle pour qu’un « présent » ait le sens d’un « signe » miraculeux mais inexplicable, convoité certes, mais toujours de nouveau se dérobant. « Nur das, dem man im Vollzug seiner selbst VERBUNDEN ist, kann gemeinsam sein31. » « Seul cela dans quoi on s’est rejoint à même l’accomplissement de soi-même peut être partagé. » Amor ne s’« obligeait » pas de cette façon. L’amour frôle toujours l’imposture. La trahison des âmes les esseule, mais les rend « aufrichtig » (franches32).
L’affect premier de la phénoménologie – que quelque chose advient, est sur le point de « faire monde », de se « révéler » – est donc de par son allure inchoative singulière qu’est la « prise » de conscience accueillie. Mais cette « révélation » est en même temps « gewendet », – portée au-delà de l’enchantement et de la convoitise. Pour peu que ce qui s’y révèle soit adressé et qu’il y aille, à chaque fois, de son sens que cela fait pour moi et pour nous qui sommes tenus d’en répondre de par nous-mêmes et les uns aux autres, – c’est-à-dire pour peu que cela se rapporte à un « monde » qui – lui – ne porte pas l’alliance de nos amours mais témoigne de notre allégeance franche, la phénoménologie n’est pas tenue en « échec ». Mais elle n’est pas une « construction » du monde puisque soigneusement, prudemment, elle suit sur le pas ce qui est en train de « faire monde » encore et toujours.
N’y a-t-il donc rien qui menace cette franche allure ? L’aventure du sens serait-elle sans risque ? Non seulement nous dormons et nous rêvons. Mais des cauchemars nous hantent et nous poursuivent bien au-delà du seuil de notre réveil. Et il faut regarder en face leur tourmente. À nouveau quelques réflexions de Lipps nous semblent être précieuses.
« Im Traum <…> entgleitet man sich. Der Wirklichkeit ist man hier entrückt. Wenn man seinen Gesichten sich überlässt, ist man nicht in der Wahrheit. <…> Die Unwirklichkeit des Traumes liegt darin, dass man hier sich selbst entrückt ist33. » « Dans le rêve, on se file entre les doigts. On est enlevé à la réalité. Quand on s’adonne à ses mirages, on n’est plus dans la vérité. <…> L’irréalité du rêve consiste en ceci, que par lui on est dérobé à soi-même. » Ce n’est donc pas l’irréalité d’une pure apparence. On assiste à des scènes, des situations. « Man findet sich zur Schau gestellt, lässt alles mit sich geschehn, “kann” eigentlich nichts. » « On se voit mis sur scène et exposé, on laisse tout faire avec soi, on n’y “peut” à proprement rien dire. » « Man “hat” sich nicht im Traum : Man kann sich nicht zum Laufen bringen, wenn man fliehen möchte. » « On n’“a” pas soi-même dans le rêve : on n’arrive pas à “prendre” la fuite, à bouger. » L’aiguillon du cauchemar est précisément que « daserlösendeWortfehlt », que « le mot libérateur » fait défaut. « Man steht wie unter einer unerklärlichen Macht, die einen nicht frei ausschreiten lässt. » « On est comme subjugué à une puissance inexplicable qui ne permet pas d’y aller librement. » – Non pas qu’on soit à ce point dérobé à soi-même qu’on serait devenu le simple objet de ce qui se passe, comme par exemple quand quelque chose me heurte violemment et que je fais une chute. « Denn man bewegt “sich” ja doch. » « Car on “se” meut quand même. » Mais sans que ce soit par soi-même. « Träumend ist man hingegeben den Gesichten, nimmt sich nicht wie in der Auseinandersetzung der Dinge auf sich selbst zurück, hat nicht das freie Verhältnis zu den Dingen34. » « En rêvant, on est adonné aux mirages, on ne se rejoint plus comme dans le démêlé avec les choses. On n’a pas de rapport libre avec les choses. »
« Das Unverbindliche der Dinge, dies, dass sich eines dem anderen unvermittelt überschiebt, bedeutet im Grunde ein Nicht-sich-selbst-verbunden-sein35. » « L’air décousu des choses – que l’une glisse sans plus sur l’autre – signifie au fond qu’on ne s’est pas rejoint. » Il n’y a pas de « Seiten », de « flancs », de côtes, que l’on puisse rapporter à d’autres. Car il n’y a plus de « point de vue » qui s’impose aux autres et les intègre dans une façon de voir (« Standpunkt ») qui témoigne d’une attitude (Stellungnahme) à leur égard. « Im Fragmenthaften des Traumes zeigt sich, wie eine “Einheit der transzendentalen Apperzeption” sich nicht mehr durchsetzen kann. Sich entrückt zu sein heisst hier : nicht mehr stehen und bleiben können36. » « Le caractère fragmentaire du rêve révèle comment une “unité de l’aperception transcendantale” ne peut plus s’imposer. Être dérobé à soi-même signifie ici : ne plus pouvoir tenir sa place, décamper, ne plus faire front. » Cette « unité de l’aperception transcendantale » est précisément l’autre que je suis à moi-même.
Cela ne poserait pas de grands problèmes si le cauchemar était cantonné au rêve et que, réveillé, je pourrais m’en défaire du même et hautain geste, avec lequel Goethe s’était débarrassé du sommeil. Toutefois, sa tourmente a l’aiguillon long. Réveillé, je ne peux pas si facilement me soustraire à sa hantise. Elle me poursuit au-delà du seuil de mon réveil. Et c’est pour cette raison que je souffre de mes cauchemars. « Weil im Traum die Mitte einer eigentlichen Situation fehlt, ist man versucht, enträtselnd nach einer solchen Mitte zu suchen37. » « Puisque dans le rêve le milieu d’une véritable situation, à partir duquel on pourrait la tirer au clair, fait défaut, on est amené à partir à sa recherche et on tente de résoudre l’énigme. » On découvre en effet, à même le rêve et si fragmentaire que soient les scènes auxquelles on assiste, une tendance vers une « densification » (Verdichtung), mais sans qu’un véritable contexte ne s’établisse. « Und von Traumbildern’ spricht man auf das Auftauchen und das Verschwinden desjenigen hin, was ohne Zusammenhang miteinander gleichsam nur je in seinem Rahmen genommen werden kann. Auch auf das Gedichtete hin38. » « On parle des “images” du rêve. Ce que l’on vise avec ce mot, c’est l’apparition et la disparition de ce qui, sans établir une véritable cohérence, ne peut être saisi pour ainsi dire qu’à même son propre cadrage. Cela vaut aussi pour ce qui s’y est densifié. »
« Als nicht sich selbst verbunden wird man im Traum – hellsichtig – frei vom dem, worin man sonst sich zu verfangen, woran man hängen zu bleiben geneigt ist. » « En ne s’étant pas rejoint, on devient “clairvoyant” dans le rêve. On devient libre de ses lubies ordinaires, de ses penchants. » « Man erliegt nicht dem Verführerischen der Erfahrung, bei ihr stehen zu bleiben und etwas im äußerlichen Verständnis beiseite zu legen. » « On ne cède pas à la séduction de l’expérience de s’en tenir rien qu’à elle et de ranger une chose par une compréhension superficielle. » « Das Treffende fällt auf, wenn man jemand im Traum charakterisiert, etwa durch Worte, die man ihn sprechen lässt. Man erfindet anekdotische Einzelheiten, auf die man beim wachen Bemühen nie gekommen wäre39. » « Quand on dépeint dans le rêve les traits de caractère de quelqu’un, c’est généralement très frappant. On invente des détails anecdotiques saillants. Toute l’application de la veillée n’aurait su faire pareilles trouvailles. »
Toutefois, le cauchemar ne badine pas. « Das quälend Unerfüllte, Fremdartige des Traumes zeigt aber, wie dieses sich selbst und der Wirklichkeit Entrückt-sein als ein Nicht-mehr bzw. Noch-nicht bestimmt ist. » « Dans le rêve quelque chose de non-accompli nous tourmente, quelque chose d’étrange plane. Cela démontre bien sur quel ton il faut prendre la dérobade – à la fois à soi et à la réalité : comme “ne plus” respectivement “pas encore”. » « Zu Schlaf und Traum gehört wesentlich die Möglichkeit, erwachen und frei zu sich selbst werden zu können40. » « Au sommeil et au rêve appartient par essence la possibilité de se réveiller et de devenir libre et s’assumer. »
La clairvoyance qui du dedans illumine le rêve, les pointes saillantes dont il est orné, mais aussi le caractère inaccompli et étrange du cauchemar, dont l’épouvante s’étend bien au-delà du seuil du réveil, par-dessus duquel parfois il nous jette avec violence et qui trempe de notre sueur, indique que dans ce « monde », auquel nous portons notre allégeance par nos adresses franches, quelque chose nous échappe. Car, si au sommeil et au rêve appartient par essence la possibilité de se réveiller et de devenir libre et s’assumer, cela ne veut pas pour autant dire que notre veillée ne serait rien d’autre que l’actualisation ou la réalisation de notre sommeil ou de nos rêves, comme Bollnow semble le suggérer. Lipps n’affirme pas cela.
Si la phénoménologie n’a pas fait « école », ce n’est pas parce que ses maîtres de pensée auraient chômé et que ses disciples auraient préféré l’école buissonnière. Il n’en est rien. C’est parce qu’elle ne s’est assurée que de son allure inchoative et qu’elle la répand par la franchise de ses propos. Et que derrière son dos, quelque chose du « mystère du monde » daigne suffisamment se passer d’elle pour que, précisément, elle soit prise dans les filières de son intrigue.
Des religions, et notamment des religions révélées, nous parviennent des témoignages d’un autre éveil encore, dont le sens est purement « spirituel ». Il y va de l’accès à une autre vie que celle qui nous est « donnée » et que nous n’accomplissons qu’en nous étant rejoints nous-mêmes dans notre veillée. Une autre rive que celle, sur laquelle nous avons fait naufrage en naissant ou celle, sur laquelle notre réveil à chaque matin nous jette, se dessine. À l’éveil « religieux » et à ceux qui nous réveillent à lui, Bollnow est particulièrement attentif41. Au sein de cet éveil, les mots de « maître » et de « disciple » se chargent en effet de sens. Il dépasse le Pogon didonai, l’« adresse ». Il s’agit du metanoein, d’une « conversion ». (« Bekehrung »). Son geste est le metaballein (« Herumwerfen »), le renversement. On accède à un metagignoskein (« Sinnverwandlung »), une transmutation de sens. Et ceux qui la vivent dans une rencontre extraordinaire se sentent « transfigurés ». Ils vivent une autre naissance, ils renaissent dans une autre vie (« Wiedergeburt »).
Les résonances les plus vives – celles dont la source d’émission nous semble la plus proche – sont celles qui nous parviennent de la christologie. Et c’est sur elle que, dans une analyse préliminaire, Bollnow s’est reporté. Son écho se fait entendre dans la « mystique protestante ». L’« Erweckungserlebnis » de l’homme qui, par ce vécu singulier, accède à la « Frömmigkeit » est un des « pivots » du piétisme. Pour mieux cerner l’impact de ce vécu singulier, Bollnow a recours à l’esquisse d’une psychologie empirique de la religion, proposée par E. D. Starbuck42.
Le metanoein est généralement précédé d’un sentiment de « souffrance » ou de « tourmente » profonde, d’une oppression par une lourde charge. Aussi a-t-on l’impression de traverser un couloir obscur. Il semble interminable. Le metaballein (« renversement ») est provoqué par un coup de foudre. Cette décharge soudaine provient d’une source lumineuse de grande intensité. Par un flot de lumière éblouissante celui qui en est frappé se sent comme « soulevé ». La charge pesante cède sa place à un soulagement (« Erleichterung »). On est envahi par le bonheur. On voudrait le « chanter ». Le metagignoskein est une connaissance dans la joie. L’épanchement du cœur aboutit à une « conception » nouvelle, transie d’une clarté rayonnante (« Verklärung »). Dans cet état de grâce, on ressent une profonde gratitude. Et comme cet événement bouleversant se produit dans une rencontre qui n’a pas son égal, on décide par un attachement singulier de « suivre » au pas celui qui a fait le don de cette fulgurante « épiphanie ». De lui émane comme une lumière céleste.
Pour une phénoménologie qui insiste sur l’enfance du monde, un tel metanoein qui nous incite à aller au-delà de notre « être » au monde, dont le sens déjà est loin d’être acquis encore, pose problème. Car elle s’est décidée, en ne s’assurant que de sa « Haltung » inchoative, de rester en deçà des solutions qui en dissipent l’énigme profonde – de son apparaître même, de sa « révélation » pour nous, qui y sommes toujours déjà enchâssés par notre Leiblichkeit et engagés par les adresses que sont nos « prises » de conscience.
Toutefois, nous savons bien que ce monde se passerait bien de nous. Que notre éveil et notre réveil à nous-mêmes ne lui sont pas à ce point indispensables que sans eux il n’existerait guère. À son énigme appartient – comme abyssale – le sans-fond (das Ungründige) de notre existence. Par rapport à la « mesure » de l’existence humaine qu’est la conscience de soi éveillée, le monde est en effet en lui-même immensurable. Cette outre-mesure n’est pas une « situation » qui puisse encore être « relevée » par nous. Et l’éveil « naturel », et comme par miracle de nos sens et des mouvements de notre Leib, le laisse indifférent. Si la phénoménologie ne peut pas se retourner entièrement pour regarder ce qui se passe derrière son dos et qu’elle n’arrive pas par elle-même à « endosser », elle peut – certes – dresser l’oreille et rester à l’écoute de ces échos d’un metanoein qui parviennent jusqu’à elle. Toutefois, pour elle-même, elle doit admettre de s’empêtrer (sichverstricken) toujours plus en elle-même dans ses efforts de toucher à un « fond » de monde43. Mais c’est précisément cela : rapprendre à voir le monde « en profondeur ».
Danielle Cohen-Levinas
Musicologue, philosophe, professeur à l’Université de Paris IV-Sorbonne. Fondatrice du Centre d’esthétique, musique et philosophie contemporaine, et du Collège des études juives et de philosophie contemporaine/Centre Emmanuel Levinas, elle est par ailleurs chercheur-associé aux Archives Husserl de Paris/École Normale Supérieure de la rue d’Ulm. Auteur de nombreux ouvrages, elle a dernièrement publié L’énigme de l’humain, Politique et méta-politique chez Emmanuel Levinas (entretien avec Miguel Abensour), Paris, Hermann, 2012, et L’Opéra et son double, Paris, Vrin, 2013.
Ingrid Le Gargasson
Ethnologue, doctorante à l’École des hautes études en sciences sociales, affiliée au Centre d’études de l’Inde et de l’Asie du sud (CNRS-EHESS). Ses recherches portent depuis 2003 sur les transformations des modes de transmission de la musique hindoustanie en Inde du Nord.
Jean Levi
Sinologue, directeur de recherche au CNRS, membre du Centre d’études sur la Chine moderne et contemporaine (EHESS) Il a publié de nombreux essais sur le taoïsme et la religion populaire ainsi que des traductions de grands classiques chinois. Ses deux derniers ouvrages sont Le petit monde du Tchouang-Tseu, Picquier, 2010, et Réflexions chinoises : lettrés, stratèges et excentriques de Chine, Albin Michel, 2011.
Aurélie Névot
Ethnologue, chargée de recherche au CNRS, membre du Centre d'études himalayennes. Ses recherches portent principalement sur une forme de chamanisme reposant sur l'emploi d'une écriture secrète réservée aux Maîtres de la psalmodie, bimo, chamanes du Yunnan (Chine). Elle a notamment publié Comme le sel, je suis le cours de l'eau. Le chamanisme à écriture des Yi du Yunnan (Chine), Nanterre, Société d'ethnologie, 2008, et Versets chamaniques. Le Livre du sacrifice à la terre (textes rituels de Chine), Nanterre, Société d'ethnologie, 2013.
Sylvain Roux
Agrégé de philosophie, maître de conférences à l’Université de Poitiers. Ses travaux portent principalement sur le platonisme antique, plus particulièrement sur le néoplatonisme, ainsi que sur les prolongements de la pensée ancienne dans la philosophie contemporaine. Il a notamment publié La recherche du Principe chez Platon, Aristote et Plotin, Paris, Vrin, 2005.
Alexander Schnell
Maître de Conférences HDR de philosophie à l’Université de Paris-Sorbonne (Paris IV), responsable du CEPCAP (Paris IV). Il a publié de nombreuses études sur la philosophie allemande et la phénoménologie allemande et française. Ses deux derniers ouvrages sont Hinaus. Entwürfezueinerphänomenologischen Metaphysikund Anthropologie, Würzburg, Königshausen & Neumann, coll. « Orbis Phaenomenologicus [Studien] “n° 24, 2011” » ; En voie du réel, Paris, Hermann, 2013.
Gérard Toffin
Ethnologue, directeur de recherche au CNRS, membre du Centre d’études himalayennes. Ses recherches portent sur les systèmes religieux des pays de la zone himalayenne, les changements sociopolitiques du Népal et le théâtre néwar de la vallée de Katmandou. Il a publié récemment La fête-spectacle. Théâtre et rite au Népal, Paris, éd. de la Maison de Sciences de l’Homme, 2010.
Guy van Kerckhoven
Professeur de philosophie à la Faculté d’Architecture de l’université de Louvain, chercheur de la Fondation Alexander von Humboldt (Bonn), il est également collaborateur scientifique des Archives-Husserl (Louvain) et du Centre de recherche Dilthey (Bochum). Éditeur de la VIe Méditation cartésienne de Husserl et de Fink, de la Psychologie de W. Dilthey et des Epilegomena à la Critique de la Raison pure de I. Kant par E. Fink, il est par ailleurs auteur de plusieurs ouvrages dont De la rencontre. La face détournée, Paris, Hermann, 2012 ; L’attachement au réel. Rencontres phénoménologiques avec W. Dilthey et le « cercle de Göttingen », G. Misch, H. Lipps, traduit de l’allemand par G. van Kerckhoven, A. Schnell, A. Mazzù et B. Vauthier sous la direction de M. Richir, Amiens, Mémoire des Annales de phénoménologie, vol. VII, 2007.
Françoise Waquet
Historienne, directrice de recherche au CNRS (UMR 8599 – CNRS/Paris-Sorbonne). Ses recherches portent principalement sur la culture savante dans le monde occidental à l’époque moderne et contemporaine. Elle est l’auteur notamment de Parler comme un livre. L’oralité et le savoir (XVIe-XXe siècle), Paris, Albin Michel, 2003 ; Les Enfants de Socrate : filiation intellectuelle et transmission du savoir, XVIIe-XXIe siècle, Paris, Albin Michel, 2008 ; Respublica academica. Rituels universitaires et genres du savoir (XVIIe-XXIe siècle), Paris, PUPS, 2010.
1. M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. XVI.
2. O. F. Bollnow, « Die Erweckung », in Existenz philosophie und Pädagogik, Stuttgart, Kohlhammer, 1959, p. 42-59.
3. Egeiro – egerein signifie dans un sens restreint : éveiller, réveiller, inciter, ériger – dans un sens large : se réveiller, se redresser, se relever, s’insurger.
4. Cf. La phénoménologie comme philosophie première, K. Novotný, A. Schnell, L. Tengelyi (éds.), Prague, Filosofia, Amiens, Mémoires des Annales de Phénoménologie, 2011.
5. Phénoménologie de la perception, op. cit.
6. Ibid.
7. Publié dans « West-östlicher Divan » ; Le Divan d’Orient et d’Occident, trad. fr. Laurent Cassagnau, Paris, Les Belles Lettres, 2012.
8. P. Valéry, « Dialogue avec l’Arbre » dans : Eupalinos. L’Âme et la Danse. Dialogue avec l’Arbre, Paris, Gallimard, 1944, p. 186.
9. O. F. Bollnow, op. cit., p. 44 sq.
10. Ibid., p. 45.
11. Ibid., p. 46.
12. Loc. cit. : « Mit noch so süßen Tönenkann man diesen Vorgang nicht leichter machen. »
13. O. F. Bollnow, op. cit., p. 46.
14. Loc. cit.
15. O. F. Bollnow, op. cit., p. 44-45.
16. Ibid., p. 47.
17. Loc. cit.
18. Cité par Bollnow, op. cit., p. 45.
19. Ibid., p. 47.
20. R. M. Rilke, Neue Gedichte, Insel, Frankfurt a.M. 2000, p. 14.
21. H. Lipps, Die menschliche Natur, Werke, vol. III, Klostermann, Frankfurt a. M., 1977, p. 49.
22. H. Lipps, op. cit., p. 46.
23. Op. cit., p. 97.
24. J. W. Goethe, Zueignung.
25. H. Lipps, op. cit., p. 97.
26. Op. cit., p. 46.
27. Op. cit., p. 45.
28. Op. cit., p. 44.
29. Op. cit., p. 45.
30. Op. cit., p. 47.
31. Loc. cit.
32. Sur la « franchise » cf. les analyses de J.-L. Nancy dans : Identité. Fragments, franchises, Paris, Galilée, 2010.
33. H. Lipps, op. cit., p. 47-48.
34. Loc. cit.
35. Loc. cit.
36. Loc. cit.
37. Loc. cit.
38. Op. cit., p. 49.
39. Loc. cit.
40. Loc. cit.
41. O. F. Bollnow, op. cit., p. 47-50.
42. E. D. Starbuck, Religions psychologie. Empirische Entwicklungsstudie religiösen Bewusstseins, Übers. F. Beta, 1. Band, Leipzig, 1909.
43. H. Lipps, op. cit., p. 56 : « Das Aporetische der Philosophie liegt darin, dass man nicht über seinen Anfangverfügt, dass man sich hier nureben betreffen kann bei einer Grundlegung, die als vorgängiggeschehenist. Es zeigt sich als die Unmöglichkeit, herauszufinden – darin, dass man immer in sich selbst verstrickt und im Umkreisen seines Grundes verfangen bleibt. » « Le caractère aporétique de la philosophie consiste en ceci, qu’on ne dispose pas de son commencement, qu’on ne peut que se surprendre dans une fondation qui auparavant a déjà eu lieu. Il se dévoile comme l’impossibilité de s’en sortir – qu’on est toujours empêtré dans soi-même et que dans l’effort de cerner de près son fond on s’embrouille. »