La notion de sensation, une fois introduite, fausse toute
l’analyse de la perception. Déjà une « figure » sur un « fond »
contient, avons-nous dit, beaucoup plus que les qualités actuellement données. Elle a des « contours » qui n’« appartiennent »
pas au fond et s’en « détachent », elle est « stable » et de couleur
« compacte », le fond est illimité et de couleur incertaine, il « se
continue » sous la figure. Les différentes parties de l’ensemble
— par exemple les parties de la figure les plus voisines du
fond — possèdent donc, outre une couleur et des qualités, un
sens particulier. La question est de savoir de quoi est fait ce
sens, ce que veulent dire les mots de « bord » et de « contour »,
ce qui se passe quand un ensemble de qualités est appréhendé
comme figure sur un fond. Mais la sensation, une fois introduite comme élément de la connaissance, ne nous laisse pas le
choix de la réponse. Un être qui pourrait sentir — au sens de :
coïncider absolument avec une impression ou avec une qualité — ne saurait avoir d’autre mode de connaissance. Qu’une
qualité, qu’une plage rouge signifie quelque chose, qu’elle soit
par exemple saisie comme une tache sur un fond, cela veut
dire que le rouge n’est plus seulement cette couleur chaude,
éprouvée, vécue dans laquelle je me perds, qu’il annonce
quelque autre chose sans la renfermer, qu’il exerce une fonction de connaissance et que ses parties composent ensemble
une totalité à laquelle chacune se relie sans quitter sa place.
Désormais le rouge ne m’est plus seulement présent, mais il
me représente quelque chose, et ce qu’il représente n’est pas
possédé comme une « partie réelle » de ma perception mais
seulement visé comme une « partie intentionnelle »1. Mon
regard ne se fond pas dans le contour ou dans la tache comme
il fait dans le rouge matériellement pris : il les parcourt ou les
domine. Pour recevoir en elle-même une signification qui la
pénètre vraiment, pour s’intégrer dans un « contour » lié à
l’ensemble de la « figure » et indépendant du « fond », la sensation ponctuelle devrait cesser d’être une coïncidence absolue
et par conséquent cesser d’être comme sensation. Si nous
admettons un « sentir » au sens classique, la signification du
sensible ne peut plus consister qu’en autres sensations présentes ou virtuelles. Voir une figure, ce ne peut être que posséder simultanément les sensations ponctuelles qui en font
partie. Chacune d’elles reste toujours ce qu’elle est, un contact
aveugle, une impression, l’ensemble se fait « vision » et forme
un tableau devant nous parce que nous apprenons à passer
plus vite d’une impression à l’autre. Un contour n’est rien
qu’une somme de visions locales et
la conscience d’un contour est un
être collectif. Les éléments sensibles dont il est fait ne peuvent
pas perdre l’opacité qui les définit comme sensibles pour s’ouvrir
à une connexion intrinsèque, à
une loi de constitution commune.
Soient trois points A, B, C pris sur
le contour d’une figure, leur ordre
dans l’espace est leur manière et
de coexister sous nos yeux et cette
coexistence, si rapprochés que je
les choisisse, la somme de leurs existences séparées, la position de A, plus la position de B, plus la position de C. Il peut
arriver que l’empirisme quitte ce langage atomiste et parle de
blocs d’espace ou de blocs de durée, ajoute une expérience des
relations à l’expérience des qualités. Cela ne change rien à
la doctrine. Ou bien le bloc d’espace est parcouru et inspecté
par un esprit, mais alors on quitte l’empirisme, puisque la
conscience n’est plus définie par l’impression — ou bien il est
lui-même donné à la façon d’une impression et il est alors
aussi fermé à une coordination plus étendue que l’impression
ponctuelle dont nous parlions d’abord. Mais un contour n’est
pas seulement l’ensemble des données présentes, celles-ci en
évoquent d’autres qui viennent les compléter. Quand je dis
que j’ai devant moi une tache rouge, le sens du mot tache est
fourni par des expériences antérieures au cours desquelles j’ai
appris à l’employer. La distribution dans l’espace des trois
points A, B, C évoque d’autres distributions analogues et je dis
que je vois un cercle. L’appel à l’expérience acquise ne change
rien, lui non plus, à la thèse empiriste. L’« association des
idées » qui ramène l’expérience passée ne peut restituer que
des connexions extrinsèques et ne peut qu’en être une elle-même parce que l’expérience originaire n’en comportait pas
d’autres. Une fois qu’on a défini la conscience comme sensation, tout mode de conscience devra emprunter sa clarté à la
sensation. Le mot de cercle, le mot d’ordre n’ont pu désigner
dans les expériences antérieures auxquelles je me reporte que
la manière concrète dont nos sensations se répartissaient
devant nous, un certain arrangement de fait, une manière de
sentir. Si les trois points A, B, C sont sur un cercle, le trajet AB
« ressemble » au trajet BC, mais cette ressemblance veut dire
seulement qu’en fait l’un fait penser à l’autre. Le trajet A, B, C
ressemble à d’autres trajets circulaires que mon regard a suivis, mais cela veut dire seulement qu’il en éveille le souvenir et
en fait paraître l’image. Jamais deux termes ne peuvent être
identifiés, aperçus ou compris comme le même, ce qui supposerait que leur eccéité est surmontée, ils ne peuvent être
qu’associés indissolublement et substitués partout l’un à l’autre.
La connaissance apparaît comme un système de substitutions
où une impression en annonce d’autres sans jamais en rendre
raison, où des mots font attendre des sensations comme le soir
fait attendre la nuit. La signification du perçu n’est rien
qu’une constellation d’images qui commencent de reparaître
sans raison. Les images ou les sensations les plus simples sont
en dernière analyse tout ce qu’il y a à comprendre dans les
mots, les concepts sont une manière compliquée de les désigner, et comme elles sont elles-mêmes des impressions indicibles, comprendre est une imposture ou une illusion, la
connaissance n’a jamais prise sur ses objets qui s’entraînent
l’un l’autre et l’esprit fonctionne comme une machine à calculer2, qui ne sait pas pourquoi ses résultats sont vrais. La sensation n’admet pas d’autre philosophie que le nominalisme,
c’est-à-dire la réduction du sens au contre-sens de la ressemblance confuse ou au non-sens de l’association par contiguïté.
Or les sensations et les images qui devraient commencer et terminer toute la connaissance n’apparaissent jamais que dans un horizon de sens et la signification du perçu, loin de résulter d’une association, est au contraire présupposée dans toutes les associations, qu’il s’agisse de la synopsis d’une figure présente ou de l’évocation d’expériences anciennes. Notre champ perceptif est fait de « choses » et de « vides entre les choses »3. Les parties d’une chose ne sont pas liées entre elles par une simple association extérieure qui résulterait de leur solidarité constatée pendant les mouvements de l’objet. D’abord je vois comme choses des ensembles que je n’ai jamais vus se mouvoir : des maisons, le soleil, des montagnes. Si l’on veut que j’étende à l’objet immobile une notion acquise dans l’expérience des objets mobiles, il faut bien que la montagne présente dans son aspect effectif quelque caractère qui fonde sa reconnaissance comme chose et justifie ce transfert. Mais alors ce caractère suffit, sans aucun transfert, à expliquer la ségrégation du champ. Même l’unité des objets usuels que l’enfant peut manier et déplacer, ne se ramène pas à la constatation de leur solidité. Si nous nous mettions à voir comme choses les intervalles entre les choses, l’aspect du monde serait aussi sensiblement changé que celui de la devinette au moment où j’y découvre « le lapin » ou « le chasseur ». Ce ne seraient pas les mêmes éléments autrement liés, les mêmes sensations autrement associées, le même texte investi d’un autre sens, la même matière dans une autre forme, mais vraiment un autre monde. Il n’y a pas des données indifférentes qui se mettent à former ensemble une chose parce que des contiguïtés ou des ressemblances de fait les associent ; c’est au contraire parce que nous percevons un ensemble comme chose que l’attitude analytique peut y discerner ensuite des ressemblances ou des contiguïtés. Ceci ne veut pas dire seulement que sans la perception du tout nous ne songerions pas à remarquer la ressemblance ou la contiguïté de ses éléments, mais à la lettre qu’ils ne feraient pas partie du même monde et qu’elles n’existeraient pas du tout. Le psychologue, qui pense toujours la conscience dans le monde, met la ressemblance et la contiguïté des stimuli au nombre des conditions objectives qui déterminent la constitution d’un ensemble. Les stimuli les plus proches ou les plus semblables, dit-il4, ou ceux qui, assemblés, donnent au spectacle le meilleur équilibre, tendent pour la perception à s’unir dans la même configuration. Mais ce langage est trompeur parce qu’il confronte les stimuli objectifs, qui appartiennent au monde perçu et même au monde second que construit la conscience scientifique, avec la conscience perceptive que la psychologie doit décrire d’après l’expérience directe. La pensée amphibie du psychologue risque toujours de réintroduire dans sa description des rapports qui appartiennent au monde objectif. Ainsi a-t-on pu croire que la loi de contiguïté et la loi de ressemblance de Wertheimer ramenaient la contiguïté et la ressemblance objectives des associationnistes comme principes constitutifs de la perception. En réalité, pour la description pure, — et la théorie de la Forme veut en être une, — la contiguïté et la ressemblance des stimuli ne sont pas antérieures à la constitution de l’ensemble. La « bonne forme » n’est pas réalisée parce qu’elle serait bonne en soi dans un ciel métaphysique, mais elle est bonne parce qu’elle est réalisée dans notre expérience. Les prétendues conditions de la perception ne deviennent antérieures à la perception même que lorsque, au lieu de décrire le phénomène perceptif comme première ouverture à l’objet, nous supposons autour de lui un milieu où soient déjà inscrits toutes les explicitations et tous les recoupements qu’obtiendra la perception analytique, justifiées toutes les normes de la perception effective — un lieu de la vérité, un monde. En le faisant nous ôtons à la perception sa fonction essentielle qui est de fonder ou d’inaugurer la connaissance et nous la voyons à travers ses résultats. Si nous nous en tenons aux phénomènes, l’unité de la chose dans la perception n’est pas construite par association, mais, condition de l’association, elle précède les recoupements qui la vérifient et la déterminent, elle se précède elle-même. Si je marche sur une plage vers un bateau échoué et que la cheminée ou la mâture se confonde avec la forêt qui borde la dune, il y aura un moment où ces détails rejoindront vivement le bateau et s’y souderont. À mesure que j’approchais, je n’ai pas perçu des ressemblances ou des proximités qui enfin auraient réuni dans un dessin continu la superstructure du bateau. J’ai seulement éprouvé que l’aspect de l’objet allait changer, que quelque chose était imminent dans cette tension comme l’orage est imminent dans les nuages. Soudain le spectacle s’est réorganisé donnant satisfaction à mon attente imprécise. Après coup je reconnais, comme des justifications du changement, la ressemblance et la contiguïté de ce que j’appelle les « stimuli » — c’est-à-dire les phénomènes les plus déterminés, obtenus à courte distance, et dont je compose le monde « vrai ». « Comment n’ai-je pas vu que ces pièces de bois faisaient corps avec le bateau ? Elles étaient pourtant de même couleur que lui, elles s’ajustaient bien sur sa superstructure. » Mais ces raisons de bien percevoir n’étaient pas données comme raisons avant la perception correcte. L’unité de l’objet est fondée sur le pressentiment d’un ordre imminent qui va donner réponse d’un coup à des questions seulement latentes dans le paysage, elle résout un problème qui n’était posé que sous la forme d’une vague inquiétude, elle organise des éléments qui n’appartenaient pas jusque-là au même univers et qui pour cette raison, comme Kant l’a dit avec profondeur, ne pouvaient pas être associés. En les posant sur le même terrain, celui de l’objet unique, la synopsis rend possible la contiguïté et la ressemblance entre eux, et une impression ne peut jamais par elle-même s’associer à une autre impression.
Elle n’a pas davantage le pouvoir d’en réveiller d’autres.
Elle ne le fait qu’à condition d’être d’abord comprise dans la
perspective de l’expérience passée où elle se trouvait coexister avec celles qu’il s’agit de réveiller. Soient une série de syllabes couplées5, où la seconde est une rime adoucie de la
première (dak-tak), et une autre série où la seconde syllabe
est obtenue en renversant la première (ged-deg) ; si les deux
séries ont été apprises par cœur, et si, dans une expérience
critique, on donne pour consigne uniforme de « chercher une
rime adoucie », on remarque bien que le sujet a plus de peine
à trouver une rime douce pour ged que pour une syllabe
neutre. Mais si la consigne est de changer la voyelle dans les
syllabes proposées, ce travail ne subit aucun retard. Ce ne
sont donc pas des forces associatives qui jouaient dans la première expérience critique, car si elles existaient elles devraient
jouer dans la seconde. La vérité est que, placé devant des syllabes souvent associées avec des rimes adoucies, le sujet, au
lieu de rimer véritablement, profite de son acquis et met en
marche une « intention de reproduction »6, en sorte que, lorsqu’il arrive à la seconde série de syllabes, où la consigne présente ne s’accorde plus avec les assemblages réalisés dans les
expériences de dressage, l’intention de reproduction ne peut
conduire qu’à des erreurs. Quand on propose au sujet, dans
la seconde expérience critique, de changer la voyelle de la
syllabe inductrice, comme il s’agit d’une tâche qui n’a jamais
figuré dans les expériences de dressage, il ne peut user du
détour de la reproduction et dans ces conditions les expériences de dressage restent sans influence. L’association ne
joue donc jamais comme une force autonome, ce n’est jamais
le mot proposé, comme cause efficiente, qui « induit » la
réponse, il n’agit qu’en rendant probable ou tentante une
intention de reproduction, il n’opère qu’en vertu du sens qu’il
a pris dans le contexte de l’expérience ancienne et qu’en suggérant le recours à cette expérience, il est efficace dans la
mesure où le sujet le reconnaît, le saisit sous l’aspect ou sous
la physionomie du passé. Si enfin on voulait faire intervenir,
au lieu de la simple contiguïté, l’association par ressemblance,
on verrait encore que, pour évoquer une image ancienne à
laquelle elle ressemble en fait, la perception présente doit
être mise en forme de telle sorte qu’elle devienne capable de
porter cette ressemblance. Qu’un sujet7 ait vu 5 fois ou
540 fois la figure 1 il la reconnaîtra à peu près aussi aisément
dans la figure 2 où elle se trouve « camouflée » et d’ailleurs il
ne l’y reconnaîtra jamais constamment. Par contre un sujet
qui cherche dans la figure 2 une autre figure
masquée (sans d’ailleurs savoir laquelle) l’y
retrouve plus vite et plus souvent qu’un sujet
passif, à expérience égale. La ressemblance
n’est donc pas plus que la coexistence une force
en troisième personne qui dirigerait une circulation d’images ou d’« états de conscience ».
La figure 1 n’est pas évoquée par la figure 2,
ou elle ne l’est que si l’on a d’abord vu dans
la figure 2 une « figure 1 possible », ce qui
revient à dire que la ressemblance effective ne
nous dispense pas de chercher comment elle
est d’abord rendue possible par l’organisation
présente de la figure 2, que la figure « inductrice » doit revêtir le même sens que la figure
induite avant d’en rappeler le souvenir, et
qu’enfin le passé de fait n’est pas importé dans
la perception présente par un mécanisme d’association, mais
déployé par la conscience présente elle-même.
On peut voir par là ce que valent les formules usuelles concernant le « rôle des souvenirs dans la perception ». Même hors de l’empirisme on parle des « apports de la mémoire »8. On répète que « percevoir c’est se souvenir ». On montre que dans la lecture d’un texte la rapidité du regard rend lacunaires les impressions rétiniennes, et que les données sensibles doivent donc être complétées par une projection de souvenirs9. Un paysage ou un journal vus à l’envers nous représenteraient la vision originaire, le paysage ou le journal vus normalement n’étant plus clairs que par ce qu’y ajoutent les souvenirs. « À cause de la disposition inhabituelle des impressions l’influence des causes psychiques ne peut plus s’exercer.10 » On ne se demande pas pourquoi des impressions autrement disposées rendent le journal illisible ou le paysage méconnaissable. C’est que, pour venir compléter la perception, les souvenirs ont besoin d’être rendus possibles par la physionomie des données. Avant tout apport de la mémoire, ce qui est vu doit présentement s’organiser de manière à m’offrir un tableau où je puisse reconnaître mes expériences antérieures. Ainsi l’appel aux souvenirs présuppose ce qu’il est censé expliquer : la mise en forme des données, l’imposition d’un sens au chaos sensible. Au moment où l’évocation des souvenirs est rendue possible, elle devient superflue, puisque le travail qu’on en attend est déjà fait. On dirait la même chose de cette « couleur du souvenir » (Gedächtnisfarbe) qui, selon d’autres psychologues, finit par se substituer à la couleur présente des objets, de sorte que nous les voyons « à travers les lunettes » de la mémoire11. La question est de savoir ce qui actuellement réveille la « couleur du souvenir ». Elle est évoquée, dit Hering, chaque fois que nous revoyons un objet déjà connu « ou croyons le revoir ». Mais sur quoi le croyons-nous ? Qu’est-ce qui, dans la perception actuelle, nous enseigne qu’il s’agit d’un objet déjà connu, puisque par hypothèse ses propriétés sont modifiées ? Si l’on veut que la reconnaissance de la forme ou de la grandeur entraîne celle de la couleur, on est dans un cercle, puisque la grandeur et la forme apparentes sont elles aussi modifiées et que la reconnaissance ici encore ne peut pas résulter de l’éveil des souvenirs, mais doit le précéder. Elle ne va donc nulle part du passé au présent et la « projection de souvenirs » n’est qu’une mauvaise métaphore qui cache une reconnaissance plus profonde et déjà faite. De même enfin l’illusion du correcteur ne peut être comprise comme la fusion de quelques éléments vraiment lus avec des souvenirs qui viendraient s’y mêler au point de ne plus s’en distinguer. Comment l’évocation des souvenirs se ferait-elle sans être guidée par l’aspect des données proprement sensibles, et si elle est dirigée, à quoi sert-elle puisque alors le mot a déjà sa structure ou sa physionomie avant de rien prendre au trésor de la mémoire ? C’est évidemment l’analyse des illusions qui a accrédité la « projection de souvenirs », selon un raisonnement sommaire qui est à peu près celui-ci : la perception illusoire ne peut s’appuyer sur les « données présentes », puisque je lis « déduction » là où le papier porte « destruction ». La lettre d, qui s’est substituée au groupe str, n’étant pas fournie par la vision, doit donc venir d’ailleurs. On dira qu’elle vient de la mémoire. Ainsi sur un tableau plat quelques ombres et quelques lumières suffisent à donner un relief, dans une devinette quelques branches d’arbre suggèrent un chat, dans les nuages quelques lignes confuses un cheval. Mais l’expérience passée ne peut apparaître qu’après coup comme cause de l’illusion, il a bien fallu que l’expérience présente prît d’abord forme et sens pour rappeler justement ce souvenir et non pas d’autres. C’est donc sous mon regard actuel que naissent le cheval, le chat, le mot substitué, le relief. Les ombres et les lumières du tableau donnent un relief en mimant « le phénomène originaire du relief »12, où elles se trouvaient investies d’une signification spatiale autochtone. Pour que je trouve dans la devinette un chat, il faut « que l’unité de signification “chat” prescrive déjà en quelque manière les éléments du donné que l’activité coordinatrice doit retenir et ceux qu’elle doit négliger »13. L’illusion nous trompe justement en se faisant passer pour une perception authentique, où la signification naît dans le berceau du sensible et ne vient pas d’ailleurs. Elle imite cette expérience privilégiée où le sens recouvre exactement le sensible, s’articule visiblement ou se profère en lui ; elle implique cette norme perceptive ; elle ne peut donc pas naître d’une rencontre entre le sensible et les souvenirs, et la perception encore bien moins. La « projection de souvenirs » rend incompréhensibles l’une et l’autre. Car une chose perçue, si elle était composée de sensations et de souvenirs, ne serait déterminée que par l’appoint des souvenirs, elle n’aurait donc rien en elle-même qui puisse en limiter l’invasion, elle n’aurait pas seulement ce halo de « bougé » qu’elle a toujours, nous l’avons dit, elle serait insaisissable, fuyante et toujours au bord de l’illusion. L’illusion a fortiori ne saurait jamais offrir l’aspect ferme et définitif qu’une chose finit par prendre, puisqu’il manquerait à la perception même, elle ne nous tromperait donc pas. Si enfin on admet que les souvenirs ne se projettent pas d’eux-mêmes sur les sensations et que la conscience les confronte avec le donné présent pour ne retenir que ceux qui s’accordent avec lui, alors on reconnaît un texte originaire qui porte en soi son sens et l’oppose à celui des souvenirs : ce texte est la perception même. En somme on a bien tort de croire qu’avec la « projection de souvenirs » on introduise dans la perception une activité mentale et que l’on soit à l’opposé de l’empirisme. La théorie n’est qu’une conséquence, une correction tardive et inefficace de l’empirisme, elle en admet les postulats, elle en partage les difficultés et comme lui elle cache les phénomènes au lieu de les faire comprendre. Le postulat consiste, comme toujours, à déduire le donné de ce qui peut être fourni par les organes des sens. Par exemple, dans l’illusion du correcteur, on reconstitue les éléments effectivement vus d’après les mouvements des yeux, la vitesse de la lecture et le temps nécessaire à l’impression rétinienne. Puis, en retranchant ces données théoriques de la perception totale, on obtient les « éléments évoqués », qui, à leur tour, sont traités comme des choses mentales. On construit la perception avec des états de conscience comme on construit une maison avec des pierres et l’on imagine une chimie mentale qui fasse fusionner ces matériaux en un tout compact. Comme toute théorie empiriste, celle-ci ne décrit que d’aveugles processus qui ne peuvent jamais être l’équivalent d’une connaissance, parce qu’il n’y a, dans cet amas de sensations et de souvenirs, personne qui voie, qui puisse éprouver l’accord du donné et de l’évoqué — et corrélativement aucun objet ferme défendu par un sens contre le pullulement des souvenirs. Il faut donc rejeter le postulat qui obscurcit tout. Le clivage du donné et de l’évoqué d’après les causes objectives est arbitraire. En revenant aux phénomènes on trouve comme couche fondamentale un ensemble déjà prégnant d’un sens irréductible : non pas des sensations lacunaires, entre lesquelles des souvenirs devraient s’enchâsser, mais la physionomie, la structure du paysage ou du mot, spontanément conforme aux intentions du moment comme aux expériences antérieures. Alors se découvre le vrai problème de la mémoire dans la perception, lié au problème général de la conscience perceptive. Il s’agit de comprendre comment par sa propre vie et sans porter dans un inconscient mythique des matériaux de complément, la conscience peut, avec le temps, altérer la structure de ses paysages — comment, à chaque instant, son expérience ancienne lui est présente sous la forme d’un horizon qu’elle peut rouvrir, si elle le prend pour thème de connaissance, dans un acte de remémoration, mais qu’elle peut aussi laisser « en marge » et qui alors fournit immédiatement au perçu une atmosphère et une signification présentes. Un champ toujours à la disposition de la conscience et qui, pour cette raison même, environne et enveloppe toutes ses perceptions, une atmosphère, un horizon ou si l’on veut des « montages » donnés qui lui assignent une situation temporelle, telle est la présence du passé qui rend possibles les actes distincts de perception et de remémoration. Percevoir n’est pas éprouver une multitude d’impressions qui amèneraient avec elles des souvenirs capables de les compléter, c’est voir jaillir d’une constellation de données un sens immanent sans lequel aucun appel aux souvenirs n’est possible. Se souvenir n’est pas ramener sous le regard de la conscience un tableau du passé subsistant en soi, c’est s’enfoncer dans l’horizon du passé et en développer de proche en proche les perspectives emboîtées jusqu’à ce que les expériences qu’il résume soient comme vécues à nouveau à leur place temporelle. Percevoir n’est pas se souvenir.
Les rapports « figure » et « fond », « chose » et « non-chose », l’horizon du passé seraient donc des structures de conscience irréductibles aux qualités qui apparaissent en elles. L’empirisme gardera toujours la ressource de traiter cet a priori comme le résultat d’une chimie mentale. Il accordera que toute chose s’offre sur un fond qui n’en est pas une, le présent entre deux horizons d’absence, passé et avenir. Mais, reprendra-t-il, ces significations sont dérivées. La « figure » et le « fond », la « chose » et son « entourage », le « présent » et le « passé », ces mots résument l’expérience d’une perspective spatiale et temporelle, qui finalement se ramène à l’effacement du souvenir ou à celui des impressions marginales. Même si, une fois formées, dans la perception de fait, les structures ont plus de sens que n’en peut offrir la qualité, je ne dois pas m’en tenir à ce témoignage de la conscience et je dois les reconstruire théoriquement à l’aide des impressions dont elles expriment les rapports effectifs. Sur ce plan l’empirisme n’est pas réfutable. Puisqu’il refuse le témoignage de la réflexion et qu’il engendre, en associant des impressions extérieures, les structures que nous avons conscience de comprendre en allant du tout aux parties, il n’y a aucun phénomène que l’on puisse citer comme une preuve cruciale contre lui. D’une manière générale on ne peut réfuter en décrivant des phénomènes une pensée qui s’ignore elle-même et qui s’installe dans les choses. Les atomes du physicien paraîtront toujours plus réels que la figure historique et qualitative de ce monde, les processus physico-chimiques plus réels que les formes organiques, les atomes psychiques de l’empirisme plus réels que les phénomènes perçus, les atomes intellectuels que sont les « significations » de l’École de Vienne plus réels que la conscience, tant que l’on cherchera à construire la figure de ce monde, la vie, la perception, l’esprit, au lieu de reconnaître, comme source toute proche et comme dernière instance de nos connaissances à leur sujet, l’expérience que nous en avons. Cette conversion du regard, qui renverse les rapports du clair et de l’obscur, doit être accomplie par chacun et c’est ensuite qu’elle se justifie par l’abondance des phénomènes qu’elle fait comprendre. Mais avant elle ils étaient inaccessibles, et à la description qu’on en fait, l’empirisme peut toujours opposer qu’il ne comprend pas. En ce sens, la réflexion est un système de pensées aussi fermé que la folie, avec cette différence qu’elle se comprend elle-même et le fou, tandis que le fou ne la comprend pas. Mais si le champ phénoménal est bien un monde nouveau, il n’est jamais absolument ignoré de la pensée naturelle, il lui est présent en horizon, et la doctrine empiriste elle-même est bien un essai d’analyse de la conscience. À titre de « paramythia », il est donc utile d’indiquer tout ce que les constructions empiristes rendent incompréhensible et tous les phénomènes originaux qu’elles masquent. Elles nous cachent d’abord le « monde culturel » ou le « monde humain » dans lequel cependant presque toute notre vie se passe. Pour la plupart d’entre nous, la nature n’est qu’un être vague et lointain, refoulé par les villes, les rues, les maisons et surtout par la présence des autres hommes. Or, pour l’empirisme, les objets « culturels » et les visages doivent leur physionomie, leur puissance magique à des transferts et à des projections de souvenirs, le monde humain n’a de sens que par accident. Il n’y a rien dans l’aspect sensible d’un paysage, d’un objet ou d’un corps qui le prédestine à avoir l’air « gai » ou « triste », « vif » ou « morne », « élégant » ou « grossier ». Définissant une fois de plus ce que nous percevons par les propriétés physiques et chimiques des stimuli qui peuvent agir sur nos appareils sensoriels, l’empirisme exclut de la perception la colère ou la douleur que je lis pourtant sur un visage, la religion dont je saisis pourtant l’essence dans une hésitation ou dans une réticence, la cité dont je connais pourtant la structure dans une attitude de l’agent de ville ou dans le style d’un monument. Il ne peut plus y avoir d’esprit objectif : la vie mentale se retire dans des consciences isolées et livrées à la seule introspection, au lieu de se dérouler, comme elle le fait apparemment, dans l’espace humain que composent ceux avec qui je discute ou ceux avec qui je vis, le lieu de mon travail ou celui de mon bonheur. La joie et la tristesse, la vivacité et l’hébétude sont des données de l’introspection, et si nous en revêtons les paysages ou les autres hommes, c’est parce que nous avons constaté en nous-mêmes la coïncidence de ces perceptions intérieures avec des signes extérieurs qui leur sont associés par les hasards de notre organisation. La perception ainsi appauvrie devient une pure opération de connaissance, un enregistrement progressif des qualités et de leur déroulement le plus coutumier, et le sujet percevant est en face du monde comme le savant en face de ses expériences. Si au contraire nous admettons que toutes ces « projections », toutes ces « associations », tous ces « transferts » sont fondés sur quelque caractère intrinsèque de l’objet, le « monde humain » cesse d’être une métaphore pour redevenir ce qu’il est en effet, le milieu et comme la patrie de nos pensées. Le sujet percevant cesse d’être un sujet pensant « acosmique » et l’action, le sentiment, la volonté restent à explorer comme des manières originales de poser un objet, puisque « un objet apparaît attrayant ou repoussant, avant d’apparaître noir ou bleu, circulaire ou carré14 ». Mais l’empirisme ne déforme pas seulement l’expérience en faisant du monde culturel une illusion alors qu’il est l’aliment de notre existence. Le monde naturel à son tour est défiguré et pour les mêmes raisons. Ce que nous reprochons à l’empirisme, ce n’est pas de l’avoir pris pour premier thème d’analyse. Car il est bien vrai que tout objet culturel renvoie à un fond de nature sur lequel il apparaît et qui peut d’ailleurs être confus et lointain. Notre perception pressent sous le tableau la présence prochaine de la toile, sous le monument celle du ciment qui s’effrite, sous le personnage celle de l’acteur qui se fatigue. Mais la nature dont parle l’empirisme est une somme de stimuli et de qualités. De cette nature-là, il est absurde de prétendre qu’elle soit, même en intention seulement, l’objet premier de notre perception : elle est bien postérieure à l’expérience des objets culturels, ou plutôt elle est l’un d’eux. Nous aurons donc à redécouvrir aussi le monde naturel et son mode d’existence qui ne se confond pas avec celui de l’objet scientifique. Que le fond continue sous la figure, qu’il soit vu sous la figure, alors que pourtant elle le recouvre, ce phénomène qui enveloppe tout le problème de la présence de l’objet est lui aussi caché par la philosophie empiriste qui traite cette partie du fond comme invisible, en vertu d’une définition physiologique de la vision, et la ramène à la condition de simple qualité sensible en supposant qu’elle est donnée par une image, c’est-à-dire par une sensation affaiblie. Plus généralement les objets réels qui ne font pas partie de notre champ visuel ne peuvent plus nous être présents que par des images, et c’est pourquoi ils ne sont que des « possibilités permanentes de sensations ». Si nous quittons le postulat empiriste de la priorité des contenus, nous sommes libres de reconnaître le mode d’existence singulier de l’objet derrière nous. L’enfant hystérique qui se retourne « pour voir si derrière lui le monde est encore là »15 ne manque pas d’images, mais le monde perçu a perdu pour lui la structure originale qui en rend pour le normal les aspects cachés aussi certains que les aspects visibles. Encore une fois l’empiriste peut toujours construire en assemblant des atomes psychiques des équivalents approchés de toutes ces structures. Mais l’inventaire du monde perçu dans les chapitres suivants le fera de plus en plus apparaître comme une sorte de cécité mentale et comme le système le moins capable d’épuiser l’expérience révélée, alors que la réflexion comprend sa vérité subordonnée en la mettant à sa place.
1. L’expression est de HUSSERL. L’idée est reprise avec profondeur chez M. PRADINES, Philosophie de la Sensation, I, en particulier pp. 152 et suivantes.
2. HUSSERL, Logische Untersuchungen, chap. I, Prolegomena zur reinen Logik, p. 68.
3. Voir par exemple KOEHLER, Gestalt Psychology, pp. 164-165.
4. WERTHEIMER, par exemple (lois de proximité, de ressemblance et loi de la « bonne forme »).
5. K. LEWIN, Vorbemerkungen über die psychischen Kräfte und Energien und über die Struktur der Seele.
6. « Set to reproduce », KOFFKA, Principles of Gestalt Psychology, p. 581.
7. GOTTSCHALDT, Ueber den Einfluss der Erfahrung auf die Wahrnehmung von Figuren.
8. BRUNSCHVICG, L’Expérience humaine et la Causalité physique, p. 466.
9. BERGSON, L’Énergie spirituelle, L’effort intellectuel, par exemple, p. 184.
10. Cf par exemple EBBINGHAUS, Abrisz der Psychologie, pp. 104-105.
11. HERING, Grundzüge der Lehre vom Lichtsinn, p. 8.
12. SCHELER, Idole der Selbsterkenntnis, p. 72.
13. Id. ibid.
14. KOFFKA, The Growth of the Mind, p. 320.
15. SCHELER, Idole der Selbsterkenntnis, p. 85.