IV. LE CHAMP PHÉNOMÉNAL

On voit maintenant de quel côté les chapitres suivants auront à chercher. Le « sentir » est redevenu pour nous une question. L’empirisme l’avait vidé de tout mystère en le ramenant à la possession d’une qualité. Il n’avait pu le faire qu’en s’éloignant beaucoup de l’acception ordinaire. Entre sentir et connaître, l’expérience commune établit une différence qui n’est pas celle de la qualité et du concept. Cette riche notion du sentir se trouve encore dans l’usage romantique et par exemple chez Herder. Elle désigne une expérience dans laquelle ne nous sont pas données des qualités « mortes » mais des propriétés actives. Une roue de bois posée sur le sol n’est pas pour la vision ce qu’est une roue portant un poids. Un corps en repos parce qu’aucune force ne s’exerce sur lui n’est pas pour la vision ce qu’est un corps où des forces contraires se font équilibre1. La lumière d’une bougie change d’aspect pour l’enfant quand, après une brûlure, elle cesse d’attirer sa main et devient à la lettre repoussante2. La vision est déjà habitée par un sens qui lui donne une fonction dans le spectacle du monde comme dans notre existence. Le pur quale ne nous serait donné que si le monde était un spectacle et le corps propre un mécanisme dont un esprit impartial prendrait connaissance3. Le sentir au contraire investit la qualité d’une valeur vitale, la saisit d’abord dans sa signification pour nous, pour cette masse pesante qui est notre corps, et de là vient qu’il comporte toujours une référence au corps. Le problème est de comprendre ces relations singulières qui se tissent entre les parties du paysage ou de lui à moi comme sujet incarné et par lesquelles un objet perçu peut concentrer en lui-même toute une scène ou devenir l’imago de tout un segment de vie. Le sentir est cette communication vitale avec le monde qui nous le rend présent comme lieu familier de notre vie. C’est à lui que l’objet perçu et le sujet percevant doivent leur épaisseur. Il est le tissu intentionnel que l’effort de connaissance cherchera à décomposer. — Avec le problème du sentir, nous redécouvrons celui de l’association et de la passivité. Elles ont cessé de faire question parce que les philosophies classiques se plaçaient au-dessous ou au-dessus d’elles, et leur donnaient tout ou rien : tantôt l’association était entendue comme une simple coexistence de fait, et tantôt elle était dérivée d’une construction intellectuelle ; tantôt la passivité était importée des choses dans l’esprit, et tantôt l’analyse réflexive retrouvait en elle une activité d’entendement. Ces notions au contraire prennent leur sens plein si l’on distingue le sentir et la qualité : alors l’association ou plutôt l’« affinité » au sens kantien est le phénomène central de la vie perceptive, puisqu’elle est la constitution, sans modèle idéal, d’un ensemble significatif, et la distinction de la vie perceptive et du concept, de la passivité et de la spontanéité n’est plus effacée par l’analyse réflexive, puisque l’atomisme de la sensation ne nous oblige plus à chercher dans une activité de liaison le principe de toute coordination. — Enfin, après le sentir, l’entendement a besoin, lui aussi, d’être défini de nouveau, puisque la fonction générale de liaison que le kantisme lui attribue finalement est maintenant commune à toute la vie intentionnelle et ne suffit donc plus à le désigner. Nous chercherons à faire voir dans la perception à la fois l’infrastructure instinctive et les superstructures qui s’établissent sur elle par l’exercice de l’intelligence. Comme le dit Cassirer, en mutilant la perception par le haut, l’empirisme la mutilait aussi par le bas4 : l’impression est aussi dépourvue de sens instinctif et affectif que de signification idéale. On pourrait ajouter que, mutiler la perception par le bas, la traiter d’emblée comme une connaissance et en oublier le fonds existentiel, c’est la mutiler par le haut, puisque c’est tenir pour acquis et passer sous silence le moment décisif de la perception : le jaillissement d’un monde vrai et exact. La réflexion sera sûre d’avoir bien trouvé le centre du phénomène si elle est également capable d’en éclairer l’inhérence vitale et l’intention rationnelle.

Donc, la « sensation » et le « jugement » ont ensemble perdu leur clarté apparente : nous nous sommes aperçus qu’ils n’étaient clairs que moyennant le préjugé du monde. Dès qu’on cherchait à se représenter par leur moyen la conscience en train de percevoir, à les définir comme moments de la perception, à réveiller l’expérience perceptive oubliée et à les confronter avec elle, on les trouvait impensables. En développant ces difficultés, nous nous référions implicitement à un nouveau genre d’analyse, à une nouvelle dimension où elles devaient disparaître. La critique de l’hypothèse de constance et plus généralement la réduction de l’idée de « monde » ouvraient un champ phénoménal que nous devons maintenant mieux circonscrire, et nous invitaient à retrouver une expérience directe qu’il faut situer au moins provisoirement par rapport au savoir scientifique, à la réflexion psychologique et à la réflexion philosophique.

La science et la philosophie ont été portées pendant des siècles par la foi originaire de la perception. La perception s’ouvre sur des choses. Cela veut dire qu’elle s’oriente comme vers sa fin vers une vérité en soi où se trouve la raison de toutes les apparences. La thèse muette de la perception, c’est que l’expérience à chaque instant peut être coordonnée avec celle de l’instant précédent et avec celle de l’instant suivant, ma perspective avec celles des autres consciences, — que toute les contradictions peuvent être levées, que l’expérience monadique et intersubjective est un seul texte sans lacune, — que ce qui, maintenant, pour moi, est indéterminé deviendrait déterminé pour une connaissance plus complète qui est comme réalisée d’avance dans la chose ou plutôt qui est la chose même. La science n’a d’abord été que la suite ou l’amplification du mouvement constitutif des choses perçues. De même que la chose est l’invariant de tous les champs sensoriels et de tous les champs perceptifs individuels, de même le concept scientifique est le moyen de fixer et d’objectiver les phénomènes. La science définissait un état théorique des corps qui ne sont soumis à l’action d’aucune force, définissait par là même la force et reconstituait à l’aide de ces composantes idéales les mouvements effectivement observés. Elle établissait statistiquement les propriétés chimiques des corps purs, elle en déduisait celles des corps empiriques et semblait ainsi tenir le plan même de la création ou en tous cas retrouver une raison immanente au monde. La notion d’un espace géométrique, indifférent à ses contenus, celle d’un déplacement pur, qui n’altère pas par lui-même les propriétés de l’objet, fournissaient aux phénomènes un milieu d’existence inerte où chaque événement pouvait être rattaché à des conditions physiques responsables des changements intervenus, et contribuaient donc à cette fixation de l’être qui paraissait être la tâche de la physique. En développant ainsi le concept de chose, le savoir scientifique n’avait pas conscience de travailler sur un présupposé. Justement parce que la perception, dans ses implications vitales et avant toute pensée théorique, se donne comme perception d’un être, la réflexion ne croyait pas avoir à faire une généalogie de l’être et se contentait de rechercher les conditions qui le rendent possible. Même si l’on tenait compte des avatars de la conscience déterminante5, même si l’on admettait que la constitution de l’objet n’est jamais achevée, il n’y avait rien à dire de l’objet hors ce qu’en dit la science, l’objet naturel restait pour nous une unité idéale, et, selon le mot célèbre de Lachelier, un entrelacement de propriétés générales. On avait beau retirer aux principes de la science toute valeur ontologique et ne leur laisser qu’une valeur méthodique6, cette réserve ne changeait rien pour l’essentiel à la philosophie puisque le seul être pensable restait défini par les méthodes de la science. Le corps vivant, dans ces conditions, ne pouvait échapper aux déterminations qui faisaient seules de l’objet un objet et sans lesquelles il n’aurait pas eu de place dans le système de l’expérience. Les prédicats de valeur que lui confère le jugement réfléchissant devaient être portés dans l’être par une première assise de propriétés physico-chimiques. L’expérience commune trouve une convenance et un rapport de sens entre le geste, le sourire, l’accent d’un homme qui parle. Mais cette relation d’expression réciproque, qui fait apparaître le corps humain comme la manifestation au-dehors d’une certaine manière d’être au monde, devait pour une physiologie mécaniste se résoudre en une série de relations causales. Il fallait relier à des conditions centripètes le phénomène centrifuge d’expression, réduire à des processus en troisième personne cette manière particulière de traiter le monde qu’est un comportement, niveler l’expérience à la hauteur de la nature physique et convertir le corps vivant en une chose sans intérieur. Les prises de position affectives et pratiques du sujet vivant en face du monde étaient donc résorbées dans un mécanisme psychophysiologique. Toute évaluation devait résulter d’un transfert par lequel des situations complexes devenaient capables de réveiller les impressions élémentaires de plaisir et de douleur, étroitement liées, elles, à des appareils nerveux. Les intentions motrices du vivant étaient converties en mouvements objectifs : on ne donnait à la volonté qu’un fiat instantané, l’exécution de l’acte était livrée tout entière à la mécanique nerveuse. Le sentir, ainsi détaché de l’affectivité et de la motricité, devenait la simple réception d’une qualité et la physiologie croyait pouvoir suivre, depuis les récepteurs jusqu’aux centres nerveux, la projection du monde extérieur dans le vivant. Le corps vivant ainsi transformé cessait d’être mon corps, l’expression visible d’un Ego concret, pour devenir un objet parmi tous les autres. Corrélativement, le corps d’autrui ne pouvait m’apparaître comme l’enveloppe d’un autre Ego. Ce n’était plus qu’une machine et la perception d’autrui ne pouvait être vraiment perception d’autrui, puisqu’elle résultait d’une inférence et ne mettait donc derrière l’automate qu’une conscience en général, cause transcendante et non pas habitant de ses mouvements. Nous n’avions donc plus une constellation de Moi coexistant dans un monde. Tout le contenu concret des « psychismes » résultant, selon les lois de la psychophysiologie et de la psychologie, d’un déterminisme d’univers, se trouvait intégré à l’en soi. Il n’y avait plus de pour soi véritable que la pensée du savant qui aperçoit ce système et qui seule cesse d’y avoir place. Ainsi, tandis que le corps vivant devenait un extérieur sans intérieur, la subjectivité devenait un intérieur sans extérieur, un spectateur impartial. Le naturalisme de la science et le spiritualisme du sujet constituant universel, auquel aboutissait la réflexion sur la science, avaient ceci de commun qu’ils nivelaient l’expérience : devant le Je constituant, les Moi empiriques sont des objets. Le Moi empirique est une notion bâtarde, un mixte de l’en soi et du pour soi, auquel la philosophie réflexive ne pouvait pas donner de statut. En tant qu’il a un contenu concret, il est inséré dans le système de l’expérience, il n’est donc pas sujet, — en tant qu’il est sujet, il est vide et se ramène au sujet transcendantal. L’idéalité de l’objet, l’objectivation du corps vivant, la position de l’esprit dans une dimension de la valeur sans commune mesure avec la nature, telle est la philosophie transparente à laquelle on parvenait en continuant le mouvement de connaissance inauguré par la perception. On pouvait bien dire que la perception est une science commençante, la science une perception méthodique et complète7, puisque la science ne faisait que suivre sans critique l’idéal de connaissance fixé par la chose perçue.

Or cette philosophie se détruit elle-même sous nos yeux. L’objet naturel s’est dérobé le premier et la physique a reconnu elle-même les limites de ses déterminations en exigeant un remaniement et une contamination des concepts purs qu’elle s’était donnés. L’organisme à son tour oppose à l’analyse physico-chimique non pas les difficultés de fait d’un objet complexe, mais la difficulté de principe d’un être significatif8. Plus généralement l’idée d’un univers de pensée ou d’un univers de valeurs, où seraient confrontées et conciliées toutes les vies pensantes, se trouve mise en question. La nature n’est pas de soi géométrique, elle ne le paraît qu’à un observateur prudent qui s’en tient aux données macroscopiques. La société humaine n’est pas une communauté d’esprits raisonnables, on n’a pu la comprendre ainsi que dans les pays favorisés où l’équilibre vital et économique avait été obtenu localement et pour un temps. L’expérience du chaos, sur le plan spéculatif comme sur l’autre, nous invite à apercevoir le rationalisme dans une perspective historique à laquelle il prétendait par principe échapper, à chercher une philosophie qui nous fasse comprendre le jaillissement de la raison dans un monde qu’elle n’a pas fait et préparer l’infrastructure vitale sans laquelle raison et liberté se vident et se décomposent. Nous ne dirons plus que la perception est une science commençante, mais inversement que la science classique est une perception qui oublie ses origines et se croit achevée. Le premier acte philosophique serait donc de revenir au monde vécu en deçà du monde objectif, puisque c’est en lui que nous pourrons comprendre le droit comme les limites du monde objectif, de rendre à la chose sa physionomie concrète, aux organismes leur manière propre de traiter le monde, à la subjectivité son inhérence historique, de retrouver les phénomènes, la couche d’expérience vivante à travers laquelle autrui et les choses nous sont d’abord donnés, le système « Moi-Autrui-les-choses » à l’état naissant, de réveiller la perception et de déjouer la ruse par laquelle elle se laisse oublier comme fait et comme perception au profit de l’objet qu’elle nous livre et de la tradition rationnelle qu’elle fonde.

Ce champ phénoménal n’est pas un « monde intérieur », le « phénomène » n’est pas un « état de conscience » ou un « fait psychique », l’expérience des phénomènes n’est pas une introspection ou une intuition au sens de Bergson. On a longtemps défini l’objet de la psychologie en disant qu’il était « inétendu » et « accessible à un seul », et il en résultait que cet objet singulier ne pouvait être saisi que par un acte d’un type tout spécial, la « perception intérieure » ou introspection, dans lequel le sujet et l’objet étaient confondus et la connaissance obtenue par coïncidence. Le retour aux « données immédiates de la conscience » devenait alors une opération sans espoir puisque le regard philosophique cherchait à être ce qu’il ne pouvait pas voir par principe. La difficulté n’était pas seulement de détruire le préjugé de l’extérieur, comme toutes les philosophies invitent le commençant à le faire, ou de décrire l’esprit dans un langage fait pour traduire les choses. Elle était beaucoup plus radicale, puisque l’intériorité, définie par l’impression, échappait par principe à toute tentative d’expression. Ce n’est pas seulement la communication aux autres hommes des intuitions philosophiques qui devenait difficile — ou plus exactement se réduisait à une sorte d’incantation destinée à induire chez eux des expériences analogues à celles du philosophe —, mais le philosophe lui-même ne pouvait pas se rendre compte de ce qu’il voyait dans l’instant, puisqu’il aurait fallu le penser, c’est-à-dire le fixer et le déformer. L’immédiat était donc une vie solitaire, aveugle et muette. Le retour au phénoménal n’offre aucune de ces particularités. La configuration sensible d’un objet ou d’un geste, que la critique de l’hypothèse de constance fait paraître sous notre regard, ne se saisit pas dans une coïncidence ineffable, elle se « comprend » par une sorte d’appropriation dont nous avons tous l’expérience quand nous disons que nous avons « trouvé » le lapin dans le feuillage d’une devinette, ou que nous avons « attrapé » un mouvement. Le préjugé des sensations une fois écarté, un visage, une signature, une conduite cessent d’être de simples « données visuelles » dont nous aurions à chercher dans notre expérience intérieure la signification psychologique et le psychisme d’autrui devient un objet immédiat comme ensemble imprégné d’une signification immanente. Plus généralement c’est la notion même de l’immédiat qui se trouve transformée : est désormais immédiat non plus l’impression, l’objet qui ne fait qu’un avec le sujet, mais le sens, la structure, l’arrangement spontané des parties. Mon propre « psychisme » ne m’est pas donné autrement, puisque la critique de l’hypothèse de constance m’enseigne encore à reconnaître comme données originaires de l’expérience intérieure, l’articulation, l’unité mélodique de mes comportements et que l’introspection, ramenée à ce qu’elle a de positif, consiste elle aussi à expliciter le sens immanent d’une conduite9. Ainsi ce que nous découvrons en dépassant le préjugé du monde objectif, ce n’est pas un monde intérieur ténébreux. Et ce monde vécu n’est pas, comme l’intériorité bergsonienne, ignoré absolument de la conscience naïve. En faisant la critique de l’hypothèse de constance et en dévoilant les phénomènes, le psychologue va sans doute contre le mouvement naturel de la connaissance qui traverse aveuglément les opérations perceptives pour aller droit à leur résultat téléologique. Rien n’est plus difficile que de savoir au juste ce que nous voyons. « Il y a dans l’intuition naturelle une sorte de “crypto-mécanisme” que nous devons briser pour parvenir à l’être phénoménal »10 ou encore une dialectique par laquelle la perception se dissimule à elle-même. Mais si l’essence de la conscience est d’oublier ses propres phénomènes et de rendre ainsi possible la constitution des « choses », cet oubli n’est pas une simple absence, c’est l’absence de quelque chose que la conscience pourrait se rendre présent, autrement dit la conscience ne peut oublier les phénomènes que parce qu’elle peut aussi les rappeler, elle ne les néglige en faveur des choses que parce qu’ils sont le berceau des choses. Par exemple, ils ne sont jamais absolument inconnus de la conscience scientifique qui emprunte aux structures de l’expérience vécue tous ses modèles, simplement, elle ne les « thématise » pas, elle n’explicite pas les horizons de conscience perceptive dont elle est entourée et dont elle cherche à exprimer objectivement les rapports concrets. L’expérience des phénomènes n’est donc pas, comme l’intuition bergsonienne, l’épreuve d’une réalité ignorée, vers laquelle il n’y a pas de passage méthodique, — c’est l’explicitation ou la mise au jour de la vie préscientifique de la conscience qui seule donne leur sens complet aux opérations de la science et à laquelle celles-ci renvoient toujours. Ce n’est pas une conversion irrationnelle, c’est une analyse intentionnelle.

Si, comme on le voit, la psychologie phénoménologique se distingue par tous ses caractères de la psychologie d’introspection, c’est qu’elle en diffère dans le principe. La psychologie d’introspection repérait, en marge du monde physique, une zone de la conscience où les concepts physiques ne valent plus, mais le psychologue croyait encore que la conscience n’est qu’un secteur de l’être et il décidait d’explorer ce secteur comme le physicien explore le sien. Il essayait de décrire les données de la conscience, mais sans mettre en question l’existence absolue du monde autour d’elle. Avec le savant et avec le sens commun, il sous-entendait le monde objectif comme cadre logique de toutes ses descriptions et milieu de sa pensée. Il ne s’apercevait pas que ce présupposé commandait le sens qu’il donnait au mot d’« être », l’entraînait à réaliser la conscience sous le nom de « fait psychique », le détournait ainsi d’une vraie prise de conscience ou du véritable immédiat et rendait comme dérisoires les précautions qu’il multipliait pour ne pas déformer l’« intérieur ». C’est ce qui arrive encore à Bergson au moment même où il oppose la « multiplicité de fusion » à la « multiplicité de juxtaposition ». Car il s’agit encore là de deux genres de l’être. On a seulement remplacé l’énergie mécanique par une énergie spirituelle, l’être discontinu de l’empirisme par un être fluent, mais dont on dit qu’il s’écoule, et que l’on décrit à la troisième personne. En donnant pour thème à sa réflexion la Gestalt, le psychologue rompt avec le psychologisme, puisque le sens, la connexion, la « vérité » du perçu ne résultent plus de la rencontre fortuite de nos sensations, telles que notre nature psychophysiologique nous les donne, mais en déterminent les valeurs spatiales et qualitatives11 et en sont la configuration irréductible. C’est dire que l’attitude transcendantale est déjà impliquée dans les descriptions du psychologue, pour peu qu’elles soient fidèles. La conscience comme objet d’étude offre cette particularité de ne pouvoir être analysée, même naïvement, sans entraîner au-delà des postulats du sens commun. Si, par exemple, on se propose de faire une psychologie positive de la perception, tout en admettant que la conscience est enfermée dans le corps et subit à travers lui l’action d’un monde en soi, on est conduit à décrire l’objet et le monde tels qu’ils apparaissent à la conscience et par là à se demander si ce monde immédiatement présent, le seul que nous connaissions, n’est pas aussi le seul dont il y ait lieu de parler. Une psychologie est toujours amenée au problème de la constitution du monde.

La réflexion psychologique, une fois commencée, se dépasse donc par son mouvement propre. Après avoir reconnu l’originalité des phénomènes à l’égard du monde objectif, comme c’est par eux que le monde objectif nous est connu, elle est amenée à leur intégrer tout objet possible et à rechercher comment il se constitue à travers eux. Au même moment, le champ phénoménal devient champ transcendantal. Puisqu’elle est maintenant le foyer universel des connaissances, la conscience cesse décidément d’être une région particulière de l’être, un certain ensemble de contenus « psychiques », elle ne réside plus ou n’est plus cantonnée dans le domaine des « formes » que la réflexion psychologique avait d’abord reconnu, mais les formes, comme toutes choses, existent pour elle. Il ne peut plus être question de décrire le monde vécu qu’elle porte en elle comme un donné opaque, il faut le constituer. L’explicitation qui avait mis à nu le monde vécu, en deçà du monde objectif, se poursuit à l’égard du monde vécu lui-même, et met à nu, en deçà du champ phénoménal, le champ transcendantal. Le système moi-autrui-le-monde est à son tour pris pour objet d’analyse et il s’agit maintenant de réveiller les pensées qui sont constitutives d’autrui, de moi-même comme sujet individuel et du monde comme pôle de ma perception. Cette nouvelle « réduction » ne connaîtrait donc plus qu’un seul sujet véritable, l’Ego méditant. Ce passage du naturé au naturant, du constitué au constituant achèverait la thématisation commencée par la psychologie et ne laisserait plus rien d’implicite ou de sous-entendu dans mon savoir. Il me ferait prendre possession entière de mon expérience et réaliserait l’adéquation du réfléchissant au réfléchi. Telle est la perspective ordinaire d’une philosophie transcendantale, et tel est aussi, en apparence du moins, le programme d’une phénoménologie transcendantale12. Or le champ phénoménal, tel que nous l’avons découvert dans ce chapitre, oppose à l’explicitation directe et totale une difficulté de principe. Sans doute le psychologisme est dépassé, le sens et la structure du perçu ne sont plus pour nous le simple résultat des événements psychophysiologiques, la rationalité n’est pas un hasard heureux qui ferait concorder des sensations dispersées et la Gestalt est reconnue comme originaire. Mais si la Gestalt peut être exprimée par une loi interne, cette loi ne doit pas être considérée comme un modèle d’après lequel se réaliseraient les phénomènes de structure. Leur apparition n’est pas le déploiement au-dehors d’une raison préexistante. Ce n’est pas parce que la « forme » réalise un certain état d’équilibre, résout un problème de maximum, et, au sens kantien, rend possible un monde, qu’elle est privilégiée dans notre perception, elle est l’apparition même du monde et non sa condition de possibilité, elle est la naissance d’une norme et ne se réalise pas d’après une norme, elle est l’identité de l’extérieur et de l’intérieur et non pas la projection de l’intérieur dans l’extérieur. Si donc elle ne résulte pas d’une circulation d’états psychiques en soi, elle n’est pas davantage une idée. La Gestalt d’un cercle n’en est pas la loi mathématique mais la physionomie. La reconnaissance des phénomènes comme ordre original condamne bien l’empirisme comme explication de l’ordre et de la raison par la rencontre des faits et par les hasards de la nature, mais garde à la raison et à l’ordre eux-mêmes le caractère de la facticité. Si une conscience constituante universelle était possible, l’opacité du fait disparaîtrait. Si donc nous voulons que la réflexion maintienne à l’objet sur lequel elle porte ses caractères descriptifs et le comprenne vraiment, nous ne devons pas la considérer comme le simple retour à une raison universelle, la réaliser d’avance dans l’irréfléchi, nous devons la considérer comme une opération créatrice qui participe elle-même à la facticité de l’irréfléchi. C’est pourquoi seule de toutes les philosophies la phénoménologie parle d’un champ transcendantal. Ce mot signifie que la réflexion n’a jamais sous son regard le monde entier et la pluralité des monades déployés et objectivés et qu’elle ne dispose jamais que d’une vue partielle et d’une puissance limitée. C’est aussi pourquoi la phénoménologie est une phénoménologie, c’est-à-dire étudie l’apparition de l’être à la conscience, au lieu d’en supposer la possibilité donnée d’avance. Il est frappant de voir que les philosophies transcendantales du type classique ne s’interrogent jamais sur la possibilité d’effectuer l’explication totale qu’elles supposent toujours faite quelque part. Il leur suffit qu’elle soit nécessaire et elles jugent ainsi de ce qui est par ce qui doit être, par ce qu’exige l’idée du savoir. En fait, l’Ego méditant ne peut jamais supprimer son inhérence à un sujet individuel, qui connaît toutes choses dans une perspective particulière. La réflexion ne peut jamais faire que je cesse de percevoir le soleil à deux cents pas un jour de brume, de voir le soleil « se lever » et « se coucher », de penser avec les instruments culturels que m’ont préparés mon éducation, mes efforts précédents, mon histoire. Je ne rejoins donc jamais effectivement, je n’éveille jamais dans le même temps toutes les pensées originaires qui contribuent à ma perception ou à ma conviction présente. Une philosophie comme le criticisme n’accorde en dernière analyse aucune importance à cette résistance de la passivité, comme s’il n’était pas nécessaire de devenir le sujet transcendantal pour avoir le droit de l’affirmer. Elle sous-entend donc que la pensée du philosophe n’est assujettie à aucune situation. Partant du spectacle du monde, qui est celui d’une nature ouverte à une pluralité des sujets pensants, elle recherche la condition qui rend possible ce monde unique offert à plusieurs moi empiriques et la trouve dans un Je transcendantal auquel ils participent sans le diviser parce qu’il n’est pas un Être, mais une Unité ou une Valeur. C’est pourquoi le problème de la connaissance d’autrui n’est jamais posé dans la philosophie kantienne : le Je transcendantal dont elle parle est aussi bien celui d’autrui que le mien, l’analyse s’est placée d’emblée en dehors de moi, n’a plus qu’à dégager les conditions générales qui rendent possible un monde pour un Je, — moi-même ou autrui aussi bien, — et ne rencontre jamais la question : qui médite ? Si au contraire la philosophie contemporaine prend le fait pour thème principal, et si autrui devient un problème pour elle, c’est qu’elle veut effectuer une prise de conscience plus radicale. La réflexion ne peut être pleine, elle ne peut être un éclaircissement total de son objet, si elle ne prend pas conscience d’elle-même en même temps que de ses résultats. Il nous faut non seulement nous installer dans une attitude réflexive, dans un cogito inattaquable, mais encore réfléchir sur cette réflexion, comprendre la situation naturelle à laquelle elle a conscience de succéder et qui fait donc partie de sa définition, non seulement pratiquer la philosophie, mais encore nous rendre compte de la transformation qu’elle entraîne avec elle dans le spectacle du monde et dans notre existence. À cette condition seulement le savoir philosophique peut devenir un savoir absolu et cesser d’être une spécialité ou une technique. Ainsi on n’affirmera plus une Unité absolue, d’autant moins douteuse qu’elle n’a pas à se réaliser dans l’Être, le centre de la philosophie n’est plus une subjectivité transcendantale autonome, située partout et nulle part, il se trouve dans le commencement perpétuel de la réflexion, à ce point où une vie individuelle se met à réfléchir sur elle-même. La réflexion n’est vraiment réflexion que si elle ne s’emporte pas hors d’elle-même, se connaît comme réflexion-sur-un-irréfléchi, et par conséquent comme un changement de structure de notre existence. Nous reprochions plus haut à l’intuition bergsonienne et à l’introspection de rechercher un savoir par coïncidence. Mais à l’autre extrémité de la philosophie, dans la notion d’une conscience constituante universelle, nous retrouvons une erreur symétrique. L’erreur de Bergson est de croire que le sujet méditant puisse se fondre avec l’objet sur lequel il médite, le savoir se dilater en se confondant avec l’être ; l’erreur des philosophies réflexives est de croire que le sujet méditant puisse absorber dans sa méditation ou saisir sans reste l’objet sur lequel il médite, notre être se ramener à notre savoir. Nous ne sommes jamais comme sujet méditant le sujet irréfléchi que nous cherchons à connaître ; mais nous ne pouvons pas davantage devenir tout entier conscience, nous ramener à la conscience transcendantale. Si nous étions la conscience, nous devrions avoir devant nous le monde, notre histoire, les objets perçus dans leur singularité comme des systèmes de relations transparentes. Or, même quand nous ne faisons pas de psychologie, quand nous essayons de comprendre dans une réflexion directe et sans nous aider des concordances variées de la pensée inductive ce que c’est qu’un mouvement ou qu’un cercle perçu, nous ne pouvons éclairer le fait singulier qu’en le faisant varier par l’imagination et en fixant par la pensée l’invariant de cette expérience mentale, nous ne pouvons pénétrer l’individuel que par le procédé bâtard de l’exemple, c’est-à-dire en le dépouillant de sa facticité. Ainsi c’est une question de savoir si la pensée peut jamais cesser tout à fait d’être inductive et s’assimiler une expérience quelconque au point d’en reprendre et d’en posséder toute la texture. Une philosophie devient transcendantale, c’est-à-dire radicale, non pas en s’installant dans la conscience absolue sans mentionner les démarches qui y conduisent, mais en se considérant elle-même comme un problème, non pas en postulant l’explicitation totale du savoir, mais en reconnaissant comme le problème philosophique fondamental cette présomption de la raison.

Voilà pourquoi nous devions commencer par la psychologie une recherche sur la perception. Si nous ne l’avions pas fait, nous n’aurions pas compris tout le sens du problème transcendantal, puisque nous n’aurions pas suivi méthodiquement les démarches qui y conduisent à partir de l’attitude naturelle. Il nous fallait fréquenter le champ phénoménal et faire connaissance par des descriptions psychologiques avec le sujet des phénomènes, si nous ne voulions pas, comme la philosophie réflexive, nous placer d’emblée dans une dimension transcendantale que nous aurions supposée éternellement donnée et manquer le vrai problème de la constitution. Nous ne devions pas cependant commencer la description psychologique sans faire entrevoir qu’une fois purifiée de tout psychologisme elle peut devenir une méthode philosophique. Pour réveiller l’expérience perceptive ensevelie sous ses propres résultats, il n’aurait pas suffi d’en présenter des descriptions qui pouvaient n’être pas comprises, il fallait fixer par des références et des anticipations philosophiques, le point de vue d’où elles peuvent paraître vraies. Ainsi nous ne pouvions commencer sans la psychologie et nous ne pouvions pas commencer avec la psychologie seule. L’expérience anticipe une philosophie comme la philosophie n’est qu’une expérience élucidée. Mais maintenant que le champ phénoménal a été suffisamment circonscrit, entrons dans ce domaine ambigu et assurons-y nos premiers pas avec le psychologue, en attendant que l’autocritique du psychologue nous mène par une réflexion du deuxième degré au phénomène du phénomène et convertisse décidément le champ phénoménal en champ transcendantal.


1.  KOFFKA, Perception, an Introduction to the Gestalt Theory, pp. 558-559.

2 Id., Mental Development, p. 138.

3 SCHELER, Die Wissensformen und die Gesellschaft, p. 408.

4 CASSIRER, Philosophie der symbolischen Formen, T. III, Phänomenologie der Erkenntnis, pp. 77-78.

5 Comme le fait L. BRUNSCHVICG.

6 Cf par ex. L’Expérience humaine et la Causalité physique, p. 536.

7 Cf par exemple ALAIN, Quatre-vingt-un chapitres sur l’Esprit et les Passions, p. 19, et BRUNSCHVICG, L’Expérience humaine et la causalité physique, p. 468.

8 Cf La Structure du Comportement et ci-dessous, 1re partie.

9 Aussi pourrons-nous, dans les chapitres suivants, avoir recours indifféremment à l’expérience interne de notre perception et à l’expérience « externe » des sujets percevants.

10 SCHELER, Idole der Selbsterkenntnis, p. 106.

11 Cf La Structure du Comportement, pp. 106-119 et 261.

12 Il est exposé en ces termes dans la plupart des textes de Husserl et même dans les textes publiés de sa dernière période.