La discussion des préjugés classiques a été jusqu’ici menée contre l’empirisme. En réalité, ce n’est pas l’empirisme seul que nous visions. Il faut maintenant faire voir que son antithèse intellectualiste se place sur le même terrain que lui. L’un et l’autre prennent pour objet d’analyse, le monde objectif qui n’est premier ni selon le temps ni selon son sens, l’un et l’autre sont incapables d’exprimer la manière particulière dont la conscience perceptive constitue son objet. Tous deux gardent leur distance à l’égard de la perception au lieu d’y adhérer.
On pourrait le montrer en étudiant l’histoire du concept d’attention. Il se déduit pour l’empirisme de l’« hypothèse de constance », c’est-à-dire, comme nous l’avons expliqué, de la priorité du monde objectif. Même si ce que nous percevons ne répond pas aux propriétés objectives du stimulus, l’hypothèse de constance oblige à admettre que les « sensations normales » sont déjà là. Il faut donc qu’elles soient inaperçues, et l’on appellera attention la fonction qui les révèle, comme un projecteur éclaire des objets préexistants dans l’ombre. L’acte d’attention ne crée donc rien, et c’est un miracle naturel, comme disait à peu près Malebranche, qui fait jaillir justement les perceptions ou les idées capables de répondre aux questions que je me posais. Puisque le « Bemerken » ou le « take notice » n’est pas cause efficace des idées qu’il fait apparaître, il est le même dans tous les actes d’attention, comme la lumière du projecteur est la même quel que soit le paysage éclairé. L’attention est donc un pouvoir général et inconditionné en ce sens qu’à chaque moment elle peut se porter indifféremment sur tous les contenus de conscience. Partout stérile, elle ne saurait être nulle part intéressée. Pour la relier à la vie de la conscience, il faudrait montrer comment une perception éveille l’attention, puis comment l’attention la développe et l’enrichit. Il faudrait décrire une connexion interne et l’empirisme ne dispose que de connexions externes, il ne peut que juxtaposer des états de conscience. Le sujet empiriste, dès qu’on lui accorde une initiative, — et c’est la raison d’être d’une théorie de l’attention, — ne peut recevoir qu’une liberté absolue. L’intellectualisme part au contraire de la fécondité de l’attention : puisque j’ai conscience d’obtenir par elle la vérité de l’objet, elle ne fait pas succéder fortuitement un tableau à un autre tableau. Le nouvel aspect de l’objet se subordonne l’ancien et exprime tout ce qu’il voulait dire. La cire est depuis le début un fragment d’étendue flexible et muable, simplement je le sais clairement ou confusément « selon que mon attention se porte plus ou moins aux choses qui sont en elle et dont elle est composée »1. Puisque j’éprouve dans l’attention un éclaircissement de l’objet, il faut que l’objet perçu renferme déjà la structure intelligible qu’elle dégage. Si la conscience trouve le cercle géométrique dans la physionomie circulaire d’une assiette, c’est qu’elle l’y avait déjà mis. Pour prendre possession du savoir attentif, il lui suffit de revenir à soi, au sens où l’on dit qu’un homme évanoui revient à soi. Réciproquement, la perception inattentive ou délirante est un demi-sommeil. Elle ne peut se décrire que par des négations, son objet est sans consistance, les seuls objets dont on puisse parler sont ceux de la conscience éveillée. Nous avons bien avec nous un principe constant de distraction et de vertige qui est notre corps. Mais notre corps n’a pas le pouvoir de nous faire voir ce qui n’est pas ; il peut seulement nous faire croire que nous le voyons. La lune à l’horizon n’est pas et n’est pas vue plus grosse qu’au zénith : si nous la regardons attentivement, par exemple à travers un tube de carton ou une lunette, nous verrons que son diamètre apparent reste constant2. La perception distraite ne contient rien de plus et même rien d’autre que la perception attentive. Ainsi la philosophie n’a pas à faire état d’un prestige de l’apparence. La conscience pure et débarrassée des obstacles qu’elle consentait à se créer, le monde vrai sans aucun mélange de rêverie sont à la disposition de chacun. Nous n’avons pas à analyser l’acte d’attention comme passage de la confusion à la clarté, parce que la confusion n’est rien. La conscience ne commence d’être qu’en déterminant un objet et même les fantômes d’une « expérience interne » ne sont possibles que par emprunt à l’expérience externe. Il n’y a donc pas de vie privée de la conscience et la conscience n’a d’obstacle que le chaos, qui n’est rien. Mais, dans une conscience qui constitue tout, ou plutôt qui éternellement possède la structure intelligible de tous ses objets, comme dans la conscience empiriste qui ne constitue rien, l’attention reste un pouvoir abstrait, inefficace parce qu’elle n’y a rien à faire. La conscience n’est pas moins intimement liée aux objets dont elle se distrait qu’à ceux auxquels elle s’intéresse, et le surplus de clarté de l’acte d’attention n’inaugure aucun rapport nouveau. Il redevient donc une lumière qui ne se diversifie pas avec les objets qu’elle éclaire, et l’on remplace encore une fois par des actes vides de l’attention « les modes et les directions spécifiques de l’intention »3. Enfin l’acte d’attention est inconditionné, puisqu’il a indifféremment tous les objets à sa disposition, comme le Bemerken des empiristes l’était parce que tous les objets lui étaient transcendants. Comment un objet actuel entre tous pourrait-il exciter un acte d’attention, puisque la conscience les a tous ? Ce qui manquait à l’empirisme, c’était la connexion interne de l’objet et de l’acte qu’il déclenche. Ce qui manque à l’intellectualisme, c’est la contingence des occasions de penser. Dans le premier cas la conscience est trop pauvre, et dans le second cas trop riche pour qu’aucun phénomène puisse la solliciter. L’empirisme ne voit pas que nous avons besoin de savoir ce que nous cherchons, sans quoi nous ne le chercherions pas, et l’intellectualisme ne voit pas que nous avons besoin d’ignorer ce que nous cherchons, sans quoi de nouveau nous ne le chercherions pas. Ils s’accordent en ce que ni l’un ni l’autre ne saisit la conscience en train d’apprendre, ne fait état de cette ignorance circonscrite, de cette intention « vide » encore, mais déjà déterminée, qui est l’attention même. Que l’attention obtienne ce qu’elle cherche par un miracle renouvelé ou qu’elle le possède d’avance, dans les deux cas la constitution de l’objet est passée sous silence. Qu’il soit une somme de qualités ou un système de relations, dès qu’il est il faut qu’il soit pur, transparent, impersonnel, et non pas imparfait, vérité pour un moment de ma vie et de mon savoir, tel qu’il émerge à la conscience. La conscience perceptive est confondue avec les formes exactes de la conscience scientifique et l’indéterminé n’entre pas dans la définition de l’esprit. Malgré les intentions de l’intellectualisme, les deux doctrines ont donc en commun cette idée que l’attention ne crée rien puisqu’un monde d’impressions en soi ou un univers de pensée déterminante sont également soustraits à l’action de l’esprit.
Contre cette conception d’un sujet oisif, l’analyse de l’attention chez les psychologues acquiert la valeur d’une prise de conscience, et la critique de l’« hypothèse de constance » va s’approfondir en une critique de la croyance dogmatique au « monde » pris comme réalité en soi dans l’empirisme et comme terme immanent de la connaissance dans l’intellectualisme. L’attention suppose d’abord une transformation du champ mental, une nouvelle manière pour la conscience d’être présente à ses objets. Soit l’acte d’attention par lequel je précise l’emplacement d’un point de mon corps que l’on touche. L’analyse de certains troubles d’origine centrale qui rendent impossible la localisation révèle l’opération profonde de la conscience. Head parlait sommairement d’un « affaiblissement local de l’attention ». Il ne s’agit en réalité ni de la destruction d’un ou plusieurs « signes locaux », ni de la défaillance d’un pouvoir secondaire d’appréhension. La condition première du trouble est une désagrégation du champ sensoriel qui ne reste plus fixe pendant que le sujet perçoit, bouge en suivant les mouvements d’exploration et se rétrécit pendant qu’on l’interroge4. Un emplacement vague, ce phénomène contradictoire révèle un espace préobjectif où il y a bien de l’extension, puisque plusieurs points du corps touchés ensemble ne sont pas confondus par le sujet, mais pas encore de position univoque, parce que aucun cadre spatial fixe ne subsiste d’une perception à l’autre. La première opération de l’attention est donc de se créer un champ, perceptif ou mental, que l’on puisse « dominer » (Ueberschauen), où des mouvements de l’organe explorateur, où des évolutions de la pensée soient possibles sans que la conscience perde à mesure son acquis et se perde elle-même dans les transformations qu’elle provoque. La position précise du point touché sera l’invariant des sentiments divers que j’en ai selon l’orientation de mes membres et de mon corps, l’acte d’attention peut fixer et objectiver cet invariant parce qu’il a pris du recul à l’égard des changements de l’apparence. L’attention comme activité générale et formelle n’existe donc pas5. Il y a dans chaque cas une certaine liberté à acquérir, un certain espace mental à ménager. Reste à faire paraître l’objet même de l’attention. Il s’agit là, à la lettre, d’une création. Par exemple, on sait depuis longtemps que pendant les neuf premiers mois de la vie, les enfants ne distinguent que globalement le coloré et l’achromatique ; dans la suite, les plages colorées s’articulent en teintes « chaudes » et teintes « froides », et enfin on arrive au détail des couleurs. Mais les psychologues6 admettaient que seule l’ignorance ou la confusion des noms empêche l’enfant de distinguer les couleurs. L’enfant devait bien voir du vert là où il y en a, il ne lui manquait que d’y faire attention et d’appréhender ses propres phénomènes. C’est que les psychologues n’étaient pas parvenus à se représenter un monde où les couleurs soient indéterminées, une couleur qui ne suit pas une qualité précise. La critique de ces préjugés permet, au contraire, d’apercevoir le monde des couleurs comme une formation seconde, fondée sur une série de distinctions « physionomiques » : celle des teintes « chaudes » et des teintes « froides », celle du « coloré » et du « non-coloré ». Nous ne pouvons comparer ces phénomènes qui tiennent lieu de la couleur chez l’enfant, à aucune qualité déterminée, et de même les couleurs « étranges » du malade ne peuvent être identifiées à aucune des couleurs du spectre7. La première perception des couleurs proprement dites est donc un changement de structure de la conscience8, l’établissement d’une nouvelle dimension de l’expérience, le déploiement d’un a priori. Or c’est sur le modèle de ces actes originaires que doit être conçue l’attention, puisqu’une attention seconde, qui se bornerait à rappeler un savoir déjà acquis, nous renverrait à l’acquisition. Faire attention, ce n’est pas seulement éclairer davantage des données préexistantes, c’est réaliser en elles une articulation nouvelle en les prenant pour figures9. Elles ne sont préformées que comme des horizons, elles constituent vraiment de nouvelles régions dans le monde total. C’est précisément la structure originale qu’elles apportent qui fait apparaître l’identité de l’objet avant et après l’acte d’attention. Une fois acquise la couleur qualité, et seulement grâce à elle, les données antérieures apparaissent comme des préparations de la qualité. Une fois acquise l’idée d’équation, les égalités arithmétiques apparaissent comme des variétés de la même équation. C’est justement en bouleversant les données que l’acte d’attention se relie aux actes antérieurs et l’unité de la conscience se construit ainsi de proche en proche par une « synthèse de transition ». Le miracle de la conscience est de faire apparaître par l’attention des phénomènes qui rétablissent l’unité de l’objet dans une dimension nouvelle au moment où ils la brisent. Ainsi l’attention n’est ni une association d’images, ni le retour à soi d’une pensée déjà maîtresse de ses objets, mais la constitution active d’un objet nouveau qui explicite et thématise ce qui n’était offert jusque-là qu’à titre d’horizon indéterminé. En même temps qu’il met en marche l’attention, l’objet est à chaque instant ressaisi et posé à nouveau sous sa dépendance. Il ne suscite l’« événement connaissant » qui le transformera, que par le sens encore ambigu qu’il lui offre à déterminer, si bien qu’il en est le « motif »10 et non pas la cause. Mais du moins l’acte d’attention se trouve enraciné dans la vie de la conscience, et l’on comprend enfin qu’elle sorte de sa liberté d’indifférence pour se donner un objet actuel. Ce passage de l’indéterminé au déterminé, cette reprise à chaque instant de sa propre histoire dans l’unité d’un sens nouveau, c’est la pensée même. « L’œuvre de l’esprit n’existe qu’en acte ».11 Le résultat de l’acte d’attention n’est pas dans son commencement. Si la lune à l’horizon ne me paraît pas plus grosse qu’au zénith, quand je la regarde à la lunette ou à travers un tube de carton, on ne peut pas en conclure12 qu’en vision libre aussi l’apparence est invariable. L’empirisme le croit parce qu’il ne s’occupe pas de ce que l’on voit, mais de ce que l’on doit voir d’après l’image rétinienne. L’intellectualisme le croit parce qu’il décrit la perception de fait d’après les données de la perception « analytique » et attentive où la lune en effet reprend son vrai diamètre apparent. Le monde exact, entièrement déterminé, est encore posé d’abord, non plus sans doute comme la cause de nos perceptions, mais comme leur fin immanente. Si le monde doit être possible, il faut qu’il soit impliqué dans la première ébauche de conscience, comme le dit si fortement la déduction transcendantale13. Et c’est pourquoi la lune ne doit jamais apparaître plus grosse qu’elle n’est à l’horizon. La réflexion psychologique nous oblige au contraire à replacer le monde exact dans son berceau de conscience, à nous demander comment l’idée même du monde ou de la vérité exacte est possible, à en chercher le premier jaillissement à la conscience. Quand je regarde librement, dans l’attitude naturelle, les parties du champ agissent les unes sur les autres et motivent cette énorme lune à l’horizon, cette grandeur sans mesure qui est pourtant une grandeur. Il faut mettre la conscience en présence de sa vie irréfléchie dans les choses et l’éveiller à sa propre histoire qu’elle oubliait, c’est là le vrai rôle de la réflexion philosophique et c’est ainsi qu’on arrive à une vraie théorie de l’attention.
L’intellectualisme se proposait bien de découvrir par réflexion la structure de la perception, au lieu de l’expliquer par le jeu combiné des forces associatives et de l’attention, mais son regard sur la perception n’est pas encore direct. On le verra mieux en examinant le rôle que joue dans son analyse la notion de jugement. Le jugement est souvent introduit comme ce qui manque à la sensation pour rendre possible une perception. La sensation n’est plus supposée comme élément réel de la conscience. Mais lorsqu’on veut dessiner la structure de la perception, on le fait en repassant sur le pointillé des sensations. L’analyse se trouve dominée par cette notion empiriste, bien qu’elle ne soit reçue que comme la limite de la conscience et ne serve qu’à manifester une puissance de liaison dont elle est l’opposé. L’intellectualisme vit de la réfutation de l’empirisme et le jugement y a souvent pour fonction d’annuler la dispersion possible des sensations14. L’analyse réflexive s’établit en poussant jusqu’à leurs conséquences les thèses réaliste et empiriste et en démontrant par l’absurde l’antithèse. Mais dans cette réduction à l’absurde, le contact n’est pas nécessairement pris avec les opérations effectives de la conscience. Il reste possible que la théorie de la perception, si elle part idéalement d’une intuition aveugle, aboutisse par compensation à un concept vide, et que le jugement, contre-partie de la sensation pure, retombe à une fonction générale de liaison indifférente à ses objets ou même redevienne une force psychique décelable par ses effets. La célèbre analyse du morceau de cire saute de qualités comme l’odeur, la couleur, et la saveur, à la puissance d’une infinité de formes et de positions, qui est, elle, au-delà de l’objet perçu et ne définit que la cire du physicien. Pour la perception, il n’y a plus de cire quand toutes les propriétés sensibles ont disparu, et c’est la science qui suppose là quelque matière qui se conserve. La cire « perçue » elle-même, avec sa manière originale d’exister, sa permanence qui n’est pas encore l’identité exacte de la science, son « horizon intérieur »15 de variation possible selon la forme et selon la grandeur, sa couleur mate qui annonce la mollesse, sa mollesse qui annonce un bruit sourd quand je la frapperai, enfin la structure perceptive de l’objet, on les perd de vue parce qu’il faut des déterminations de l’ordre prédicatif pour lier des qualités tout objectives et fermées sur soi. Les hommes que je vois d’une fenêtre sont cachés par leur chapeau et par leur manteau et leur image ne peut se peindre sur ma rétine. Je ne les vois donc pas, je juge qu’ils sont là16. La vision une fois définie à la manière empiriste comme la possession d’une qualité inscrite par le stimulus sur le corps17, la moindre illusion, puisqu’elle donne à l’objet des propriétés qu’il n’a pas sur ma rétine, suffit à établir que la perception est un jugement18. Comme j’ai deux yeux, je devrais voir l’objet double, et si je n’en perçois qu’un, c’est que je construis à l’aide des deux images l’idée d’un objet unique à distance19. La perception devient une « interprétation » des signes que la sensibilité fournit conformément aux stimuli corporels20, une « hypothèse » que l’esprit fait pour « s’expliquer ses impressions »21. Mais aussi le jugement, introduit pour expliquer l’excès de la perception sur les impressions rétiniennes, au lieu d’être l’acte même de percevoir saisi de l’intérieur par une réflexion authentique, redevient un simple « facteur » de la perception, chargé de fournir ce que ne fournit pas le corps, — au lieu d’être une activité transcendantale, il redevient une simple activité logique de conclusion22. Par là nous sommes entraînés hors de la réflexion et nous construisons la perception au lieu d’en révéler le fonctionnement propre, nous manquons encore une fois l’opération primordiale qui imprègne d’un sens le sensible et que présuppose toute médiation logique comme toute causalité psychologique. Il en résulte que l’analyse intellectualiste finit par rendre incompréhensibles les phénomènes perceptifs qu’elle est faite pour éclairer. Pendant que le jugement perd sa fonction constituante et devient un principe explicatif, les mots de « voir », « entendre », « sentir » perdent toute signification, puisque la moindre vision dépasse l’impression pure et rentre ainsi sous la rubrique générale du « jugement ». Entre le sentir et le jugement, l’expérience commune fait une différence bien claire. Le jugement est pour elle une prise de position, il vise à connaître quelque chose de valable pour moi-même à tous les moments de ma vie et pour les autres esprits existants ou possibles ; sentir, au contraire, c’est se remettre à l’apparence sans chercher à la posséder et à en savoir la vérité. Cette distinction s’efface dans l’intellectualisme, parce que le jugement est partout où n’est pas la pure sensation, c’est-à-dire partout. Le témoignage des phénomènes sera donc partout récusé. Une grande boîte de carton me paraît plus lourde qu’une petite boîte faite du même carton et, à m’en tenir aux phénomènes, je dirais que je la sens d’avance pesante dans ma main. Mais l’intellectualisme délimite le sentir par l’action sur mon corps d’un stimulus réel. Comme ici il n’y en a pas, il faudra donc dire que la boîte n’est pas sentie mais jugée plus lourde, et cet exemple qui paraissait fait pour montrer l’aspect sensible de l’illusion sert au contraire à montrer qu’il n’y a pas de connaissance sensible et que l’on sent comme l’on juge23. Un cube dessiné sur le papier change d’allure selon qu’il est vu d’un côté et par-dessus ou de l’autre côté et par-dessous. Même si je sais qu’il peut être vu de deux façons, il arrive que la figure se refuse à changer de structure et que mon savoir ait à attendre sa réalisation intuitive. Ici encore on devrait conclure que juger n’est pas percevoir. Mais l’alternative de la sensation et du jugement oblige à dire que le changement de la figure, ne dépendant pas des « éléments sensibles », qui, comme les stimuli, restent constants, ne peut dépendre que d’un changement dans l’interprétation et qu’enfin « la conception de l’esprit modifie la perception même »24, « l’apparence prend forme et sens au commandement »25. Or si l’on voit ce que l’on juge, comment distinguer la perception vraie de la perception fausse ? Comment pourra-t-on dire après cela que l’halluciné ou le fou « croient voir ce qu’ils ne voient point »26 ? Où sera la différence entre « voir » et « croire qu’on voit » ? Si l’on répond que l’homme sain ne juge que d’après des signes suffisants et sur une matière pleine, c’est donc qu’il y a une différence entre le jugement motivé de la perception vraie et le jugement vide de la perception fausse, et comme la différence n’est pas dans la forme du jugement mais dans le texte sensible qu’il met en forme, percevoir dans le plein sens du mot, qui l’oppose à imaginer, ce n’est pas juger, c’est saisir un sens immanent au sensible avant tout jugement. Le phénomène de la perception vraie offre donc une signification inhérente aux signes et dont le jugement n’est que l’expression facultative. L’intellectualisme ne peut faire comprendre ni ce phénomène, ni d’ailleurs l’imitation qu’en donne l’illusion. Plus généralement il est aveugle pour le mode d’existence et de coexistence des objets perçus, pour la vie qui traverse le champ visuel et en relie secrètement les parties. Dans l’illusion de Zöllner, je « vois » les lignes principales inclinées l’une sur l’autre. L’intellectualisme ramène le phénomène à une simple erreur : tout vient de ce que je fais intervenir les lignes auxiliaires et leur rapport avec les lignes principales, au lieu de comparer les lignes principales elles-mêmes. Au fond, je me trompe sur la consigne, et je compare les deux ensembles au lieu d’en comparer les éléments principaux27. Il resterait à savoir pourquoi je me trompe sur la consigne. « La question devrait s’imposer : comment se fait-il qu’il soit si difficile dans l’illusion de Zöllner de comparer isolément les droites mêmes qui doivent être comparées selon la consigne donnée ? D’où vient qu’elles refusent ainsi de se laisser séparer des lignes auxiliaires28 ? Il faudrait reconnaître qu’en recevant des lignes auxiliaires, les lignes principales ont cessé d’être des parallèles, qu’elles ont perdu ce sens-là pour en acquérir un autre, que les lignes auxiliaires importent dans la figure une signification nouvelle qui y traîne désormais et ne peut plus en être détachée29. C’est cette signification adhérente à la figure, cette transformation du phénomène qui motive le jugement faux et qui est pour ainsi dire derrière lui. C’est elle en même temps qui rend un sens au mot « voir » en deçà du jugement, au-delà de la qualité ou de l’impression, et fait reparaître le problème de la perception. Si l’on convient d’appeler jugement toute perception d’un rapport et de réserver le nom de vision à l’impression ponctuelle, il est sûr que l’illusion est un jugement. Mais cette analyse suppose au moins idéalement une couche d’impression où les lignes principales seraient parallèles comme elles le sont dans le monde, c’est-à-dire dans le milieu que nous constituons par des mesures, — et une opération seconde qui modifie les impressions en faisant intervenir les lignes auxiliaires et fausse ainsi le rapport des lignes principales. Or, la première phase est de pure conjecture, et avec elle le jugement qui donne la seconde. On construit l’illusion, on ne la comprend pas. Le jugement dans ce sens très général et tout formel n’explique la perception vraie ou fausse que s’il se guide sur l’organisation spontanée et sur la configuration particulière des phénomènes. Il est bien vrai que l’illusion consiste à engager les éléments principaux de la figure dans les relations auxiliaires qui brisent le parallélisme. Mais pourquoi le brisent-elles ? Pourquoi deux droites jusque-là parallèles cessent-elles de faire couple et sont-elles entraînées dans une position oblique par l’entourage immédiat qu’on leur donne ? Tout se passe comme si elles ne faisaient plus partie du même monde. Deux obliques véritables sont situées dans le même espace qui est l’espace objectif. Mais celles-ci ne s’inclinent pas en acte l’une sur l’autre, il est impossible de les voir obliques si on les fixe. C’est quand nous les quittons du regard qu’elles tendent sourdement vers ce nouveau rapport Il y a là, en deçà des rapports objectifs, une syntaxe perceptive qui s’articule selon ses règles propres : la rupture des relations anciennes et l’établissement de relations nouvelles, le jugement, n’expriment que le résultat de cette opération profonde et en sont le constat final. Fausse ou vraie, c’est ainsi que la perception doit d’abord se constituer pour qu’une prédication soit possible. Il est bien vrai que la distance d’un objet ou son relief ne sont pas des propriétés de l’objet comme sa couleur ou son poids. Il est bien vrai que ce sont des relations insérées dans une configuration d’ensemble qui enveloppe d’ailleurs le poids et la couleur eux-mêmes. Mais il n’est pas vrai que cette configuration soit construite par une « inspection de l’esprit ». Ce serait dire que l’esprit parcourt des impressions isolées et découvre de proche en proche le sens du tout, comme le savant détermine les inconnues en fonction des données du problème. Or ici les données du problème ne sont pas antérieures à sa solution, et la perception est justement cet acte qui crée d’un seul coup, avec la constellation des données, le sens qui les relie, — qui non seulement découvre le sens qu’elles ont mais encore fait qu’elles aient un sens.
Il est vrai que ces critiques ne portent que contre les débuts de l’analyse réflexive, et l’intellectualisme pourrait répondre qu’on est bien obligé de parler d’abord de langage du sens commun. La conception du jugement comme force psychique ou comme médiation logique et la théorie de la perception comme « interprétation », — cet intellectualisme des psychologues — n’est en effet qu’une contre-partie de l’empirisme, mais il prépare une prise de conscience véritable. On ne peut commencer que dans l’attitude naturelle, avec ses postulats, jusqu’à ce que la dialectique interne de ces postulats les détruise. La perception une fois comprise comme interprétation, la sensation, qui a servi de point de départ, est définitivement dépassée, toute conscience perceptive étant déjà au-delà. La sensation n’est pas sentie30 et la conscience est toujours conscience d’un objet. Nous arrivons à la sensation lorsque, réfléchissant sur nos perceptions, nous voulons exprimer qu’elles ne sont pas notre œuvre absolument. La pure sensation, définie par l’action des stimuli sur notre corps, est l’« effet dernier » de la connaissance, en particulier de la connaissance scientifique, et c’est par une illusion, d’ailleurs naturelle, que nous la mettons au début et la croyons antérieure à la connaissance. Elle est la manière nécessaire et nécessairement trompeuse dont un esprit se représente sa propre histoire31. Elle appartient au domaine du constitué et non pas à l’esprit constituant. C’est selon le monde ou selon l’opinion que la perception peut apparaître comme une interprétation. Pour la conscience elle-même comment serait-elle un raisonnement puisqu’il n’y a pas de sensations qui puissent lui servir de prémisses, une interprétation puisqu’il n’y a rien avant elle qui soit à interpréter ? En même temps qu’on dépasse ainsi, avec l’idée de sensation, celle d’une activité simplement logique, les objections que nous faisions tout à l’heure disparaissent. Nous demandions ce que c’est que voir ou que sentir, ce qui distingue du concept cette connaissance encore prise dans son objet, inhérente à un point du temps et de l’espace. Mais la réflexion montre qu’il n’y a là rien à comprendre. C’est un fait que je me crois d’abord entouré par mon corps, pris dans le monde, situé ici et maintenant. Mais chacun de ces mots quand j’y réfléchis est dépourvu de sens et ne pose donc aucun problème : m’apercevrais-je « entouré par mon corps » si je n’étais en lui aussi bien qu’en moi, si je ne pensais moi-même ce rapport spatial et n’échappais ainsi à l’inhérence au moment même où je me la représente ? Saurais-je que je suis pris dans le monde et que j’y suis situé, si j’y étais vraiment pris et situé ? Je me bornerais alors à être où je suis comme une chose, et puisque je sais où je suis et me vois moi-même au milieu des choses, c’est que je suis une conscience, un être singulier qui ne réside nulle part et peut se rendre présent partout en intention. Tout ce qui existe existe comme chose ou comme conscience, et il n’y a pas de milieu. La chose est en un lieu, mais la perception n’est nulle part, car si elle était située elle ne pourrait faire exister pour elle-même les autres choses, puisqu’elle reposerait en soi à la manière des choses. La perception est donc la pensée de percevoir. Son incarnation n’offre aucun caractère positif dont il y ait à rendre compte et son eccéité n’est que l’ignorance où elle est d’elle-même. L’analyse réflexive devient une doctrine purement régressive, selon laquelle toute perception est une intellection confuse, toute détermination une négation. Elle supprime ainsi tous les problèmes sauf un : celui de son propre commencement. La finitude d’une perception qui me donne, comme disait Spinoza, des « conséquences sans prémisses », l’inhérence de la conscience à un point de vue, tout se ramène à mon ignorance de moi-même, à mon pouvoir tout négatif de ne pas réfléchir. Mais cette ignorance à son tour comment est-elle possible ? Répondre qu’elle n’est jamais, ce serait me supprimer comme philosophe qui cherche. Aucune philosophie ne peut ignorer le problème de la finitude sous peine de s’ignorer elle-même comme philosophie, aucune analyse de la perception ne peut ignorer la perception comme phénomène original sous peine de s’ignorer elle-même comme analyse, et la pensée infinie que l’on découvrirait immanente à la perception ne serait pas le plus haut point de conscience, mais au contraire une forme d’inconscience. Le mouvement de réflexion passerait le but : il nous transporterait d’un monde figé et déterminé à une conscience sans fissure, alors que l’objet perçu est animé d’une vie secrète et que la perception comme unité se défait et se refait sans cesse. Nous n’aurons qu’une essence abstraite de la conscience tant que nous n’aurons pas suivi le mouvement effectif par lequel elle ressaisit à chaque moment ses démarches, les contracte et les fixe en un objet identifiable, passe peu à peu du « voir » au « savoir » et obtient l’unité de sa propre vie. Nous n’aurons pas atteint cette dimension constitutive si nous remplaçons par un sujet absolument transparent l’unité pleine de la conscience et par une pensée éternelle l’« art caché » qui fait surgir un sens dans les « profondeurs de la nature ». La prise de conscience intellectualiste ne va pas jusqu’à cette touffe vivante de la perception parce qu’elle cherche les conditions qui la rendent possible ou sans lesquelles elle ne serait pas, au lieu de dévoiler l’opération qui la rend actuelle ou par laquelle elle se constitue. Dans la perception effective et prise à l’état naissant, avant toute parole, le signe sensible et la signification ne sont pas même idéalement séparables. Un objet est un organisme de couleurs, d’odeurs, de sons, d’apparences tactiles qui se symbolisent et se modifient l’un l’autre et s’accordent l’un avec l’autre selon une logique réelle que la science a pour fonction d’expliciter et dont elle est bien loin d’avoir achevé l’analyse. À l’égard de cette vie perceptive, l’intellectualisme est insuffisant ou par défaut ou par excès : il évoque à titre de limite les qualités multiples qui ne sont que l’enveloppe de l’objet, et de là il passe à une conscience de l’objet qui en posséderait la loi ou le secret et qui de ce fait ôterait sa contingence au développement de l’expérience et à l’objet son style perceptif. Ce passage de la thèse à l’antithèse, ce renversement du pour au contre qui est le procédé constant de l’intellectualisme laissent subsister sans changement le point de départ de l’analyse ; on partait d’un monde en soi qui agissait sur nos yeux pour se faire voir de nous, on a maintenant une conscience ou une pensée du monde, mais la nature même de ce monde n’est pas changée : il est toujours défini par l’extériorité absolue des parties et seulement doublé sur toute son étendue d’une pensée qui le porte. On passe d’une objectivité absolue à une subjectivité absolue, mais cette seconde idée vaut juste autant que la première et ne se soutient que contre elle, c’est-à-dire par elle. La parenté de l’intellectualisme et de l’empirisme est ainsi beaucoup moins visible et beaucoup plus profonde qu’on le croit. Elle ne tient pas seulement à la définition anthropologique de la sensation dont l’un et l’autre se sert, mais à ce que l’un et l’autre garde l’attitude naturelle ou dogmatique, et la survivance de la sensation dans l’intellectualisme n’est qu’un signe de ce dogmatisme. L’intellectualisme accepte comme absolument fondées l’idée du vrai et l’idée de l’être dans lesquelles s’achève et se résume le travail constitutif de la conscience et sa réflexion prétendue consiste à poser comme puissances du sujet tout ce qui est nécessaire pour aboutir à ces idées. L’attitude naturelle en me jetant au monde des choses me donne l’assurance de saisir un « réel » au-delà des apparences, le « vrai » au-delà de l’illusion. La valeur de ces notions n’est pas mise en question par l’intellectualisme : il ne s’agit que de conférer à un naturant universel le pouvoir de reconnaître cette même vérité absolue que le réalisme place naïvement dans une nature donnée. Sans doute l’intellectualisme se présente d’ordinaire comme une doctrine de la science et non comme une doctrine de la perception, il croit fonder son analyse sur l’évidence naïve du monde : habemus ideam veram. Mais en réalité je ne saurais pas que je possède une idée vraie si je ne pouvais par la mémoire relier l’évidence présente à celle de l’instant écoulé et, par la confrontation de la parole, l’évidence mienne à celle d’autrui, de sorte que l’évidence spinoziste présuppose celle du souvenir et de la perception. Si l’on veut au contraire fonder la constitution du passé et celle d’autrui sur mon pouvoir de reconnaître la vérité intrinsèque de l’idée, on supprime bien le problème d’autrui et celui du monde, mais parce qu’on reste dans l’attitude naturelle qui les prend pour donnés et qu’on utilise les forces de la certitude naïve. Car jamais, comme Descartes et Pascal l’ont vu, je ne puis coïncider d’un seul coup avec la pure pensée qui constitue une idée même simple, ma pensée claire et distincte se sert toujours de pensées déjà formées par moi ou par autrui, et se fie à ma mémoire, c’est-à-dire à la nature de mon esprit, ou à la mémoire de la communauté des penseurs, c’est-à-dire à l’esprit objectif. Prendre pour accordé que nous avons une idée vraie, c’est bien croire à la perception sans critique. L’empirisme restait dans la croyance absolue au monde comme totalité des événements spatio-temporels et traitait la conscience comme un canton de ce monde. L’analyse réflexive rompt bien avec le monde en soi, puisqu’elle le constitue par l’opération de la conscience, mais cette conscience constituante, au lieu d’être saisie directement, est construite de manière à rendre possible l’idée d’un être absolument déterminé. Elle est le corrélatif d’un univers, le sujet qui possède absolument achevées toutes les connaissances dont notre connaissance effective est l’ébauche. C’est qu’on suppose effectué quelque part ce qui n’est pour nous qu’en intention : un système de pensées absolument vrai, capable de coordonner tous les phénomènes, un géométral qui rende raison de toutes les perspectives, un objet pur sur lequel ouvrent toutes les subjectivités. Il ne faut rien de moins que cet objet absolu et ce sujet divin pour écarter la menace du malin génie et pour nous garantir la possession de l’idée vraie. Or il y a bien un acte humain qui d’un seul coup traverse tous les doutes possibles pour s’installer en pleine vérité : cet acte est la perception, au sens large de connaissance des existences. Quand je me mets à percevoir cette table, je contracte résolument l’épaisseur de durée écoulée depuis que je la regarde, je sors de ma vie individuelle en saisissant l’objet comme objet pour tous, je réunis donc d’un seul coup des expériences concordantes mais disjointes et réparties en plusieurs points du temps et en plusieurs temporalités. Cet acte décisif qui remplit, au cœur du temps, la fonction de l’éternité spinoziste, cette « doxa originaire »32, nous ne reprochons pas à l’intellectualisme de s’en servir, mais de s’en servir tacitement. Il y a là un pouvoir de fait, comme Descartes le disait, une évidence simplement irrésistible, qui réunit sous l’invocation d’une vérité absolue les phénomènes séparés de mon présent et de mon passé, de ma durée et de celle d’autrui, mais qui ne doit pas être coupée de ses origines perceptives et détachée de sa « facticité ». La fonction de la philosophie est de la replacer dans le champ d’expérience privée où elle surgit et d’en éclairer la naissance. Si au contraire on s’en sert sans la prendre pour thème, on devient incapable de voir le phénomène de la perception et le monde qui naît en elle à travers le déchirement des expériences séparées, on fond le monde perçu dans un univers qui n’est que ce monde même coupé de ses origines constitutives et devenu évident parce qu’on les oublie. Ainsi l’intellectualisme laisse la conscience dans un rapport de familiarité avec l’être absolu et l’idée même d’un monde en soi subsiste comme horizon ou comme fil conducteur de l’analyse réflexive. Le doute a bien interrompu les affirmations explicites touchant le monde, mais ne change rien à cette sourde présence du monde qui se sublime dans l’idéal de la vérité absolue. La réflexion donne alors une essence de la conscience que l’on accepte dogmatiquement sans se demander ce que c’est qu’une essence, ni si l’essence de la pensée épuise le fait de la pensée. Elle perd le caractère d’une constatation et désormais il ne peut être question de décrire des phénomènes : l’apparence perceptive des illusions est récusée comme l’illusion des illusions, on ne peut plus voir que ce qui est, la vision elle-même et l’expérience ne sont plus distinguées de la conception. De là une philosophie en partie double, remarquable dans toute doctrine de l’entendement : on saute d’une vue naturaliste, qui exprime notre condition de fait, à une dimension transcendantale où toutes les servitudes sont levées en droit, et l’on n’a jamais à se demander comment le même sujet est partie du monde et principe du monde parce que le constitué n’est jamais que pour le constituant. En réalité, l’image d’un monde constitué où je ne serais avec mon corps qu’un objet parmi d’autres et l’idée d’une conscience constituante absolue ne forment antithèse qu’en apparence : elles expriment deux fois le préjugé d’un univers en soi parfaitement explicite. Une réflexion authentique, au lieu de les faire alterner comme toutes deux vraies à la manière de la philosophie d’entendement, les rejette comme toutes deux fausses.
Il est vrai que nous défigurons peut-être une deuxième fois l’intellectualisme. Quand nous disons que l’analyse réflexive réalise par anticipation tout le savoir possible au-dessus du savoir actuel, enferme la réflexion dans ses résultats et annule le phénomène de la finitude, peut-être n’est-ce encore là qu’une caricature de l’intellectualisme, la réflexion selon le monde, la vérité vue par le prisonnier de la caverne qui préfère les ombres auxquelles il est accoutumé et ne comprend pas qu’elles dérivent de la lumière. Peut-être n’avons-nous pas encore compris la vraie fonction du jugement dans la perception. L’analyse du morceau de cire voudrait dire, non pas qu’une raison est cachée derrière la nature, mais que la raison est enracinée dans la nature ; l’« inspection de l’esprit » ne serait pas le concept qui descend dans la nature, mais la nature qui s’élève au concept. La perception est un jugement, mais qui ignore ses raisons33, ce qui revient à dire que l’objet perçu se donne comme tout et comme unité avant que nous en ayons saisi la loi intelligible et que la cire n’est pas originairement une étendue flexible et muable. En disant que le jugement naturel n’a pas « loisir de penser et considérer aucunes raisons », Descartes fait comprendre que sous le nom de jugement il vise la constitution d’un sens du perçu qui n’est pas antérieur à la perception même et semble sortir de lui34. Cette connaissance vitale ou cette « inclination naturelle » qui nous enseigne l’union de l’âme et du corps, quand la lumière naturelle nous en enseigne la distinction, il paraît contradictoire de la garantir par la véracité divine qui n’est autre chose que la clarté intrinsèque de l’idée ou ne peut en tout cas authentiquer que des pensées évidentes. Mais la philosophie de Descartes consiste peut-être à assumer cette contradiction35. Quand Descartes dit que l’entendement se connaît incapable de connaître l’union de l’âme et du corps et laisse à la vie de la connaître36, cela signifie que l’acte de comprendre se donne comme réflexion sur un irréfléchi qu’il ne résorbe ni en fait ni en droit. Quand je retrouve la structure intelligible du morceau de cire, je ne me replace pas dans une pensée absolue à l’égard de laquelle il ne serait qu’un résultat, je ne le constitue pas, je le re-constitue. Le « jugement naturel » n’est autre chose que le phénomène de la passivité. C’est toujours à la perception qu’il appartiendra de connaître la perception. La réflexion ne s’emporte jamais elle-même hors de toute situation, l’analyse de la perception ne fait pas disparaître le fait de la perception, l’eccéité du perçu, l’inhérence de la conscience perceptive à une temporalité et à une localité. La réflexion n’est pas absolument transparente pour elle-même, elle est toujours donnée à elle-même dans une expérience, au sens du mot qui sera le sens kantien, elle jaillit toujours sans savoir elle-même d’où elle jaillit et s’offre toujours à moi comme un don de nature. Mais si la description de l’irréfléchi reste valable après la réflexion et la VIe Méditation après la seconde, réciproquement cet irréfléchi lui-même ne nous est connu que par la réflexion et ne doit pas être posé hors d’elle comme un terme inconnaissable. Entre moi qui analyse la perception et le moi percevant, il y a toujours une distance. Mais dans l’acte concret de réflexion, je franchis cette distance, je prouve par le fait que je suis capable de savoir ce que je percevais, je domine pratiquement la discontinuité des deux Moi et le cogito aurait finalement pour sens non pas de révéler un constituant universel ou de ramener la perception à l’intellection, mais de constater ce fait de la réflexion qui domine et maintient à la fois l’opacité de la perception. Il serait bien conforme à la résolution cartésienne d’avoir ainsi identifié la raison et la condition humaine et l’on peut soutenir que la signification dernière du cartésianisme est là. Le « jugement naturel » de l’intellectualisme anticipe alors ce jugement kantien qui fait naître dans l’objet individuel son sens et ne le lui apporte pas tout fait37. Le cartésianisme comme le kantisme aurait pleinement vu le problème de la perception qui consiste en ce qu’elle est une connaissance originaire. Il y a une perception empirique ou seconde, celle que nous exerçons à chaque instant, qui nous masque ce phénomène fondamental, parce qu’elle est toute pleine d’acquisitions anciennes et se joue pour ainsi dire à la surface de l’être. Quand je regarde rapidement les objets qui m’entourent pour me repérer et m’orienter parmi eux, c’est à peine si j’accède à l’aspect instantané du monde, j’identifie ici la porte, ailleurs la fenêtre, ailleurs ma table, qui ne sont que les supports et les guides d’une intention pratique orientée ailleurs et qui ne me sont alors données que comme des significations. Mais quand je contemple un objet avec le seul souci de le voir exister et déployer devant moi ses richesses, alors il cesse d’être une allusion à un type général, et je m’aperçois que chaque perception, et non pas seulement celle des spectacles que je découvre pour la première fois, recommence pour son compte la naissance de l’intelligence et a quelque chose d’une invention géniale : pour que je reconnaisse l’arbre comme un arbre, il faut que, par-dessous cette signification acquise, l’arrangement momentané du spectacle sensible recommence, comme au premier jour du monde végétal, à dessiner l’idée individuelle de cet arbre. Tel serait ce jugement naturel, qui ne peut encore connaître ses raisons puisqu’il les crée. Mais même si l’on accorde que l’existence, l’individualité, la « facticité » sont à l’horizon de la pensée cartésienne, reste à savoir si elle les a prises pour thèmes. Or il faut reconnaître qu’elle n’aurait pu le faire qu’en se transformant profondément. Pour faire de la perception une connaissance originaire, il aurait fallu accorder à la finitude une signification positive et prendre au sérieux cette étrange phrase de la IVe Méditation qui fait de moi « un milieu entre Dieu et le néant ». Mais si le néant n’a pas de propriétés comme le laisse entendre la Ve Méditation et comme le dira Malebranche, s’il n’est rien, cette définition du sujet humain n’est qu’une manière de parler et le fini n’a rien de positif. Pour voir dans la réflexion un fait créateur, une reconstitution de la pensée écoulée qui n’était pas préformée en elle et pourtant la détermine valablement parce qu’elle seule nous en donne idée et que le passé en soi est pour nous comme s’il n’était pas, — il aurait fallu développer une intuition du temps à laquelle les Méditations ne font qu’une courte allusion. « Me trompe qui pourra, si est-ce qu’il ne saurait faire que je ne sois rien, tandis que je penserai être quelque chose ; ou que quelque jour il soit vrai que je n’aie jamais été, étant vrai maintenant que je suis38. » L’expérience du présent est celle d’un être fondé une fois pour toutes et que rien ne saurait empêcher d’avoir été. Dans la certitude du présent, il y a une intention qui en dépasse la présence, qui le pose d’avance comme un « ancien présent » indubitable dans la série des remémorations, et la perception comme connaissance du présent est le phénomène central qui rend possible l’unité du Je et avec elle l’idée de l’objectivité et de la vérité. Mais elle n’est donnée dans le texte que comme l’une de ces évidences irrésistibles en fait seulement et qui restent soumises au doute39. La solution cartésienne n’est donc pas de prendre pour garante d’elle-même la pensée humaine dans sa condition de fait, mais de l’appuyer à une pensée qui se possède absolument. La connexion de l’essence et de l’existence n’est pas trouvée dans l’expérience, mais dans l’idée de l’infini. Il est donc vrai en fin de compte que l’analyse réflexive repose tout entière sur une idée dogmatique de l’être et qu’en ce sens elle n’est pas une prise de conscience achevée40.
Quand l’intellectualisme reprenait la notion naturaliste de sensation, une philosophie était impliquée dans cette démarche. Réciproquement, quand la psychologie élimine définitivement cette notion, nous pouvons nous attendre à trouver dans cette réforme l’amorce d’un nouveau type de réflexion. Au niveau de la psychologie, la critique de l’« hypothèse de constance » signifie seulement qu’on abandonne le jugement comme facteur explicatif dans la théorie de la perception. Comment prétendre que la perception de la distance est conclue de la grandeur apparente des objets, de la disparité des images rétiniennes, de l’accommodation du cristallin, de la convergence des yeux, que la perception du relief est conclue de la différence entre l’image que fournit l’œil droit et celle que fournit l’œil gauche, puisque, si nous nous en tenons aux phénomènes, aucun de ces « signes » n’est clairement donné à la conscience et qu’il ne saurait y avoir de raisonnement là où manquent les prémisses ? Mais cette critique de l’intellectualisme n’en atteint que la vulgarisation chez les psychologues. Et, comme l’intellectualisme lui-même, elle doit être transportée sur le plan de la réflexion, où le philosophe ne cherche plus à expliquer la perception, mais à coïncider avec l’opération perceptive et à la comprendre. Ici, la critique de l’hypothèse de constance révèle que la perception n’est pas un acte d’entendement. Il suffit que je regarde un paysage la tête en bas pour n’y plus rien reconnaître. Or le « haut » et le « bas » n’ont au regard de l’entendement qu’un sens relatif et l’entendement ne saurait se heurter comme à un obstacle absolu à l’orientation du paysage. Devant l’entendement, un carré est toujours un carré, qu’il repose sur l’une de ses bases ou sur l’un de ses sommets. Pour la perception, il est dans le second cas à peine reconnaissable. Le Paradoxe des objets symétriques opposait au logicisme l’originalité de l’expérience perceptive Cette idée doit être reprise et généralisée : il y a une signification du perçu qui est sans équivalent dans l’univers de l’entendement, un milieu perceptif qui n’est pas encore le monde objectif, un être perceptif qui n’est pas encore l’être déterminé. Seulement, les psychologues qui pratiquent la description des phénomènes n’aperçoivent pas d’ordinaire la portée philosophique de leur méthode. Ils ne voient pas que le retour à l’expérience perceptive, si cette réforme est conséquente et radicale, condamne toutes les formes du réalisme, c’est-à-dire toutes les philosophies qui quittent la conscience et prennent pour donné l’un de ses résultats, — que le véritable défaut de l’intellectualisme est justement de prendre pour donné l’univers déterminé de la science, que ce reproche s’applique a fortiori à la pensée psychologique, puisqu’elle place la conscience perceptive au milieu d’un monde tout fait, et que la critique de l’hypothèse de constance, si elle est conduite jusqu’au bout, prend la valeur d’une véritable « réduction phénoménologique »41. La Gestalttheorie a bien montré que les prétendus signes de la distance — la grandeur apparente de l’objet, le nombre d’objets interposés entre lui et nous, la disparité des images rétiniennes, le degré d’accommodation et de convergence — ne sont expressément connus que dans une perception analytique ou réfléchie qui se détourne de l’objet et se porte sur son mode de présentation, et qu’ainsi nous ne passons pas par ces intermédiaires pour connaître la distance. Seulement elle en conclut que, n’étant pas signes ou raisons dans notre perception de la distance, les impressions corporelles ou les objets interposés du champ ne peuvent être que causes de cette perception42. On revient ainsi à une psychologie explicative dont la Gestalttheorie n’a jamais abandonné l’idéal43, parce que, comme psychologie, elle n’a jamais rompu avec le naturalisme. Mais du même coup elle devient infidèle à ses propres descriptions. Un sujet dont les muscles oculo-moteurs sont paralysés voit les objets se déplacer vers la gauche quand il croit lui-même tourner les yeux vers la gauche. C’est, dit la psychologie classique, que la perception raisonne : l’œil est censé basculer vers la gauche, et comme cependant les images rétiniennes n’ont pas bougé, il faut que le paysage ait glissé vers la gauche pour les maintenir à leur place dans l’œil. La Gestalttheorie fait comprendre que la perception de la position des objets ne passe pas par le détour d’une conscience expresse du corps : je ne sais à aucun moment que les images sont restées immobiles sur la rétine, je vois directement le paysage se déplacer vers la gauche. Mais la conscience ne se borne pas à recevoir tout fait un phénomène illusoire qu’engendreraient hors d’elle des causes physiologiques. Pour que l’illusion se produise, il faut que le sujet ait eu l’intention de regarder vers la gauche et qu’il ait pensé mouvoir son œil. L’illusion touchant le corps propre entraîne l’apparence du mouvement dans l’objet. Les mouvements du corps propre sont naturellement investis d’une certaine signification perceptive, ils forment avec les phénomènes extérieurs un système si bien lié que la perception extérieure « tient compte » du déplacement des organes perceptifs, trouve en eux sinon l’explication expresse, du moins le motif des changements intervenus dans le spectacle et peut ainsi les comprendre aussitôt. Quand j’ai l’intention de regarder vers la gauche, ce mouvement du regard porte en lui comme sa traduction naturelle une oscillation du champ visuel : les objets restent en place, mais après avoir vibré un instant. Cette conséquence n’est pas apprise, elle fait partie des montages naturels du sujet psycho-physique, elle est, nous le verrons, une annexe de notre « schéma corporel », elle est la signification immanente d’un déplacement du « regard ». Quand elle vient à manquer, quand nous avons conscience de mouvoir les yeux sans que le spectacle en soit affecté, ce phénomène se traduit, sans aucune déduction expresse, par un déplacement apparent de l’objet vers la gauche. Le regard et le paysage restent comme collés l’un à l’autre, aucun tressaillement ne le dissocie, le regard, dans son déplacement illusoire, emporte avec lui le paysage et le glissement du paysage n’est au fond rien d’autre que sa fixité au bout d’un regard que l’on croit en mouvement. Ainsi l’immobilité des images sur la rétine et la paralysie des muscles oculo-moteurs ne sont pas des causes objectives qui détermineraient l’illusion et l’apporteraient toute faite dans la conscience. L’intention de mouvoir l’œil et la docilité du paysage à ce mouvement ne sont pas davantage des prémisses ou des raisons de l’illusion. Mais elles en sont les motifs. De la même manière, les objets interposés entre moi et celui que je fixe ne sont pas perçus pour eux-mêmes ; mais ils sont cependant perçus, et nous n’avons aucune raison de refuser à cette perception marginale un rôle dans la vision de la distance, puisque, dès qu’un écran masque les objets interposés, la distance apparente se rétrécit. Les objets qui remplissent le champ n’agissent pas sur la distance apparente comme une cause sur son effet. Quand on écarte l’écran, nous voyons l’éloignement naître des objets interposés. C’est là le langage muet que nous parle la perception : des objets interposés, dans ce texte naturel, « veulent dire » une plus grande distance. Il ne s’agit pas cependant, de l’une des connexions que connaît la logique objective, la logique de la vérité constituée : car il n’y a aucune raison pour qu’un clocher me paraisse plus petit et plus éloigné à partir du moment où je peux mieux voir dans leur détail les pentes et les champs qui m’en séparent. Il n’y a pas de raison, mais il y a un motif. C’est justement la Gestalttheorie qui nous a fait prendre conscience de ces tensions qui traversent comme des lignes de force le champ visuel et le système corps propre-monde et qui l’animent d’une vie sourde et magique en imposant ici et là des torsions, des contractions, des gonflements. La disparité des images rétiniennes, le nombre d’objets interposés n’agissent ni comme de simples causes objectives qui produiraient du dehors ma perception de la distance, ni comme des raisons qui la démontreraient. Ils sont tacitement connus d’elle sous des formes voilées, ils la justifient par une logique sans parole. Mais, pour exprimer suffisamment ces relations perceptives, il manque à la Gestalttheorie un renouvellement des catégories : elle en a admis le principe, elle l’a appliqué à quelques cas particuliers, elle ne s’aperçoit pas que toute une réforme de l’entendement est nécessaire si l’on veut traduire exactement les phénomènes et qu’il faut pour y parvenir remettre en question la pensée objective de la logique et de la philosophie classiques, mettre en suspens les catégories du monde, mettre en doute, au sens cartésien, les prétendues évidences du réalisme, et procéder à une véritable « réduction phénoménologique ». La pensée objective, celle qui s’applique à l’univers et non pas aux phénomènes, ne connaît que des notions alternatives ; à partir de l’expérience effective, elle définit des concepts purs qui s’excluent : la notion de l’étendue, qui est celle d’une extériorité absolue des parties, et la notion de la pensée, qui est celle d’un être recueilli en lui-même, la notion du signe vocal comme phénomène physique arbitrairement lié à certaines pensées et celle de la signification comme pensée entièrement claire pour soi, la notion de la cause comme déterminant extérieur de son effet, et celle de la raison comme loi de constitution intrinsèque du phénomène. Or la perception du corps propre et la perception extérieure, on vient de le voir, nous offrent l’exemple d’une conscience non-thétique, c’est-à-dire d’une conscience qui ne possède pas la pleine détermination de ses objets, celle d’une logique vécue qui ne rend pas compte d’elle-même, et celle d’une signification immanente qui n’est pas claire pour soi et ne se connaît que par l’expérience de certains signes naturels. Ces phénomènes sont inassimilables pour la pensée objective et voilà pourquoi la Gestalttheorie qui, comme toute psychologie, est prisonnière des « évidences » de la science et du monde, ne peut choisir qu’entre la raison et la cause, voilà pourquoi toute critique de l’intellectualisme aboutit entre ses mains à une restauration du réalisme et de la pensée causale. Au contraire, la notion phénoménologique de motivation est l’un de ces concepts « fluents »44 qu’il faut bien former si l’on veut revenir aux phénomènes. Un phénomène en déclenche un autre, non par une efficacité objective, comme celle qui relie les événements de la nature, mais par le sens qu’il offre, — il y a une raison d’être qui oriente le flux des phénomènes sans être explicitement posée en aucun d’eux, une sorte de raison opérante. C’est ainsi que l’intention de regarder vers la gauche et l’adhérence du paysage au regard motivent l’illusion d’un mouvement dans l’objet. À mesure que le phénomène motivé se réalise, son rapport interne avec le phénomène motivant apparaît, et au lieu de lui succéder seulement, il l’explicite et le fait comprendre, de sorte qu’il semble avoir préexisté à son propre motif. Ainsi l’objet à distance et sa projection physique sur les rétines expliquent la disparité des images, et, par une illusion rétrospective, nous parlons avec Malebranche d’une géométrie naturelle de la perception, nous mettons d’avance dans la perception une science qui est construite sur elle, et nous perdons de vue le rapport original de motivation, où la distance surgit avant toute science, non pas d’un jugement sur « les deux images », car elles ne sont pas numériquement distinctes, mais du phénomène de « bougé », des forces qui habitent cette esquisse, qui cherchent l’équilibre et qui la mènent au plus déterminé. Pour une doctrine cartésienne, ces descriptions n’auront jamais d’importance philosophique : on les traitera comme des allusions à l’irréfléchi, qui, par principe, ne peuvent jamais devenir des énoncés, et qui, comme toute psychologie, sont sans vérité devant l’entendement. Pour leur faire droit entièrement, il faudrait montrer qu’en aucun cas la conscience ne peut cesser tout à fait d’être ce qu’elle est dans la perception, c’est-à-dire un fait, ni prendre possession entière de ses opérations. La reconnaissance des phénomènes implique donc enfin une théorie de la réflexion et un nouveau cogito45.
1. IIe Méditation. AT, IX, p. 25.
2. ALAIN, Système des Beaux-Arts, p. 343.
3. CASSIRER, Philosophie der symbolischen Formen, t. III, Phänomenologie der Erkenntnis, p. 200.
4. J. STEIN, Ueber die Veränderungen der Sinnesleistungen und die Entstehung von Trugwahrnehmungen, pp. 362-383.
5. E. RUBIN, Die Nichtexistenz der Aufmerksamkeit.
6. Cf. par ex. PETERS, Zur Entwickelung der Farbenwahrnehmung, pp. 152-153.
7. Cf supra, p. 16.
8. KŒHLER, Ueber unbemerkte Empfindungen..., p. 52.
9. KOFFKA, Perception, pp. 561 et suivantes.
10. E. STEIN, Beiträge zur philosophischen Begründung der Psychologie und der Geisteswissenschaften, p. 35 sqq.
11. VALÉRY, Introduction à la poétique, p. 40.
12. Comme le fait ALAIN, Système des Beaux-Arts, p. 343.
13. On verra mieux dans les pages qui suivent en quoi la philosophie kantienne est, pour parler comme HUSSERL, une philosophie « mondaine » et dogmatique. Cf FINK, Die phänomenologische Philosophie Husserls in der gegenwärtigen Kritik, pp. 531 et suivantes.
14. « La Nature de Hume avait besoin d’une raison kantienne (...) et l’homme de Hobbes avait besoin d’une raison pratique kantienne si l’une et l’autre devaient se rapprocher de l’expérience naturelle effective. » SCHELER, Der Formalismus in der Ethik, p. 62.
15. Cf HUSSERL, Erfahrung und Urteil par exemple, p. 172.
16. DESCARTES, IIe Méditation. « ... Je ne manque pas de dire que je vois des hommes tout de même que je dis que je vois de la cire ; et cependant que vois-je de cette fenêtre, sinon des chapeaux et des manteaux qui peuvent couvrir des spectres ou des hommes feints qui ne se remuent que par ressort ? Mais je juge que ce sont de vrais hommes... » AT, IX, p. 25.
17. « Ici encore, le relief semble sauter aux yeux ; il est pourtant conclu d’une apparence qui ne ressemble nullement à un relief, c’est à savoir d’une différence entre les apparences des mêmes choses pour chacun de nos yeux. » ALAIN, Quatre-vingt-un chapitres sur l’esprit et les passions, p. 19. D’ailleurs ALAIN (ibid. p. 17) renvoie à l’Optique physiologique de HELMHOLTZ où l’hypothèse de constance est toujours sous-entendue et où le jugement n’intervient que pour combler les lacunes de l’explication physiologique. Cf encore ibid., p. 23 : « Il est assez évident pour cet horizon de forêts que la vue nous le présente non pas éloigné mais bleuâtre, par l’interposition de couches d’air. » Cela va de soi si l’on définit la vision par son stimulus corporel ou par la possession d’une qualité, car alors elle peut nous donner le bleu et non la distance qui est un rapport. Mais cela n’est pas proprement évident, c’est-à-dire attesté par la conscience. La conscience, justement, s’étonne de découvrir dans la perception de la distance des relations antérieures à toute estimation, à tout calcul, à toute conclusion.
18. « Ce qui prouve qu’ici je juge, c’est que les peintres savent bien me donner cette perception d’une montagne lointaine en imitant les apparences sur une toile. » ALAIN, ibid., p. 14.
19. « Nous voyons les objets doubles parce que nous avons deux yeux, mais nous ne faisons pas attention à ces images doubles, si ce n’est pour en tirer des connaissances concernant la distance ou le relief de l’objet unique que nous percevons par leur moyen. » LAGNEAU, Célèbres Leçons, p. 105. Et en général : « Il faut chercher d’abord quelles sont les sensations élémentaires qui appartiennent à la nature de l’esprit humain ; le corps humain nous représente cette nature. » Ibid., p. 75. — « J’ai connu quelqu’un, dit ALAIN, qui ne voulait pas admettre que nos yeux nous présentent deux images de chaque chose ; il suffit pourtant de fixer les yeux sur un objet assez rapproché comme un crayon pour que les images des objets éloignés se dédoublent aussitôt » (Quatre-vingt-un Chapitres, pp. 23-24). Cela ne prouve pas qu’elles fussent doubles auparavant. On reconnaît le préjugé de la loi de constance qui exige que les phénomènes correspondant aux impressions corporelles soient donnés même là où on ne les constate pas.
20. « La perception est une interprétation de l’intuition primitive, interprétation en apparence immédiate, mais en réalité acquise par l’habitude, corrigée par le raisonnement (...) », LAGNEAU, Célèbres Leçons, p. 158.
21. Id. ibid., p. 160.
22. Cf par exemple ALAIN, Quatre-vingt-un chapitres, p. 15 : Le relief est « pensé, conclu, jugé ou comme on voudra dire ».
23. ALAIN, Quatre-vingt-un chapitres, p. 18.
24. LAGNEAU, Célèbres Leçons, pp. 132 et 128.
25. ALAIN, ibid., p. 32.
26. MONTAIGNE, cité par ALAIN, Système des Beaux-Arts, p. 15.
27. Cf par exemple LAGNEAU, Célèbres Leçons, p. 134.
28. KOEHLER, Ueber unbemerkte Empfindungen und Urteilstäuschungen, p. 69.
29. Cf KOFFKA, Psychologie, p. 533 : « On est tenté de dire : le côté d’un rectangle est pourtant bien un trait. — Mais un trait isolé, comme phénomène et aussi comme élément fonctionnel, est autre chose que le côté d’un rectangle. Pour nous borner à une propriété, le côté d’un rectangle a une face intérieure et une face extérieure, le trait isolé par contre a deux faces absolument équivalentes. »
30. « À vrai dire la pure impression est conçue et non pas sentie. » LAGNEAU, Célèbres Leçons, p. 119.
31. « Quand nous avons acquis cette notion, par la connaissance scientifique et par la réflexion, il nous semble que ce qui est l’effet dernier de la connaissance, à savoir qu’elle exprime le rapport d’un être avec les autres, en est en réalité le commencement ; mais c’est là une illusion. Cette idée du temps, par laquelle nous nous représentons l’antériorité de la sensation par rapport à la connaissance, est une construction de l’esprit. » Id. ibid.
32. HUSSERL, Erfahrung und Urteil, par ex., p. 331.
33. « (...) je remarquais que les jugements que j’avais coutume de faire de ces objets se formaient en moi avant que j’eusse le loisir de peser et considérer aucunes raisons qui me pussent obliger à les faire. » VIe Méditation, AT, IX, p. 60.
34. « (...) il me semblait que j’avais appris de la nature toutes les autres choses que je jugeais touchant les objets de mes sens (...). » Ibid.
35. « (...) ne me semblant pas que l’esprit humain soit capable de concevoir bien distinctement et en même temps la distinction d’entre l’âme et le corps et leur union, à cause qu’il faut pour cela les concevoir comme une seule chose et ensemble les concevoir comme deux, ce qui se contrarie. » À Élisabeth, 28 juin 1643. AT, III, p. 690 et suiv.
36. Ibid.
37. (La faculté de juger) « doit donc elle-même donner un concept, qui ne fait en réalité connaître aucune chose, et qui ne sert de règle qu’à elle, mais non de règle objective pour y adapter son jugement ; car il faudrait alors une autre faculté de juger pour pouvoir discerner si c’est ou non le cas où la règle s’applique. » (Critique du Jugement, Préface, p. 11.)
38. IIIe Méditation, AT, IX, p. 28.
39. Au même titre que 2 et 3 font 5. Ibid.
40. Selon sa ligne propre l’analyse réflexive ne nous fait pas revenir à la subjectivité authentique ; elle nous cache le nœud vital de la conscience perceptive parce qu’elle recherche les conditions de possibilité de l’être absolument déterminé et se laisse tenter par cette pseudo-évidence de la théologie que le néant n’est rien. Cependant les philosophes qui l’ont pratiquée ont toujours senti qu’il y avait à chercher au-dessous de la conscience absolue. On vient de le voir en ce qui concerne Descartes. On le montrerait aussi bien en ce qui concerne Lagneau et Alain.
L’analyse réflexive, conduite à son terme, ne devrait plus laisser subsister du côté du sujet qu’un naturant universel pour lequel existe le système de l’expérience, y compris mon corps et mon moi empirique, reliés au monde par les lois de la physique et de la psychophysiologie. La sensation que nous construisons comme le prolongement « psychique » des excitations sensorielles n’appartient évidemment pas au naturant universel et toute idée d’une genèse de l’esprit est une idée bâtarde puisqu’elle replace dans le temps l’esprit pour qui le temps existe et confond les deux Moi. Pourtant, si nous sommes cet esprit absolu, sans histoire, et si rien ne nous sépare du monde vrai, si le moi empirique est constitué par le Je transcendantal et déployé devant lui, nous devrions en percer à jour l’opacité, on ne voit pas comment l’erreur est possible, et encore moins l’illusion, la « perception anormale » qu’aucun savoir ne peut faire disparaître (LAGNEAU, Célèbres Leçons, pp. 161-162). On peut bien dire (id. ibid.) que l’illusion et la perception tout entière sont en deçà de la vérité comme de l’erreur. Cela ne nous aide pas à résoudre le problème, puisqu’il est alors de savoir comment un esprit peut être en deçà de la vérité et de l’erreur. Quand nous sentons, nous n’apercevons pas notre sensation comme un objet constitué dans un lacis de relations psycho-physiologiques. Nous n’avons pas la vérité de la sensation. Nous ne sommes pas en face du monde vrai. « C’est la même chose de dire que nous sommes des individus et de dire que dans ces individus il y a une nature sensible dans laquelle quelque chose ne résulte pas de l’action du milieu. Si tout dans la nature sensible était soumis à la nécessité, s’il y avait pour nous une manière de sentir qui serait la vraie, si à chaque instant notre manière de sentir résultait du monde extérieur, nous ne sentirions pas. » (Célèbres Leçons, p. 164.) Ainsi le sentir n’appartient pas à l’ordre du constitué, le Je ne le trouve pas devant lui déployé, il échappe à son regard, il est comme ramassé derrière lui, il y fait comme une épaisseur ou une opacité qui rend possible l’erreur, il délimite une zone de subjectivité ou de solitude, il nous représente ce qui est « avant » l’esprit, il en évoque la naissance et il appelle une analyse plus profonde qui éclairerait la « généalogie de la logique ». L’esprit a conscience de soi comme « fondé » sur cette Nature. Il y a donc une dialectique du naturé et du naturant, de la perception et du jugement, au cours de laquelle leur rapport se renverse.
Le même mouvement se trouve chez Alain dans l’analyse de la perception. On sait qu’un arbre m’apparaît toujours plus grand qu’un homme, même s’il est très éloigné de moi et l’homme tout proche. Je suis tenté de dire qu’« Ici encore, c’est un jugement qui agrandit l’objet. Mais examinons plus attentivement. L’objet n’est point changé parce qu’un objet en lui-même n’a aucune grandeur ; la grandeur est toujours comparée, et ainsi la grandeur de ces deux objets et de tous les objets forme un tout indivisible et réellement sans parties ; les grandeurs sont jugées ensemble. Par où l’on voit qu’il ne faut pas confondre les choses matérielles, toujours séparées et formées de parties extérieures les unes aux autres, et la pensée de ces choses, dans laquelle aucune division ne peut être reçue. Si obscure que soit maintenant cette distinction, si difficile qu’elle doive toujours rester à penser, retenez-la au passage. En un sens et considérées comme matérielles, les choses sont divisées en parties et l’une n’est pas l’autre ; mais en un sens et considérées comme des pensées, les perceptions des choses sont indivisibles et sans parties ». (Quatre-vingt-un chapitres sur l’Esprit et les Passions, p. 18.) Mais alors une inspection de l’esprit qui les parcourrait et qui déterminerait l’une en fonction de l’autre ne serait pas la vraie subjectivité et emprunterait encore trop aux choses considérées comme en soi. La perception ne conclut pas la grandeur de l’arbre de celle de l’homme ou la grandeur de l’homme de celle de l’arbre, ni l’une et l’autre du sens de ces deux objets, mais elle fait tout à la fois : la grandeur de l’arbre, celle de l’homme, et leur signification d’arbre et d’homme, de sorte que chaque élément s’accorde avec tous les autres et compose avec eux un paysage où tous coexistent. On entre ainsi dans l’analyse de ce qui rend possible la grandeur, et plus généralement les relations ou les propriétés de l’ordre prédicatif, et dans cette subjectivité « avant toute géométrie » que pourtant Alain déclarait inconnaissable (ibid. p. 29). C’est que l’analyse réflexive devient plus étroitement consciente d’elle-même comme analyse. Elle s’aperçoit qu’elle avait quitté son objet, la perception. Elle reconnaît derrière le jugement qu’elle avait mis en évidence, une fonction plus profonde que lui et qui le rend possible, elle retrouve, en avant des choses, les phénomènes. C’est cette fonction que les psychologues ont en vue quand ils parlent d’une Gestaltung du paysage. C’est à la description des phénomènes qu’ils rappellent le philosophe, en les séparant strictement du monde objectif constitué, dans des termes qui sont presque ceux d’Alain.
41. Voir A. GURWITSCH, Recension du Nachwort zu meiner Ideen, de Husserl, pp. 401 et suivantes.
42. Cf par exemple P. GUILLAUME, Traité de Psychologie, chap. IX, La Perception de l’Espace, p. 151.
43. Cf La Structure du Comportement, p. 178.
44. « Flieszende », Husserl, Erfahrungund Urteil, p. 428. C’est dans sa dernière période que Husserl lui-même a pris pleinement conscience de ce que voulait dire le retour au phénomène et a tacitement rompu avec la philosophie des essences. Il ne faisait ainsi qu’expliciter et thématiser des procédés d’analyse qu’il appliquait lui-même depuis longtemps, comme le montre justement la notion de motivation que l’on trouve déjà chez lui avant les Ideen.
45. Voir ci-dessous IIIe Partie. La psychologie de la forme a pratiqué un genre de réflexion dont la phénoménologie de Husserl fournit la théorie. Avons-nous tort de trouver toute une philosophie implicite dans la critique de l’« hypothèse de constance » ? Bien que nous n’ayons pas ici à faire d’histoire, indiquons que la parenté de la Gestalttheorie et de la Phénoménologie est attestée aussi par des indices extérieurs. Ce n’est pas un hasard si Köhler donne pour objet à la psychologie une « description phénoménologique » (Ueber unbemerkte Empfindungen und Urteilstäuschungen, p. 70), — si Koffka, ancien élève de Husserl, rapporte à cette influence les idées directrices de sa psychologie et cherche à montrer que la critique du psychologisme ne porte pas contre la Gestalttheorie (Principles of Gestalt Psychology, pp. 616-683), la Gestalt n’étant pas un événement psychique du type de l’impression, mais un ensemble qui développe une loi de constitution interne — si enfin Husserl, dans sa dernière période, toujours plus éloigné du logicisme, qu’il avait d’ailleurs critiqué en même temps que le psychologisme, reprend la notion de « configuration » et même de Gestalt (cf. Die Krisis der europäischen Wissenschaften und die transzendentale Phänomenologie, I, pp. 106, 109). Ce qui est vrai, c’est que la réaction contre le naturalisme et contre la pensée causale n’est, dans la Gestalttheorie, ni conséquente, ni radicale, comme on peut le voir par sa théorie de la connaissance naïvement réaliste (cf La Structure du Comportement, p. 180). La Gestalttheorie ne voit pas que l’atomisme psychologique n’est qu’un cas particulier d’un préjugé plus général : le préjugé de l’être déterminé ou du monde, et c’est pourquoi elle oublie ses descriptions les plus valables quand elle cherche à se donner une charpente théorique. Elle n’est sans défaut que dans les régions moyennes de la réflexion. Quand elle veut réfléchir sur ses propres analyses, elle traite la conscience, en dépit de ses principes, comme un assemblage de « formes ». Cela suffit pour justifier les critiques que Husserl a adressées expressément à la théorie de la Forme, comme à toute psychologie (Nachwort zu meinen Ideen, p. 564 et suiv.), à une date où il opposait encore le fait et l’essence, où il n’avait pas encore acquis l’idée d’une constitution historique, et où, par conséquent, il soulignait, entre psychologie et phénoménologie, la césure plutôt que le parallélisme. Nous avons cité ailleurs (La Structure du Comportement, p. 280), un texte de E. Fink qui rétablit l’équilibre. — Quant à la question de fond, qui est celle de l’attitude transcendantale en face de l’attitude naturelle, elle ne pourra être résolue que dans la dernière partie où l’on examinera la signification transcendantale du temps.