La définition de l’objet c’est, avons-nous vu, qu’il existe partes extra partes, et que par conséquent il n’admet entre ses parties ou entre lui-même et les autres objets que des relations extérieures et mécaniques, soit au sens étroit d’un mouvement reçu et transmis, soit au sens large d’un rapport de fonction à variable. Si l’on voulait insérer l’organisme dans l’univers des objets, et fermer cet univers à travers lui, il fallait traduire le fonctionnement du corps dans le langage de l’en soi et découvrir sous le comportement la dépendance linéaire du stimulus et du récepteur, du récepteur et de l’Empfinder1. Sans doute on savait bien que dans le circuit du comportement des déterminations nouvelles émergent, et la théorie de l’énergie spécifique des nerfs par exemple accordait bien à l’organisme le pouvoir de transformer le monde physique. Mais justement elle prêtait aux appareils nerveux la puissance occulte de créer les différentes structures de notre expérience, et, alors que la vision, le toucher, l’audition sont autant de manières d’accéder à l’objet, ces structures se trouvaient transformées en qualités compactes et dérivées de la distinction locale des organes mis en jeu. Ainsi le rapport du stimulus et de la perception pouvait rester clair et objectif, l’événement psychophysique était du même type que les relations de la causalité « mondaine ». La physiologie moderne ne recourt plus à ces artifices. Elle ne lie plus à des instruments matériels distincts les différentes qualités d’un même sens et les données des différents sens. En réalité les lésions des centres et même des conducteurs ne se traduisent pas par la perte de certaines qualités sensibles ou de certaines données sensorielles, mais par une dédifférenciation de la fonction. Nous l’avons déjà indiqué plus haut : quel que soit l’emplacement de la lésion dans les voies sensorielles et sa genèse, on assiste, par exemple, à une décomposition de la sensibilité aux couleurs ; au début, toutes les couleurs sont modifiées, leur ton fondamental reste le même, mais leur saturation décroît ; puis le spectre se simplifie et se ramène à quatre couleurs : jaune, vert, bleu, rouge pourpre, et même toutes les couleurs à ondes courtes tendent vers une sorte de bleu, toutes les couleurs à ondes longues tendent vers une sorte de jaune, la vision pouvant d’ailleurs varier d’un moment à l’autre, selon le degré de fatigue. On arrive enfin à une monochromasie en gris, bien que des conditions favorables (contraste, long temps d’exposition) puissent momentanément ramener la dichromasie2. Le progrès de la lésion dans la substance nerveuse ne détruit donc pas un à un des contenus sensibles tout faits, mais rend de plus en plus incertaine la différenciation active des excitations qui apparaît comme la fonction essentielle du système nerveux. De la même manière, dans les lésions non corticales de la sensibilité tactile, si certains contenus (température) sont plus fragiles et disparaissent les premiers, ce n’est pas qu’un territoire déterminé, détruit chez le malade, nous serve à sentir le chaud et le froid, puisque la sensation spécifique sera restituée si l’on applique un excitant assez étendu3, c’est plutôt que l’excitation ne réussit à prendre sa forme typique que pour un stimulus plus énergique. Les lésions centrales semblent laisser intactes les qualités et par contre elles modifient l’organisation spatiale des données et la perception des objets. C’est ce qui avait fait supposer des centres gnosiques spécialisés dans la localisation et l’interprétation des qualités. En réalité, les recherches modernes montrent que les lésions centrales agissent surtout en élevant les chronaxies qui sont chez le malade deux ou trois fois décuplées. L’excitation produit ses effets plus lentement, ils subsistent plus longtemps, et la perception tactile du rude, par exemple, se trouve compromise en tant qu’elle suppose une suite d’impressions circonscrites ou une conscience précise des différentes positions de la main4. La localisation confuse de l’excitant ne s’explique pas par la destruction d’un centre localisateur, mais par le nivellement des excitations qui ne réussissent plus à s’organiser en un ensemble stable où chacune d’elles recevrait une valeur univoque et ne se traduirait à la conscience que par un changement circonscrit5. Ainsi les excitations d’un même sens diffèrent moins par l’instrument matériel dont elles se servent que par la manière dont les stimuli élémentaires s’organisent spontanément entre eux, et cette organisation est le facteur décisif au niveau des « qualités » sensibles comme au niveau de la perception. C’est elle encore, et non pas l’énergie spécifique de l’appareil interrogé, qui fait qu’un excitant donne lieu à une sensation tactile ou à une sensation thermique. Si l’on excite à plusieurs reprises avec un cheveu une région donnée de la peau, on a d’abord des perceptions ponctuelles, nettement distinguées et localisées chaque fois au même point. À mesure que l’excitation se répète, la localisation se fait moins précise, la perception s’étale dans l’espace, en même temps la sensation cesse d’être spécifique : ce n’est plus un contact, c’est une brûlure, tantôt par le froid, tantôt par la chaleur. Plus tard encore le sujet croit que l’excitant bouge et trace un cercle sur sa peau. Enfin rien n’est plus senti6. C’est dire que la « qualité sensible », les déterminations spatiales du perçu et même la présence ou l’absence d’une perception ne sont pas des effets de la situation de fait hors de l’organisme, mais représentent la manière dont il vient au-devant des stimulations et dont il se réfère à elles. Une excitation n’est pas perçue lorsqu’elle atteint un organe sensoriel qui n’est pas « accordé » avec elle7. La fonction de l’organisme dans la réception des stimuli est pour ainsi dire de « concevoir » une certaine forme d’excitation8. L’« événement psychophysique » n’est donc plus du type de la causalité « mondaine », le cerveau devient le lieu d’une « mise en forme » qui intervient même avant l’étape corticale, et qui brouille, dès l’entrée du système neveux, les relations du stimulus et de l’organisme. L’excitation est saisie et réorganisée par des fonctions transversales qui la font ressembler à la perception qu’elle va susciter. Cette forme qui se dessine dans le système nerveux, ce déploiement d’une structure, je ne puis me les représenter comme une série de processus en troisième personne, transmission de mouvement ou détermination d’une variable par une autre. Je n’en peux prendre une connaissance distante. Si je devine ce qu’elle peut être, c’est en laissant là le corps objet, partes extra partes, et en me reportant au corps dont j’ai l’expérience actuelle, par exemple, à la manière dont ma main circonvient l’objet qu’elle touche en devançant les stimuli et en dessinant elle-même la forme que je vais percevoir. Je ne puis comprendre la fonction du corps vivant qu’en l’accomplissant moi-même et dans la mesure où je suis un corps qui se lève vers le monde.
Ainsi l’extéroceptivité exige une mise en forme des stimuli, la conscience du corps envahit le corps, l’âme se répand sur toutes ses parties, le comportement déborde son secteur central. Mais on pourrait répondre que cette « expérience du corps » est elle-même une « représentation », un « fait psychique », qu’à ce titre elle est au bout d’une chaîne d’événements physiques et physiologiques qui peuvent seuls être mis au compte du « corps réel ». Mon corps n’est-il pas, exactement comme les corps extérieurs, un objet qui agit sur des récepteurs et donne lieu finalement à la conscience du corps ? N’y a-t-il pas une « intéroceptivité » comme il y a une « extéroceptivité » ? Ne puis-je pas trouver dans le corps des fils que les organes internes envoient au cerveau et qui sont institués de la nature pour donner à l’âme l’occasion de sentir son corps ? La conscience du corps et l’âme se trouvent ainsi refoulées, le corps redevient cette machine bien nettoyée que la notion ambiguë du comportement a failli nous faire oublier. Si, par exemple, chez un amputé, quelque stimulation se substitue à celle de la jambe sur le trajet qui va du moignon au cerveau, le sujet sentira une jambe fantôme, parce que l’âme est unie immédiatement au cerveau et à lui seul.
Que dit là-dessus la physiologie moderne ? L’anesthésie par la cocaïne ne supprime pas le membre fantôme, il y a des membres fantômes sans aucune amputation et à la suite de lésions cérébrales9. Enfin le membre fantôme garde souvent la position même que le bras réel occupait au moment de la blessure : un blessé de guerre sent encore dans son bras fantôme les éclats d’obus qui ont lacéré son bras réel10. Faut-il donc remplacer la « théorie périphérique » par une « théorie centrale » ? Mais une théorie centrale ne nous ferait rien gagner si elle n’ajoutait aux conditions périphériques du membre fantôme que des traces cérébrales. Car un ensemble de traces cérébrales ne saurait figurer les rapports de conscience qui interviennent dans le phénomène. Il dépend en effet de déterminants « psychiques ». Une émotion, une circonstance qui rappelle celles de la blessure font apparaître un membre fantôme chez des sujets qui n’en avaient pas11. Il arrive que le bras fantôme, énorme après l’opération, se rétrécisse ensuite pour s’engloutir enfin dans le moignon « avec le consentement du malade à accepter sa mutilation »12. Le phénomène du membre fantôme s’éclaire ici par le phénomène d’anosognosie, qui exige visiblement une explication psychologique. Les sujets qui ignorent systématiquement leur main droite paralysée et tendent la gauche quand on leur demande la droite parlent cependant de leur bras paralysé comme d’un « serpent long et froid », ce qui exclut l’hypothèse d’une véritable anesthésie et suggère celle d’un refus de la déficience13. Faut-il donc dire que le membre fantôme est un souvenir, une volonté ou une croyance, et, à défaut d’une explication physiologique, en donner une explication psychologique ? Pourtant aucune explication psychologique ne peut ignorer que la section des conducteurs sensitifs qui vont vers l’encéphale supprime le membre fantôme14. Il faut donc comprendre comment les déterminants psychiques et les conditions physiologiques s’engrènent les uns sur les autres : on ne conçoit pas comment le membre fantôme, s’il dépend de conditions physiologiques et s’il est à ce titre l’effet d’une causalité en troisième personne, peut pour une autre part relever de l’histoire personnelle du malade, de ses souvenirs, de ses émotions ou de ses volontés. Car pour que les deux séries de conditions puissent déterminer ensemble le phénomène, comme deux composantes déterminent une résultante, il leur faudrait un même point d’application ou un terrain commun, et l’on ne voit pas quel pourrait être le terrain commun à des « faits physiologiques » qui sont dans l’espace et à des « faits psychiques » qui ne sont nulle part, ou même à des processus objectifs comme les influx nerveux, qui appartiennent à l’ordre de l’en soi, et à des cogitationes telles que l’acceptation et le refus, la conscience du passé et l’émotion, qui sont de l’ordre du pour soi. Une théorie mixte du membre fantôme, qui admettrait les deux séries de conditions15 peut donc être valable comme énoncé des faits connus : mais elle est foncièrement obscure. Le membre fantôme n’est pas le simple effet d’une causalité objective, pas davantage une cogitatio. Il ne pourrait être un mélange des deux que si nous trouvions le moyen d’articuler l’un sur l’autre, le « psychique » et le « physiologique », le « pour soi » et l’« en soi », et de ménager entre eux une rencontre, si les processus en troisième personne et les actes personnels pouvaient être intégrés dans un milieu qui leur soit commun.
Pour décrire la croyance au membre fantôme et le refus de la mutilation, les auteurs parlent d’une « répression » ou d’un « refoulement organique »16. Ces termes peu cartésiens nous obligent à former l’idée d’une pensée organique par laquelle le rapport du « psychique » et du « physiologique » deviendrait concevable. Nous avons déjà rencontré ailleurs, avec les suppléances, des phénomènes qui dépassent l’alternative du psychique et du physiologique, de la finalité expresse et du mécanisme17. Quand l’insecte substitue la patte saine à la patte coupée dans un acte instinctif, ce n’est pas, avons-nous vu, qu’un dispositif de secours établi d’avance soit substitué par déclenchement automatique au circuit qui vient d’être mis hors d’usage. Mais ce n’est pas davantage que l’animal ait conscience d’une fin à atteindre et use de ses membres comme de différents moyens, car alors la suppléance devrait se produire chaque fois que l’acte est empêché, et l’on sait qu’elle ne se produit pas si la patte n’est qu’attachée. Simplement l’animal continue d’être au même monde et se porte vers lui par toutes ses puissances. Le membre attaché n’est pas suppléé par le membre libre parce qu’il continue de compter dans l’être animal et que le courant d’activité qui va vers le monde passe encore par lui. Il n’y a ici pas plus de choix que dans une goutte d’huile qui emploie toutes ses forces internes pour résoudre pratiquement le problème de maximum et de minimum qui lui est posé. La différence est seulement que la goutte d’huile s’adapte à des forces externes données, tandis que l’animal projette lui-même les normes de son milieu et pose lui-même les termes de son problème vital18 ; mais il s’agit là d’un a priori de l’espèce et non d’une option personnelle. Ainsi, ce qu’on trouve derrière le phénomène de suppléance, c’est le mouvement de l’être au monde et il est temps d’en préciser la notion. Quand on dit qu’un animal existe, qu’il a un monde, ou qu’il est à un monde, on ne veut pas dire qu’il en ait perception ou conscience objective. La situation qui déclenche les opérations instinctives n’est pas entièrement articulée et déterminée, le sens total n’en est pas possédé, comme le montrent assez les erreurs et l’aveuglement de l’instinct. Elle n’offre qu’une signification pratique, elle n’invite qu’à une reconnaissance corporelle, elle est vécue comme situation « ouverte », et appelle les mouvements de l’animal comme les premières notes de la mélodie appellent un certain mode de résolution, sans qu’il soit connu pour lui-même, et c’est justement ce qui permet aux membres de se substituer l’un à l’autre, d’être équivalents devant l’évidence de la tâche. S’il ancre le sujet dans un certain « milieu », l’« être au monde » est-il quelque chose comme l’« attention à la vie » de Bergson ou comme la « fonction du réel » de P. Janet ? L’attention à la vie est la conscience que nous prenons de « mouvements naissants » dans notre corps. Or des mouvements réflexes, ébauchés ou accomplis ne sont encore que des processus objectifs dont la conscience peut constater le déroulement et les résultats, mais où elle n’est pas engagée19. En réalité les réflexes eux-mêmes ne sont jamais des processus aveugles : ils s’ajustent à un « sens » de la situation, ils expriment notre orientation vers un « milieu de comportement » tout autant que l’action du « milieu géographique » sur nous. Ils dessinent à distance la structure de l’objet sans en attendre les stimulations ponctuelles. C’est cette présence globale de la situation qui donne un sens aux stimuli partiels et qui les fait compter, valoir ou exister pour l’organisme. Le réflexe ne résulte pas des stimuli objectifs, il se retourne vers eux, il les investit d’un sens qu’ils n’ont pas pris un à un et comme agents physiques, qu’ils ont seulement comme situation. Il les fait être comme situation, il est avec eux dans un rapport de « connaissance », c’est-à-dire qu’il les indique comme ce qu’il est destiné à affronter. Le réflexe, en tant qu’il s’ouvre au sens d’une situation et la perception en tant qu’elle ne pose pas d’abord un objet de connaissance et qu’elle est une intention de notre être total sont des modalités d’une vue préobjective qui est ce que nous appelons l’être au monde. En deçà des stimuli et des contenus sensibles, il faut reconnaître une sorte de diaphragme intérieur qui, beaucoup plus qu’eux, détermine ce que nos réflexes et nos perceptions pourront viser dans le monde, la zone de nos opérations possibles, l’ampleur de notre vie. Certains sujets peuvent approcher de la cécité sans avoir changé de « monde » : on les voit se heurter partout aux objets, mais ils n’ont pas conscience de ne plus avoir de qualités visuelles et la structure de leur conduite ne s’altère pas. D’autres malades, au contraire, perdent leur monde dès que les contenus se dérobent, ils renoncent à leur vie coutumière avant même qu’elle soit devenue impossible, ils se font infirmes avant la lettre et rompent le contact vital avec le monde avant d’avoir perdu le contact sensoriel. Il y a donc une certaine consistance de notre « monde », relativement indépendante des stimuli, qui interdit de traiter l’être au monde comme une somme de réflexes, — une certaine énergie de la pulsation d’existence, relativement indépendante de nos pensées volontaires qui interdit de le traiter comme un acte de conscience. C’est parce qu’il est une vue préobjective que l’être au monde peut se distinguer de tout processus en troisième personne, de toute modalité de la res extensa, comme de toute cogitatio, de toute connaissance en première personne, — et qu’il pourra réaliser la jonction du « psychique » et du « physiologique ».
Revenons maintenant au problème d’où nous sommes partis. L’anosognosie et le membre fantôme n’admettent ni une explication physiologique, ni une explication psychologique, ni une explication mixte, bien qu’on puisse les rattacher aux deux séries de conditions. Une explication physiologique interpréterait l’anosognosie et le membre fantôme comme la simple suppression ou la simple persistance des stimulations intéroceptives. Dans cette hypothèse l’anosognosie est l’absence d’un fragment de la représentation du corps qui devrait être donné, puisque le membre correspondant est là, le membre fantôme est la présence d’une partie de la représentation du corps qui ne devrait pas être donnée puisque le membre correspondant n’est pas là. Si maintenant on donne des phénomènes une explication psychologique, le membre fantôme devient un souvenir, un jugement positif ou une perception, l’anosognosie un oubli, un jugement négatif ou une imperception. Dans le premier cas le membre fantôme est la présence effective d’une représentation, l’anosognosie, l’absence effective d’une représentation. Dans le second cas le membre fantôme est la représentation d’une présence effective, l’anosognosie est la représentation d’une absence effective. Dans les deux cas, nous ne sortons pas des catégories du monde objectif où il n’y a pas de milieu entre la présence et l’absence. En réalité l’anosognosique n’ignore pas simplement le membre paralysé : il ne peut se détourner de la déficience que parce qu’il sait où il risquerait de la rencontrer, comme le sujet, dans la psychanalyse, sait ce qu’il ne veut pas voir en face, sans quoi il ne pourrait pas l’éviter si bien. Nous ne comprenons l’absence ou la mort d’un ami qu’au moment où nous attendons de lui une réponse et où nous éprouvons qu’il n’y en aura plus ; aussi évitons-nous d’abord d’interroger pour n’avoir pas à percevoir ce silence ; nous nous détournons des régions de notre vie où nous pourrions rencontrer ce néant, mais c’est dire que nous les devinons. De même l’anosognosique met hors de jeu son bras paralysé pour n’avoir pas à éprouver sa déchéance, mais c’est dire qu’il en a un savoir préconscient. Il est vrai que dans le cas du membre fantôme, le sujet semble ignorer la mutilation et compter sur son fantôme comme sur un membre réel, puisqu’il essaye de marcher avec sa jambe fantôme et ne se laisse même pas décourager par une chute. Mais il décrit très bien par ailleurs les particularités de la jambe fantôme, par exemple sa motricité singulière, et s’il la traite pratiquement comme un membre réel, c’est que, comme le sujet normal, il n’a pas besoin pour se mettre en route d’une perception nette et articulée de son corps : il lui suffit de l’avoir « à sa disposition » comme une puissance indivise, et de deviner la jambe fantôme vaguement impliquée en lui. La conscience de la jambe fantôme reste donc, elle aussi, équivoque. L’amputé sent sa jambe comme je peux sentir vivement l’existence d’un ami qui n’est pourtant pas sous mes yeux, il ne l’a pas perdue parce qu’il continue de compter avec elle, comme Proust peut bien constater la mort de sa grand’mère sans la perdre encore tant qu’il la garde à l’horizon de sa vie. Le bras fantôme n’est pas une représentation du bras, mais la présence ambivalente d’un bras. Le refus de la mutilation dans le cas du membre fantôme ou le refus de la déficience dans l’anosognosie ne sont pas des décisions délibérées, ne se passent pas au niveau de la conscience thétique qui prend position explicitement après avoir considéré différents possibles. La volonté d’avoir un corps sain ou le refus du corps malade ne sont pas formulés pour eux-mêmes, l’expérience du bras amputé comme présent ou du bras malade comme absent ne sont pas de l’ordre du « je pense que... ».
Ce phénomène, que défigurent également les explications physiologiques et psychologiques, se comprend au contraire dans la perspective de l’être au monde. Ce qui en nous refuse la mutilation et la déficience, c’est un Je engagé dans un certain monde physique et interhumain, qui continue de se tendre vers son monde en dépit des déficiences ou des amputations, et qui, dans cette mesure, ne les reconnaît pas de jure. Le refus de la déficience n’est que l’envers de notre inhérence à un monde, la négation implicite de ce qui s’oppose au mouvement naturel qui nous jette à nos tâches, à nos soucis, à notre situation, à nos horizons familiers. Avoir un bras fantôme, c’est rester ouvert à toutes les actions dont le bras seul est capable, c’est garder le champ pratique que l’on avait avant la mutilation. Le corps est le véhicule de l’être au monde, et avoir un corps c’est pour un vivant se joindre à un milieu défini, se confondre avec certains projets et s’y engager continuellement. Dans l’évidence de ce monde complet où figurent encore des objets maniables, dans la force du mouvement qui va vers lui et où figurent encore le projet d’écrire ou de jouer du piano, le malade trouve la certitude de son intégrité. Mais au moment même où il lui masque sa déficience, le monde ne peut manquer de la lui révéler : car s’il est vrai que j’ai conscience de mon corps à travers le monde, qu’il est, au centre du monde, le terme inaperçu vers lequel tous les objets tournent leur face, il est vrai pour la même raison que mon corps est le pivot du monde : je sais que les objets ont plusieurs faces parce que je pourrais en faire le tour, et en ce sens j’ai conscience du monde par le moyen de mon corps. Au moment même où mon monde coutumier fait lever en moi des intentions habituelles, je ne puis plus, si je suis amputé, me joindre effectivement à lui, les objets maniables, justement en tant qu’ils se présentent comme maniables, interrogent une main que je n’ai plus. Ainsi se délimitent, dans l’ensemble de mon corps, des régions de silence. Le malade sait donc sa déchéance justement en tant qu’il l’ignore et l’ignore justement en tant qu’il la sait. Ce paradoxe est celui de tout l’être au monde : en me portant vers un monde, j’écrase mes intentions perceptives et mes intentions pratiques en des objets qui m’apparaissent finalement comme antérieurs et extérieurs à elles, et qui cependant n’existent pour moi qu’en tant qu’ils suscitent en moi des pensées ou des volontés. Dans le cas qui nous occupe, l’ambiguïté du savoir se ramène à ceci que notre corps comporte comme deux couches distinctes, celle du corps habituel et celle du corps actuel. Dans la première figurent les gestes de maniement qui ont disparu de la seconde, et la question de savoir comment je puis me sentir pourvu d’un membre que je n’ai plus en fait revient à savoir comment le corps habituel peut se porter garant pour le corps actuel. Comment puis-je percevoir des objets comme maniables, alors que je ne puis plus les manier ? Il faut que le maniable ait cessé d’être ce que je manie actuellement, pour devenir ce qu’on peut manier, ait cessé d’être un maniable pour moi et soit devenu comme un maniable en soi. Corrélativement, il faut que mon corps soit saisi non seulement dans une expérience instantanée, singulière, pleine, mais encore sous un aspect de généralité et comme un être impersonnel.
Par là le phénomène du membre fantôme rejoint celui du refoulement qui va l’éclairer. Car le refoulement dont parle la psychanalyse consiste en ceci que le sujet s’engage dans une certaine voie, — entreprise amoureuse, carrière, œuvre, — qu’il rencontre sur cette voie une barrière, et que, n’ayant ni la force de franchir l’obstacle ni celle de renoncer à l’entreprise, il reste bloqué dans cette tentative et emploie indéfiniment ses forces à la renouveler en esprit. Le temps qui passe n’entraîne pas avec lui les projets impossibles, il ne se referme pas sur l’expérience traumatique, le sujet reste toujours ouvert au même avenir impossible, sinon dans ses pensées explicites, du moins dans son être effectif. Un présent parmi tous les présents acquiert donc une valeur d’exception : il déplace les autres et les destitue de leur valeur de présents authentiques. Nous continuons d’être celui qui un jour s’est engagé dans cet amour d’adolescent ou celui qui un jour a vécu dans cet univers parental. Des perceptions nouvelles remplacent les perceptions anciennes et même des émotions nouvelles remplacent celles d’autrefois, mais ce renouvellement n’intéresse que le contenu de notre expérience et non sa structure, le temps impersonnel continue de s’écouler, mais le temps personnel est noué. Bien entendu, cette fixation ne se confond pas avec un souvenir, elle exclut même le souvenir en tant qu’il étale devant nous comme un tableau une expérience ancienne et qu’au contraire ce passé qui demeure notre vrai présent ne s’éloigne pas de nous et se cache toujours derrière notre regard au lieu de se disposer devant lui. L’expérience traumatique ne subsiste pas à titre de représentation, dans le mode de la conscience objective et comme un moment qui a sa date, il lui est essentiel de ne se survivre que comme un style d’être et dans un certain degré de généralité. J’aliène mon pouvoir perpétuel de me donner des « mondes » au profit de l’un d’eux, et par là même ce monde privilégié perd sa substance et finit par n’être plus qu’une certaine angoisse. Tout refoulement est donc le passage de l’existence en première personne à une sorte de scolastique de cette existence, qui vit sur une expérience ancienne ou plutôt sur le souvenir de l’avoir eue, puis sur le souvenir d’avoir eu ce souvenir, et ainsi de suite, au point que finalement elle n’en retient que la forme typique. Or comme avènement de l’impersonnel, le refoulement est un phénomène universel, il fait comprendre notre condition d’êtres incarnés en la rattachant à la structure temporelle de l’être au monde. En tant que j’ai des « organes des sens », un « corps », des « fonctions psychiques » comparables à ceux des autres hommes, chacun des moments de mon expérience cesse d’être une totalité intégrée, rigoureusement unique, où les détails n’existeraient qu’en fonction de l’ensemble, je deviens le lieu où s’entrecroisent une multitude de « causalités ». En tant que j’habite un « monde physique », où des « stimuli » constants et des situations typiques se retrouvent, — et non pas seulement le monde historique où les situations ne sont jamais comparables, — ma vie comporte des rythmes qui n’ont pas leur raison dans ce que j’ai choisi d’être, mais leur condition dans le milieu banal qui m’entoure. Ainsi apparaît autour de notre existence personnelle une marge d’existence presque impersonnelle, qui va pour ainsi dire de soi, et à laquelle je me remets du soin de me maintenir en vie, — autour du monde humain que chacun de nous s’est fait un monde en général auquel il faut d’abord appartenir pour pouvoir s’enfermer dans le milieu particulier d’un amour ou d’une ambition. De même qu’on parle d’un refoulement au sens restreint lorsque je maintiens à travers le temps un des mondes momentanés que j’ai traversés et que j’en fais la forme de toute ma vie, — de même on peut dire que mon organisme, comme adhésion prépersonnelle à la forme générale du monde, comme existence anonyme et générale, joue, au-dessous de ma vie personnelle, le rôle d’un complexe inné. Il n’est pas comme une chose inerte, il ébauche lui aussi le mouvement de l’existence. Il peut même arriver dans le danger que ma situation humaine efface ma situation biologique, que mon corps se joigne sans réserve à l’action20. Mais ces moments ne peuvent être que des moments21 et la plupart du temps l’existence personnelle refoule l’organisme sans pouvoir ni passer outre, ni renoncer à elle-même, — ni le réduire à elle, ni se réduire à lui. Pendant que je suis accablé par un deuil et tout à ma peine, déjà mes regards errent devant moi, ils s’intéressent sournoisement à quelque objet brillant, ils recommencent leur existence autonome. Après cette minute où nous voulions enfermer toute notre vie, le temps, au moins le temps prépersonnel, recommence à s’écouler, et il emporte sinon notre résolution, du moins les sentiments chaleureux qui la soutenaient. L’existence personnelle est intermittente et quand cette marée se retire, la décision ne peut plus donner à ma vie qu’une signification forcée. La fusion de l’âme et du corps dans l’acte, la sublimation de l’existence biologique en existence personnelle, du monde naturel en monde culturel est rendue à la fois possible et précaire par la structure temporelle de notre expérience. Chaque présent saisit de proche en proche, à travers son horizon du passé immédiat et du futur prochain, la totalité du temps possible ; il surmonte ainsi la dispersion des instants, il est en position de donner son sens définitif à notre passé lui-même et de réintégrer à l’existence personnelle jusqu’à ce passé de tous les passés que les stéréotypies organiques nous font deviner à l’origine de notre être volontaire. Dans cette mesure, même les réflexes ont un sens et le style de chaque individu est encore visible en eux comme le battement du cœur se fait sentir jusqu’à la périphérie du corps. Mais justement ce pouvoir appartient à tous les présents, aux anciens présents comme au nouveau. Même si nous prétendons mieux comprendre notre passé qu’il ne se comprenait lui-même, il peut toujours récuser notre jugement présent et s’enfermer dans son évidence autistique. Il le fait même nécessairement en tant que je le pense comme un ancien présent. Chaque présent peut prétendre à fixer notre vie, c’est là ce qui le définit comme présent. En tant qu’il se donne pour la totalité de l’être et qu’il remplit un instant la conscience, nous ne nous en dégageons jamais tout à fait, le temps ne se ferme jamais tout à fait sur lui et il demeure comme une blessure par où notre force s’écoule. À plus forte raison le passé spécifique qu’est notre corps ne peut-il être ressaisi et assumé par une vie individuelle que parce qu’elle ne l’a jamais transcendé, parce qu’elle le nourrit secrètement et y emploie une part de ses forces, parce qu’il reste son présent, comme on le voit dans la maladie où les événements du corps deviennent les événements de la journée. Ce qui nous permet de centrer notre existence est aussi ce qui nous empêche de la centrer absolument et l’anonymat de notre corps est inséparablement liberté et servitude. Ainsi, pour nous résumer, l’ambiguïté de l’être au monde se traduit par celle du corps, et celle-ci se comprend par celle du temps.
Nous reviendrons plus tard sur le temps. Montrons seulement pour le moment qu’à partir de ce phénomène central les rapports du « psychique » et du « physiologique » deviennent pensables. Pourquoi d’abord les souvenirs que l’on rappelle à l’amputé peuvent-ils faire apparaître le membre fantôme ? Le bras fantôme n’est pas une remémoration, il est un quasi-présent, le mutilé le sent actuellement replié sur sa poitrine sans aucun indice de passé. Nous ne pouvons pas davantage supposer qu’un bras en image, errant à travers la conscience, est venu se poser sur le moignon : car alors ce ne serait pas un « fantôme », mais une perception renaissante. Il faut que le bras fantôme soit ce même bras lacéré par les éclats d’obus et dont l’enveloppe visible a brûlé ou pourri quelque part qui vient hanter le corps présent sans se confondre avec lui. Le bras fantôme est donc comme l’expérience refoulée un ancien présent qui ne se décide pas à devenir passé. Les souvenirs que l’on évoque devant l’amputé induisent un membre fantôme non pas comme une image dans l’associationnisme appelle une autre image, mais parce que tout souvenir rouvre le temps perdu et nous invite à reprendre la situation qu’il évoque. La mémoire intellectuelle, au sens de Proust, se contente d’un signalement du passé, d’un passé en idée, elle en extrait les « caractères » ou la signification communicable plutôt qu’elle n’en retrouve la structure, mais enfin elle ne serait pas mémoire si l’objet qu’elle construit ne tenait encore par quelques fils intentionnels à l’horizon du passé vécu et à ce passé même tel que nous le retrouverions en nous enfonçant dans ces horizons et en rouvrant le temps. De la même manière, si l’on replace l’émotion dans l’être au monde, on comprend qu’elle puisse être à l’origine du membre fantôme. Être ému, c’est se trouver engagé dans une situation à laquelle on ne réussit pas à faire face et que l’on ne veut pourtant pas quitter. Plutôt que d’accepter l’échec ou de revenir sur ses pas, le sujet, dans cette impasse existentielle, fait voler en éclats le monde objectif qui lui barre la route et cherche dans des actes magiques une satisfaction symbolique22. La ruine du monde objectif, la renonciation à l’action vraie, la fuite dans l’autisme sont des conditions favorables à l’illusion des amputés en tant qu’elle suppose elle aussi l’oblitération du réel. Si le souvenir et l’émotion peuvent faire apparaître le membre fantôme, ce n’est pas comme une cogitatio nécessite une autre cogitatio, ou comme une condition détermine sa conséquence, — ce n’est pas qu’une causalité de l’idée se superpose ici à une causalité physiologique, c’est qu’une attitude existentielle en motive une autre et que souvenir, émotion, membre fantôme sont équivalents à l’égard de l’être au monde. Pourquoi enfin la section des conducteurs afférents supprime-t-elle le membre fantôme ? Dans la perspective de l’être au monde ce fait signifie que les excitations venues du moignon maintiennent le membre amputé dans le circuit de l’existence. Elles marquent et gardent sa place, elles font qu’il ne soit pas anéanti, qu’il compte encore dans l’organisme, elles ménagent un vide que l’histoire du sujet va remplir, elles lui permettent de réaliser le fantôme comme les troubles structuraux permettent au contenu de la psychose de réaliser un délire. De notre point de vue, un circuit sensori-moteur est, à l’intérieur de notre être au monde global, un courant d’existence relativement autonome. Non qu’il apporte toujours à notre être total une contribution séparable, mais parce que, dans certaines conditions, il est possible de mettre en évidence des réponses constantes pour des stimuli eux-mêmes constants. La question est donc de savoir pourquoi le refus de la déficience, qui est une attitude d’ensemble de notre existence, a besoin pour se réaliser de cette modalité très spéciale qu’est un circuit sensori-moteur et pourquoi notre être au monde, qui donne leur sens à tous nos réflexes, et qui sous ce rapport les fonde, se livre cependant à eux et pour finir se fonde sur eux. En fait, nous l’avons montré ailleurs, les circuits sensori-moteurs se dessinent d’autant plus nettement qu’on a affaire à des existences plus intégrées et le réflexe à l’état pur ne se trouve guère que chez l’homme, qui a non seulement un milieu (Umwelt), mais encore un monde (Welt)23. Du point de vue de l’existence, ces deux faits, que l’induction scientifique se borne à juxtaposer, se relient intérieurement et se comprennent sous une même idée. Si l’homme ne doit pas être enfermé dans la gangue du milieu syncrétique où l’animal vit comme en état d’extase, s’il doit avoir conscience d’un monde comme raison commune de tous les milieux et théâtre de tous les comportements, il faut qu’entre lui-même et ce qui appelle son action s’établisse une distance, il faut que, comme disait Malebranche, les stimulations du dehors ne le touchent plus qu’avec « respect », que chaque situation momentanée cesse d’être pour lui la totalité de l’être, chaque réponse particulière d’occuper tout son champ pratique, que l’élaboration de ces réponses, au lieu de se faire au centre de son existence, se passe à la périphérie et qu’enfin les réponses elles-mêmes n’exigent plus chaque fois une prise de position singulière et soient dessinées une fois pour toutes dans leur généralité. Ainsi c’est en renonçant à une partie de sa spontanéité, en s’engageant dans le monde par des organes stables et des circuits préétablis que l’homme peut acquérir l’espace mental et pratique qui le dégagera en principe de son milieu et le lui fera voir. Et à condition de replacer dans l’ordre de l’existence jusqu’à la prise de conscience d’un monde objectif, nous ne trouverons plus de contradiction entre elle et le conditionnement corporel : c’est une nécessité interne pour l’existence la plus intégrée de se donner un corps habituel. Ce qui nous permet de relier l’un à l’autre le « physiologique » et le « psychique », c’est que, réintégrés à l’existence, ils ne se distinguent plus comme l’ordre de l’en soi et l’ordre du pour soi, et qu’ils sont tous deux orientés vers un pôle intentionnel ou vers un monde. Sans doute les deux histoires ne se recouvrent jamais tout à fait : l’une est banale et cyclique, l’autre peut être ouverte et singulière, et il faudrait réserver le terme d’histoire pour le second ordre de phénomènes si l’histoire était une suite d’événements qui non seulement ont un sens, mais encore se le donnent eux-mêmes. Cependant, à moins d’une révolution vraie qui brise les catégories historiques valables jusque-là, le sujet de l’histoire ne crée pas de toutes pièces son rôle : en face de situations typiques, il prend des décisions typiques, et Nicolas II, retrouvant jusqu’aux paroles de Louis XVI, joue le rôle déjà écrit d’un pouvoir établi en face d’un nouveau pouvoir. Ses décisions traduisent un a priori du prince menacé comme nos réflexes traduisent un a priori spécifique. Ces stéréotypies ne sont d’ailleurs pas une fatalité, et de même que le vêtement, la parure, l’amour transfigurent les besoins biologiques à l’occasion desquels ils sont nés, de même à l’intérieur du monde culturel l’a priori historique n’est constant que pour une phase donnée et à condition que l’équilibre des forces laisse subsister les mêmes formes. Ainsi l’histoire n’est ni une nouveauté perpétuelle, ni une répétition perpétuelle, mais le mouvement unique qui crée des formes stables et les brise. L’organisme et ses dialectiques monotones ne sont donc pas étrangers à l’histoire et comme inassimilables pour elle. L’homme concrètement pris n’est pas un psychisme joint à un organisme, mais ce va-et-vient de l’existence qui tantôt se laisse être corporelle et tantôt se porte aux actes personnels. Les motifs psychologiques et les occasions corporelles peuvent s’entrelacer parce qu’il n’est pas un seul mouvement dans un corps vivant qui soit un hasard absolu à l’égard des intention psychiques, pas un seul acte psychique qui n’ait trouvé au moins son germe ou son dessin général dans les dispositions physiologiques. Il ne s’agit jamais de la rencontre incompréhensible de deux causalités, ni d’une collision entre l’ordre des causes et l’ordre des fins. Mais par un tournant insensible un processus organique débouche dans un comportement humain, un acte instinctif vire et devient sentiment, ou inversement un acte humain entre en sommeil et se continue distraitement en réflexe. Entre le psychique et le physiologique il peut y avoir des rapports d’échange qui empêchent presque toujours de définir un trouble mental comme psychique ou comme somatique. Le trouble dit somatique ébauche sur le thème de l’accident organique des commentaires psychiques et le trouble « psychique » se borne à développer la signification humaine de l’événement corporel. Un malade sent dans son corps une seconde personne implantée. Il est homme dans une moitié de son corps, femme dans l’autre moitié. Comment distinguer dans le symptôme les causes physiologiques et les motifs psychologiques ? Comment associer simplement les deux explications et comment concevoir un point de jonction entre les deux déterminants ? « Dans des symptômes de cette sorte, psychique et physique sont liés si intérieurement qu’on ne peut plus penser à compléter l’un des domaines fonctionnels par l’autre et que tous deux doivent être assumés par un troisième (...) (Il faut)... passer d’une connaissance des faits psychologiques et physiologiques à une reconnaissance de l’événement animique comme processus vital inhérent à notre existence24. » Ainsi, à la question que nous nous posions, la physiologie moderne donne une réponse très claire : l’événement psychophysique ne peut plus être conçu à la manière de la physiologie cartésienne et comme la contiguïté d’un processus en soi et d’une cogitatio. L’union de l’âme et du corps n’est pas scellée par un décret arbitraire entre deux termes extérieurs, l’un objet, l’autre sujet. Elle s’accomplit à chaque instant dans le mouvement de l’existence. C’est l’existence que nous avons trouvée dans le corps en l’approchant par une première voie d’accès, celle de la physiologie. Il nous est donc permis de recouper et de préciser ce premier résultat en interrogeant cette fois l’existence sur elle-même, c’est-à-dire en nous adressant à la psychologie.
1. Cf La Structure du Comportement, chap. I et II.
2. J. STEIN, Pathologie der Wahrnehmung, p. 365.
3. Id. ibid., p. 358.
4. Id. ibid., pp. 360-361.
5. J. STEIN, Pathologie der Wahrnehmung, p. 362.
6. Id. ibid., p. 364.
7. Die Reizvorgänge treffen ein ungestimmtes Reaktionsorgan. STEIN, Pathologie der Wahrnehmung, p. 361.
8. « Die Sinne... die Form eben durch ursprüngliches Formbegreifen zu erkennen geben. » Id. ibid., p. 353.
9. LHERMITTE, L’Image de notre Corps, p. 47.
10. Id. ibid., pp. 129 sqq.
11. LHERMITTE, L’Image de notre Corps, p. 57.
12. Id. ibid., p. 73. J. Lhermitte signale que l’illusion des amputés est en rapport avec la constitution psychique du sujet : elle est plus fréquente chez les hommes cultivés.
13. Id. ibid., p. 129 sqq.
14. Id. ibid., p. 129 sqq.
15. Le membre fantôme ne se prête ni à une explication physiologique pure, ni à une explication psychologique pure, c’est la conclusion de J. LHERMITTE, L’Image de notre Corps, p. 126.
16. SCHILDER, Das Körperschema ; MENNINGER-LERCHENTHAL, Das Truggebilde der eigenen Gestalt, p. 174 ; LHERMITTE, L’Image de notre Corps, p. 143.
17. Cf La Structure du Comportement, pp. 47 et suivantes.
18. Ibid., pp. 196 et suivantes.
19. Quand Bergson insiste sur l’unité de la perception et de l’action et invente pour l’exprimer le terme de « processus sensori-moteurs », il cherche visiblement à engager la conscience dans le monde. Mais si sentir c’est se représenter une qualité, si le mouvement est un déplacement dans l’espace objectif, entre la sensation et le mouvement, même pris à l’état naissant, aucun compromis n’est possible, et ils se distinguent comme le pour soi et l’en soi. D’une manière générale, Bergson a bien vu que le corps et l’esprit communiquent par la médiation du temps, qu’être un esprit c’est dominer l’écoulement du temps, qu’avoir un corps, c’est avoir un présent. Le corps est, dit-il, une coupe instantanée sur le devenir de la conscience (Matière et Mémoire, p. 150). Mais le corps reste pour lui ce que nous avons appelé le corps objectif, la conscience une connaissance, le temps reste une série de « maintenant », qu’il fasse « boule de neige avec lui-même » ou qu’il se déploie en temps spatialisé. Bergson ne peut donc que tendre ou détendre la série des « maintenant » : il ne va jamais jusqu’au mouvement unique par lequel se constituent les trois dimensions du temps, et l’on ne voit pas pourquoi la durée s’écrase en un présent, pourquoi la conscience s’engage dans un corps et dans un monde.
Quant à la « fonction du réel », P. Janet s’en sert comme d’une notion existentielle. C’est ce qui lui permet d’ébaucher une théorie profonde de l’émotion comme effondrement de notre être coutumier, fuite hors de notre monde et par conséquent comme variation de notre être au monde (cf par exemple l’interprétation de la crise de nerfs, De l’Angoisse à l’Extase, T. II, pp. 450 et suivantes). Mais cette théorie de l’émotion n’est pas suivie jusqu’au bout et, comme le fait voir J.-P. Sartre, elle est en rivalité dans les écrits de P. Janet avec une conception mécanique assez voisine de celle de James : l’effondrement de notre existence dans l’émotion est traité comme une simple dérivation des forces psychologiques et l’émotion elle-même comme la conscience de ce processus en troisième personne, si bien qu’il n’y a plus lieu de chercher un sens aux conduites émotionnelles qui sont le résultat de la dynamique aveugle des tendances, et que l’on revient au dualisme (cf J.-P. Sartre, Esquisse d’une théorie de l’Émotion). P. Janet traite, d’ailleurs, expressément la tension psychologique, — c’est-à-dire le mouvement par lequel nous déployons devant nous notre « monde », — comme une hypothèse représentative, il est donc bien loin de la considérer en thèse générale comme l’essence concrète de l’homme, bien qu’il le fasse implicitement dans les analyses particulières.
20. Ainsi Saint-Exupéry, au-dessus d’Arras, entouré de feu, ne sent plus comme distinct de lui-même ce corps qui tout à l’heure se dérobait : « C’est comme si ma vie m’était à chaque seconde donnée, comme si ma vie me devenait à chaque seconde plus sensible. Je vis. Je suis vivant. Je suis encore vivant. Je suis toujours vivant. Je ne suis plus qu’une source de vie. » Pilote de guerre, p. 174.
21. « Mais certes au cours de ma vie, lorsque rien d’urgent ne me gouverne, lorsque ma signification n’est pas en jeu, je ne vois point de problèmes plus graves que ceux de mon corps. » A. DE SAINT-EXUPÉRY, Pilote de guerre, p. 169.
22. Cf J.-P. SARTRE, Esquisse d’une théorie de l’Émotion.
23. La Structure du Comportement, p. 55.
24. E. MENNINGER-LERCHENTHAL, Das Truggebilde der eigenen Gestalt, pp. 174-175.