III. LA SPATIALITÉ

DU CORPS PROPRE ET LA MOTRICITÉ

Décrivons d’abord la spatialité du corps propre. Si mon bras est posé sur la table, je ne songerai jamais à dire qu’il est à côté du cendrier comme le cendrier est à côté du téléphone. Le contour de mon corps est une frontière que les relations d’espace ordinaires ne franchissent pas. C’est que ses parties se rapportent les unes aux autres d’une manière originale : elles ne sont pas déployées les unes à côté des autres, mais enveloppées les unes dans les autres. Par exemple, ma main n’est pas une collection de points. Dans les cas d’allochirie1, où le sujet sent dans sa main droite les stimuli qu’on applique à sa main gauche, il est impossible de supposer que chacune des stimulations change de valeur spatiale pour son compte2 et les différents points de la main gauche sont transportés à droite en tant qu’ils relèvent d’un organe total, d’une main sans parties qui a été d’un seul coup déplacée. Ils forment donc un système et l’espace de ma main n’est pas une mosaïque de valeurs spatiales. De la même manière mon corps tout entier n’est pas pour moi un assemblage d’organes juxtaposés dans l’espace. Je le tiens dans une possession indivise et je connais la position de chacun de mes membres par un schéma corporel où ils sont tous enveloppés. Mais la notion du schéma corporel est ambiguë comme toutes celles qui apparaissent aux tournants de la science. Elles ne pourraient être entièrement développées que moyennant une réforme des méthodes. Elles sont donc d’abord employées dans un sens qui n’est pas leur sens plein et c’est leur développement immanent qui fait éclater les méthodes anciennes. On entendait d’abord par « schéma corporel » un résumé de notre expérience corporelle, capable de donner un commentaire et une signification à l’interoceptivité et à la proprioceptivité du moment. Il devait me fournir le changement de position des parties de mon corps pour chaque mouvement de l’une d’elles, la position de chaque stimulus local dans l’ensemble du corps, le bilan des mouvements accomplis à chaque moment d’un geste complexe, et enfin une traduction perpétuelle en langage visuel des impressions kinesthésiques et articulaires du moment. En parlant du schéma corporel, on ne croyait d’abord introduire qu’un nom commode pour désigner un grand nombre d’associations d’images et l’on voulait seulement exprimer que ces associations étaient fortement établies et constamment prêtes à jouer. Le schéma corporel devait se monter peu à peu au cours de l’enfance et à mesure que les contenus tactiles, kinesthésiques et articulaires s’associaient entre eux ou avec des contenus visuels et les évoquaient plus aisément3. Sa représentation physiologique ne pouvait être alors qu’un centre d’images au sens classique. Pourtant, dans l’usage que les psychologues en font, on voit bien que le schéma corporel déborde cette définition associationniste. Par exemple, pour que le schéma corporel nous fasse mieux comprendre l’allochirie, il ne suffit pas que chaque sensation de la main gauche vienne se poser et se situer parmi des images génériques de toutes les parties du corps qui s’associeraient pour former autour d’elle comme un dessin du corps en surimpression ; il faut que ces associations soient à chaque moment réglées par une loi unique, que la spatialité du corps descende du tout aux parties, que la main gauche et sa position soit impliquée dans un dessein global du corps et y prenne son origine, de sorte qu’elle puisse d’un seul coup non seulement se superposer à la main droite ou se rabattre sur elle, mais encore devenir la main droite. Quand on veut4 éclairer le phénomène du membre fantôme en le reliant au schéma corporel du sujet, on n’ajoute quelque chose aux explications classiques par les traces cérébrales et les sensations renaissantes que si le schéma corporel, au lieu d’être le résidu de la cénesthésie coutumière, en devient la loi de constitution. Si l’on a éprouvé le besoin d’introduire ce mot nouveau, c’était pour exprimer que l’unité spatiale et temporelle, l’unité intersensorielle ou l’unité sensori-motrice du corps est pour ainsi dire de droit, qu’elle ne se limite pas aux contenus effectivement et fortuitement associés dans le cours de notre expérience, qu’elle les précède d’une certaine manière et rend justement possible leur association. On s’achemine donc vers une seconde définition du schéma corporel : il ne sera plus le simple résultat des associations établies au cours de l’expérience, mais une prise de conscience globale de ma posture dans le monde intersensoriel, une « forme » au sens de la Gestaltpsychologie5. Mais cette seconde définition à son tour est déjà dépassée par les analyses des psychologues. Il ne suffit pas de dire que mon corps est une forme, c’est-à-dire un phénomène dans lequel le tout est antérieur aux parties. Comment un tel phénomène est-il possible ? C’est qu’une forme, comparée à la mosaïque du corps physico-chimique ou à celle de la « cénesthésie », est un type d’existence nouveau. Si le membre paralysé chez l’anosognosique ne compte plus dans le schéma corporel du sujet, c’est que le schéma corporel n’est ni le simple décalque ni même la conscience globale des parties du corps existantes et qu’il se les intègre activement à raison de leur valeur pour les projets de l’organisme. Les psychologues disent souvent que le schéma corporel est dynamique6. Ramené à un sens précis, ce terme veut dire que mon corps m’apparaît comme posture en vue d’une certaine tâche actuelle ou possible. Et en effet sa spatialité n’est pas comme celle des objets extérieurs ou comme celle des « sensations spatiales » une spatialité de position, mais une spatialité de situation. Si je me tiens debout devant mon bureau et que je m’y appuie des deux mains, seules mes mains sont accentuées et tout mon corps traîne derrière elles comme une queue de comète. Ce n’est pas que j’ignore l’emplacement de mes épaules ou de mes reins, mais il n’est qu’enveloppé dans celui de mes mains et toute ma posture se lit pour ainsi dire dans l’appui qu’elles prennent sur la table. Si je suis debout et que je tienne ma pipe dans ma main fermée, la position de ma main n’est pas déterminée discursivement par l’angle qu’elle fait avec mon avant-bras, mon avant-bras avec mon bras, mon bras avec mon tronc, mon tronc enfin avec le sol. Je sais où est ma pipe d’un savoir absolu, et par là je sais où est ma main et où est mon corps, comme le primitif dans le désert est à chaque instant orienté d’emblée sans avoir à se rappeler et à additionner les distances parcourues et les angles de dérive depuis le départ. Le mot « ici » appliqué à mon corps ne désigne pas une position déterminée par rapport à d’autres positions ou par rapport à des coordonnées extérieures, mais l’installation des premières coordonnées, l’ancrage du corps actif dans un objet, la situation du corps en face de ses tâches. L’espace corporel peut se distinguer de l’espace extérieur et envelopper ses parties au lieu de les déployer parce qu’il est l’obscurité de la salle nécessaire à la clarté du spectacle, le fond de sommeil ou la réserve de puissance vague sur lesquels se détachent le geste et son but7, la zone du non-être devant laquelle peuvent apparaître des êtres précis, des figures et des points. En dernière analyse, si mon corps peut être une « forme » et s’il peut y avoir devant lui des figures privilégiées sur des fonds indifférents, c’est en tant qu’il est polarisé par ses tâches, qu’il existe vers elles, qu’il se ramasse sur lui-même pour atteindre son but, et le « schéma corporel » est finalement une manière d’exprimer que mon corps est au monde8. En ce qui concerne la spatialité, qui nous intéresse seule pour le moment, le corps propre est le troisième terme, toujours sous-entendu, de la structure figure et fond, et toute figure se profile sur le double horizon de l’espace extérieur et de l’espace corporel. On doit donc récuser comme abstraite toute analyse de l’espace corporel qui ne fait entrer en compte que des figures et des points puisque les figures et les points ne peuvent ni être conçus ni être sans horizons.

On répondra peut-être que la structure figure et fond ou la structure point-horizon présupposent elles-mêmes la notion de l’espace objectif, que, pour éprouver un geste de dextérité comme figure sur le fond massif du corps, il faut bien lier la main et le reste du corps par ce rapport de spatialité objective et qu’ainsi la structure figure et fond redevient l’un des contenus contingents de la forme universelle d’espace. Mais quel sens pourrait bien avoir le mot « sur » pour un sujet qui ne serait pas situé par son corps en face du monde ? Il implique la distinction d’un haut et d’un bas, c’est-à-dire un « espace orienté »9. Quand je dis qu’un objet est sur une table, je me place toujours en pensée dans la table ou dans l’objet et je leur applique une catégorie qui convient en principe au rapport de mon corps et des objets extérieurs. Dépouillé de cet import anthropologique, le mot sur ne se distingue plus du mot « sous » ou du terme « à côté de... ». Même si la forme universelle d’espace est ce sans quoi il n’y aurait pas pour nous d’espace corporel, elle n’est pas ce par quoi il y en a un. Même si la forme n’est pas le milieu dans lequel, mais le moyen par lequel se pose le contenu, elle n’est pas le moyen suffisant de cette position en ce qui concerne l’espace corporel, et dans cette mesure le contenu corporel reste par rapport à elle quelque chose d’opaque, d’accidentel et d’inintelligible. La seule solution dans cette voie serait d’admettre que la spatialité du corps n’a aucun sens propre et distinct de la spatialité objective, ce qui ferait disparaître le contenu comme phénomène et par là le problème de rapport avec la forme. Mais pouvons-nous feindre de ne trouver aucun sens distinct aux mots « sur », « sous », « à côté de... », aux dimensions de l’espace orienté ? Même si l’analyse retrouve, dans toutes ces relations, la relation universelle d’extériorité, l’évidence du haut et du bas, de la droite et de la gauche pour celui qui habite l’espace nous empêche de traiter comme non-sens toutes ces distinctions, et nous invite à chercher sous le sens explicite des définitions le sens latent des expériences. Les rapports des deux espaces seraient alors les suivants : dès que je veux thématiser l’espace corporel ou en développer le sens, je ne trouve rien en lui que l’espace intelligible. Mais en même temps cet espace intelligible n’est pas dégagé de l’espace orienté, il n’en est justement que l’explicitation, et, détaché de cette racine, il n’a absolument aucun sens, si bien que l’espace homogène ne peut exprimer le sens de l’espace orienté que parce qu’il l’a reçu de lui. Si le contenu peut être vraiment subsumé sous la forme et apparaître comme contenu de cette forme, c’est que la forme n’est accessible qu’à travers lui. L’espace corporel ne peut vraiment devenir un fragment de l’espace objectif que si dans sa singularité d’espace corporel il contient le ferment dialectique qui le transformera en espace universel. C’est ce que nous avons essayé d’exprimer en disant que la structure point-horizon est le fondement de l’espace. L’horizon ou le fond ne s’étendraient pas au-delà de la figure ou à l’entour s’ils n’appartenaient au même genre d’être qu’elle et s’ils ne pouvaient pas être convertis en points par un mouvement du regard. Mais la structure point-horizon ne peut m’enseigner ce que c’est qu’un point qu’en ménageant en avant de lui la zone de corporéité d’où il sera vu et autour de lui les horizons indéterminés qui sont la contre-partie de cette vision. La multiplicité des points ou des « ici » ne peut par principe se constituer que par un enchaînement d’expériences où chaque fois un seul d’entre eux est donné en objet et qui se fait elle-même au cœur de cet espace. Et, finalement, loin que mon corps ne soit pour moi qu’un fragment de l’espace, il n’y aurait pas pour moi d’espace si je n’avais pas de corps.

Si l’espace corporel et l’espace extérieur forment un système pratique, le premier étant le fond sur lequel peut se détacher ou le vide devant lequel peut apparaître l’objet comme but de notre action, c’est évidemment dans l’action que la spatialité du corps s’accomplit et l’analyse du mouvement propre doit nous permettre de la comprendre mieux. On voit mieux, en considérant le corps en mouvement, comment il habite l’espace (et d’ailleurs le temps) parce que le mouvement ne se contente pas de subir l’espace et le temps, il les assume activement, il les reprend dans leur signification originelle qui s’efface dans la banalité des situations acquises. Nous voudrions analyser de près un exemple de motricité morbide qui met à nu les rapports fondamentaux du corps et de l’espace.

Un malade10 que la psychiatrie traditionnelle classerait dans les cécités psychiques est incapable, les yeux fermés, d’exécuter des mouvements « abstraits », c’est-à-dire des mouvements qui ne s’adressent à aucune situation effective tels que de mouvoir sur commande les bras ou les jambes, d’étendre ou de fléchir un doigt. Il ne peut pas davantage décrire la position de son corps ou même de sa tête ni les mouvements passifs de ses membres. Enfin quand on lui touche la tête, le bras ou la jambe il ne peut dire quel point de son corps on a touché ; il ne distingue pas deux points de contact sur sa peau, même distants de 80 mm ; il ne reconnaît ni la grandeur ni la forme des objets que l’on applique contre son corps. Il ne réussit les mouvements abstraits que si on lui permet de regarder le membre qui en est chargé ou d’exécuter avec tout son corps des mouvements préparatoires. La localisation des Stimuli et la reconnaissance des objets tactiles deviennent possibles elles aussi à l’aide des mouvements préparatoires. Le malade exécute, même les yeux fermés, avec une rapidité et une sûreté extraordinaires, les mouvements nécessaires à la vie pourvu qu’ils lui soient habituels : il prend son mouchoir dans sa poche et se mouche, prend une allumette dans une boîte et allume une lampe. Il a pour métier de fabriquer des portefeuilles et le rendement de son travail atteint les trois quarts du rendement d’un ouvrier normal. Il peut même11 sans aucun mouvement préparatoire exécuter ces mouvements « concrets » sur commande. Chez le même malade et aussi chez les cérébelleux, on constate12 une dissociation de l’acte de montrer et des réactions de prise ou de saisie : le même sujet qui est incapable de montrer du doigt sur commande une partie de son corps, porte vivement la main au point où un moustique le pique. Il y a donc un privilège des mouvements concrets et des mouvements de saisie dont nous devons chercher la raison.

Regardons de plus près. Un malade à qui l’on demande de montrer du doigt une partie de son corps, par exemple son nez, n’y réussit que si on lui permet de le saisir. Si l’on donne pour consigne au malade d’interrompre le mouvement avant qu’il atteigne son but, ou s’il ne peut toucher son nez qu’à l’aide d’une réglette de bois, le mouvement devient impossible13. Il faut donc admettre que « saisir » ou « toucher », même pour le corps, est autre chose que « montrer ». Dès son début le mouvement de saisie est magiquement à son terme, il ne commence qu’en anticipant sa fin puisque l’interdiction de saisir suffit à l’inhiber. Et il faut admettre qu’un point de mon corps peut m’être présent comme point à saisir sans m’être donné dans cette prise anticipée comme point à montrer. Mais comment est-ce possible ? Si je sais où est mon nez quand il s’agit de le saisir, comment ne saurais-je pas où est mon nez quand il s’agit de le montrer ? C’est sans doute que le savoir d’un lieu s’entend en plusieurs sens. La psychologie classique ne dispose d’aucun concept pour exprimer ces variétés de la conscience du lieu parce que la conscience du lieu est toujours pour elle conscience positionnelle, re-présentation, Vorstellung, qu’à ce titre elle nous donne le lieu comme détermination du monde objectif et qu’une telle représentation est ou n’est pas, mais, si elle est, nous livre son objet sans aucune ambiguïté et comme un terme identifiable à travers toutes ses apparitions. Nous avons au contraire à forger ici les concepts nécessaires pour exprimer que l’espace corporel peut m’être donné dans une intention de prise sans m’être donné dans une intention de connaissance. Le malade a conscience de l’espace corporel comme gangue de son action habituelle, mais non comme milieu objectif, son corps est à sa disposition comme moyen d’insertion dans un entourage familier, mais non comme moyen d’expression d’une pensée spatiale gratuite et libre. Quand on lui commande d’exécuter un mouvement concret, il répète d’abord l’ordre avec un accent interrogatif, puis son corps s’installe dans la position d’ensemble qui est exigée par la tâche ; enfin il exécute le mouvement. On remarque que tout le corps y collabore et que jamais le malade ne le réduit, comme ferait un sujet normal, aux traits strictement indispensables. Avec le salut militaire viennent les autres marques extérieures de respect. Avec un geste de la main droite qui feint de peigner les cheveux, vient celui de la main gauche qui tient le miroir, avec le geste de la main droite qui enfonce un clou vient celui de la main gauche qui tient le clou. C’est que la consigne est prise au sérieux et que le malade ne réussit les mouvements concrets sur commande qu’à condition de se placer en esprit dans la situation effective à laquelle ils correspondent. Le sujet normal, quand il exécute sur commande le salut militaire, ne voit là qu’une situation d’expérience, il réduit donc le mouvement à ses éléments les plus significatifs et ne s’y met pas tout entier14. Il joue avec son propre corps, il se plaît à faire le soldat, il s’« irréalise » dans le rôle du soldat15 comme le comédien glisse son corps réel dans le « grand fantôme »16 du personnage à jouer. L’homme normal et le comédien ne prennent pas pour réelles des situations imaginaires, mais inversement détachent leur corps réel de sa situation vitale pour le faire respirer, parler et, au besoin, pleurer dans l’imaginaire. C’est ce que notre malade ne peut plus faire. Dans la vie, dit-il, « j’éprouve les mouvements comme un résultat de la situation, de la suite des événements eux-mêmes ; moi et mes mouvements, nous ne sommes, pour ainsi dire, qu’un chaînon dans le déroulement de l’ensemble et c’est à peine si j’ai conscience de l’initiative volontaire (...) Tout marche tout seul ». De la même manière, pour exécuter un mouvement sur commande, il se place « dans la situation affective d’ensemble, et c’est d’elle que le mouvement coule, comme dans la vie »17. Si l’on interrompt son manège et qu’on le rappelle à la situation d’expérience, toute sa dextérité disparaît. De nouveau l’initiation cinétique devient impossible, le malade doit d’abord « trouver » son bras, « trouver » le geste demandé par des mouvements préparatoires, le geste lui-même perd le caractère mélodique qu’il offre dans la vie usuelle et devient visiblement une somme de mouvements partiels mis laborieusement bout à bout. Je peux donc m’installer, par le moyen de mon corps comme puissance d’un certain nombre d’actions familières dans mon entourage comme ensemble de manipulanda, sans viser mon corps ni mon entourage comme des objets au sens kantien, c’est-à-dire comme des systèmes de qualités liées par une loi intelligible, comme des entités transparentes, libres de toute adhérence locale ou temporelle et prêtes pour la dénomination ou du moins pour un geste de désignation. Il y a mon bras comme support de ces actes que je connais bien, mon corps comme puissance d’action déterminée dont je sais d’avance le champ ou la portée, il y a mon entourage comme l’ensemble des points d’application possibles de cette puissance, — et il y a, d’autre part, mon bras comme machine de muscles et d’os, comme appareil à flexions et à extensions, comme objet articulé, le monde comme pur spectacle auquel je ne me joins pas mais que je contemple et que je montre du doigt. En ce qui concerne l’espace corporel, on voit qu’il y a un savoir du lieu qui se réduit à une sorte de coexistence avec lui et qui n’est pas un néant bien qu’il ne puisse se traduire ni par une description ni même par la désignation muette d’un geste. Le malade piqué par un moustique n’a pas à chercher le point piqué et le trouve d’emblée parce qu’il ne s’agit pas pour lui de le situer par rapport à des axes de coordonnées dans l’espace objectif, mais de rejoindre avec sa main phénoménale une certaine place douloureuse de son corps phénoménal, et qu’entre la main comme puissance de gratter et le point piqué comme point à gratter un rapport vécu est donné dans le système naturel du corps propre. L’opération a lieu tout entière dans l’ordre du phénoménal, elle ne passe pas par le monde objectif, et seul le spectateur, qui prête au sujet du mouvement sa représentation objective du corps vivant, peut croire que la piqûre est perçue, que la main se meut dans l’espace objectif et, en conséquence, s’étonner que le même sujet échoue dans les expériences de désignation. De même le sujet placé en face de ses ciseaux, de son aiguille et de ses tâches familières n’a pas besoin de chercher ses mains ou ses doigts, parce qu’ils ne sont pas des objets à trouver dans l’espace objectif, des os, des muscles, des nerfs, mais des puissances déjà mobilisées par la perception des ciseaux ou de l’aiguille, le bout central des « fils intentionnels » qui le relient aux objets donnés. Ce n’est jamais notre corps objectif que nous mouvons, mais notre corps phénoménal, et cela sans mystère, puisque c’est notre corps déjà, comme puissance de telles et telles régions du monde, qui se levait vers les objets à saisir et qui les percevait18. De même le malade n’a pas à chercher pour les mouvements concrets une scène et un espace où les déployer, cet espace est donné lui aussi, c’est le monde actuel, c’est le morceau de cuir « à découper », c’est la doublure « à coudre ». L’établi, les ciseaux, les morceaux de cuir se présentent au sujet comme des pôles d’action, ils définissent par leurs valeurs combinées une certaine situation, et une situation ouverte, qui appelle un certain mode de résolution, un certain travail. Le corps n’est qu’un élément dans le système du sujet et de son monde et la tâche obtient de lui les mouvements nécessaires par une sorte d’attraction à distance, comme les forces phénoménales à l’œuvre dans mon champ visuel obtiennent de moi, sans calcul, les réactions motrices qui établiront entre elles le meilleur équilibre, ou comme les usages de notre milieu, la constellation de nos auditeurs obtiennent immédiatement de nous les paroles, les attitudes, le ton qui leur conviennent, non que nous cherchions à déguiser nos pensées ou à plaire, mais parce que nous sommes à la lettre ce que les autres pensent de nous et ce qu’est notre monde. Dans le mouvement concret le malade n’a ni conscience thétique du stimulus, ni conscience thétique de la réaction : simplement il est son corps et son corps est la puissance d’un certain monde.

Qu’arrive-t-il, au contraire, dans les expériences où le malade échoue ? Si l’on touche une partie de son corps et qu’on lui demande de localiser le point de contact, il commence par mettre en mouvement tout son corps et dégrossit ainsi la localisation, puis il la précise en mouvant le membre intéressé et l’achève par des tressaillements de la peau au voisinage du point touché19. Si l’on place le bras du sujet en extension horizontale, il ne peut en décrire la position qu’après une série de mouvements pendulaires qui lui donnent la situation du bras par rapport au tronc, celle de l’avant-bras par rapport au bras, celle du tronc par rapport à la verticale. En cas de mouvement passif, le sujet sent qu’il y a mouvement sans pouvoir dire quel mouvement et dans quelle direction. Ici encore il a recours à des mouvements actifs. Le malade conclut sa position couchée de la pression du matelas sur son dos, sa position debout de la pression du sol sur ses pieds20. Si l’on pose sur sa main les deux pointes d’un compas, il ne les distingue qu’à condition de pouvoir balancer la main et mettre au contact de la peau tantôt l’une, tantôt l’autre pointe. Si l’on dessine des lettres ou des chiffres sur sa main, il ne les identifie qu’à condition de mouvoir lui-même sa main et ce n’est pas le mouvement de la pointe sur sa main qu’il perçoit, mais inversement le mouvement de sa main par rapport à la pointe ; comme on le prouve en dessinant sur sa main gauche des lettre normales, qui ne sont jamais reconnues, puis l’image en miroir des mêmes lettres, qui est aussitôt comprise. Le simple contact d’un rectangle ou d’un ovale en papier ne donne lieu à aucune reconnaissance, par contre le sujet reconnaît les figures si on lui permet des mouvements d’exploration dont il se sert pour les « épeler », pour repérer leurs « caractères » et pour en déduire l’objet21. Comment coordonner cette série de faits et comment saisir à travers eux la fonction qui existe chez le normal et qui fait défaut chez le malade ? Il ne peut être question de transférer simplement chez le normal ce qui manque au malade et qu’il cherche à retrouver. La maladie, comme l’enfance et comme l’état de « primitif » est une forme d’existence complète et les procédés qu’elle emploie pour remplacer les fonctions normales détruites sont, eux aussi, des phénomène pathologiques. On ne peut pas déduire le normal du pathologique, les déficiences des suppléances, par un simple changement de signe. Il faut comprendre les suppléances comme des suppléances, comme des allusions à une fonction fondamentale qu’elles essayent de remplacer et dont elles ne nous donnent pas l’image directe. La véritable méthode inductive n’est pas une « méthode des différences », elle consiste à lire correctement les phénomènes, à en saisir le sens, c’est-à-dire à les traiter comme des modalités et des variations de l’être total du sujet. Nous constatons que le malade interrogé sur la position de ses membres ou sur celle d’un stimulus tactile cherche, par des mouvements préparatoires, à faire de son corps un objet de perception actuelle ; interrogé sur la force d’un objet au contact de son corps, il cherche à la tracer lui-même en suivant le contour de l’objet. Rien ne serait plus trompeur que de supposer chez le normal les mêmes opérations, abrégées seulement par l’habitude. Le malade ne recherche ces perceptions explicites que pour suppléer une certaine présence du corps et de l’objet qui est donnée chez le normal et qu’il nous reste à reconstituer. Sans doute, chez le normal lui-même, la perception du corps, et des objets au contact du corps, est confuse dans l’immobilité22. Néanmoins le normal distingue en tout cas sans mouvement un stimulus appliqué à sa tête et un stimulus appliqué à son corps. Allons-nous supposer23 que l’excitation extéroceptive ou proprioceptive a réveillé chez lui des « résidus kinesthésiques » qui tiennent lieu de mouvements effectifs ? Mais comment les données tactiles réveilleraient-elles des « résidus kinesthésiques » déterminés si elles ne portaient quelque caractère qui les en rende capables, si elles n’avaient elles-mêmes une signification spatiale précise ou confuse24 ? Nous dirons donc au moins que le sujet normal a immédiatement des « prises »25 sur son corps. Il ne dispose pas seulement de son corps comme impliqué dans un milieu concret, il n’est pas seulement en situation à l’égard des tâches données d’un métier, il n’est pas seulement ouvert aux situations réelles, mais il a, de plus, son corps comme corrélatif de purs stimuli dépourvus de signification pratique, il est ouvert aux situations verbales et fictives qu’il peut se choisir ou qu’un expérimentateur peut lui proposer. Son corps ne lui est pas donné par le toucher comme un dessin géométrique sur lequel chaque stimulus viendrait occuper une position explicite, et c’est justement la maladie de Schneider d’avoir besoin, pour savoir où on le touche, de faire passer la partie touchée de son corps à l’état de figure. Mais chaque stimulation corporelle chez le normal éveille, au lieu d’un mouvement actuel, une sorte de « mouvement virtuel », la partie du corps interrogée sort de l’anonymat, elle s’annonce par une tension particulière, et comme une certaine puissance d’action dans le cadre du dispositif anatomique. Le corps chez le sujet normal n’est pas seulement mobilisable par les situations réelles qui l’attirent à elles, il peut se détourner du monde, appliquer son activité aux stimuli qui s’inscrivent sur ses surfaces sensorielles, se prêter à des expériences, et plus généralement se situer dans le virtuel. C’est parce qu’il est enfermé dans l’actuel que le toucher pathologique a besoin de mouvements propres pour localiser les stimuli, et c’est encore pour la même raison que le malade remplace la reconnaissance et la perception tactiles par le déchiffrement laborieux des stimuli et par la déduction des objets. Pour qu’une clef, par exemple, apparaisse comme clef dans mon expérience tactile, il faut une sorte d’ampleur du toucher, un champ tactile où les impressions locales puissent s’intégrer à une configuration comme les notes ne sont que les points de passage de la mélodie ; et la même viscosité des données tactiles qui assujettit le corps à des situations effectives réduit l’objet à une somme de « caractères » successifs, la perception à un signalement abstrait, la reconnaissance à une synthèse rationnelle, à une conjecture probable, et ôte à l’objet sa présence chamelle et sa facticité. Au lieu que chez le normal chaque événement moteur ou tactile fait lever à la conscience un foisonnement d’intentions qui vont, du corps comme centre d’action virtuelle, soit vers le corps lui-même, soit vers l’objet, chez le malade, au contraire, l’impression tactile reste opaque et fermée sur elle-même. Elle peut bien attirer à soi la main dans un mouvement de saisie, mais ne se dispose pas devant elle comme quelque chose que l’on puisse montrer. Le normal compte avec le possible qui acquiert ainsi, sans quitter sa place de possible, une sorte d’actualité, chez le malade, au contraire, le champ de l’actuel se limite à ce qui est rencontré dans un contact effectif ou relié à ces données par une déduction explicite.

L’analyse du « mouvement abstrait » chez les malades fait encore mieux voir cette possession de l’espace, cette existence spatiale qui est la condition primordiale de toute perception vivante. Si l’on prescrit au malade d’exécuter les yeux fermés un mouvement abstrait, une série d’opérations préparatoires lui est nécessaire pour « trouver » le membre effecteur lui-même, la direction ou l’allure du mouvement, et enfin le plan dans lequel il se déroulera. Si, par exemple, on lui ordonne, sans autre précision, de mouvoir son bras, il demeure d’abord interdit. Puis il remue tout le corps et les mouvements se restreignent ensuite au bras que le sujet finit par « trouver ». S’il s’agit de « lever le bras », le malade doit aussi « trouver » sa tête (qui est pour lui l’emblème du « haut ») par une série d’oscillations pendulaires qui seront poursuivies pendant toute la durée du mouvement et qui en fixent le but. Si l’on demande au sujet de tracer dans l’air un carré ou un cercle, il « trouve » d’abord son bras, puis il porte la main en avant, comme un sujet normal le fait pour repérer un mur dans l’obscurité, enfin il ébauche plusieurs mouvements selon la ligne droite et selon différentes courbes, et si l’un de ces mouvements se trouve être circulaire, il l’achève promptement. Encore ne réussit-il à trouver le mouvement que dans un certain plan qui n’est pas exactement perpendiculaire au sol, et, hors de ce plan privilégié, il ne sait pas même l’ébaucher26. Visiblement le malade ne dispose de son corps que comme d’une masse amorphe dans laquelle seul le mouvement effectif introduit des divisions et des articulations. Il se repose sur son corps du soin d’exécuter le mouvement comme un orateur qui ne pourrait dire un mot sans s’appuyer sur un texte écrit d’avance. Le malade ne cherche pas et ne trouve pas lui-même le mouvement, il agite son corps jusqu’à ce que le mouvement paraisse. La consigne qui lui a été donnée n’est pas dépourvue de sens pour lui, puisqu’il sait reconnaître ce qu’il y a d’imparfait dans ses premières ébauches, et que, si le hasard de la gesticulation amène le mouvement demandé, il sait aussi le reconnaître et utiliser promptement cette chance. Mais si la consigne a pour lui une signification intellectuelle, elle n’a pas de signification motrice, elle n’est pas parlante pour lui comme sujet moteur, il peut bien retrouver dans la trace d’un mouvement effectué l’illustration de la consigne donnée, mais il ne peut jamais déployer la pensée d’un mouvement en mouvement effectif. Ce qui lui manque n’est ni la motricité, ni la pensée, et nous sommes invités à reconnaître entre le mouvement comme processus en troisième personne et la pensée comme représentation du mouvement une anticipation ou une saisie du résultat assurée par le corps lui-même comme puissance motrice, un « projet moteur » (Bewegungsentwurf), une « intentionnalité motrice » sans lesquels la consigne demeure lettre morte. Tantôt le malade pense la formule idéale du mouvement, tantôt il lance son corps dans des essais aveugles, au contraire chez le normal tout mouvement est indissolublement mouvement et conscience de mouvement. Ce qu’on peut exprimer en disant que chez le normal tout mouvement a un fond, et que le mouvement et son fond sont « des moments d’une totalité unique »27. Le fond du mouvement n’est pas une représentation associée ou liée extérieurement au mouvement lui-même, il est immanent au mouvement, il l’anime et le porte à chaque moment, l’initiation cinétique est pour le sujet une manière originale de se référer à un objet au même titre que la perception. Par là s’éclaire la distinction du mouvement abstrait et du mouvement concret : le fond du mouvement concret est le monde donné, le fond du mouvement abstrait est au contraire construit. Quand je fais signe à un ami de s’approcher, mon intention n’est pas une pensée que je préparerais en moi-même et je ne perçois pas le signe dans mon corps. Je fais signe à travers le monde, je fais signe là-bas, où se trouve mon ami, la distance qui me sépare de lui, son consentement ou son refus se lisent immédiatement dans mon geste, il n’y a pas une perception suivie d’un mouvement, la perception et le mouvement forment un système qui se modifie comme un tout. Si, par exemple, je m’aperçois que l’on ne veut pas m’obéir et que je modifie mon geste en conséquence, il n’y a pas là deux actes de conscience distincts, mais je vois la mauvaise volonté de mon partenaire et mon geste d’impatience sort de cette situation sans aucune pensée interposée28. Si maintenant j’exécute « le même » mouvement, mais sans viser aucun partenaire présent ou même imaginaire et comme « une suite de mouvements en soi »29 c’est-à-dire si j’exécute une « flexion » de l’avant-bras sur le bras avec « supination » du bras et « flexion » des doigts, mon corps, qui était tout à l’heure le véhicule du mouvement, en devient lui-même le but, son projet moteur ne vise plus quelqu’un dans le monde, il vise mon avant-bras, mon bras, mes doigts, et il les vise en tant qu’ils sont capables de rompre leur insertion dans le monde donné et de dessiner autour de moi une situation fictive, ou même en tant que, sans aucun partenaire fictif, je considère curieusement cette étrange machine à signifier et la fais fonctionner pour le plaisir30. Le mouvement abstrait creuse à l’intérieur du monde plein dans lequel se déroulait le mouvement concret une zone de réflexion et de subjectivité, il superpose à l’espace physique un espace virtuel ou humain. Le mouvement concret est donc centripète, tandis que le mouvement abstrait est centrifuge, le premier a lieu dans l’être ou dans l’actuel, le second dans le possible ou dans le non-être, le premier adhère à un fond donné, le second déploie lui-même son fond. La fonction normale qui rend possible le mouvement abstrait est une fonction de « projection » par laquelle le sujet du mouvement ménage devant lui un espace libre où ce qui n’existe pas naturellement puisse prendre un semblant d’existence. On connaît des malades moins gravement atteints que Schn. qui perçoivent les formes, les distances et les objets eux-mêmes, mais qui ne peuvent ni tracer sur ces objets les directions utiles à l’action, ni les distribuer selon un principe donné, ni en général apposer au spectacle spatial les déterminations anthropologiques qui en font le paysage de notre action. Par exemple, ces malades placés dans un labyrinthe en face d’une impasse, trouvent difficilement la « direction opposée ». Si l’on pose une règle entre eux et le médecin, ils ne savent pas sur commande distribuer les objets « de leur côté » ou « du côté du médecin ». Ils indiquent très mal, sur le bras d’une autre personne, le point stimulé sur leur propre corps. Sachant que nous sommes en mars et un lundi ils auront de la peine à indiquer le jour et le mois précédents, bien qu’ils connaissent par cœur la série des jours et des mois. Ils n’arrivent pas à comparer le nombre d’unités contenues dans deux séries de bâtons posés devant eux : tantôt ils comptent deux fois le même bâton, tantôt ils comptent avec les bâtons d’une série quelques-uns de ceux qui appartiennent à l’autre31. C’est que toutes ces opérations exigent un même pouvoir de tracer dans le monde donné des frontières, des directions, d’établir des lignes de force, de ménager des perspectives, en un mot d’organiser le monde donné selon les projets du moment, de construire sur l’entourage géographique un milieu de comportement, un système de significations qui exprime au-dehors l’activité interne du sujet. Le monde n’existe plus pour eux que comme un monde tout fait ou figé, alors que chez le normal les projets polarisent le monde, et y font paraître comme par magie mille signes qui conduisent l’action, comme les écriteaux dans un musée conduisent le visiteur. Cette fonction de « projection » ou d’« évocation » (au sens où le médium évoque et fait paraître un absent) est aussi ce qui rend possible le mouvement abstrait : car pour posséder mon corps hors de toute tâche urgente, pour en jouer à ma fantaisie, pour décrire dans l’air un mouvement qui n’est défini que par une consigne verbale ou par des nécessités morales, il faut aussi que je renverse le rapport naturel du corps et de l’entourage et qu’une productivité humaine se fasse jour à travers l’épaisseur de l’être.

C’est en ces termes que l’on peut décrire le trouble des mouvements qui nous intéresse. Mais on trouvera peut-être que cette description, comme on l’a dit souvent de la psychanalyse32, ne nous montre que le sens ou l’essence de la maladie et ne nous en donne pas la cause. La science ne commencerait qu’avec l’explication qui doit rechercher au-dessous des phénomènes les conditions d’où ils dépendent selon les méthodes éprouvées de l’induction. Ici, par exemple, nous savons que les troubles moteurs de Schn. coïncident avec des troubles massifs de la fonction visuelle, eux-mêmes liés à la blessure occipitale qui est à l’origine de la maladie. Par la vue seule, Schn. ne reconnaît aucun objet33. Ses données visuelles sont des taches presque informes34. Quant aux objets absents, il est incapable de s’en donner une représentation visuelle35. On sait, d’autre part, que les mouvements « abstraits » deviennent possibles pour le sujet dès qu’il fixe des yeux le membre qui en est chargé36. Ainsi, ce qu’il reste de motricité volontaire s’appuie sur ce qu’il reste de connaissance visuelle. Les célèbres méthodes de Mill nous permettraient ici de conclure que les mouvements abstraits et le Zeigen dépendent du pouvoir de représentation visuelle, et que les mouvements concrets, conservés par le malade, comme d’ailleurs les mouvements imitatifs par lesquels il compense la pauvreté des données visuelles, relèvent du sens kinesthésique ou tactile, en effet remarquablement exercé chez Schn. La distinction du mouvement concret et du mouvement abstrait, comme celle du Greifen et du Zeigen, se laisserait ramener à la distinction classique du tactile et du visuel, et la fonction de projection ou d’évocation, que nous avons mise en évidence tout à l’heure, à la perception et à la représentation visuelles37.

En réalité, une analyse inductive, conduite selon les méthodes de Mill, n’aboutit à aucune conclusion. Car les troubles du mouvement abstrait et du Zeigen ne se rencontrent pas seulement dans les cas de cécité psychique, mais aussi chez les cérébelleux et dans beaucoup d’autres maladies38. Parmi toutes ces concordances, il n’est pas permis d’en choisir une seule comme décisive et d’« expliquer » par elle l’acte de montrer. Devant l’ambiguïté des faits, on ne peut que renoncer à la simple notation statistique des coïncidences et chercher à « comprendre » la relation manifestée par elles. Dans le cas des cérébelleux, on constate que les excitants visuels, à la différence des excitants sonores, n’obtiennent que des réactions motrices imparfaites, et cependant il n’y a aucune raison chez eux de supposer un trouble primaire de la fonction visuelle. Ce n’est pas parce que la fonction visuelle est atteinte que les mouvements de désignation deviennent impossibles, c’est, au contraire, parce que l’attitude du Zeigen est impossible que les excitants visuels ne suscitent que des réactions imparfaites. Nous devons admettre que le son, de lui-même, appelle plutôt un mouvement de saisie et de perception visuelle un geste de désignation. « Le son nous dirige toujours vers son contenu, sa signification pour nous ; dans la présentation visuelle, au contraire, nous pouvons beaucoup plus facilement “faire abstraction” du contenu et nous sommes bien plutôt orientés vers le lieu de l’espace où se trouve l’objet39. » Un sens se définit donc moins par la qualité indescriptible de ses « contenus psychiques » que par une certaine manière d’offrir son objet, par sa structure épistémologique dont la qualité est la réalisation concrète et, pour parler comme Kant, l’exhibition. Le médecin qui fait agir sur le malade des « stimuli visuels » ou « sonores » croit mettre à l’épreuve sa « sensibilité visuelle » ou « auditive » et faire l’inventaire des qualités sensibles qui composent sa conscience (en langage empiriste), ou des matériaux dont dispose sa connaissance (en langage intellectualiste). Le médecin et le psychologue empruntent au sens commun les concepts de la « vue » et de l’« ouïe » et le sens commun les croit univoques parce que notre corps comporte en effet des appareils visuels et auditifs anatomiquement distincts, auxquels il suppose que des contenus de conscience isolables doivent correspondre selon un postulat général de « constance »40 qui exprime notre ignorance naturelle de nous-mêmes. Mais, repris et appliqués systématiquement par la science, ces concepts confus embarrassent la recherche et appellent finalement une révision générale des catégories naïves. En réalité, ce que la mesure des seuils met à l’épreuve, ce sont de fonctions antérieures à la spécification des qualités sensibles comme au déploiement de la connaissance, c’est la manière dont le sujet fait être pour lui-même ce qui l’entoure, soit comme pôle d’activité et terme d’un acte de prise ou d’expulsion, soit comme spectacle et thème de connaissance. Les troubles moteurs des cérébelleux et ceux de la cécité psychique ne peuvent être coordonnés que si l’on définit le fond du mouvement et la vision, non par un stock de qualités sensibles, mais par une certaine manière de mettre en forme ou de structurer l’entourage. Nous sommes ramenés par l’usage même de la méthode inductive à ces questions « métaphysiques » que le positivisme voudrait éluder. L’induction ne parvient à ses fins que si elle ne se borne pas à noter des présences, des absences et des variations concomitantes, et si elle conçoit et comprend les faits sous des idées qui n’y sont pas contenues. On n’a pas le choix entre une description de la maladie qui nous en donnerait le sens et une explication qui nous en donnerait la cause et il n’y a pas d’explications sans compréhension.

Mais précisons notre grief. À l’analyse, il se dédouble. 1o La « cause » d’un « fait psychique » n’est jamais un autre « fait psychique » qui se découvrirait à la simple observation. Par exemple, la représentation visuelle n’explique pas le mouvement abstrait, car elle est elle-même habitée par la même puissance de projeter un spectacle qui se manifeste dans le mouvement abstrait et dans le geste de désignation. Or cette puissance ne tombe pas sous les sens et pas même sous le sens intime. Disons provisoirement qu’elle ne se découvre qu’à une certaine réflexion dont nous préciserons plus loin la nature. Il résulte aussitôt de là que l’induction psychologique n’est pas un simple recensement des faits. La psychologie n’explique pas en désignant parmi eux l’antécédent constant et inconditionné. Elle conçoit ou comprend les faits, exactement comme l’induction physique ne se borne pas à noter les consécutions empiriques et crée des notions capables de coordonner les faits. C’est pourquoi aucune induction en psychologie comme en physique ne peut se prévaloir d’une expérience cruciale. Puisque l’explication n’est pas découverte mais inventée, elle n’est jamais donnée avec le fait, elle est toujours une interprétation probable. Nous ne faisons jusqu’ici qu’appliquer à la psychologie ce qu’on a très bien montré à propos de l’induction physique41 et notre premier grief porte contre la manière empiriste de concevoir l’induction et contre les méthodes de Mill. — 2o Or, nous allons voir que ce premier grief en recouvre un second. En psychologie, ce n’est pas seulement l’empirisme qu’il faut récuser. C’est la méthode inductive et la pensée causale en général. L’objet de la psychologie est d’une telle nature qu’il ne saurait être déterminé par des relations de fonction à variable. Établissons ces deux points avec quelque détail.

1o Nous constatons que les troubles moteurs de Schn. s’accompagnent d’une déficience massive de la connaissance visuelle. Nous sommes donc tentés de considérer la cécité psychique comme un cas différentiel de comportement tactile pur, et, puisque la conscience de l’espace corporel et le mouvement abstrait, qui vise l’espace virtuel, y font presque complètement défaut, nous inclinons à conclure que le toucher par lui-même ne nous donne aucune expérience de l’espace objectif42. Nous dirons alors que le toucher n’est pas apte, par lui-même, à fournir un fond au mouvement, c’est-à-dire à disposer devant le sujet du mouvement son point de départ et son point d’arrivée dans une simultanéité rigoureuse. Le malade essaie de se donner, par les mouvements préparatoires, un « fond kinesthésique », et il réussit bien ainsi à « marquer » la position de son corps au départ et à commencer le mouvement, cependant ce fond kinesthésique est labile, il ne saurait nous fournir, comme un fond visuel le relèvement du mobile par rapport à son point de départ et à son point d’arrivée pendant toute la durée du mouvement. Il est bousculé par le mouvement même et il a besoin d’être reconstruit après chaque phase du mouvement. Voilà pourquoi, dirons-nous, les mouvements abstraits chez Schn. ont perdu leur allure mélodique, pourquoi ils sont faits de fragments mis bout à bout, et pourquoi ils « déraillent » souvent en cours de route. Le champ pratique qui manque à Schn. n’est rien d’autre que le champ visuel43. Mais, pour avoir le droit de rattacher dans la cécité psychique le trouble du mouvement au trouble visuel et chez le normal la fonction de projection à la vision comme à son antécédent constant et inconditionné, il faudrait être sûr que seules les données visuelles ont été touchées par la maladie et que toutes les autres conditions du comportement, en particulier l’expérience tactile, sont demeurées ce qu’elles étaient chez le normal. Pouvons-nous l’affirmer ? C’est ici qu’on va voir comme les faits sont ambigus, qu’aucune expérience n’est cruciale et aucune explication définitive. Si nous observons qu’un sujet normal est capable, les yeux fermés, d’exécuter des mouvements abstraits, et l’expérience tactile du normal suffisante pour gouverner la motricité, on pourra toujours répondre que les données tactiles du normal ont justement reçu des données visuelles leur structure objective selon le vieux schéma de l’éducation des sens. Si nous observons qu’un aveugle est capable de localiser les stimuli sur son corps et d’exécuter des mouvements abstraits, — outre qu’il y a des exemples de mouvements préparatoires chez les aveugles, on peut toujours répondre que la fréquence des associations a communiqué aux impressions tactiles la coloration qualitative des impressions kinesthésiques et soudé celles-ci dans une quasi-simultanéité44. À vrai dire, dans le comportement même des malades45, bien des faits laissent pressentir une altération primaire de l’expérience tactile. Par exemple, un sujet sait frapper à la porte, mais il ne sait plus le faire si la porte est cachée ou seulement si elle n’est pas à distance de toucher. Dans ce dernier cas, le malade ne peut exécuter dans le vide le geste de frapper ou d’ouvrir, même s’il a les yeux ouverts et fixés sur la porte46. Comment mettre en cause ici les défaillances visuelles, alors que le malade dispose d’une perception visuelle du but qui suffit d’ordinaire à orienter tant bien que mal ses mouvements ? N’avons-nous pas mis en évidence un trouble primaire du toucher ? Visiblement, pour qu’un objet puisse déclencher un mouvement, il faut qu’il soit compris dans le champ moteur du malade, et le trouble consiste en un rétrécissement du champ moteur, désormais limité aux objets effectivement tangibles, à l’exclusion de cet horizon du toucher possible qui les entoure chez le normal. La déficience se rapporterait, en fin de compte, à une fonction plus profonde que la vision, plus profonde aussi que le toucher comme somme de qualités données, elle concernerait l’aire vitale du sujet, cette ouverture au monde qui fait que des objets actuellement hors de prise comptent néanmoins pour le normal, existent tactilement pour lui et font partie de son univers moteur. Dans cette hypothèse, quand les malades observent leur main et le but pendant toute la durée d’un mouvement47, il ne faudrait pas voir là le simple grossissement d’un procédé normal et ce recours à la vision ne serait justement rendu nécessaire que par l’effondrement du toucher virtuel. Mais, sur le plan strictement inductif, cette interprétation, qui met en cause le toucher, reste facultative, et l’on peut toujours, avec Goldstein, en préférer une autre : le malade a besoin, pour frapper, d’un but à distance de toucher, justement parce que la vision, chez lui déficiente, ne suffit plus à donner un fond solide au mouvement. Il n’y a donc pas un fait qui puisse attester, d’une manière décisive, que l’expérience tactile des malades est ou n’est pas identique à celle des normaux, et la conception de Goldstein, comme la théorie physique, peut toujours être mise en accord avec les faits, moyennant quelque hypothèse auxiliaire. Aucune interprétation rigoureusement exclusive n’est possible en psychologie comme en physique.

Toutefois, si nous regardons mieux, nous verrons que l’impossibilité d’une expérience cruciale est fondée, en psychologie, sur des raisons particulières, elle tient à la nature même de l’objet à connaître, c’est-à-dire du comportement, elle a des conséquences beaucoup plus décisives. Entre des théories dont aucune n’est absolument exclue, aucune rigoureusement fondée par les faits, la physique peut tout de même choisir selon le degré de vraisemblance, c’est-à-dire selon le nombre de faits que chacune réussit à coordonner sans se charger d’hypothèses auxiliaires imaginées pour les besoins de la cause. En psychologie, ce critère nous fait défaut : aucune hypothèse auxiliaire n’est nécessaire, on vient de le voir, pour expliquer par le trouble visuel l’impossibilité du geste de « frapper » devant une porte. Non seulement, nous n’arrivons jamais à une interprétation exclusive, — déficience du toucher virtuel ou déficience du monde visuel, — mais encore, nous avons nécessairement affaire à des interprétations également vraisemblables parce que « représentations visuelles », « mouvement abstrait » et « toucher virtuel » ne sont que des noms différents pour un même phénomène central. De sorte que la psychologie ne se trouve pas ici dans la même situation que la physique, c’est-à-dire confinée dans la probabilité des inductions, elle est incapable de choisir, même selon la vraisemblance, entre des hypothèses qui, du point de vue strictement inductif, restent cependant incompatibles. Pour qu’une induction, même simplement probable, reste possible, il faut que la « représentation visuelle » ou que la « perception tactile » soit cause du mouvement abstrait, ou qu’enfin elles soient toutes deux effets d’une autre cause. Les trois ou les quatre termes doivent pouvoir être considérés de l’extérieur et l’on doit pouvoir en repérer les variations corrélatives. Mais s’ils n’étaient pas isolables, si chacun d’eux présupposait les autres, l’échec ne serait pas celui de l’empirisme ou des tentatives d’expérience cruciale, ce serait celui de la méthode inductive ou de la pensée causale en psychologie. Nous arrivons ainsi au second point que nous voulions établir.

2o Si, comme le reconnaît Goldstein, la coexistence des données tactiles avec des données visuelles chez le normal modifie assez profondément les premières pour qu’elles puissent servir de fond au mouvement abstrait, les données tactiles du malade, coupées de cet apport visuel, ne pourront être identifiées sans plus à celles du normal. Données tactiles et données visuelles, dit Goldstein, ne sont pas chez le normal juxtaposées, les premières doivent au voisinage des autres une « nuance qualitative » qu’elles ont perdue chez Schn. C’est dire, ajoute-t-il, que l’étude du tactile pur est impossible chez le normal et que seule la maladie donne un tableau de ce que serait l’expérience tactile réduite à elle-même48. La conclusion est juste, mais elle revient à dire que le mot « toucher », appliqué au sujet normal et au malade, n’a pas le même sens, que le « tactile pur » est un phénomène pathologique qui n’entre pas comme composante dans l’expérience normale, que la maladie, en désorganisant la fonction visuelle, n’a pas mis à nu la pure essence du tactile, qu’elle a modifié l’expérience entière du sujet, ou, si l’on préfère, qu’il n’y a pas chez le sujet normal une expérience tactile et une expérience visuelle, mais une expérience intégrale où il est impossible de doser les différents apports sensoriels. Les expériences médiatisées par le toucher dans la cécité psychique, n’ont rien de commun avec celles qui sont médiatisées par le toucher chez le sujet normal, et ni les unes ni les autres ne méritent d’être appelées données « tactiles ». L’expérience tactile n’est pas une condition séparée que l’on pourrait maintenir constante pendant que l’on ferait varier l’expérience « visuelle », de manière à repérer la causalité propre de chacune, et le comportement n’est pas une fonction de ces variables, il est présupposé dans leur définition comme chacune est présupposée dans la définition de l’autre49. La cécité psychique, les imperfections du toucher et les troubles moteurs sont trois expressions d’un trouble plus fondamental par lequel ils se comprennent et non pas trois composantes du comportement morbide, les représentations visuelles, les données tactiles et la motricité sont trois phénomènes découpés dans l’unité du comportement. Si, parce qu’ils présentent des variations corrélatives, on veut les expliquer l’un par l’autre, on oublie que, par exemple, l’acte de représentation visuelle, comme le prouve le cas des cérébelleux, suppose déjà la même puissance de projection qui se manifeste aussi dans le mouvement abstrait et dans le geste de désignation et l’on se donne ainsi ce que l’on croit expliquer. La pensée inductive et causale, en renfermant dans la vision ou dans le toucher ou dans quelque donnée de fait la puissance de projection qui les habite toutes, nous la dissimule et nous rend aveugles pour la dimension du comportement qui est justement celle de la psychologie. En physique, l’établissement d’une loi exige bien que le savant conçoive l’idée sous laquelle les faits seront coordonnés et cette idée, qui ne se trouve pas dans les faits, ne sera jamais vérifiée par une expérience cruciale, elle ne sera jamais que probable. Mais elle est encore l’idée d’un lien causal dans le sens d’un rapport de fonction à variable. La pression atmosphérique devait être inventée, mais, enfin, elle était encore un processus en troisième personne, fonction d’un certain nombre de variables. Si le comportement est une forme, où les « contenus visuels » et les « contenus tactiles », la sensibilité et la motricité ne figurent qu’à titre de moments inséparables, il demeure inaccessible à la pensée causale, il n’est saisissable que pour une autre sorte de pensée, — celle qui prend son objet à l’état naissant, tel qu’il apparaît à celui qui le vit, avec l’atmosphère de sens dont il est alors enveloppé, et qui cherche à se glisser dans cette atmosphère, pour retrouver, derrière les faits et les symptômes dispersés, l’être total du sujet, s’il s’agit d’un normal, le trouble fondamental, s’il s’agit d’un malade.

Si nous ne pouvons pas expliquer les troubles du mouvement abstrait par la perte des contenus visuels, ni en conséquence la fonction de projection par la présence effective de ces contenus, une seule méthode semble encore possible : elle consisterait à reconstituer le trouble fondamental en remontant des symptômes non pas à une cause elle-même constatable, mais à une raison ou à une condition de possibilité intelligible, — à traiter le sujet humain comme une conscience indécomposable et présente tout entière dans chacune de ses manifestations. Si le trouble ne doit pas être rapporté aux contenus, il faudrait le relier à la forme de la connaissance, si la psychologie n’est pas empiriste et explicative, elle devrait être intellectualiste et réflexive. Exactement comme l’acte de nommer50, l’acte de montrer suppose que l’objet, au lieu d’être approché, saisi et englouti par le corps, soit maintenu à distance et fasse tableau devant le malade. Platon accordait encore à l’empiriste le pouvoir de montrer du doigt, mais à vrai dire même le geste silencieux est impossible si ce qu’il désigne n’est pas déjà arraché à l’existence instantanée et à l’existence monadique, traité comme le représentant de ses apparitions antérieures en moi et de ses apparitions simultanées en autrui, c’est-à-dire subsumé sous une catégorie et élevé au concept. Si le malade ne peut plus montrer du doigt un point de son corps que l’on touche, c’est qu’il n’est plus un sujet en face d’un monde objectif et qu’il ne peut plus prendre l’« attitude catégoriale »51. De la même manière, le mouvement abstrait est compromis en tant qu’il présuppose la conscience du but, qu’il est porté par elle et qu’il est mouvement pour soi. Et en effet, il n’est déclenché par aucun objet existant, il est visiblement centrifuge, il dessine dans l’espace une intention gratuite qui se porte sur le corps propre et le constitue en objet au lieu de le traverser pour rejoindre à travers lui les choses. Il est donc habité par une puissance d’objectivation, par une « fonction symbolique »52, une « fonction représentative »53, une puissance de « projection »54 qui d’ailleurs est déjà à l’œuvre dans la constitution des « choses » et qui consiste à traiter les données sensibles comme représentatives les unes des autres et comme représentatives toutes ensemble d’un « eidos », à leur donner un sens, à les animer intérieurement, à les ordonner en système, à centrer une pluralité d’expériences sur un même noyau intelligible, à faire apparaître en elles une unité identifiable sous différentes perspectives, en un mot à disposer derrière le flux des impressions un invariant qui en rende raison et à mettre en forme la matière de l’expérience. Or on ne peut pas dire que la conscience a ce pouvoir, elle est ce pouvoir même. Dès qu’il y a conscience, et pour qu’il y ait conscience, il faut qu’il y ait un quelque chose dont elle soit conscience, un objet intentionnel, et elle ne peut se porter vers cet objet qu’autant qu’elle s’« irréalise » et se jette en lui, que si elle est tout entière dans cette référence à... quelque chose, que si elle est un pur acte de signification. Si un être est conscience, il faut qu’il ne soit rien qu’un tissu d’intentions. S’il cesse de se définir par l’acte de signifier, il retombe à la condition de chose, la chose étant justement ce qui ne connaît pas, ce qui repose dans une ignorance absolue de soi et du monde, ce qui par suite n’est pas un « soi » véritable, c’est-à-dire un « pour soi », et n’a que l’individuation spatio-temporelle, l’existence en soi55. La conscience ne comportera donc pas le plus et le moins. Si le malade n’existe plus comme conscience, il faut qu’il existe comme chose. Ou bien le mouvement est mouvement pour soi, alors le « stimulus » n’en est pas la cause mais l’objet intentionnel, — ou bien il se fragmente et se disperse dans l’existence en soi, il devient un processus objectif dans le corps, dont les phases se succèdent mais ne se connaissent pas. Le privilège des mouvements concrets dans la maladie s’expliquerait parce qu’ils sont des réflexes au sens classique. La main du malade rejoint le point de son corps où se trouve le moustique parce que des circuits nerveux préétablis ajustent la réaction au lieu de l’excitation. Les mouvements du métier sont conservés parce qu’ils dépendent de réflexes conditionnés solidement établis. Ils subsistent malgré les déficiences psychiques parce qu’ils sont des mouvements en soi. La distinction du mouvement concret et du mouvement abstrait, du Greifen et du Zeigen serait celle du physiologique et du psychique, de l’existence en soi et de l’existence pour soi56.

Nous allons voir qu’en réalité la première distinction, loin de recouvrir la seconde, est incompatible avec elle. Toute « explication physiologique » tend à se généraliser. Si le mouvement de saisie ou le mouvement concret est assuré par une connexion de fait entre chaque point de la peau et les muscles moteurs qui y conduisent la main, on ne voit pas pourquoi le même circuit nerveux commandant aux mêmes muscles un mouvement à peine différent n’assurerait pas le geste du Zeigen aussi bien que le mouvement du Greifen. Entre le moustique qui pique la peau et la réglette de bois que le médecin appuie au même endroit, la différence physique n’est pas suffisante pour expliquer que le mouvement de saisie soit possible et le geste de désignation impossible. Les deux « stimuli » ne se distinguent vraiment que si l’on fait entrer en compte leur valeur affective ou leur sens biologique, les deux réponses ne cessent de se confondre que si l’on considère le Zeigen et le Greifen comme deux manières de se rapporter à l’objet et deux types d’être au monde. Mais c’est justement ce qui est impossible une fois qu’on a réduit le corps vivant à la condition d’objet. Si l’on admet une seule fois qu’il soit le siège de processus en troisième personne, on ne peut plus dans le comportement rien réserver à la conscience. Les gestes comme les mouvements, puisqu’ils emploient les mêmes organes-objets, les mêmes nerfs-objets, doivent être étalés sur le plan des processus sans intérieur et insérés dans le tissu sans lacune des « conditions physiologiques ». Quand le malade, dans l’exercice de son métier, porte la main vers un outil posé sur la table, ne déplace-t-il pas les segments de son bras exactement comme il le faudrait pour exécuter un mouvement abstrait d’extension ? Un geste de tous les jours ne contient-il pas une série de contractions musculaires et d’innervations ? Il est donc impossible de limiter l’explication physiologique. D’un autre côté il est impossible aussi de limiter la conscience. Si l’on rapporte à la conscience le geste de montrer, si une seule fois le stimulus peut cesser d’être la cause de la réaction pour en devenir l’objet intentionnel, on ne conçoit pas qu’il puisse en aucun cas fonctionner comme pure cause ni que le mouvement puisse jamais être aveugle. Car si des mouvements « abstraits » sont possibles, dans lesquels il y a conscience du point de départ et conscience du point d’arrivée, il faut bien qu’à chaque moment de notre vie nous sachions où est notre corps sans avoir à le chercher comme nous cherchons un objet déplacé pendant notre absence, il faut donc que même les mouvements « automatiques » s’annoncent à la conscience, c’est-à-dire qu’il n’y a jamais de mouvements en soi dans notre corps. Et si tout espace objectif n’est que pour la conscience intellectuelle nous devons retrouver l’attitude catégoriale jusque dans le mouvement de saisie57. Comme la causalité physiologique la prise de conscience ne peut commencer nulle part. Il faut ou renoncer à l’explication physiologique, ou admettre qu’elle est totale, — ou nier la conscience ou admettre qu’elle est totale, on ne peut pas rapporter certains mouvements à la mécanique corporelle et d’autres à la conscience, le corps et la conscience ne se limitent pas l’un l’autre, ils ne peuvent être que parallèles. Toute explication physiologique se généralise en physiologie mécaniste, toute prise de conscience en psychologie intellectualiste, et la physiologie mécaniste ou la psychologie intellectualiste nivellent le comportement et effacent la distinction du mouvement abstrait et du mouvement concret, du Zeigen et du Greifen. Elle ne pourra être maintenue que s’il y a plusieurs manières pour le corps d’être corps, plusieurs manières pour la conscience d’être conscience. Tant que le corps est défini par l’existence en soi, il fonctionne uniformément comme un mécanisme, tant que l’âme est définie par la pure existence pour soi, elle ne connaît que des objets déployés devant elle. La distinction du mouvement abstrait et du mouvement concret ne se confond donc pas avec celle du corps et de la conscience, elle n’appartient pas à la même dimension réflexive, elle ne trouve place que dans la dimension du comportement. Les phénomènes pathologiques font varier sous nos yeux quelque chose qui n’est pas la pure conscience d’objet. Effondrement de la conscience et libération de l’automatisme, ce diagnostic de la psychologie intellectualiste, comme celui d’une psychologie empiriste des contenus, manquerait le trouble fondamental.

L’analyse intellectualiste, ici comme partout, est moins fausse qu’abstraite. La « fonction symbolique » ou la « fonction de représentation » sous-tend bien nos mouvements, mais elle n’est pas un terme dernier pour l’analyse, elle repose à son tour sur un certain sol, et le tort de l’intellectualisme est de la faire reposer sur elle-même, de la dégager des matériaux dans lesquels elle se réalise et de reconnaître en nous, à titre originaire, une présence au monde sans distance, car à partir de cette conscience sans opacité, de cette intentionnalité qui ne comporte pas le plus et le moins, tout ce qui nous sépare du monde vrai, — l’erreur, la maladie, la folie et en somme l’incarnation, — se trouve ramené à la condition de simple apparence. Sans doute l’intellectualisme ne réalise pas la conscience à part de ses matériaux, et par exemple il se défend expressément d’introduire, derrière la parole, l’action et la perception, une « conscience symbolique » qui serait la forme commune et numériquement une des matériaux linguistiques, perceptifs et moteurs. Il n’y a pas, dit Cassirer, de « faculté symbolique en général »58 et l’analyse réflexive ne cherche pas à établir entre les phénomènes pathologiques qui concernent la perception, le langage et l’action une « communauté dans l’être », mais une « communauté dans le sens »59. Justement parce qu’elle a dépassé définitivement la pensée causale et le réalisme, la psychologie intellectualiste serait capable de voir le sens ou l’essence de la maladie et de reconnaître une unité de la conscience qui ne se constate pas sur le plan de l’être, qui s’atteste à elle-même sur le plan de la vérité. Mais précisément la distinction de la communauté dans l’être et de la communauté dans le sens, le passage conscient de l’ordre de l’existence à l’ordre de la valeur et le renversement qui permet d’affirmer comme autonomes le sens et la valeur équivalent pratiquement à une abstraction, puisque, du point de vue où l’on finit par se placer, la variété des phénomènes devient insignifiante et incompréhensible. Si la conscience est placée hors de l’être, elle ne saurait se laisser entamer par lui, la variété empirique des consciences, — la conscience morbide, la conscience primitive, la conscience enfantine, la conscience d’autrui, — ne peut pas être prise au sérieux, il n’y a rien là qui soit à connaître ou à comprendre, une seule chose est compréhensible, c’est la pure essence de la conscience. Aucune de ces consciences ne saurait manquer d’effectuer le Cogito. Le fou, en arrière de ses délires, de ses obsessions et de ses mensonges, sait qu’il délire, qu’il s’obsède lui-même, qu’il ment, et pour finir il n’est pas fou, il pense l’être. Tout est donc pour le mieux et la folie n’est que mauvaise volonté. L’analyse du sens de la maladie, si elle aboutit à une fonction symbolique, identifie toutes les maladies, ramène à l’unité les aphasies, les apraxies et les agnosies60 et n’a même peut-être aucun moyen de les distinguer de la schizophrénie61. On comprend alors que les médecins et les psychologues déclinent l’invitation de l’intellectualisme et reviennent faute de mieux aux essais d’explication causale qui ont du moins l’avantage de faire entrer en compte ce qu’il y a de particulier à la maladie et à chaque maladie, et qui nous donnent par là au moins l’illusion d’un savoir effectif. La pathologie moderne montre qu’il n’y a jamais de trouble rigoureusement électif, mais elle montre aussi que chaque trouble est nuancé selon la région du comportement à laquelle il s’attaque principalement62. Même si toute aphasie, observée d’assez près, comporte des troubles gnosiques et praxiques, toute apraxie des troubles du langage et de la perception, toute agnosie des troubles du langage et de l’action, il reste que le centre des troubles est ici dans la zone du langage, là dans la zone de la perception et ailleurs dans la zone de l’action. Quand on met en cause dans tous les cas la fonction symbolique, on caractérise bien la structure commune aux différents troubles, mais cette structure ne doit pas être détachée des matériaux où elle se réalise chaque fois, sinon électivement, du moins principalement. Après tout, le trouble de Schn. n’est pas métaphysique d’abord, c’est un éclat d’obus qui l’a blessé dans la région occipitale ; les déficiences visuelles sont massives ; il serait absurde, nous l’avons dit, d’expliquer toutes les autres par celles-là comme par leur cause, mais non moins absurde de penser que l’éclat d’obus s’est rencontré avec la conscience symbolique. C’est par la vision qu’en lui l’Esprit a été atteint. Tant qu’on n’aura pas trouvé le moyen de relier l’origine et l’essence ou le sens du trouble, tant qu’on n’aura pas défini une essence concrète, une structure de la maladie qui exprime à la fois sa généralité et sa particularité, tant que la phénoménologie ne sera pas devenue phénoménologie génétique, les retours offensifs de la pensée causale et du naturalisme resteront justifiés. Notre problème se précise donc. Il s’agit pour nous de concevoir entre les contenus linguistique, perceptif, moteur et la forme qu’ils reçoivent ou la fonction symbolique qui les anime un rapport qui ne soit ni la réduction de la forme au contenu, ni la subsomption du contenu sous une forme autonome. Il faut que nous comprenions à la fois comment la maladie de Schn. déborde de toutes parts les contenus particuliers, — visuels, tactiles et mœurs, — de son expérience, et comment cependant elle ne s’attaque à la fonction symbolique qu’à travers les matériaux privilégiés de la vision. Les sens et en général le corps propre offrent le mystère d’un ensemble qui, sans quitter son eccéité et sa particularité, émet au-delà de lui-même des significations capables de fournir leur armature à toute une série de pensées et d’expériences. Si le trouble de Schn. concerne la motricité et la pensée aussi bien que la perception, il reste qu’il atteint surtout dans la pensée le pouvoir de saisir les ensembles simultanés, dans la motricité celui de survoler le mouvement et de le projeter à l’extérieur. C’est donc en quelque sorte l’espace mental et l’espace pratique qui sont détruits ou endommagés, et les mots mêmes indiquent assez la généalogie visuelle du trouble. Le trouble visuel n’est pas la cause des autres troubles et en particulier de celui de la pensée. Mais il n’en est pas davantage une simple conséquence. Les contenus visuels ne sont pas la cause de la fonction de projection, mais la vision n’est pas davantage une simple occasion pour l’Esprit de déployer un pouvoir en lui-même inconditionné. Les contenus visuels sont repris, utilisés, sublimés au niveau de la pensée par une puissance symbolique qui les dépasse, mais c’est sur la base de la vision que cette puissance peut se constituer. Le rapport de la matière et de la forme est celui que la phénoménologie appelle un rapport de Fundierung : la fonction symbolique repose sur la vision comme sur un sol, non que la vision en soit la cause, mais parce qu’elle est ce don de la nature que l’Esprit devait utiliser au-delà de tout espoir, auquel il devait donner un sens radicalement neuf et dont cependant il avait besoin non seulement pour s’incarner, mais encore pour être. La forme s’intègre le contenu au point qu’il apparaît pour finir comme un simple mode d’elle-même et les préparations historiques de la pensée comme une ruse de la Raison déguisée en Nature, — mais réciproquement, jusque dans sa sublimation intellectuelle, le contenu demeure comme une contingence radicale, comme le premier établissement ou la fondation63 de la connaissance et de l’action, comme la première saisie de l’être ou de la valeur dont la connaissance et l’action n’auront jamais fini d’épuiser la richesse concrète et dont elles renouvelleront partout la méthode spontanée. C’est cette dialectique de la forme et du contenu que nous avons à restituer, ou plutôt, comme l’« action réciproque » n’est encore qu’un compromis avec la pensée causale et la formule d’une contradiction, nous avons à décrire le milieu où cette contradiction est concevable, c’est-à-dire l’existence, la reprise perpétuelle du fait et du hasard par une raison qui n’existe pas avant lui et pas sans lui64.

Si nous voulons apercevoir ce qui sous-tend la « fonction symbolique » elle-même, il nous faut d’abord comprendre que même l’intelligence ne s’accommode pas de l’intellectualisme. Ce qui compromet la pensée chez Schn. ce n’est pas qu’il soit incapable d’apercevoir les données concrètes comme des exemplaires d’un eidos unique ou de les subsumer sous une catégorie, c’est au contraire qu’il ne peut les relier que par une subsomption explicite. On remarque par exemple que le malade ne comprend pas des analogies aussi simples que : « le pelage est pour le chat ce que le plumage est pour l’oiseau » ou « la lumière est pour la lampe ce que la chaleur est pour le poêle » ou encore « l’œil est pour la lumière et la couleur ce qu’est l’oreille pour les sons ». De la même manière il ne comprend pas dans leur sens métaphorique des termes usuels comme « le pied de la chaise » ou « la tête d’un clou », bien qu’il sache quelle partie de l’objet désignent ces mots. Il arrive que des sujets normaux du même degré de culture ne sachent pas davantage expliquer l’analogie, mais c’est pour des raisons inverses. Il est plus facile pour le sujet normal de comprendre l’analogie que de l’analyser, et au contraire le malade ne réussit à la comprendre que lorsqu’il l’a explicitée par une analyse conceptuelle. « Il cherche (...) un caractère matériel commun d’où il puisse conclure, comme d’un moyen terme, l’identité des deux rapports65. » Par exemple il réfléchit sur l’analogie de l’œil et de l’oreille et visiblement ne la comprend qu’au moment où il peut dire : « L’œil et l’oreille sont l’un et l’autre des organes des sens, donc ils doivent produire quelque chose de semblable. » Si nous décrivions l’analogie comme l’aperception de deux termes donnés sous un concept qui les coordonne, nous donnerions comme normal un procédé qui n’est que pathologique et qui représente le détour par lequel le malade doit passer pour suppléer la compréhension normale de l’analogie. « Cette liberté dans le choix d’un tertium comparationis chez le malade est tout à l’opposé de la détermination intuitive de l’image chez le normal : le normal saisit une identité spécifique dans les structures conceptuelles, pour lui les démarches vivantes de la pensée sont symétriques et se font pendant. C’est ainsi qu’il “attrape” l’essentiel de l’analogie et l’on peut toujours se demander si un sujet ne reste pas capable de comprendre, même quand cette compréhension n’est pas exprimée adéquatement par la formulation et l’explication qu’il fournit66. » La pensée vivante ne consiste donc pas à subsumer sous une catégorie. La catégorie impose aux termes qu’elle réunit une signification qui leur est extérieure. C’est en puisant dans le langage constitué et dans les rapports de sens qu’il renferme que Schn. parvient à relier l’œil et l’oreille comme des « organes de sens ». Dans la pensée normale l’œil et l’oreille sont d’emblée saisis selon l’analogie de leur fonction et leur rapport ne peut être figé en un « caractère commun » et enregistré dans le langage que parce qu’il a d’abord été aperçu à l’état naissant dans la singularité de la vision et de l’ouïe. On répondra sans doute que notre critique ne porte que contre un intellectualisme sommaire, qui assimilerait la pensée à une activité simplement logique, et que justement l’analyse réflexive remonte jusqu’au fondement de la prédication, retrouve derrière le jugement d’inhérence le jugement de relation, derrière la subsomption, comme opération mécanique et formelle, l’acte catégorial par lequel la pensée investit le sujet du sens qui s’exprime dans le prédicat. Ainsi notre critique de la fonction catégoriale n’aurait d’autre résultat que de révéler, derrière l’usage empirique de la catégorie, un usage transcendantal sans lequel en effet le premier est incompréhensible. Cependant la distinction de l’usage empirique et de l’usage transcendantal masque la difficulté plutôt qu’elle ne la résout. La philosophie criticiste double les opérations empiriques de la pensée d’une activité transcendantale que l’on charge de réaliser toutes les synthèses dont la pensée empirique donne la monnaie. Mais quand je pense actuellement quelque chose, la garantie d’une synthèse intemporelle n’est pas suffisante et pas même nécessaire pour fonder ma pensée. C’est maintenant, c’est dans le présent vivant qu’il faut effectuer la synthèse, autrement la pensée serait coupée de ses prémisses transcendantales. Quand je pense, on ne peut donc pas dire que je me replace dans le sujet éternel que je n’ai jamais cessé d’être, car le véritable sujet de la pensée est celui qui effectue la conversion et la reprise actuelle, et c’est lui qui communique sa vie au fantôme intemporel. Il nous faut donc comprendre comment la pensée temporelle se noue sur elle-même et réalise sa propre synthèse. Si le sujet normal comprend d’emblée que le rapport de l’œil à la vision est le même que le rapport de l’oreille à l’ouïe, c’est que l’œil et l’oreille lui sont donnés d’emblée comme des moyens d’accès à un même monde, c’est qu’il a l’évidence antéprédicative d’un monde unique, de sorte que l’équivalence des « organes des sens » et leur analogie se lit sur les choses et peut être vécue avant d’être conçue. Le sujet kantien pose un monde, mais, pour pouvoir affirmer une vérité, le sujet effectif doit d’abord avoir un monde ou être au monde, c’est-à-dire porter autour de soi un système de significations dont les correspondances, les relations, les participations n’aient pas besoin d’être explicitées pour être utilisées. Quand je me déplace dans ma maison, je sais d’emblée et sans aucun discours que marcher vers la salle de bains signifie passer près de la chambre, que regarder la fenêtre signifie avoir la cheminée à ma gauche, et dans ce petit monde chaque geste, chaque perception se situe immédiatement par rapport à mille coordonnées virtuelles. Quand je cause avec un ami que je connais bien, chacun de ses propos et chacun des miens renferme, outre ce qu’il signifie pour tout le monde, une multitude de références aux dimensions principales de son caractère et du mien, sans que nous ayons besoin d’évoquer nos conversations précédentes. Ces mondes acquis, qui donnent à mon expérience son sens second, sont eux-mêmes découpés dans un monde primordial, qui en fonde le sens premier. Il y a de la même manière un « monde des pensées », c’est-à-dire une sédimentation de nos opérations mentales, qui nous permet de compter sur nos concepts et sur nos jugements acquis comme sur des choses qui sont là et se donnent globalement, sans que nous ayons besoin à chaque moment d’en refaire la synthèse. C’est ainsi qu’il peut y avoir pour nous une sorte de panorama mental, avec ses régions accentuées et ses régions confuses, une physionomie des questions, et des situations intellectuelles comme la recherche, la découverte, la certitude. Mais le mot de « sédimentation » ne doit pas nous tromper : ce savoir contracté n’est pas une masse inerte au fond de notre conscience. Mon appartement n’est pas pour moi une série d’images fortement associées, il ne demeure autour de moi comme domaine familier que si j’en ai encore « dans les mains » ou « dans les jambes » les distances et les directions principales et si de mon corps partent vers lui une multitude de fils intentionnels. De même mes pensées acquises ne sont pas un acquis absolu, elles se nourrissent à chaque moment de ma pensée présente, elles m’offrent un sens, mais je le leur rends. En fait notre acquis disponible exprime à chaque moment l’énergie de notre conscience présente. Tantôt elle s’affaiblit, comme dans la fatigue, et alors mon « monde » de pensée s’appauvrit et se réduit même à une ou deux idées obsédantes ; tantôt au contraire je suis à toutes mes pensées, et chaque parole que l’on dit devant moi fait alors germer des questions, des idées, regroupe et réorganise le panorama mental et s’offre avec une physionomie précise. Ainsi l’acquis n’est vraiment acquis que s’il est repris dans un nouveau mouvement de pensée et une pensée n’est située que si elle assume elle-même sa situation. L’essence de la conscience est de se donner un ou des mondes, c’est-à-dire de faire être devant elle-même ses propres pensées comme des choses, et elle prouve sa vigueur indivisiblement en se dessinant ces paysages et en les quittant. La structure monde, avec son double moment de sédimentation et de spontanéité, est au centre de la conscience, et c’est comme un nivellement du « monde » que nous allons pouvoir comprendre à la fois les troubles intellectuels, les troubles perceptifs et les troubles moteurs de Schn., sans réduire les uns aux autres.

L’analyse classique de la perception67 distingue en elle des données sensibles et la signification qu’elles reçoivent d’un acte d’entendement. Les troubles de la perception ne pourraient être à ce point de vue que des déficiences sensorielles ou des troubles gnosiques. Le cas de Schn. nous montre au contraire des déficiences qui concernent la jonction de la sensibilité et de la signification et qui révèlent le conditionnement existentiel de l’une et de l’autre. Si l’on présente au malade un stylographe, en s’arrangeant pour que l’agrafe ne soit pas visible, les phases de la reconnaissance sont les suivantes. « C’est noir, bleu, clair, dit le malade. Il y a une tache blanche, c’est allongé. Ça a la forme d’un bâton. Ça peut être un instrument quelconque. Ça brille. Ça a un reflet. Ça peut être aussi un verre coloré. » On rapproche à ce moment le stylographe et l’on tourne l’agrafe vers le malade. Il poursuit : « Ce doit être un crayon ou un porte-plume. (Il touche la pochette de son veston.) Ça se met là, pour noter quelque chose68. » Il est visible que le langage intervient à chaque phase de la reconnaissance en fournissant des significations possibles pour ce qui est effectivement vu et que la reconnaissance progresse en suivant les connexions du langage, de « allongé » à « en forme de bâton », de « bâton » à « instrument », de là à « instrument pour noter quelque chose » et enfin à « stylographe ». Les données sensibles se bornent à suggérer ces significations comme un fait suggère au physicien une hypothèse, le malade comme le savant vérifie médiatement et précise l’hypothèse par le recoupement des faits, il chemine aveuglément vers celle qui les coordonne tous. Ce procédé met en évidence, par contraste, la méthode spontanée de la perception normale, cette sorte de vie des significations qui rend immédiatement lisible l’essence concrète de l’objet et ne laisse même apparaître qu’à travers elle ses « propriétés sensibles ». C’est cette familiarité, cette communication avec l’objet qui est ici interrompue. Chez le normal l’objet est « parlant » et significatif, l’arrangement des couleurs « veut dire » d’emblée quelque chose, tandis que chez le malade la signification doit être apportée d’ailleurs par un véritable acte d’interprétation. — Réciproquement, chez le normal les intentions du sujet se reflètent immédiatement dans le champ perceptif, le polarisent, ou le marquent de leur monogramme, ou enfin y font naître sans effort une onde significative. Chez le malade le champ perceptif a perdu cette plasticité. Si on lui demande de construire un carré avec quatre triangles identiques à un triangle donné, il répond que c’est impossible et qu’avec quatre triangles on ne peut construire que deux carrés. On insiste en lui faisant voir qu’un carré a deux diagonales et peut toujours être divisé en 4 triangles. Le malade répond : « Oui, mais c’est parce que les parties s’adaptent nécessairement l’une à l’autre. Quand on divise un carré en quatre, si l’on rapproche convenablement les parties, il faut bien que cela fasse un carré.69 » Il sait donc ce que c’est qu’un carré ou un triangle ; le rapport de ces deux significations ne lui échappe même pas, au moins après les explications du médecin, et il comprend que tout carré peut être divisé en triangles ; mais il n’en tire pas que tout triangle (rectangle isocèle) peut servir à construire un carré de surface quadruple, parce que la construction de ce carré exige que les triangles donnés soient autrement assemblés et que les données sensibles deviennent l’illustration d’un sens imaginaire. Au total le monde ne lui suggère plus aucune signification et réciproquement les significations qu’il se propose ne s’incarnent plus dans le monde donné. Nous dirons en un mot que le monde n’a plus pour lui de physionomie70. C’est ce qui fait comprendre les particularités du dessin chez lui. Schn. ne dessine jamais d’après le modèle (nachzeichnen), la perception ne se prolonge pas directement en mouvement. De la main gauche il palpe l’objet, reconnaît certaines particularités (un angle, une droite), formule sa découverte et enfin trace sans modèle une figure correspondant à la formule verbale71. La traduction du perçu en mouvement passe par les significations expresses du langage, tandis que le sujet normal pénètre dans l’objet par la perception, s’en assimile la structure, et qu’à travers son corps l’objet règle directement ses mouvements72. Ce dialogue du sujet avec l’objet, cette reprise par le sujet du sens épars dans l’objet et par l’objet des intentions du sujet qui est la perception physionomique, dispose autour du sujet un monde qui lui parle de lui-même et installe dans le monde ses propres pensées. Si cette fonction est compromise chez Schn., on peut prévoir qu’à plus forte raison la perception des événements humains et la perception d’autrui offriront des déficiences, car elles supposent la même reprise de l’extérieur dans l’intérieur et de l’intérieur par l’extérieur. Et en effet si l’on raconte au malade une histoire, on constate qu’au lieu de la saisir comme un ensemble mélodique avec ses temps forts, ses temps faibles, son rythme ou son cours caractéristique, il ne la retient que comme une série de faits qui doivent être notés un à un. C’est pourquoi il ne la comprend que si l’on ménage des pauses dans le récit et met à profit ces pauses pour résumer en une phrase l’essentiel de ce que l’on vient de lui raconter. Quand il raconte à son tour l’histoire, ce n’est jamais d’après le récit qu’on lui a fait (nacherzählen) : il n’accentue rien, il ne comprend le progrès de l’histoire qu’à mesure qu’il la raconte et le récit est comme reconstitué partie par partie73. Il y a donc chez le sujet normal une essence de l’histoire qui se dégage à mesure que le récit avance, sans aucune analyse expresse, et qui guide ensuite la reproduction du récit. L’histoire est pour lui un certain événement humain, reconnaissable à son style, et le sujet « comprend » ici parce qu’il a le pouvoir de vivre, au-delà de son expérience immédiate, les événements indiqués par le récit. D’une manière générale rien n’est présent pour le malade que ce qui est immédiatement donné. La pensée d’autrui, puisqu’il n’en a pas l’épreuve immédiate, ne lui sera jamais présente74. Les paroles d’autrui sont pour lui des signes qu’il doit déchiffrer un à un, au lieu d’être, comme chez le normal, l’enveloppe transparente d’un sens dans lequel il pourrait vivre. Comme les événements, les paroles ne sont pas pour le malade le motif d’une reprise ou d’une projection, mais seulement l’occasion d’une interprétation méthodique. Comme l’objet, autrui ne lui « dit » rien, et les fantômes qui s’offrent à lui sont dépourvus, non sans doute de cette signification intellectuelle qui s’obtient par l’analyse, mais de cette signification primordiale qui s’obtient par la coexistence.

Les troubles proprement intellectuels — ceux du jugement et de la signification, — ne pourront pas être considérés comme des déficiences dernières, et devront à leur tour être replacées dans le même contexte existentiel. Soit par exemple la « cécité pour les nombres »75. On a pu montrer que le malade, capable de compter, d’additionner, de soustraire, de multiplier ou de diviser à propos des objets placés devant lui, ne peut cependant concevoir le nombre et que tous ces résultats sont obtenus par des recettes rituelles qui n’ont avec lui aucun rapport de sens. Il sait par cœur la série des nombres et la récite mentalement tout en marquant sur ses doigts les objets à compter, à additionner, à soustraire, à multiplier ou à diviser : « le nombre n’a plus pour lui qu’une appartenance à la série des nombres, il n’a aucune signification comme grandeur fixe, comme groupe, comme mesure déterminée »76. De deux nombres le plus grand est pour lui celui qui vient « après » dans la série des nombres. Quand on lui propose d’effectuer 5 + 4 - 4, il exécute l’opération en deux temps sans « rien remarquer de particulier ». Il convient seulement, si on le lui fait observer, que le nombre 5 « reste ». Il ne comprend pas que le « double de la moitié » d’un nombre donné est ce nombre même77. Dirons-nous donc qu’il a perdu le nombre comme catégorie ou comme schème ? Mais lorsqu’il parcourt des yeux les objets à compter en « marquant » sur ses doigts chacun d’eux, même s’il lui arrive souvent de confondre les objets déjà comptés avec ceux qui ne l’ont pas encore été, même si la synthèse est confuse, il a évidemment la notion d’une opération synthétique qui est justement la numération. Et réciproquement chez le sujet normal la série des nombres comme mélodie cinétique à peu près dépourvue de sens authentiquement numérique se substitue le plus souvent au concept du nombre. Le nombre n’est jamais un concept pur dont l’absence permettrait de définir l’état mental de Schn., c’est une structure de conscience qui comporte le plus et le moins. L’acte véritable de compter exige du sujet que ses opérations, à mesure qu’elles se déroulent et cessent d’occuper le centre de sa conscience, ne cessent pas d’être là pour lui et constituent pour les opérations ultérieures un sol sur lequel elles s’établissent. La conscience tient derrière elle les synthèses effectuées, elles sont encore disponibles, elles pourraient être réactivées, et c’est à ce titre qu’elles sont reprises et dépassées dans l’acte total de numération. Ce qu’on appelle le nombre pur ou le nombre authentique n’est qu’une promotion ou une extension par récurrence du mouvement constitutif de toute perception. La conception du nombre n’est atteinte chez Schn. qu’en tant qu’elle suppose éminemment le pouvoir de déployer un passé pour aller vers un avenir. C’est cette base existentielle de l’intelligence qui est atteinte, beaucoup plus que l’intelligence elle-même, car, comme on l’a fait observer78, l’intelligence générale de Schn. est intacte : ses réponses sont lentes, elles ne sont jamais insignifiantes, elles sont celles d’un homme mûr, réfléchi, et qui s’intéresse aux expériences du médecin. Au-dessous de l’intelligence comme fonction anonyme ou comme opération catégoriale, il faut reconnaître un noyau personnel qui est l’être du malade, sa puissance d’exister. C’est là que réside la maladie. Schn. voudrait encore se faire des opinions politiques ou religieuses, mais il sait qu’il est inutile d’essayer. « Il doit maintenant se contenter des croyances massives, sans pouvoir les exprimer.79 » Jamais il ne chante ni ne siffle de lui-même80. Nous verrons plus loin que jamais il ne prend d’initiative sexuelle. Il ne sort jamais pour se promener, mais toujours pour faire une course, et il ne reconnaît pas au passage la maison du professeur Goldstein « parce qu’il n’est pas sorti dans l’intention d’y aller »81. De même qu’il a besoin de se donner par des mouvements préparatoires des « prises » sur son propre corps avant d’exécuter des mouvements lorsqu’ils ne sont pas tracés d’avance dans une situation coutumière, — de même une conversation avec autrui ne fait pas pour lui une situation d’elle-même significative, qui appellerait des réponses impromptu ; il ne peut parler que selon un plan arrêté d’avance : « Il ne peut s’en remettre à l’inspiration du moment pour trouver les pensées nécessaires en face d’une situation complexe dans la conversation, et cela, qu’il s’agisse de points de vue nouveaux ou de points de vue anciens. »82 Il y a dans toute sa conduite quelque chose de méticuleux et de sérieux, qui vient de ce qu’il est incapable de jouer. Jouer c’est se placer pour un moment dans une situation imaginaire, c’est se plaire à changer de « milieu ». Le malade, au contraire, ne peut entrer dans une situation fictive sans la convertir en situation réelle : il ne distingue pas une devinette d’un problème83. « Chez lui, la situation possible à chaque moment est tellement étroite que deux secteurs du milieu, s’ils n’ont pas pour lui quelque chose de commun, ne peuvent simultanément devenir situation84. » Si l’on cause avec lui, il n’entend pas le bruit d’une autre conversation dans la pièce voisine ; si l’on apporte un plat sur la table, il ne se demande jamais d’où le plat vient. Il déclare qu’on ne voit que dans la direction où l’on regarde et seulement les objets que l’on fixe85. L’avenir et le passé ne sont pour lui que des prolongements « ratatinés » du présent. Il a perdu « notre pouvoir de regarder selon le vecteur temporel »86. Il ne peut survoler son passé et le retrouver sans hésitation en allant du tout aux parties : il le reconstitue en partant d’un fragment qui a gardé son sens et qui lui sert de « point d’appui »87. Comme il se plaint du climat, on lui demande s’il se sent mieux l’hiver. Il répond : « Je ne peux pas le dire maintenant. Je ne peux rien dire pour le moment. »88 Ainsi tous les troubles de Schn. se laissent bien ramener à l’unité, mais ce n’est pas à l’unité abstraite de la « fonction de représentation » : il est « lié » à l’actuel, il « manque de liberté »89, de cette liberté concrète qui consiste dans le pouvoir général de se mettre en situation. Au-dessous de l’intelligence comme au-dessous de la perception, nous découvrons une fonction plus fondamentale, « un vecteur mobile en tous sens comme un projecteur et par lequel nous pouvons nous orienter vers n’importe quoi, en nous ou hors de nous, et avoir un comportement à l’égard de cet objet »90. Encore la comparaison du projecteur n’est-elle pas bonne, puisqu’elle sous-entend des objets donnés sur lesquels il promène sa lumière, alors que la fonction centrale dont nous parlons, avant de nous faire voir ou connaître des objets, les fait exister plus secrètement pour nous. Disons donc plutôt, en empruntant ce terme à d’autres travaux91, que la vie de la conscience — vie connaissante, vie du désir ou vie perceptive — est sous-tendue par un « arc intentionnel » qui projette autour de nous notre passé, notre avenir, notre milieu humain, notre situation physique, notre situation idéologique, notre situation morale, ou plutôt qui fait que nous soyons situés sous tous ces rapports. C’est cet arc intentionnel qui fait l’unité des sens, celle des sens et de l’intelligence, celle de la sensibilité et de la motricité. C’est lui qui se « détend » dans la maladie.

L’étude d’un cas pathologique nous a donc permis d’apercevoir un nouveau mode d’analyse — l’analyse existentielle — qui dépasse les alternatives classiques de l’empirisme et de l’intellectualisme, de l’explication et de la réflexion. Si la conscience était une somme de faits psychiques, chaque trouble devrait être électif. Si elle était une « fonction de représentation », une pure puissance de signifier, elle pourrait être ou ne pas être (et avec elle toutes choses), mais non pas cesser d’être après avoir été, ou devenir malade, c’est-à-dire s’altérer. Si enfin elle est une activité de projection, qui dépose autour d’elle les objets comme des traces de ses propres actes, mais qui s’appuie sur eux pour passer à d’autres actes de spontanéité, on comprend à la fois que toute déficience des « contenus » retentisse sur l’ensemble de l’expérience et en commence la désintégration, que tout fléchissement pathologique intéresse la conscience entière, — et que cependant la maladie atteigne chaque fois la conscience par un certain « côté », que dans chaque cas certains symptômes soient prédominants au tableau clinique de la maladie, et enfin que la conscience soit vulnérable et qu’elle puisse recevoir en elle-même la maladie. En s’attaquant à la « sphère visuelle », la maladie ne se borne pas à détruire certains contenus de conscience, les « représentations visuelles » ou la vision au sens propre ; elle atteint une vision au sens figuré, dont la première n’est que le modèle ou l’emblème, — le pouvoir de « dominer » (überschauen) les multiplicités simultanées92, une certaine manière de poser l’objet ou d’avoir conscience. Mais comme pourtant ce type de conscience n’est que la sublimation de la vision sensible, comme il se schématise à chaque moment dans les dimensions du champ visuel, en les chargeant, il est vrai, d’un sens nouveau, on comprend que cette fonction générale ait ses racines psychologiques. La conscience développe librement les données visuelles au-delà de leur sens propre, elle s’en sert pour exprimer ses actes de spontanéité, comme le montre assez l’évolution sémantique qui charge d’un sens de plus en plus riche les termes d’intuition, d’évidence ou de lumière naturelle. Mais, réciproquement, il n’est pas un de ces termes, dans le sens final que l’histoire leur a donné, qui se comprenne sans référence aux structures de la perception visuelle. De sorte qu’on ne peut pas dire que l’homme voit parce qu’il est Esprit, ni d’ailleurs qu’il est Esprit parce qu’il voit : voir comme un homme voit et être Esprit sont synonymes. Dans la mesure où la conscience n’est conscience de quelque chose qu’en laissant traîner derrière elle son sillage, et où, pour penser un objet, il faut s’appuyer sur un « monde de pensée » précédemment construit, il y a toujours une dépersonnalisation au cœur de la conscience ; par là est donné le principe d’une intervention étrangère : la conscience peut être malade, le monde de ses pensées peut s’effondrer par fragments, — ou plutôt, comme les « contenus » dissociés par la maladie ne figuraient pas dans la conscience normale à titre de parties et ne servaient que d’appuis à des significations qui les dépassent, on voit la conscience essayer de maintenir ses superstructures alors que leur fondement s’est effondré, elle mime ses opérations coutumières, mais sans pouvoir en obtenir la réalisation intuitive et sans pouvoir masquer le déficit particulier qui les prive de leur sens plein. Que la maladie psychique, à son tour, soit liée à un accident corporel, cela se comprend, en principe, de la même façon ; la conscience se projette dans un monde physique et a un corps, comme elle se projette dans un monde culturel et a des habitus : parce qu’elle ne peut être conscience qu’en jouant sur des significations données dans le passé absolu de la nature ou dans son passé personnel, et parce que toute forme vécue tend vers une certaine généralité, que ce soit celle de nos habitus ou bien celle de nos « fonctions corporelles ».

Ces éclaircissements nous permettent enfin de comprendre sans équivoque la motricité comme intentionnalité originale. La conscience est originairement non pas un « je pense que », mais un « je peux »93. Pas plus que le trouble visuel, pas davantage le trouble moteur de Schn. ne peut être ramené à une défaillance de la fonction générale de représentation. La vision et le mouvement sont des manières spécifiques de nous rapporter à des objets et si, à travers toutes ces expériences, une fonction unique s’exprime, c’est le mouvement d’existence, qui ne supprime pas la diversité radicale des contenus, parce qu’il les relie non pas en les plaçant tous sous la domination d’un « je pense », mais en les orientant vers l’unité intersensorielle d’un « monde ». Le mouvement n’est pas la pensée d’un mouvement et l’espace corporel n’est pas un espace pensé ou représenté. « Chaque mouvement volontaire a lieu dans un milieu, sur un fond qui est déterminé par le mouvement lui-même (...). Nous exécutons nos mouvements dans un espace qui n’est pas “vide” et sans relation avec eux, mais qui, au contraire, est dans un rapport très déterminé avec eux : mouvement et fond ne sont, à vrai dire, que des moments artificiellement séparés d’un tout unique94. » Dans le geste de la main qui se lève vers un objet est enfermée une référence à l’objet non pas comme objet représenté, mais comme cette chose très déterminée vers laquelle nous nous projetons, auprès de laquelle nous sommes par anticipation, que nous hantons95. La conscience est l’être à la chose par l’intermédiaire du corps. Un mouvement est appris lorsque le corps l’a compris, c’est-à-dire lorsqu’il l’a incorporé à son « monde », et mouvoir son corps c’est viser à travers lui les choses, c’est le laisser répondre à leur sollicitation qui s’exerce sur lui sans aucune représentation. La motricité n’est donc pas comme une servante de la conscience, qui transporte le corps au point de l’espace que nous nous sommes d’abord représenté. Pour que nous puissions mouvoir notre corps vers un objet, il faut d’abord que l’objet existe pour lui, il faut donc que notre corps n’appartienne pas à la région de l’« en soi ». Les objets n’existent plus pour le bras de l’apraxique, et c’est ce qui fait qu’il est immobile. Les cas d’apraxie pure, où la perception de l’espace est intacte, où même la « notion intellectuelle du geste à faire » ne semble pas brouillée, et où pourtant le malade ne sait pas copier un triangle96, les cas d’apraxie constructive, où le sujet ne manifeste aucun trouble gnosique, sauf en ce qui concerne la localisation des stimuli sur son corps, et n’est pourtant pas capable de copier une croix, un v ou un o97, montrent bien que le corps a son monde et que les objets ou l’espace peuvent être présents à notre connaissance sans l’être à notre corps.

Il ne faut donc pas dire que notre corps est dans l’espace ni d’ailleurs qu’il est dans le temps. Il habite l’espace et le temps. Si ma main exécute dans l’air un déplacement compliqué, je n’ai pas, pour connaître sa position finale, à additionner ensemble les mouvements de même sens, et à retrancher les mouvements de sens contraire. « Tout changement identifiable parvient à la conscience déjà chargé de ses relations à ce qui l’a précédé, comme sur un taximètre la distance nous est présentée transformée déjà en schillings et en pence98. » À chaque instant, les postures et les mouvements précédents fournissent un étalon de mesure toujours prêt. Il ne s’agit pas du « souvenir » visuel ou moteur de la position de la main au départ : des lésions cérébrales peuvent laisser intact le souvenir visuel tout en supprimant la conscience du mouvement et, quant au « souvenir moteur », il est clair qu’il ne saurait déterminer la position présente de ma main, si la perception d’où il est né n’avait enfermé elle-même une conscience absolue de l’« ici », sans laquelle on serait renvoyé de souvenir en souvenir et l’on n’aurait jamais une perception actuelle. De même qu’il est nécessairement « ici », le corps existe nécessairement « maintenant » ; il ne peut jamais devenir « passé », et si nous ne pouvons pas garder dans l’état de santé le souvenir vivant de la maladie, ou dans l’âge adulte celui de notre corps quand nous étions enfant, ces « lacunes de la mémoire » ne font qu’exprimer la structure temporelle de notre corps. À chaque instant d’un mouvement, l’instant précédent n’est pas ignoré, mais il est comme emboîté dans le présent et la perception présente consiste en somme à ressaisir, en s’appuyant sur la position actuelle, la série des positions antérieures, qui s’enveloppent l’une l’autre. Mais la position imminente est elle aussi enveloppée dans le présent, et par elle toutes celles qui viendront jusqu’au terme du mouvement. Chaque moment du mouvement en embrasse toute l’étendue et, en particulier, le premier moment, l’initiation cinétique inaugure la liaison d’un ici et d’un là-bas, d’un maintenant et d’un avenir que les autres moments se borneront à développer. En tant que j’ai un corps et que j’agis à travers lui dans le monde, l’espace et le temps ne sont pas pour moi une somme de points juxtaposés, pas davantage d’ailleurs une infinité de relations dont ma conscience opérerait la synthèse et où elle impliquerait mon corps ; je ne suis pas dans l’espace et dans le temps, je ne pense pas l’espace et le temps ; je suis à l’espace et au temps, mon corps s’applique à eux et les embrasse. L’ampleur de cette prise mesure celle de mon existence ; mais, de toutes manières, elle ne peut jamais être totale : l’espace et le temps que j’habite ont toujours de part et d’autre des horizons indéterminés qui renferment d’autres points de vue. La synthèse du temps comme celle de l’espace est toujours à recommencer. L’expérience motrice de notre corps n’est pas un cas particulier de connaissance ; elle nous fournit une manière d’accéder au monde et à l’objet, une « praktognosie »99 qui doit être reconnue comme originale et peut-être comme originaire. Mon corps a son monde ou comprend son monde sans avoir à passer par des « représentations », sans se subordonner à une « fonction symbolique » ou « objectivante ». Certains malades peuvent imiter les mouvements du médecin et porter leur main droite à leur oreille droite, leur main gauche à leur nez, s’ils se placent à côté du médecin et observent ses mouvements dans une glace, non s’ils lui font face. Head expliquait l’échec du malade par l’insuffisance de sa « formulation » : l’imitation du geste serait médiatisée par une traduction verbale. En réalité, la formulation peut être exacte sans que l’imitation réussisse et l’imitation réussie sans aucune formulation. Les auteurs100 font alors intervenir, sinon le symbolisme verbal, du moins une fonction symbolique générale, une capacité de « transposer » dont l’imitation ne serait, comme la perception ou la pensée objective, qu’un cas particulier. Mais il est visible que cette fonction générale n’explique pas l’action adaptée. Car les malades sont capables non seulement de formuler le mouvement à accomplir, mais encore de se le représenter. Ils savent très bien ce qu’ils ont à faire, et pourtant, au lieu de porter la main droite à l’oreille droite, la main gauche au nez, ils touchent une oreille de chaque main ou encore leur nez et un de leurs yeux, ou l’une de leurs oreilles et l’un de leurs yeux101. C’est l’application et l’ajustement à leur propre corps de la définition objective du mouvement qui sont devenus impossibles. Autrement dit, la main droite et la main gauche, l’œil et l’oreille leur sont encore donnés comme emplacements absolus, mais ne sont plus insérés dans un système de correspondance qui les relie aux parties homologues du corps du médecin et qui les rende utilisables pour l’imitation, même quand le médecin fait face au malade. Pour pouvoir imiter les gestes de quelqu’un qui me fait face, il n’est pas nécessaire que je sache expressément que « la main qui apparaît à la droite de mon champ visuel est pour mon partenaire main gauche ». C’est justement le malade qui recourt à ces explications. Dans l’imitation normale, la main gauche du sujet s’identifie immédiatement à celle de son partenaire, l’action du sujet adhère immédiatement à son modèle, le sujet se projette ou s’irréalise en lui, s’identifie avec lui, et le changement de coordonnées est éminemment contenu dans cette opération existentielle. C’est que le sujet normal a son corps non seulement comme système de positions actuelles, mais encore et par là même comme système ouvert d’une infinité de positions équivalentes dans d’autres orientations. Ce que nous avons appelé le schéma corporel est justement ce système d’équivalences, cet invariant immédiatement donné par lequel les différentes tâches motrices sont instantanément transposables. C’est dire qu’il n’est pas seulement une expérience de mon corps, mais encore une expérience de mon corps dans le monde, et que c’est lui qui donne un sens moteur aux consignes verbales. La fonction qui est détruite dans les troubles apraxiques est donc bien une fonction motrice. « Ce n’est pas la fonction symbolique ou significative en général qui est atteinte dans des cas de ce genre : c’est une fonction beaucoup plus originaire et de caractère moteur, à savoir la capacité de différenciation motrice du schéma corporel dynamique102. » L’espace où se meut l’imitation normale n’est pas par opposition à l’espace concret, avec ses emplacements absolus, un « espace objectif » ou un « espace de représentation » fondé sur un acte de pensée. Il est déjà dessiné dans la structure de mon corps, il en est le corrélatif inséparable. « Déjà la motricité, prise à l’état pur, possède le pouvoir élémentaire de donner un sens (Sinngebung). »103 Même si, dans la suite, la pensée et la perception de l’espace se libèrent de la motricité et de l’être à l’espace, pour que nous puissions nous représenter l’espace il faut d’abord que nous y ayons été introduits par notre corps et qu’il nous ait donné le premier modèle des transpositions, des équivalences, des identifications qui font de l’espace un système objectif et permettent à notre expérience d’être une expérience d’objets, de s’ouvrir sur un « en soi ». « La motricité est la sphère primaire où d’abord s’engendre le sens de toutes les significations (der Sinn aller Signifikationen) dans le domaine de l’espace représenté. »104.

L’acquisition de l’habitude comme remaniement et renouvellement du schéma corporel offre de grandes difficultés aux philosophies classiques, toujours portées à concevoir la synthèse comme une synthèse intellectuelle. Il est bien vrai que ce n’est pas une association extérieure qui réunit dans l’habitude les mouvements élémentaires, les réactions et les « stimuli »105. Toute théorie mécaniste se heurte au fait que l’apprentissage est systématique : le sujet ne soude pas des mouvements individuels à des stimuli individuels, mais acquiert le pouvoir de répondre par un certain type de solutions à une certaine forme de situations, les situations pouvant différer largement d’un cas à l’autre, les mouvements de réponse pouvant être confiés tantôt à un organe effecteur, tantôt à l’autre, situations et réponses se ressemblant dans les différents cas beaucoup moins par l’identité partielle des éléments que par la communauté de leur sens. Faut-il donc mettre à l’origine de l’habitude un acte d’entendement qui en organiserait les éléments pour s’en retirer dans la suite ?106 Par exemple, acquérir l’habitude d’une danse, n’est-ce pas trouver par analyse la formule du mouvement et le recomposer, en se guidant sur ce tracé idéal, à l’aide des mouvements déjà acquis, ceux de la marche et de la course ? Mais, pour que la formule de la danse nouvelle s’intègre certains éléments de la motricité générale, il faut d’abord qu’elle ait reçu comme une consécration motrice. C’est le corps, comme on l’a dit souvent, qui « attrape » (kapiert) et qui « comprend » le mouvement. L’acquisition de l’habitude est bien la saisie d’une signification, mais c’est la saisie motrice d’une signification motrice. Que veut-on dire au juste par là ? Une femme maintient sans calcul un intervalle de sécurité entre la plume de son chapeau et les objets qui pourraient la briser, elle sent où est la plume comme nous sentons où est notre main107. Si j’ai l’habitude de conduire une voiture, je l’engage dans un chemin et je vois que « je peux passer » sans comparer la largeur du chemin à celle des ailes, comme je franchis une porte sans comparer la largeur de la porte à celle de mon corps108. Le chapeau et l’automobile ont cessé d’être des objets dont la grandeur et le volume se détermineraient par comparaison avec les autres objets. Ils sont devenus des puissances volumineuses, l’exigence d’un certain espace libre. Corrélativement, la portière du Métro, la route sont devenues des puissances contraignantes et apparaissent d’emblée comme praticables ou impraticables pour mon corps avec ses annexes. Le bâton de l’aveugle a cessé d’être un objet pour lui, il n’est plus perçu pour lui-même, son extrémité s’est transformée en zone sensible, il augmente l’ampleur et le rayon d’action du toucher, il est devenu l’analogue d’un regard. Dans l’exploration des objets, la longueur du bâton n’intervient pas expressément et comme moyen terme : l’aveugle la connaît par la position des objets plutôt que la position des objets par elle. La position des objets est donnée immédiatement par l’ampleur du geste qui l’atteint et dans laquelle est compris, outre la puissance d’extension du bras, le rayon d’action du bâton. Si je veux m’habituer à une canne, je l’essaye, je touche quelques objets et, après quelque temps, je l’ai « en main », je vois quels objets sont « à portée » de ma canne ou hors de portée. Il ne s’agit pas ici d’une estimation rapide et d’une comparaison entre la longueur objective de la canne et la distance objective du but à atteindre. Les lieux de l’espace ne se définissent pas comme des positions objectives par rapport à la position objective de notre corps, mais ils inscrivent autour de nous la portée variable de nos visées ou de nos gestes. S’habituer à un chapeau, à une automobile ou à un bâton, c’est s’installer en eux, ou inversement, les faire participer à la voluminosité du corps propre. L’habitude exprime le pouvoir que nous avons de dilater notre être au monde, ou de changer d’existence en nous annexant de nouveaux instruments.109 On peu savoir dactylographier sans savoir indiquer où se trouvent sur le clavier les lettres qui composent les mots. Savoir dactylographier n’est donc pas connaître l’emplacement sur le clavier de chaque lettre, ni même avoir acquis pour chacune un réflexe conditionné qu’elle déclencherait lorsqu’elle se présente à notre regard. Si l’habitude n’est ni une connaissance, ni un automatisme, qu’est-elle donc ? Il s’agit d’un savoir qui est dans les mains, qui ne se livre qu’à l’effort corporel et ne peut se traduire par une désignation objective. Le sujet sait où se trouvent les lettres sur le clavier comme nous savons où se trouve l’un de nos membres, d’un savoir de familiarité qui ne nous donne pas une position dans l’espace objectif. Le déplacement de ses doigts n’est pas donné à la dactylographe comme un trajet spatial que l’on puisse décrire, mais seulement comme une certaine modulation de la motricité, distinguée de toute autre par sa physionomie. On pose souvent la question comme si la perception d’une lettre écrite sur le papier venait réveiller la représentation de la même lettre qui à son tour éveillerait la représentation du mouvement nécessaire pour l’atteindre sur le clavier. Mais ce langage est mythologique. Quand je parcours des yeux le texte qui m’est proposé, il n’y a pas des perceptions qui réveillent des représentations, mais des ensembles se composent actuellement, doués d’une physionomie typique ou familière. Quand je prends place devant ma machine, un espace moteur s’étend sous mes mains où je vais jouer ce que j’ai lu. Le mot lu est une modulation de l’espace visible, l’exécution motrice est une modulation de l’espace manuel et toute la question est de savoir comment une certaine physionomie des ensembles « visuels » peut appeler un certain style des réponses motrices, comment chaque structure « visuelle » se donne finalement son essence motrice, sans qu’on ait besoin d’épeler le mot et d’épeler le mouvement pour traduire le mot en mouvement. Mais ce pouvoir de l’habitude ne se distingue pas de celui que nous avons en général sur notre corps : si l’on m’ordonne de toucher mon oreille ou mon genou, je porte ma main à mon oreille ou à mon genou par le plus court chemin, sans avoir besoin de me représenter la position de ma main au départ, celle de mon oreille, ni le trajet de l’une à l’autre. Nous disions plus haut que c’est le corps qui « comprend » dans l’acquisition de l’habitude. Cette formule paraîtra absurde, si comprendre c’est subsumer un donné sensible sous une idée et si le corps est un objet. Mais justement le phénomène de l’habitude nous invite à remanier notre notion du « comprendre » et notre notion du corps. Comprendre, c’est éprouver l’accord entre ce que nous visons et ce qui est donné, entre l’intention et l’effectuation — et le corps est notre ancrage dans un monde. Quand je porte la main vers mon genou, j’éprouve à chaque moment du mouvement la réalisation d’une intention qui ne visait pas mon genou comme idée ou même comme objet, mais comme partie présente et réelle de mon corps vivant, c’est-à-dire finalement comme point de passage de mon mouvement perpétuel vers un monde. Quand la dactylographe exécute sur le clavier les mouvements nécessaires, ces mouvements sont dirigés par une intention, mais cette intention ne pose pas les touches du clavier comme des emplacements objectifs. Il est vrai, à la lettre, que le sujet qui apprend à dactylographier intègre l’espace du clavier à son espace corporel.

L’exemple des instrumentistes montre encore mieux comment l’habitude ne réside ni dans la pensée ni dans le corps objectif, mais dans le corps comme médiateur d’un monde. On sait110 qu’un organiste exercé est capable de se servir d’un orgue qu’il ne connaît pas et dont les claviers sont plus ou moins nombreux, les jeux autrement disposés que ceux de son instrument coutumier. Il lui suffit d’une heure de travail pour être en état d’exécuter son programme. Un temps d’apprentissage si court ne permet pas de supposer que des réflexes conditionnés nouveaux soient ici substitués aux montages déjà établis, sauf si les uns et les autres forment un système et si le changement est global, ce qui nous fait sortir de la théorie mécaniste, puisque alors les réactions sont médiatisées par une saisie globale de l’instrument. Dirons-nous donc que l’organiste analyse l’orgue, c’est-à-dire qu’il se donne et garde une représentation des jeux, des pédales, des claviers et de leur relation dans l’espace ? Mais, pendant la courte répétition qui précède le concert, il ne se comporte pas comme on le fait quand on veut dresser un plan. Il s’assied sur le banc, il actionne les pédales, il tire les jeux, il prend mesure de l’instrument avec son corps, il s’incorpore les directions et les dimensions, il s’installe dans l’orgue comme on s’installe dans une maison. Pour chaque jeu et pour chaque pédale, ce ne sont pas des positions dans l’espace objectif qu’il apprend, et ce n’est pas à sa « mémoire » qu’il les confie. Pendant la répétition comme pendant l’exécution, les jeux, les pédales et les claviers ne lui sont donnés que comme les puissances de telle valeur émotionnelle ou musicale et leur position que comme les lieux par où cette valeur apparaît dans le monde. Entre l’essence musicale du morceau telle qu’elle est indiquée dans la partition et la musique qui effectivement résonne autour de l’orgue, une relation si directe s’établit que le corps de l’organiste et l’instrument ne sont plus que le lieu de passage de cette relation. Désormais la musique existe par soi et c’est par elle que tout le reste existe111. Il n’y a ici aucune place pour un « souvenir » de l’emplacement des jeux et ce n’est pas dans l’espace objectif que l’organiste joue. En réalité, ses gestes pendant la répétition sont des gestes de consécration : ils tendent des vecteurs affectifs, il découvrent des sources émotionnelles, ils créent un espace expressif comme les gestes de l’augure délimitent le templum.

Tout le problème de l’habitude est ici de savoir comment la signification musicale du geste peut s’écraser en une certaine localité au point que, en étant tout à la musique, l’organiste rejoigne justement les jeux et les pédales qui vont la réaliser. Or le corps est éminemment un espace expressif. Je veux prendre un objet et déjà, en un point de l’espace auquel je ne pensais pas, cette puissance de préhension qu’est ma main se lève vers l’objet. Je meus mes jambes non pas en tant qu’elles sont dans l’espace à quatre-vingts centimètres de ma tête, mais en tant que leur puissance ambulatoire prolonge vers le bas mon intention motrice. Les régions principales de mon corps sont consacrées à des actions, elles participent à leur valeur, et c’est le même problème de savoir pourquoi le sens commun met dans la tête le siège de la pensée et comment l’organiste distribue dans l’espace de l’orgue les significations musicales. Mais notre corps n’est pas seulement un espace expressif parmi tous les autres. Ce n’est là que le corps constitué. Il est l’origine de tous les autres, le mouvement même d’expression, ce qui projette au-dehors les significations en leur donnant un lieu, ce qui fait qu’elles se mettent à exister comme des choses, sous nos mains, sous nos yeux. Si notre corps ne nous impose pas, comme il le fait à l’animal, des instincts définis dès la naissance, c’est lui du moins qui donne à notre vie la forme de la généralité et qui prolonge en dispositions stables nos actes personnels. Notre nature en ce sens n’est pas une vieille coutume, puisque la coutume présuppose la forme de passivité de la nature. Le corps est notre moyen général d’avoir un monde. Tantôt il se borne aux gestes nécessaires à la conservation de la vie, et corrélativement il pose autour de nous un monde biologique ; tantôt, jouant sur ces premiers gestes et passant de leur sens propre à un sens figuré, il manifeste à travers eux un noyau de signification nouveau : c’est le cas des habitudes motrices comme la danse. Tantôt enfin la signification visée ne peut être rejointe par les moyens naturels du corps ; il faut alors qu’il se construise un instrument, et il projette autour de lui un monde culturel. À tous les niveaux, il exerce la même fonction qui est de prêter aux mouvements instantanés de la spontanéité « un peu d’action renouvelable et d’existence indépendante »112. L’habitude n’est qu’un mode de ce pouvoir fondamental. On dit que le corps a compris et l’habitude est acquise lorsqu’il s’est laissé pénétrer par une signification nouvelle, lorsqu’il s’est assimilé un nouveau noyau significatif.

Ce que nous avons découvert par l’étude de la motricité, c’est en somme un nouveau sens du mot « sens ». La force de la psychologie intellectualiste comme de la philosophie idéaliste vient de ce qu’elles n’avaient pas de peine à montrer que la perception et la pensée ont un sens intrinsèque et ne peuvent être expliquées par l’association extérieure de contenus fortuitement assemblés. Le cogito était la prise de conscience de cette intériorité. Mais toute signification était par là même conçue comme un acte de pensée, comme l’opération d’un pur Je, et, si l’intellectualisme l’emportait aisément sur l’empirisme, il était lui-même incapable de rendre compte de la variété de notre expérience, de ce qui en elle est non-sens, de la contingence des contenus. L’expérience du corps nous fait reconnaître une imposition du sens qui n’est pas celle d’une conscience constituante universelle, un sens qui est adhérent à certains contenus. Mon corps est ce noyau significatif qui se comporte comme une fonction générale et qui cependant existe et est accessible à la maladie. En lui nous apprenons à connaître ce nœud de l’essence et de l’existence que nous retrouverons en général dans la perception et que nous aurons alors à décrire plus complètement.


1.  Cf par exemple HEAD, On disturbances of sensation with especial reference to the pain of visceral disease.

2 Id. ibid. Nous avons discuté la notion de signe local dans La Structure du Comportement, pp. 102 et suivantes.

3 Cf par exemple HEAD, Sensory disturbances from cerebral lesion, p. 189 ; PICK, Störungen der Orientierung am eigenen Körper, et même SCHILDER, Das Körperschema, bien que Schilder admette qu’« un tel complexe n’est pas la somme de ses parties mais un tout nouveau par rapport à elles ».

4 Comme par ex. LHERMITTE, L’Image de notre corps.

5 KONRAD, Das Körperschema, eine kritische Studie und der Versuch einer Revision, pp. 365 et 367. Bürger-Prinz et Kaila définissent le schéma corporel « le savoir du corps propre comme terme d’ensemble et de la relation mutuelle de ses membres et de ses parties », ibid., p. 365.

6 Cf par exemple KONRAD, travail cité.

7 GRÜNBAUM, Aphasie und Motorik, p. 395.

8 On a déjà vu (cf supra p. 97) que le membre fantôme, qui est une modalité du schéma corporel, se comprend par le mouvement général de l’être au monde.

9 Cf BECKER, Beiträge zur phänomenologischen Begründung der Geometrie und Ihrer physikalischen Anwendungen.

10 GELB et GOLDSTEIN, Ueber den Einfluss des vollständigen Verlustes des optischen Vorstellungsvermögens auf das taktile Erkennen. — Psychologische Analysen hirnpathologischer Fälle, chap. II, pp. 157-250.

11 GOLDSTEIN, Ueber die Abhängigkeit der Bewegungen von optischen Vorgängen. Ce second travail utilise des observations faites sur le même malade, Schneider, deux ans après celles qui étaient recueillies dans le travail cité à l’instant.

12 GOLDSTEIN, Zeigen und Greifen, pp. 453-466.

13 Id. ibid. Il s’agit d’un cérébelleux.

14 GOLDSTEIN, Ueber die Abhängigkeit..., p. 175.

15 J.-P. SARTRE, L’Imaginaire, p. 243.

16 DIDEROT, Paradoxe sur le Comédien.

17 GOLDSTEIN, Ueber die Abhängigkeit..., pp. 175 et 176.

18 Le problème n’est donc pas de savoir comment l’âme agit sur le corps objectif, puisque ce n’est pas sur lui qu’elle agit, mais sur le corps phénoménal. De ce point de vue, la question se déplace ; elle est maintenant de savoir pourquoi il y a deux vues sur moi et sur mon corps : mon corps pour moi et mon corps pour autrui et comment ces deux systèmes sont compossibles. Il ne suffit pas, en effet, de dire que le corps objectif appartient au « pour autrui », mon corps phénoménal au « pour moi » et l’on ne peut refuser de poser le problème de leurs rapports, puisque le « pour moi » et le « pour autrui » coexistent dans un même monde, comme l’atteste ma perception d’un autrui qui me ramène aussitôt à la condition d’objet pour lui.

19 GOLDSTEIN, Ueber den Einfluss..., pp. 167-206.

20 Id. ibid., pp. 206-213.

21 Par exemple, le sujet passe plusieurs fois ses doigts sur un angle : « les doigts, dit-il, vont tout droit, puis ils s’arrêtent, puis ils repartent dans un autre sens ; c’est un angle, ce doit être un angle droit. » — « Deux, trois, quatre angles, les côtés ont tous deux centimètres, donc ils sont égaux, tous les angles sont droits... C’est un dé. » Id. ibid., p. 195, cf pp. 187-206.

22 GOLDSTEIN, Ueber den Einfluss..., pp. 206-213.

23 Comme le fait Goldstein. Ibid., pp. 167-206.

24 Cf supra la discussion générale de l’« association des idées », pp. 25 et suivantes.

25 Nous empruntons ce mot au malade Schneider : il me faudrait, dit-il, des Anhaltspunkte.

26 GOLDSTEIN, Ueber den Einfluss..., pp. 213-222.

27 GOLDSTEIN, Ueber die Abhängigkeit, p. 161 : Bewegung und Hintergrund bestimmen sich wechselseitig, sind eigentlich nur zwei herausgegriffene Momente eines einheitlichen Ganzes.

28 GOLDSTEIN, Ueber die Abhängigkeit..., p. 161.

29 Id. ibid.

30 GOLDSTEIN (Ueber die Abhängigkeit, p. 160 sq.) se contente de dire que le fond du mouvement abstrait est le corps, et c’est vrai en tant que le corps dans le mouvement abstrait n’est plus seulement le véhicule et devient le but du mouvement. Toutefois, en changeant de fonction, il change aussi de modalité existentielle et passe de l’actuel au virtuel.

31 VAN WOERKOM, Sur la notion de l’espace (le sens géométrique), pp. 113-119.

32 Cf par exemple H. LE SAVOUREUX, Un philosophe en face de la Psychanalyse, Nouvelle Revue Française, février 1939. « Pour Freud, le seul fait d’avoir relié les symptômes par des relations logiques plausibles est une confirmation suffisante pour justifier le bien-fondé d’une interprétation psychanalytique, c’est-à-dire psychologique. Ce caractère de cohérence logique proposé comme critérium d’exactitude de l’interprétation apparente beaucoup plus la démonstration freudienne à la déduction métaphysique qu’à l’explication scientifique (...). En médecine mentale, dans la recherche des causes, la vraisemblance psychologique ne vaut à peu près rien » (p. 318).

33 Il n’y parvient que si on lui permet des « mouvements imitatifs » (nachfahrende Bewegungen) de la tête, des mains ou des doigts qui repassent le dessin imparfait de l’objet. GELB et GOLDSTEIN, Zur Psychologie des optischen Wahrnehmungs- und Erkennungsvorganges, Psychologische Analysen hirnpathologischer Fälle, chap. I, pp. 20-24.

34 « Il manque aux données visuelles du malade une structure spécifique et caractéristique. Les impressions n’ont pas une configuration ferme comme celles du normal, elles n’ont pas, par exemple, l’aspect caractéristique du « carré », du « triangle », du « droit » et du « courbe ». Il n’a devant lui que des taches sur lesquelles il ne peut saisir par la vue que des caractères très massifs comme la hauteur, la largeur et leur relation » (ibid., p. 77). Un jardinier qui balaie à cinquante pas est « un long trait, avec, en dessus, quelque chose qui va et vient » (p. 108). Dans la rue, le malade distingue les hommes des voitures parce que « les hommes sont tous pareils : minces et longs, — les voitures sont larges, on peut pas s’y tromper, et beaucoup plus épaisses » (ibid.).

35 Ibid., p. 116.

36 GELB et GOLDSTEIN, Ueber den Einflusz..., pp. 213-222.

37 C’est dans ce sens que Gelb et Goldstein interprétaient le cas de Schn. dans les premiers travaux qu’ils lui ont consacré (Zur Psychologie... et Ueber den Einflusz). On verra comment dans la suite (Ueber die Abhängigkeit... et surtout Zeigen und Greifen et les travaux publiés sous leur direction par BENARY, HOCHEIMER et STEINFELD) ils ont élargi leur diagnostic. Le progrès de leur analyse est un exemple particulièrement clair des progrès de la psychologie.

38 Zeigen und Greifen, p. 456.

39 GOLDSTEIN, Zeigen und Greifen, pp. 458-459.

40 Cf ci-dessus Introduction, p. 14.

41 Cf L. BRUNSCHVICG, L’Expérience humaine et la Causalité physique, 1re partie.

42 GELB et GOLDSTEIN, Ueber den Einflusz..., pp. 227-250.

43 GOLDSTEIN, Ueber die Abhängigkeit..., pp. 163 sqq.

44 GOLDSTEIN, Ueber den Einflusz..., pp. 244 sqq.

45 Il s’agit ici du cas S. que Goldstein met lui-même en parallèle avec le cas Schn. dans son travail Ueber die Abhängigkeit...

46 Ueber die Abhängigkeit..., pp. 178-184.

47 Ibid., p. 150.

48 Ueber den Einflusz..., pp. 227 sq.

49 Sur le conditionnement des données sensorielles par la motricité cf la Structure du Comportement, p. 41, et les expériences qui montrent qu’un chien attaché ne perçoit pas comme un chien libre de ses mouvements. Les procédés de la psychologie classique se mêlent curieusement chez Gelb et Goldstein à l’inspiration concrète de la Gestaltpsychologie. Ils reconnaissent bien que le sujet percevant réagit comme un tout, mais la totalité est conçue comme un mélange et le toucher ne reçoit de sa coexistence avec la vue qu’une « nuance qualitative », alors que, selon l’esprit de la Gestaltpsychologie, deux domaines sensoriels ne peuvent communiquer qu’en s’intégrant comme des moments inséparables à une organisation intersensorielle. Or, si les données tactiles constituent avec les données visuelles une configuration d’ensemble, c’est évidemment à condition qu’elles réalisent elles-mêmes, sur leur propre terrain, une organisation spatiale, sans quoi la connexion du toucher et de la vue serait une association extérieure, et les données tactiles resteraient dans la configuration totale ce qu’elles sont prises isolément, — deux conséquences également exclues par la théorie de la Forme.

Il est juste d’ajouter que, dans un autre travail (Bericht über den IX Kongreß für experimentelle Psychologie in München, Die psychologische Bedeutung pathologischer Störungen der Raumwahrnehmung), Gelb marque lui-même l’insuffisance de celui que nous venons d’analyser. Il ne faut pas même parler, dit-il, d’une coalescence du toucher et de la vision chez le normal et pas même distinguer ces deux composantes dans les réactions à l’espace. L’expérience tactile pure comme l’expérience visuelle pure, avec son espace de juxtaposition et son espace représenté, sont des produits de l’analyse. Il y a un maniement concret de l’espace auquel tous les sens collaborent dans une « unité indifférenciée » (p. 76) et le toucher n’est impropre qu’à la connaissance thématique de l’espace.

50 Cf GELB et GOLDSTEIN, Ueber Farbennamenamnesie.

51 GELB et GOLDSTEIN, Zeigen und Greifen, pp. 456-457.

52 HEAD.

53 BOUMAN et GRÜNBAUM.

54 VAN WOERKOM.

55 On fait souvent honneur à Husserl de cette distinction. En réalité, elle se trouve chez Descartes, chez Kant. À notre sens, l’originalité de Husserl est au-delà de la notion d’intentionnalité ; elle se trouve dans l’élaboration de cette notion et dans la découverte, sous l’intentionnalité des représentations, d’une intentionnalité plus profonde, que d’autres ont appelée existence.

56 Gelb et Goldstein inclinent quelquefois à interpréter les phénomènes dans ce sens. Ils ont fait plus que personne pour dépasser l’alternative classique de l’automatisme et de la conscience. Mais ils n’ont jamais donné son nom à ce troisième terme entre le psychique et le physiologique, entre le pour soi et l’en soi auquel leurs analyses les ramenaient toujours et que nous appellerons l’existence. De là vient que leurs travaux les plus anciens retombent souvent à la dichotomie classique du corps et de la conscience : « Le mouvement de saisie est déterminé beaucoup plus immédiatement que l’acte de montrer par les relations de l’organisme au champ qui l’entoure (...) ; il s’agit moins de relations qui se déroulent avec conscience que de réactions immédiates (...), nous avons affaire avec eux à un processus beaucoup plus vital, et, en langage biologique, primitif » (Zeigen und Greifen, p. 459). « L’acte de saisie reste absolument insensible aux modifications qui concernent la composante conscience de l’exécution, aux déficiences de l’appréhension simultanée (dans la cécité psychique), au glissement de l’espace perçu (chez les cérébelleux), aux troubles de la sensibilité (dans certaines lésions corticales), parce qu’il ne se déroule pas dans cette sphère objective. Il est conservé tant que les excitations périphériques suffisent encore à le diriger avec précision » (Zeigen und Greifen, p. 460). Gelb et Goldstein mettent bien en doute l’existence de mouvements localisateurs réflexes (Henri), mais seulement en tant qu’on voudrait les considérer comme innés. Ils maintiennent l’idée d’une « localisation automatique qui ne renfermerait aucune conscience de l’espace, puisqu’elle a lieu même dans le sommeil » (ainsi compris comme inconscience absolue). Elle est bien « apprise » à partir des réactions globales de tout le corps aux excitants tactiles chez le bébé, — mais cet apprentissage est conçu comme l’accumulation de « résidus kinesthésiques » qui seront « réveillés » chez l’adulte normal par l’excitation extérieure et qui l’orienteront vers les voies de sortie appropriées (Ueber den Einflusz..., pp. 167-206). Si Schn. exécute correctement les mouvements nécessaires à son métier, c’est qu’ils sont des touts habituels et n’exigent aucune conscience de l’espace (ibid., pp. 221-222).

57 Goldstein lui-même, qui tendait (on l’a vu par la note précédente) à rapporter le Greifen au corps et le Zeigen à l’attitude catégoriale, est obligé de revenir sur cette « explication ». L’acte de saisie, dit-il, peut « être exécuté sur commande, et le malade veut saisir. Il n’a pas besoin pour le faire d’avoir conscience du point de l’espace vers lequel il lance sa main, mais il a cependant le sentiment d’une orientation dans l’espace... » (Zeigen und Greifen, p. 461). L’acte de saisie, tel qu’il est chez le normal, « exige encore une attitude catégoriale et consciente » (ibid., p. 465).

58 Symbolvermögen schlechthin, CASSIRER, Philosophie der symbolischen Formen III, p. 320.

59 Gemeinsamkeit im Sein, Gemeinsamkeit im Sinn, ibid.

60 Cf par exemple CASSIRER, Philosophie der symbolischen Formen, III, chap. VI, Pathologie des Symbolbewusztseins.

61 On imagine en effet une interprétation intellectualiste de la schizophrénie qui ramènerait la pulvérisation du temps et la perte de l’avenir à un effondrement de l’attitude catégoriale.

62 La Structure de Comportement, pp. 91 et suiv.

63 Nous traduisons le mot favori de Husserl : Stiftung.

64 Voir ci-dessous 3e partie. — E. Cassirer se propose évidemment un but analogue lorsqu’il reproche à Kant de n’avoir la plupart du temps analysé qu’une « sublimation intellectuelle de l’expérience » (Philosophie der symbolischen Formen, T. III, p. 14), lorsqu’il cherche à exprimer, par la notion de prégnance symbolique, la simultanéité absolue de la matière et de la forme ou lorsqu’il reprend à son compte cette parole de Hegel que l’esprit porte et garde son passé dans sa profondeur présente. Mais les rapports des différentes formes symboliques demeurent ambigus. On se demande toujours si la fonction de Darstellung est un moment dans le retour à soi d’une conscience éternelle, l’ombre de la fonction de Bedeutung, — ou si au contraire la fonction de Bedeutung est une amplification imprévisible de la première « vague » constitutive. Quand Cassirer reprend la formule kantienne selon laquelle la conscience ne saurait analyser que ce dont elle a fait la synthèse, il revient évidemment à l’intellectualisme en dépit des analyses phénoménologiques et même existentielles que son livre contient et dont nous aurons encore à nous servir.

65 BENARY, Studien zur Untersuchung der Intelligenz bei einen Fall von Seelenblindheit, p. 262.

66 Id. ibid., p. 263.

67 Nous réservons pour la seconde partie une étude plus précise de la perception et nous n’en disons ici que ce qui est nécessaire pour éclairer le trouble fondamental et le trouble moteur chez Schn. Ces anticipations et ces redites sont inévitables si, comme nous chercherons à le montrer, la perception et l’expérience du corps propre s’impliquent l’une l’autre.

68 HOCHHEIMER, Analyse eines Seelenblinden von der Sprache, p. 49.

69 BENARY, travail cité, p. 255.

70 Schn. peut entendre lire ou lire lui-même une lettre qu’il a écrite sans la reconnaître. Il déclare même qu’on ne saurait sans la signature savoir de qui est une lettre (HOCHHEIMER, travail cité, p. 12).

71 BENARY, travail cité, p. 256.

72 C’est cette prise de possession du « motif » dans son sens plein que Cézanne obtenait après des heures de méditation. « Nous germinons », disait-il. Après quoi soudain : « Tout tombait d’aplomb ». J. GASQUET, Cézanne, IIe Partie, Le Motif, pp. 81-83.

73 BENARY, travail cité, p. 279.

74 D’une conversation importante pour lui, il ne retient que le thème général et la décision prise à la fin, mais non pas les paroles de son interlocuteur : « Je sais ce que j’ai dit dans une conversation d’après les raisons que j’avais de le dire : ce que l’autre a dit, c’est plus difficile, parce que je n’ai aucune prise (Anhaltspunkt) pour me le rappeler » (BENARY, travail cité, p. 214). On voit d’ailleurs que le malade reconstitue et déduit sa propre attitude lors de la conversation et qu’il est incapable de « reprendre » directement même ses propres pensées.

75 BENARY, travail cité, p. 224.

76 Id. ibid., p. 223.

77 Id. ibid., p. 240.

78 Id. ibid., p. 284.

79 BENARY, travail cité, p. 213.

80 HOCHHEIMER, travail cité, p. 37.

81 Id. ibid., p. 56.

82 BENARY, travail cité, p. 213.

83 De même il n’y a pas pour lui d’équivoques ou de jeux de mots parce que les mots n’ont qu’un sens à la fois et que l’actuel est sans horizon de possibilités. BENARY, travail cité, p. 283.

84 HOCHHEIMER, travail cité, p. 32.

85 Id. ibid., pp. 32-33.

86 Unseres Hineinsehen in den Zeitvektor. Id. ibid.

87 BENARY, travail cité, p. 213.

88 HOCHHEIMER, travail cité, p. 33.

89 Id. ibid., p. 32.

90 Id. ibid., p. 69.

91 Cf FISCHER, Raum-Zeitstruktur und Denkstörung in der Schizophrenie, p. 250.

92 Cf La Structure du Comportement, pp. 91 et suivantes.

93 Le terme est usuel dans les inédits de Husserl.

94 GOLDSTEIN, Ueber die Abhängizkeit, p. 163.

95 Il n’est pas facile de mettre à nu l’intentionnalité motrice pure : elle se cache derrière le monde objectif qu’elle contribue à constituer. L’histoire de l’apraxie montrerait comment la description de la Praxis est presque toujours contaminée et finalement rendue impossible par la notion de représentation. LIEPMANN (Ueber Störungen des Handelns bei Gehimkranken) distingue rigoureusement l’apraxie des troubles agnosiques de la conduite, où l’objet n’est pas reconnu mais où la conduite est conforme à la représentation de l’objet, et en général des troubles qui concernent la « préparation idéatoire de l’action » (oubli du but, confusion de deux buts, exécution prématurée, déplacement du but par une perception intercurrente) (travail cité, pp. 20-31). Chez le sujet de Liepmann (le « Conseiller d’État »), le processus idéatoire est normal, puisque le sujet peut exécuter avec sa main gauche tout ce qui est interdit à sa main droite. D’autre part, la main n’est pas paralysée. « Le cas du Conseiller d’État montre que, entre les processus psychiques dits supérieurs et l’innervation motrice, il y a encore place pour une autre déficience qui rend impossible l’application du projet (Entwurf) d’action à la motricité de tel ou tel membre (...). Tout l’appareil sensori-moteur d’un membre est pour ainsi dire désinséré (exartikuliert) du processus physiologique total. » (Ibid., pp. 40-41.) Normalement donc, toute formule de mouvement, en même temps qu’elle s’offre à nous comme une représentation, s’offre à notre corps comme une possibilité pratique déterminée. Le malade a gardé la formule de mouvement comme représentation, mais elle n’a plus de sens pour sa main droite ou encore sa main droite n’a plus de sphère d’action. « Il a conservé tout ce qui est communicable dans une action, tout ce qu’elle offre d’objectif et de perceptible pour autrui. Ce qui lui manque, la capacité de conduire sa main droite conformément au plan esquissé, c’est quelque chose qui n’est pas exprimable et ne peut être objet pour une conscience étrangère, c’est un pouvoir, non un savoir (ein Können, kein Kennen). » (Ibid., p. 47.) Mais quand Liepmann veut préciser son analyse, il revient aux vues classiques et décompose le mouvement en une représentation (la « formule du mouvement » qui me donne, avec le but principal, les buts intermédiaires) et un système d’automatismes (qui, à chaque but intermédiaire, font correspondre les innervations convenables) (ibid. p. 59). Le « pouvoir », dont il était question plus haut, devient une « propriété de la substance nerveuse » (ibid., p. 47). On revient à l’alternative de la conscience et du corps que l’on croyait avoir dépassée avec la notion de Bewegungsentwurf ou projet moteur. S’il s’agit d’un mouvement simple, la représentation du but et des buts intermédiaires se convertit en mouvement parce qu’elle déclenche des automatismes acquis une fois pour toutes (55), s’il s’agit d’un mouvement complexe, elle appelle le « souvenir kinesthésique des mouvements composants : comme le mouvement se compose d’actes partiels, le projet du mouvement se compose de la représentation de ses parties ou des buts intermédiaires : c’est cette représentation que nous avons appelée la formule du mouvement » (p. 57). La Praxis est démembrée entre les représentations et les automatismes ; le cas du Conseiller d’État devient inintelligible, puisqu’il faudra rapporter ses troubles ou bien à la préparation idéatoire du mouvement, ou bien à quelque déficience des automatismes, ce que Liepmann excluait en commençant, et l’apraxie motrice se ramène ou bien à l’apraxie idéatoire, c’est-à-dire à une forme d’agnosie, ou bien à la paralysie. On ne rendra compréhensible l’apraxie, on ne fera droit aux observations de Liepmann que si le mouvement à faire peut être anticipé, sans l’être par une représentation, et cela même n’est possible que si la conscience est définie non comme position explicite de ses objets, mais plus généralement comme référence à un objet pratique aussi bien que théorique, comme être au monde, si le corps de son côté est défini non comme un objet parmi tous les objets, mais comme un véhicule de l’être au monde. Tant qu’on définit la conscience par la représentation, la seule opération possible pour elle est de former des représentations. La conscience sera motrice en tant qu’elle se donne une « représentation de mouvement ». Le corps exécute alors le mouvement en le copiant sur la représentation que se donne la conscience et d’après une formule de mouvement qu’il reçoit d’elle (cf O. SITTIG, Ueber Apraxie, p. 98). Il reste à comprendre par quelle opération magique la représentation d’un mouvement suscite justement dans le corps ce mouvement même. Le problème ne se résout que si l’on cesse de distinguer le corps comme mécanisme en soi et la conscience comme être pour soi.

96 LHERMITTE, G. LÉVY et KYRIAKO, Les perturbations de la représentation spatiale chez les apraxiques, p. 597.

97 LHERMITTE et TRELLES, Sur l’apraxie constructive, les troubles de la pensée spatiale et la somatognosie dans l’apraxie, p. 428. Cf LHERMITTE, DE MASSARY et KYRIAKO, Le rôle de la pensée spatiale dans l’apraxie.

98 HEAD and HOLMES, Sensory disturbances from cerebral lesions, p. 187.

99 GRÜNBAUM, Aphasie und Motorik.

100 GOLDSTEIN, VAN WOERKOM, BOUMANN et GRÜNBAUM.

101 GRÜNBAUM, travail cité, pp. 386-192.

102 GRÜNBAUM, travail cité, pp. 397-398.

103 Id. ibid., p. 394.

104 Id. ibid., p. 396.

105 Voir sur ce point La Structure du Comportement, pp. 125 et suivantes.

106 Comme le pense par exemple Bergson quand il définit l’habitude comme « le résidu fossilisé d’une activité spirituelle ».

107 HEAD, Sensory disturbances from cerebral lesion, p. 188.

108 GRÜNBAUM, Aphasie und Motorik, p. 395.

109 Elle éclaire ainsi la nature du schéma corporel. Quand nous disons qu’il nous donne immédiatement la position de notre corps nous ne voulons pas dire, à la manière des empiristes, qu’il consiste en une mosaïque de « sensations extensives ». C’est un système ouvert sur le monde, corrélatif du monde.

110 Cf CHEVALIER, L’Habitude, pp. 202 et suivantes.

111 Voir PROUST, Du Côté de chez Swann, II, « Comme si les instrumentistes beaucoup moins jouaient la petite phrase qu’ils n’exécutaient les rites exigés d’elle pour qu’elle apparût... » (p. 187). « Ses cris étaient si soudains que le violoniste devait se précipiter sur son archet pour les recueillir » (p. 193).

112 VALÉRY, Introduction à la Méthode de Léonard de Vinci, Variété, p. 177.