VI. LE CORPS COMME

EXPRESSION ET LA PAROLE

Nous avons reconnu au corps une unité distincte de celle de l’objet scientifique. Nous venons de découvrir jusque dans sa « fonction sexuelle » une intentionnalité et un pouvoir de signification. En cherchant à décrire le phénomène de la parole et l’acte exprès de signification, nous aurons chance de dépasser définitivement la dichotomie classique du sujet et de l’objet.

La prise de conscience de la parole comme région originale est naturellement tardive. Ici comme partout, la relation d’avoir, pourtant visible dans l’étymologie même du mot habitude, est d’abord masquée par les relations du domaine de l’être, ou, comme on peut dire aussi, par les relations intra-mondaines et ontiques1. La possession du langage est d’abord comprise comme la simple existence effective d’« images verbales », c’est-à-dire de traces laissées en nous par les mots prononcés ou entendus. Que ces traces soient corporelles ou qu’elles se déposent dans un « psychisme inconscient », cela n’importe pas beaucoup et dans les deux cas la conception du langage est la même en ceci qu’il n’y a pas de « sujet parlant ». Que les stimuli déclenchent, selon les lois de la mécanique nerveuse, les excitations capables de provoquer l’articulation du mot, ou bien que les états de conscience entraînent, en vertu des associations acquises, l’apparition de l’image verbale convenable, dans les deux cas la parole prend place dans un circuit de phénomènes en troisième personne, il n’y a personne qui parle, il y a un flux de mots qui se produisent sans aucune intention de parler qui les gouverne. Le sens des mots est considéré comme donné avec les stimuli ou avec les états de conscience qu’il s’agit de nommer, la configuration sonore ou articulaire du mot est donnée avec les traces cérébrales ou psychiques, la parole n’est pas une action, elle ne manifeste pas des possibilités intérieures du sujet : l’homme peut parler comme la lampe électrique peut devenir incandescente. Puisqu’il y a des troubles électifs, qui atteignent le langage parlé à l’exclusion du langage écrit, ou l’écriture à l’exclusion de la parole, et que le langage peut se désagréger par fragments, c’est qu’il se constitue par une série d’apports indépendants et que la parole au sens général est un être de raison.

La théorie de l’aphasie et du langage parut se transformer complètement quand on fut amené à distinguer, au-dessus de l’anarthrie, qui intéresse l’articulation du mot, l’aphasie vraie, qui ne va jamais sans troubles de l’intelligence, — au-dessus du langage automatique, qui est en effet un phénomène moteur en troisième personne, un langage intentionnel, seul intéressé dans la plupart des aphasies. L’individualité de l’« image verbale » se trouvait en effet dissociée. Ce que le malade a perdu, ce que le normal possède, ce n’est pas un certain stock de mots, c’est une certaine manière d’en user. Le même mot qui reste à la disposition du malade sur le plan du langage automatique, se dérobe à lui sur le plan du langage gratuit, — le même malade qui retrouve sans peine le mot « non » pour se refuser aux questions du médecin, c’est-à-dire quand il signifie une négation actuelle et vécue, n’arrive pas à le prononcer lorsqu’il s’agit d’un exercice sans intérêt affectif et vital. On découvrait donc derrière le mot une attitude, une fonction de la parole qui le conditionnent. On distinguait le mot comme instrument d’action et comme moyen de dénomination désintéressée. Si le langage « concret » restait un processus en troisième personne, le langage gratuit, la dénomination authentique devenait un phénomène de pensée, et c’est dans un trouble de la pensée qu’il fallait chercher l’origine de certaines aphasies. Par exemple l’amnésie des noms de couleur, replacée dans le comportement d’ensemble du malade, apparaissait comme une manifestation spéciale d’un trouble plus général. Les mêmes malades qui ne peuvent pas nommer les couleurs qu’on leur présente sont également incapables de les classer selon une consigne donnée. Si par exemple on leur demande de classer des échantillons selon la teinte fondamentale, on constate d’abord qu’ils le font plus lentement et plus minutieusement qu’un sujet normal : ils rapprochent l’un de l’autre les échantillons à comparer et ne voient pas d’un seul coup d’œil ceux qui « vont ensemble ». De plus, après avoir correctement assemblé plusieurs rubans bleus, ils commettent des erreurs incompréhensibles : si par exemple le dernier ruban bleu était d’une nuance pâle, ils poursuivent en joignant au tas des « bleus » un vert pâle ou un rose pâle, — comme s’il leur était impossible de maintenir le principe de classification proposé et de considérer les échantillons sous le point de vue de la couleur d’un bout à l’autre de l’opération. Ils sont donc devenus incapables de subsumer les données sensibles sous une catégorie, de voir d’emblée les échantillons comme des représentants de l’eidos bleu. Même quand, au début de l’épreuve, ils procèdent correctement, ce n’est pas la participation des échantillons à une idée qui les guide, c’est l’expérience d’une ressemblance immédiate, et de là vient qu’ils ne peuvent classer les échantillons qu’après les avoir rapprochés l’un de l’autre. L’épreuve d’assortiment met en évidence chez eux un trouble fondamental dont l’amnésie des noms de couleur ne sera qu’une autre manifestation. Car nommer un objet, c’est s’arracher à ce qu’il a d’individuel et d’unique pour voir en lui le représentant d’une essence ou d’une catégorie, et si le malade ne peut pas nommer les échantillons, ce n’est pas qu’il ait perdu l’image verbale du mot rouge ou du mot bleu, c’est qu’il a perdu le pouvoir général de subsumer un donné sensible sous une catégorie, c’est qu’il est retombé de l’attitude catégoriale à l’attitude concrète2. Ces analyses et d’autres semblables nous conduisent, semble-t-il, aux antipodes de la théorie de l’image verbale, puisque le langage apparaît maintenant comme conditionné par la pensée.

En réalité, nous allons voir une fois de plus qu’il y a une parenté entre les psychologies empiristes ou mécanistes et les psychologies intellectualistes, et l’on ne résout pas le problème du langage en passant de la thèse à l’antithèse. Tout à l’heure, la reproduction du mot, la reviviscence de l’image verbale était l’essentiel ; maintenant, elle n’est plus que l’enveloppe de la véritable dénomination et de la parole authentique qui est une opération intérieure. Et pourtant les deux conceptions s’accordent en ceci que pour l’une comme pour l’autre le mot n’a pas de signification. C’est évident dans la première puisque l’évocation du mot n’est médiatisée par aucun concept, que les stimuli ou les « états de conscience » donnés l’appellent selon les lois de la mécanique nerveuse ou selon celles de l’association, et qu’ainsi le mot ne porte pas son sens, n’a aucune puissance intérieure, et n’est qu’un phénomène psychique, physiologique, ou même physique juxtaposé aux autres et amené au jour par le jeu d’une causalité objective. Il n’en va pas autrement quand on double la dénomination d’une opération catégoriale. Le mot est encore dépourvu d’efficacité propre, cette fois parce qu’il n’est que le signe extérieur d’une reconnaissance intérieure qui pourrait se faire sans lui et à laquelle il ne contribue pas. Il n’est pas dépourvu de sens, puisqu’il y a derrière lui une opération catégoriale, mais ce sens il ne l’a pas, il ne le possède pas, c’est la pensée qui a un sens et le mot reste une enveloppe vide. Ce n’est qu’un phénomène articulaire, sonore, ou la conscience de ce phénomène, mais dans tous les cas le langage n’est qu’un accompagnement extérieur de la pensée. Dans la première conception, nous sommes en deçà du mot comme significatif ; dans la seconde, nous sommes au-delà, — dans la première, il n’y a personne qui parle ; dans la seconde, il y a bien un sujet, mais ce n’est pas le sujet parlant, c’est le sujet pensant. En ce qui concerne la parole elle-même, l’intellectualisme diffère à peine de l’empirisme et ne peut pas plus que lui se passer d’une explication par l’automatisme. L’opération catégoriale une fois faite, reste à expliquer l’apparition du mot qui la conclut, et c’est encore par un mécanisme physiologique ou psychique qu’on le fera puisque le mot est une enveloppe inerte. On dépasse donc aussi bien l’intellectualisme que l’empirisme par cette simple remarque que le mot a un sens.

Si la parole présupposait la pensée, si parler c’était d’abord se joindre à l’objet par une intention de connaissance ou par une représentation, on ne comprendrait pas pourquoi la pensée tend vers l’expression comme vers son achèvement, pourquoi l’objet le plus familier nous paraît indéterminé tant que nous n’en avons pas retrouvé le nom, pourquoi le sujet pensant lui-même est dans une sorte d’ignorance de ses pensées tant qu’il ne les a pas formulées pour soi ou même dites et écrites, comme le montre l’exemple de tant d’écrivains qui commencent un livre sans savoir au juste ce qu’ils y mettront. Une pensée qui se contenterait d’exister pour soi, hors des gênes de la parole et de la communication, aussitôt apparue tomberait à l’inconscience, ce qui revient à dire qu’elle n’existerait pas même pour soi. À la fameuse question de Kant, nous pouvons répondre que c’est en effet une expérience de penser, en ce sens que nous nous donnons notre pensée par la parole intérieure ou extérieure. Elle progresse bien dans l’instant et comme par fulgurations, mais il nous reste ensuite à nous l’approprier et c’est par l’expression qu’elle devient nôtre. La dénomination des objets ne vient pas après la reconnaissance, elle est la reconnaissance même. Quand je fixe un objet dans la pénombre et que je dis : « C’est une brosse », il n’y a pas dans mon esprit un concept de la brosse, sous lequel je subsumerais l’objet et qui d’autre part se trouverait lié par une association fréquente avec le mot de « brosse », mais le mot porte le sens, et, en l’imposant à l’objet, j’ai conscience d’atteindre l’objet. Comme on l’a souvent dit3, pour l’enfant l’objet n’est connu que lorsqu’il est nommé, le nom est l’essence de l’objet et réside en lui au même titre que sa couleur et que sa forme. Pour la pensée préscientifique, nommer l’objet c’est le faire exister ou le modifier : Dieu crée les êtres en les nommant et la magie agit sur eux en parlant d’eux. Ces « erreurs » seraient incompréhensibles si la parole reposait sur le concept, car il devrait toujours se connaître comme distinct d’elle et la connaître comme un accompagnement extérieur. Si l’on répond que l’enfant apprend à connaître les objets à travers les désignations du langage, qu’ainsi, donnés d’abord comme êtres linguistiques, les objets ne reçoivent que secondairement l’existence naturelle, et qu’enfin l’existence effective d’une communauté linguistique rend compte des croyances enfantines, cette explication laisse le problème intact, puisque, si l’enfant peut se connaître comme membre d’une communauté linguistique avant de se connaître comme pensée d’une Nature, c’est à condition que le sujet puisse s’ignorer comme pensée universelle et se saisir comme parole, et que le mot, loin d’être le simple signe des objets et des significations, habite les choses et véhicule les significations. Ainsi, la parole, chez celui qui parle, ne traduit pas une pensée déjà faite, mais l’accomplit4. À plus forte raison faut-il admettre que celui qui écoute reçoit la pensée de la parole elle-même. À première vue, on croirait que la parole entendue ne peut rien lui apporter : c’est lui qui donne leur sens aux mots, aux phrases, et la combinaison même des mots et des phrases n’est pas un apport étranger, puisqu’elle ne serait pas comprise si elle ne rencontrait pas chez celui qui écoute le pouvoir de la réaliser spontanément. Ici comme partout il paraît d’abord vrai que la conscience ne peut trouver dans son expérience que ce qu’elle y a mis elle-même. Ainsi l’expérience de la communication serait une illusion. Une conscience construit, — pour X, — cette machine de langage qui donnera à une autre conscience l’occasion d’effectuer les mêmes pensées, mais rien ne passe réellement de l’une à l’autre. Cependant le problème étant de savoir comment, selon l’apparence, la conscience apprend quelque chose, la solution ne peut pas consister à dire qu’elle sait tout d’avance. Le fait est que nous avons le pouvoir de comprendre au-delà de ce que nous pensions spontanément. On ne peut nous parler qu’un langage que nous comprenons déjà, chaque mot d’un texte difficile éveille en nous des pensées qui nous appartenaient auparavant, mais ces significations se nouent parfois en une pensée nouvelle qui les remanie toutes, nous sommes transportés au centre du livre, nous rejoignons la source. Il n’y a là rien de comparable à la résolution d’un problème, où l’on découvre un terme inconnu par son rapport avec des termes connus. Car le problème ne peut être résolu que s’il est déterminé, c’est-à-dire si le recoupement des données assigne à l’inconnue une ou plusieurs valeurs définies. Dans la compréhension d’autrui, le problème est toujours indéterminé5, parce que seule la solution du problème fera apparaître rétrospectivement les données comme convergentes, seul le motif central d’une philosophie, une fois compris, donne aux textes du philosophe la valeur de signes adéquats. Il y a donc une reprise de la pensée d’autrui à travers la parole, une réflexion en autrui, un pouvoir de penser d’après autrui6 qui enrichit nos pensées propres. Il faut bien qu’ici le sens des mots soit finalement induit par les mots eux-mêmes, ou plus exactement que leur signification conceptuelle se forme par prélèvement sur une signification gestuelle, qui, elle, est immanente à la parole. Et comme, en pays étranger, je commence à comprendre le sens des mots par leur place dans un contexte d’action et en participant à la vie commune, — de même un texte philosophique encore mal compris me révèle au moins un certain « style », — soit un style spinoziste, criticiste ou phénoménologique, — qui est la première esquisse de son sens, je commence à comprendre une philosophie en me glissant dans la manière d’exister de cette pensée, en reproduisant le ton, l’accent du philosophe. Tout langage en somme s’enseigne lui-même et importe son sens dans l’esprit de l’auditeur. Une musique ou une peinture qui n’est d’abord pas comprise finit par se créer elle-même son public, si vraiment elle dit quelque chose, c’est-à-dire par sécréter elle-même sa signification. Dans le cas de la prose ou de la poésie, la puissance de la parole est moins visible, parce que nous avons l’illusion de posséder déjà en nous, avec le sens commun des mots, ce qu’il faut pour comprendre n’importe quel texte, au lieu que, de toute évidence, les couleurs de la palette ou les sons bruts des instruments, tels que la perception naturelle nous les donne, ne suffisent pas à former le sens musical d’une musique, le sens pictural d’une peinture. Mais à vrai dire, le sens d’un ouvrage littéraire est moins fait par le sens commun des mots qu’il ne contribue à le modifier. Il y a donc, soit chez celui qui écoute ou lit, soit chez celui qui parle ou écrit, une pensée dans la parole que l’intellectualisme ne soupçonne pas.

Si nous voulons en tenir compte, il nous faut revenir au phénomène de la parole et remettre en question les descriptions ordinaires qui figent la pensée comme la parole et ne laissent plus concevoir entre elles que des relations extérieures. Il faut reconnaître d’abord que la pensée, chez le sujet parlant, n’est pas une représentation, c’est-à-dire qu’elle ne pose pas expressément des objets ou des relations. L’orateur ne pense pas avant de parler, ni même pendant qu’il parle ; sa parole est sa pensée. De même l’auditeur ne conçoit pas à propos des signes. La « pensée » de l’orateur est vide pendant qu’il parle, et, quand on lit un texte devant nous, si l’expression est réussie, nous n’avons pas une pensée en marge du texte lui-même, les mots occupent tout notre esprit, ils viennent combler exactement notre attente et nous éprouvons la nécessité du discours, mais nous ne serions pas capables de le prévoir et nous sommes possédés par lui. La fin du discours ou du texte sera la fin d’un enchantement. C’est alors que pourront survenir les pensées sur le discours ou sur le texte, auparavant le discours était improvisé et le texte compris sans une seule pensée, le sens était présent partout, mais nulle part posé pour lui-même. Si le sujet parlant ne pense pas le sens de ce qu’il dit, pas davantage il ne se représente les mots qu’il emploie. Savoir un mot ou une langue, ce n’est pas disposer, nous l’avons dit, de montages nerveux préétablis. Mais ce n’est pas pour autant garder du mot quelque « souvenir pur », quelque perception affaiblie. L’alternative bergsonienne de la mémoire-habitude et du souvenir pur ne rend pas compte de la présence prochaine des mots que je sais : ils sont derrière moi, comme les objets derrière mon dos ou comme l’horizon de ma ville autour de ma maison, je compte avec eux ou je compte sur eux, mais je n’ai aucune « image verbale ». S’ils persistent en moi, c’est plutôt comme l’Imago freudienne qui est beaucoup moins la représentation d’une perception ancienne qu’une essence émotionnelle très précise et très générale détachée de ses origines empiriques. Il me reste du mot appris son style articulaire et sonore. Il faut dire de l’image verbale ce que nous disions plus haut de la « représentation de mouvement » : je n’ai pas besoin de me représenter l’espace extérieur et mon propre corps pour mouvoir l’un dans l’autre. Il suffit qu’ils existent pour moi et qu’ils constituent un certain champ d’action tendu autour de moi. De la même manière, je n’ai pas besoin de me représenter le mot pour le savoir et pour le prononcer. Il suffit que j’en possède l’essence articulaire et sonore comme l’une des modulations, l’un des usages possibles de mon corps. Je me reporte au mot comme ma main se porte vers le lieu de mon corps que l’on pique, le mot est en un certain lieu de mon monde linguistique, il fait partie de mon équipement, je n’ai qu’un moyen de me le représenter, c’est de le prononcer, comme l’artiste n’a qu’un moyen de se représenter l’œuvre à laquelle il travaille : il faut qu’il la fasse. Lorsque j’imagine Pierre absent, je n’ai pas conscience de contempler un Pierre en image numériquement distinct de Pierre lui-même ; si loin qu’il soit, je le vise dans le monde, et mon pouvoir d’imaginer n’est rien que la persistance de mon monde autour de moi7. Dire que j’imagine Pierre, c’est dire que je me procure une pseudo-présence de Pierre en déclenchant la « conduite de Pierre ». De même que Pierre imaginé n’est qu’une des modalités de mon être au monde, l’image verbale n’est qu’une des modalités de ma gesticulation phonétique, donnée avec beaucoup d’autres dans la conscience globale de mon corps. C’est évidemment ce que Bergson veut dire quand il parle d’un « cadre moteur » de l’évocation, mais si des représentations pures du passé viennent s’insérer dans ce cadre, on ne voit pas pourquoi elles auraient besoin de lui pour redevenir actuelles. Le rôle du corps dans la mémoire ne se comprend que si la mémoire est, non pas la conscience constituante du passé, mais un effort pour rouvrir le temps à partir des implications du présent, et si le corps, étant notre moyen permanent de « prendre des attitudes » et de nous fabriquer ainsi de pseudo-présents, est le moyen de notre communication avec le temps comme avec l’espace8. La fonction du corps dans la mémoire est cette même fonction de projection que nous avons déjà rencontrée dans l’initiation cinétique : le corps convertit en vocifération une certaine essence motrice, déploie en phénomènes sonores le style articulaire d’un mot, déploie en panorama du passé l’attitude ancienne qu’il reprend, projette en mouvement effectif une intention de mouvement parce qu’il est un pouvoir d’expression naturelle.

Ces remarques nous permettent de rendre à l’acte de parler sa vraie physionomie. D’abord la parole n’est pas le « signe » de la pensée, si l’on entend par là un phénomène qui en annonce un autre comme la fumée annonce le feu. La parole et la pensée n’admettraient cette relation extérieure que si elles étaient l’une et l’autre thématiquement données ; en réalité elles sont enveloppées l’une dans l’autre, le sens est pris dans la parole et la parole est l’existence extérieure du sens. Nous ne pourrons pas davantage admettre, comme on le fait d’ordinaire, que la parole soit un simple moyen de fixation, ou encore l’enveloppe et le vêtement de la pensée. Pourquoi serait-il plus aisé de se rappeler des mots ou des phrases que de se rappeler des pensées, si les prétendues images verbales ont besoin d’être reconstruites à chaque fois ? Et pourquoi la pensée chercherait-elle à se doubler ou à se revêtir d’une suite de vociférations, si elles ne portaient et ne contenaient en elles-mêmes leur sens ? Les mots ne peuvent être les « forteresses de la pensée », et la pensée ne peut chercher l’expression que si les paroles sont par elles-mêmes un texte compréhensible et si la parole possède une puissance de signification qui lui soit propre. Il faut que, d’une manière ou de l’autre, le mot et la parole cessent d’être une manière de désigner l’objet ou la pensée, pour devenir la présence de cette pensée dans le monde sensible, et, non pas son vêtement, mais son emblème ou son corps. Il faut qu’il y ait, comme disent les psychologues, un « concept linguistique » (Sprachbegriff)9 ou un concept verbal (Wortbegriff), une « expérience interne centrale, spécifiquement verbale, grâce à laquelle le son entendu, prononcé, lu ou écrit devient un fait de langage »10. Des malades peuvent lire un texte en « mettant le ton » sans cependant le comprendre. C’est donc que la parole ou les mots portent une première couche de signification qui leur est adhérente et qui donne la pensée comme style, comme valeur affective, comme mimique existentielle, plutôt que comme énoncé conceptuel. Nous découvrons ici sous la signification conceptuelle des paroles une signification existentielle, qui n’est pas seulement traduite par elles, mais qui les habite et en est inséparable. Le plus grand bénéfice de l’expression n’est pas de consigner dans un écrit des pensées qui pourraient se perdre, un écrivain ne relit guère ses propres ouvrages, et les grandes œuvres déposent en nous à la première lecture tout ce que nous en tirerons ensuite. L’opération d’expression, quand elle est réussie, ne laisse pas seulement au lecteur et à l’écrivain lui-même un aide-mémoire, elle fait exister la signification comme une chose au cœur même du texte, elle la fait vivre dans un organisme de mots, elle l’installe dans l’écrivain ou dans le lecteur comme un nouvel organe des sens, elle ouvre un nouveau champ ou une nouvelle dimension à notre expérience. Cette puissance de l’expression est bien connue dans l’art et par exemple dans la musique. La signification musicale de la sonate est inséparable des sons qui la portent : avant que nous l’ayons entendue, aucune analyse ne nous permet de la deviner ; une fois terminée l’exécution, nous ne pourrons plus, dans nos analyses intellectuelles de la musique, que nous reporter au moment de l’expérience ; pendant l’exécution, les sons ne sont pas seulement les « signes » de la sonate, mais elle est là à travers eux, elle descend en eux11. De la même manière l’actrice devient invisible et c’est Phèdre qui apparaît. La signification dévore les signes, et Phèdre a si bien pris possession de la Berma que son extase en Phèdre nous paraît être le comble du naturel et de la facilité12. L’expression esthétique confère à ce qu’elle exprime l’existence en soi, l’installe dans la nature comme une chose perçue accessible à tous, ou inversement arrache les signes eux-mêmes — la personne du comédien, les couleurs et la toile du peintre — à leur existence empirique et les ravit dans un autre monde. Personne ne contestera qu’ici l’opération expressive réalise ou effectue la signification et ne se borne pas à la traduire. Il n’en va pas autrement, malgré l’apparence, de l’expression des pensées par la parole. La pensée n’est rien d’« intérieur », elle n’existe pas hors du monde et hors des mots. Ce qui nous trompe là-dessus, ce qui nous fait croire à une pensée qui existerait pour soi avant l’expression, ce sont les pensées déjà constituées et déjà exprimées que nous pouvons rappeler à nous silencieusement et par lesquelles nous nous donnons l’illusion d’une vie intérieure. Mais en réalité ce silence prétendu est bruissant de paroles, cette vie intérieure est un langage intérieur. La pensée « pure » se réduit à un certain vide de la conscience, à un vœu instantané. L’intention significative nouvelle ne se connaît elle-même qu’en se recouvrant de significations déjà disponibles, résultat d’actes d’expression antérieurs. Les significations disponibles s’entrelacent soudain selon une loi inconnue, et une fois pour toutes un nouvel être culturel a commencé d’exister. La pensée et l’expression se constituent donc simultanément, lorsque notre acquis culturel se mobilise au service de cette loi inconnue, comme notre corps soudain se prête à un geste nouveau dans l’acquisition de l’habitude. La parole est un véritable geste et elle contient son sens comme le geste contient le sien. C’est ce qui rend possible la communication. Pour que je comprenne les paroles d’autrui, il faut évidemment que son vocabulaire et sa syntaxe soient « déjà connus » de moi. Mais cela ne veut pas dire que les paroles agissent en suscitant chez moi des « représentations » qui leur seraient associées et dont l’assemblage finirait par reproduire en moi la « représentation » originale de celui qui parle. Ce n’est pas avec des « représentations » ou avec une pensée que je communique d’abord, mais avec un sujet parlant, avec un certain style d’être et avec le « monde » qu’il vise. De même que l’intention significative qui a mis en mouvement la parole d’autrui n’est pas une pensée explicite, mais un certain manque qui cherche à se combler, de même la reprise par moi de cette intention n’est pas une opération de ma pensée, mais une modulation synchronique de ma propre existence, une transformation de mon être. Nous vivons dans un monde où la parole est instituée. Pour toutes ces paroles banales, nous possédons en nous-mêmes des significations déjà formées. Elles ne suscitent en nous que des pensées secondes ; celles-ci à leur tour se traduisent en d’autres paroles qui n’exigent de nous aucun véritable effort d’expression et ne demanderont à nos auditeurs aucun effort de compréhension. Ainsi le langage et la compréhension du langage paraissent aller de soi. Le monde linguistique et intersubjectif ne nous étonne plus, nous ne le distinguons plus du monde même, et c’est à l’intérieur d’un monde déjà parlé et parlant que nous réfléchissons. Nous perdons conscience de ce qu’il y a de contingent dans l’expression et dans la communication, soit chez l’enfant qui apprend à parler, soit chez l’écrivain qui dit et pense pour la première fois quelque chose, enfin chez tous ceux qui transforment en parole un certain silence. Il est pourtant bien clair que la parole constituée, telle qu’elle joue dans la vie quotidienne, suppose accompli le pas décisif de l’expression. Notre vue sur l’homme restera superficielle tant que nous ne remonterons pas à cette origine, tant que nous ne retrouverons pas, sous le bruit des paroles, le silence primordial, tant que nous ne décrirons pas le geste qui rompt ce silence. La parole est un geste et sa signification un monde.

La psychologie moderne13 a bien montré que le spectateur ne cherche pas en lui-même et dans son expérience intime le sens des gestes dont il est le témoin. Soit un geste de colère ou de menace, je n’ai pas besoin pour le comprendre de me rappeler les sentiments que j’ai éprouvés lorsque j’exécutais pour mon compte les mêmes gestes. Je connais très mal, de l’intérieur, la mimique de la colère, il manquerait donc, à l’association par ressemblance ou au raisonnement par analogie, un élément décisif — et d’ailleurs, je ne perçois pas la colère ou la menace comme un fait psychique caché derrière le geste, je lis la colère dans le geste, le geste ne me fait pas penser à la colère, il est la colère elle-même. Cependant le sens du geste n’est pas perçu comme l’est par exemple la couleur du tapis. S’il m’était donné comme une chose, on ne voit pas pourquoi ma compréhension des gestes se limiterait la plupart du temps aux gestes humains. Je ne « comprends » pas la mimique sexuelle du chien, encore moins celle du hanneton ou de la mante religieuse. Je ne comprends pas même l’expression des émotions chez les primitifs ou dans des milieux trop différents du mien. S’il arrive par hasard qu’un enfant soit témoin d’une scène sexuelle, il peut la comprendre sans avoir l’expérience du désir et des attitudes corporelles qui le traduisent, mais la scène sexuelle ne sera qu’un spectacle insolite et inquiétant, elle n’aura pas de sens, si l’enfant n’a pas encore atteint le degré de maturité sexuelle où ce comportement devient possible pour lui. Il est vrai que souvent la connaissance d’autrui éclaire la connaissance de soi : le spectacle extérieur révèle à l’enfant le sens de ses propres pulsions en leur proposant un but. Mais l’exemple passerait inaperçu s’il ne se rencontrait avec les possibilités internes de l’enfant. Le sens des gestes n’est pas donné mais compris, c’est-à-dire ressaisi par un acte du spectateur. Toute la difficulté est de bien concevoir cet acte et de ne pas le confondre avec une opération de connaissance. La communication ou la compréhension des gestes s’obtient par la réciprocité de mes intentions et des gestes d’autrui, de mes gestes et des intentions lisibles dans la conduite d’autrui. Tout se passe comme si l’intention d’autrui habitait mon corps ou comme si mes intentions habitaient le sien. Le geste dont je suis le témoin dessine en pointillé un objet intentionnel. Cet objet devient actuel et il est pleinement compris lorsque les pouvoirs de mon corps s’ajustent à lui et le recouvrent. Le geste est devant moi comme une question, il m’indique certains points sensibles du monde, il m’invite à l’y rejoindre. La communication s’accomplit lorsque ma conduite trouve dans ce chemin son propre chemin. Il y a confirmation d’autrui par moi et de moi par autrui. Il faut ici restituer l’expérience d’autrui déformée par les analyses intellectualistes, comme nous aurons à restituer l’expérience perceptive de la chose. Quand je perçois une chose — soit par exemple une cheminée — ce n’est pas la concordance de ses différents aspects qui me fait conclure à l’existence de la cheminée comme géométral et signification commune de toutes ces perspectives, mais inversement je perçois la chose dans son évidence propre et c’est ce qui me donne l’assurance d’en obtenir, par le déroulement de l’expérience perceptive, une série indéfinie de vues concordantes. L’identité de la chose à travers l’expérience perceptive n’est qu’un autre aspect de l’identité du corps propre au cours des mouvements d’exploration, elle est donc de même sorte qu’elle : comme le schéma corporel, la cheminée est un système d’équivalences qui ne se fonde pas sur la reconnaissance de quelque loi, mais sur l’épreuve d’une présence corporelle. Je m’engage avec mon corps parmi les choses, elles coexistent avec moi comme sujet incarné, et cette vie dans les choses n’a rien de commun avec la construction des objets scientifiques. De la même manière, je ne comprends pas les gestes d’autrui par un acte d’interprétation intellectuelle, la communication des consciences n’est pas fondée sur le sens commun de leurs expériences, mais elle le fonde aussi bien : il faut reconnaître comme irréductible le mouvement par lequel je me prête au spectacle, je me joins à lui dans une sorte de reconnaissance aveugle qui précède la définition et l’élaboration intellectuelle du sens. Des générations l’une après l’autre « comprennent » et accomplissent les gestes sexuels, par exemple le geste de la caresse, avant que le philosophe14 en définisse la signification intellectuelle, qui est d’enfermer en lui-même le corps passif, de le maintenir dans le sommeil du plaisir, d’interrompre le mouvement continuel par lequel il se projette dans les choses et vers les autres. C’est par mon corps que je comprends autrui, comme c’est par mon corps que je perçois des « choses ». Le sens du geste ainsi « compris » n’est pas derrière lui, il se confond avec la structure du monde que le geste dessine et que je reprends à mon compte, il s’étale sur le geste lui-même, — comme, dans l’expérience perceptive, la signification de la cheminée n’est pas au-delà du spectacle sensible et de la cheminée elle-même telle que mes regards et mes mouvements la trouvent dans le monde.

Le geste linguistique, comme tous les autres, dessine lui-même son sens. Cette idée surprend d’abord, on est pourtant bien obligé d’y venir si l’on veut comprendre l’origine du langage, problème toujours pressant, bien que les psychologues et les linguistes s’accordent pour le récuser au nom du savoir positif. Il semble impossible d’abord de donner aux mots comme aux gestes une signification immanente, parce que le geste se borne à indiquer un certain rapport entre l’homme et le monde sensible, que ce monde est donné au spectateur par la perception naturelle, et qu’ainsi l’objet intentionnel est offert au témoin en même temps que le geste lui-même. La gesticulation verbale, au contraire, vise un paysage mental qui n’est pas donné d’abord à chacun et qu’elle a justement pour fonction de communiquer. Mais ce que la nature ne donne pas c’est ici la culture qui le fournit. Les significations disponibles, c’est-à-dire les actes d’expression antérieurs établissent entre les sujets parlants un monde commun auquel la parole actuelle et neuve se réfère comme le geste au monde sensible. Et le sens de la parole n’est rien d’autre que la façon dont elle manie ce monde linguistique ou dont elle module sur ce clavier de significations acquises. Je le saisis dans un acte indivis, aussi bref qu’un cri. Il est vrai que le problème n’est que déplacé : ces significations disponibles elles-mêmes, comment se sont-elles constituées ? Une fois le langage formé, on conçoit que la parole puisse signifier comme un geste sur le fond mental commun. Mais les formes syntaxiques et celles du vocabulaire, qui sont ici présupposées, portent-elles en elles-mêmes leur sens ? On voit bien ce qu’il y a de commun au geste et à son sens, par exemple à l’expression des émotions et aux émotions mêmes : le sourire, le visage détendu, l’allégresse des gestes contiennent réellement le rythme d’action, le mode d’être au monde qui sont la joie même. Au contraire entre le signe verbal et sa signification le lien n’est-il pas tout fortuit, comme le montre assez l’existence de plusieurs langages ? Et la communication des éléments du langage entre le « premier homme qui ait parlé » et le second n’a-t-elle pas été nécessairement d’un tout autre type que la communication par gestes ? C’est ce qu’on exprime d’ordinaire en disant que le geste ou la mimique émotionnelle sont des « signes naturels », la parole un « signe conventionnel ». Mais les conventions sont un mode de relation tardif entre lés hommes, elles supposent une communication préalable, et il faut replacer le langage dans ce courant communicatif. Si nous ne considérons que le sens conceptuel et terminal des mots, il est vrai que la forme verbale — exception faite des désinences — semble arbitraire. Il n’en serait plus ainsi si nous faisions entrer en compte le sens émotionnel du mot, ce que nous avons appelé plus haut son sens gestuel, qui est essentiel par exemple dans la poésie. On trouverait alors que les mots, les voyelles, les phonèmes sont autant de manières de chanter le monde et qu’ils sont destinés à représenter les objets, non pas, comme le croyait la théorie naïve des onomatopées, en raison d’une ressemblance objective, mais parce qu’ils en extraient et au sens propre du mot en expriment l’essence émotionnelle. Si l’on pouvait défalquer d’un vocabulaire ce qui est dû aux lois mécaniques de la phonétique, aux contaminations des langues étrangères, à la rationalisation des grammairiens, à l’imitation de la langue par elle-même, on découvrirait sans doute à l’origine de chaque langue un système d’expression assez réduit mais tel par exemple qu’il ne soit pas arbitraire d’appeler lumière la lumière si l’on appelle nuit la nuit. La prédominance des voyelles dans une langue, des consonnes dans une autre, les systèmes de construction et de syntaxe ne représenteraient pas autant de conventions arbitraires pour exprimer la même pensée, mais plusieurs manières pour le corps humain de célébrer le monde et finalement de le vivre. De là viendrait que le sens plein d’une langue n’est jamais traduisible dans une autre. Nous pouvons parler plusieurs langues, mais l’une d’elle reste toujours celle dans laquelle nous vivons. Pour assimiler complètement une langue, il faudrait assumer le monde qu’elle exprime et l’on n’appartient jamais à deux mondes à la fois15. S’il y a une pensée universelle, on l’obtient en reprenant l’effort d’expression et de communication tel qu’il a été tenté par une langue, en assumant toutes les équivoques, tous les glissements de sens dont une tradition linguistique est faite et qui mesurent exactement sa puissance d’expression. Un algorithme conventionnel — qui d’ailleurs n’a de sens que rapporté au langage — n’exprimera jamais que la Nature sans l’homme. Il n’y a donc pas à la rigueur de signes conventionnels, simple notation d’une pensée pure et claire pour elle-même, il n’y a que des paroles dans lesquelles se contracte l’histoire de toute une langue, et qui accomplissent la communication sans aucune garantie, au milieu d’incroyables hasards linguistiques. S’il nous semble toujours que le langage est plus transparent que la musique, c’est que la plupart du temps nous demeurons dans le langage constitué, nous nous donnons des significations disponibles, et, dans nos définitions, nous nous bornons, comme le dictionnaire, à indiquer des équivalences entre elles. Le sens d’une phrase nous paraît intelligible de part en part, détachable de cette phrase même et défini dans un monde intelligible, parce que nous supposons données toutes les participations qu’elle doit à l’histoire de la langue et qui contribuent à en déterminer le sens. Au contraire dans la musique, aucun vocabulaire n’est présupposé, le sens apparaît lié à la présence empirique des sons, et c’est pourquoi la musique nous semble muette. Mais en réalité, comme nous l’avons dit, la clarté du langage s’établit sur un fond obscur, et si nous poussons la recherche assez loin, nous trouverons finalement que le langage, lui aussi, ne dit rien que lui-même, ou que son sens n’est pas séparable de lui. Il faudrait donc chercher les premières ébauches du langage dans la gesticulation émotionnelle par laquelle l’homme superpose au monde donné le monde selon l’homme. Il n’y a ici rien de semblable aux célèbres conceptions naturalistes qui ramènent le signe artificiel au signe naturel et tentent de réduire le langage à l’expression des émotions. Le signe artificiel ne se ramène pas au signe naturel, parce qu’il n’y a pas chez l’homme de signe naturel, et, en rapprochant le langage des expressions émotionnelles, on ne compromet pas ce qu’il a de spécifique, s’il est vrai que déjà l’émotion comme variation de notre être au monde est contingente à l’égard des dispositifs mécaniques contenus dans notre corps, et manifeste le même pouvoir de mettre en forme les stimuli et les situations qui est à son comble au niveau du langage. On ne pourrait parler de « signes naturels » que si, à des « états de conscience » donnés, l’organisation anatomique de notre corps faisait correspondre des gestes définis. Or en fait la mimique de la colère ou celle de l’amour n’est pas la même chez un Japonais et chez un occidental. Plus précisément, la différence des mimiques recouvre une différence des émotions elles-mêmes. Ce n’est pas seulement le geste qui est contingent à l’égard de l’organisation corporelle, c’est la manière même d’accueillir la situation et de la vivre. Le Japonais en colère sourit, l’occidental rougit et frappe du pied ou bien pâlit et parle d’une voix sifflante. Il ne suffit pas que deux sujets conscients aient les mêmes organes et le même système nerveux pour que les mêmes émotions se donnent chez tous deux les mêmes signes. Ce qui importe c’est la manière dont ils font usage de leur corps, c’est la mise en forme simultanée de leur corps et de leur monde dans l’émotion. L’équipement psychophysiologique laisse ouvertes quantités de possibilités et il n’y a pas plus ici que dans le domaine des instincts une nature humaine donnée une fois pour toutes. L’usage qu’un homme fera de son corps est transcendant à l’égard de ce corps comme être simplement biologique. Il n’est pas plus naturel ou pas moins conventionnel de crier dans la colère ou d’embrasser dans l’amour16 que d’appeler table une table. Les sentiments et les conduites passionnelles sont inventés comme les mots. Même ceux qui, comme la paternité, paraissent inscrits dans le corps humain sont en réalité des institutions17. Il est impossible de superposer chez l’homme une première couche de comportements que l’on appellerait « naturels » et un monde culturel ou spirituel fabriqué. Tout est fabriqué et tout est naturel chez l’homme, comme on voudra dire, en ce sens qu’il n’est pas un mot, pas une conduite qui ne doive quelque chose à l’être simplement biologique — et qui en même temps ne se dérobe à la simplicité de la vie animale, ne détourne de leur sens les conduites vitales, par une sorte d’échappement et par un génie de l’équivoque qui pourraient servir à définir l’homme. Déjà la simple présence d’un être vivant transforme le monde physique, fait apparaître ici des « nourritures », ailleurs une « cachette », donne aux « stimuli » un sens qu’ils n’avaient pas. À plus forte raison la présence d’un homme dans le monde animal. Les comportements créent des significations qui sont transcendantes à l’égard du dispositif anatomique, et pourtant immanentes au comportement comme tel puisqu’il s’enseigne et se comprend. On ne peut pas faire l’économie de cette puissance irrationnelle qui crée des significations et qui les communique. La parole n’en est qu’un cas particulier.

Ce qui est vrai seulement — et justifie la situation particulière que l’on fait d’ordinaire au langage — c’est que seule de toutes les opérations expressives, la parole est capable de se sédimenter et de constituer un acquis intersubjectif. On n’explique pas ce fait en remarquant que la parole peut s’enregistrer sur le papier, tandis que les gestes ou les comportements ne se transmettent que par l’imitation directe. Car la musique aussi peut s’écrire, et, bien qu’il y ait en musique quelque chose comme une initiation traditionnelle — bien qu’il soit peut-être impossible d’accéder à la musique atonale sans passer par la musique classique — chaque artiste reprend la tâche à son début, il a un nouveau monde à délivrer, au lieu que dans l’ordre de la parole, chaque écrivain a conscience de viser le même monde dont les autres écrivains s’occupaient déjà, le monde de Balzac et le monde de Stendhal ne sont pas comme des planètes sans communication, la parole installe en nous l’idée de vérité comme limite présomptive de son effort. Elle s’oublie elle-même comme fait contingent, elle se repose sur elle-même, et c’est, nous l’avons vu, ce qui nous donne l’idéal d’une pensée sans parole, alors que l’idée d’une musique sans sons est absurde. Même s’il ne s’agit là que d’une idée-limite et d’un contre-sens, même si le sens d’une parole ne peut jamais être délivré de son inhérence à quelque parole, il reste que l’opération expressive dans le cas de la parole peut être indéfiniment réitérée, que l’on peut parler sur la parole alors qu’on ne peut peindre sur la peinture, et qu’enfin tout philosophe a songé à une parole qui les terminerait toutes, tandis que le peintre ou le musicien n’espère pas épuiser toute peinture ou toute musique possible. Il y a donc un privilège de la Raison. Mais justement pour le bien comprendre, il faut commencer par replacer la pensée parmi les phénomènes d’expression.

Cette conception du langage prolonge les meilleures et les plus récentes analyses de l’aphasie, dont nous n’avons plus haut utilisé qu’une partie. Nous avons vu en commençant qu’après une période empiriste, la théorie de l’aphasie, depuis Pierre Marie, semblait passer à l’intellectualisme, qu’elle mettait en cause, dans les troubles du langage, la « fonction de représentation » (Darstellungsfunktion) ou l’activité « catégoriale »18 et qu’elle faisait reposer la parole sur la pensée. En réalité, ce n’est pas vers un nouvel intellectualisme que la théorie s’achemine. Que les auteurs le sachent ou non, ils cherchent à formuler ce que nous appellerons une théorie existentielle de l’aphasie, c’est-à-dire une théorie qui traite la pensée et le langage objectif comme deux manifestations de l’activité fondamentale par laquelle l’homme se projette vers un « monde »19. Soit par exemple l’amnésie des noms de couleur. On montre, par les épreuves d’assortiment, que l’amnésique a perdu le pouvoir général de subsumer les couleurs sous une catégorie, et l’on rapporte le déficit verbal à cette même cause. Mais si l’on se reporte aux descriptions concrètes, on s’aperçoit que l’activité catégoriale, avant d’être une pensée ou une connaissance, est une certaine manière de se rapporter au monde, et corrélativement un style ou une configuration de l’expérience. Chez un sujet normal, la perception du tas d’échantillons s’organise en fonction de la consigne donnée : « Les couleurs qui appartiennent à la même catégorie que l’échantillon modèle se détachent sur le fond des autres »20, tous les rouges par exemple constituent un ensemble et le sujet n’a plus qu’à démembrer cet ensemble pour réunir tous les échantillons qui en font partie. Au contraire, chez le malade, chacun des échantillons est confiné dans son existence individuelle. Ils opposent, à la constitution d’un ensemble selon un principe donné, une sorte de viscosité ou d’inertie. Quand deux couleurs objectivement semblables sont présentées au malade, elles n’apparaissent pas nécessairement comme semblables : il peut arriver que dans l’une le ton fondamental domine, dans l’autre le degré de clarté ou de chaleur21. Nous pouvons obtenir une expérience de ce type en nous plaçant devant un tas d’échantillons dans une attitude de perception passive : les couleurs identiques s’assemblent sous notre regard, mais les couleurs seulement semblables ne nouent entre elles que des relations incertaines, « le tas paraît instable, il se meut, nous constatons un changement incessant, une sorte de lutte entre plusieurs groupements possibles de couleurs selon différents points de vue »22. Nous sommes réduits à l’expérience immédiate des relations (Kohärenzerlebnis, Erlebnis des Passens) et telle est sans doute la situation du malade. Nous avions tort de dire qu’il ne peut pas se tenir à un principe de classement donné, et qu’il va de l’un à l’autre : en réalité il n’en adopte jamais aucun23. Le trouble concerne « la façon dont les couleurs se groupent pour l’observateur, la façon dont le champ visuel s’articule du point de vue des couleurs »24. Ce n’est pas seulement la pensée ou la connaissance, mais l’expérience même des couleurs qui est en cause. On pourrait dire avec un autre auteur que l’expérience normale comporte des « cercles » ou des « tourbillons » à l’intérieur desquels chaque élément est représentatif de tous les autres et porte comme des « vecteurs » qui le relient à eux. Chez le malade « ... cette vie se renferme dans des limites plus étroites, et, comparée au monde perçu du normal, elle se meut dans des cercles plus petits et rétrécis. Un mouvement qui prend naissance à la périphérie du tourbillon ne se propage plus aussitôt jusqu’à son centre, il demeure, pour ainsi dire, à l’intérieur de la zone excitée ou encore ne se transmet qu’à son entourage immédiat. Des unités de sens plus compréhensives ne peuvent plus se construire à l’intérieur du monde perçu (...). Ici encore, chaque impression sensible est affectée d’un “vecteur de sens”, mais ces vecteurs n’ont plus de direction commune, ne s’orientent plus vers des centres principaux déterminés, ils divergent beaucoup plus que chez le normal »25. Tel est le trouble de la « pensée » que l’on découvre au fond de l’amnésie ; on voit qu’il concerne moins le jugement que le milieu d’expérience où le jugement prend naissance, moins la spontanéité que les prises de cette spontanéité sur le monde sensible et notre pouvoir de figurer en lui une intention quelconque. En termes kantiens : il affecte moins l’entendement que l’imagination productrice. L’acte catégorial n’est donc pas un fait dernier, il se constitue dans une certaine « attitude » (Einstellung). C’est sur cette attitude que la parole elle aussi est fondée, de sorte qu’il ne saurait être question de faire reposer le langage sur la pensée pure. « Le comportement catégorial et la possession du langage significatif expriment un seul et même comportement fondamental. Aucun des deux ne saurait être cause ou effet »26. La pensée d’abord n’est pas un effet du langage. Il est vrai que certains malades27, incapables de grouper les couleurs en les comparant à un échantillon donné, y parviennent par l’intermédiaire du langage : ils nomment la couleur du modèle et rassemblent ensuite tous les échantillons auxquels le même nom convient sans regarder le modèle. Il est vrai aussi que des enfants anormaux28 classent ensemble des couleurs, même différentes, si on leur a appris à les désigner par le même nom. Mais ce sont là justement des procédés anormaux ; ils n’expriment pas le rapport essentiel du langage et de la pensée, mais le rapport pathologique ou accidentel d’un langage et d’une pensée également coupés de leur sens vivant. En fait, bien des malades sont capables de répéter les noms des couleurs sans pouvoir pour autant les classer. Dans les cas d’aphasie amnésique, « ce ne peut donc pas être le manque du mot pris en lui-même qui rend difficile ou impossible le comportement catégorial. Les mots doivent avoir perdu quelque chose qui leur appartient normalement et qui les rend propres à être employés en rapport avec le comportement catégorial »29. Qu’ont-ils donc perdu ? Est-ce leur signification notionnelle ? Faut-il dire que le concept s’est retiré d’eux et faire en conséquence de la pensée la cause du langage ? Mais visiblement le mot quand il perd son sens se modifie jusque dans son aspect sensible, il se vide30. L’amnésique à qui l’on donne un nom de couleur, en le priant de choisir un échantillon correspondant, répète le nom comme s’il en attendait quelque chose. Mais le nom ne lui sert plus à rien, ne lui dit plus rien, il est étranger et absurde, comme pour nous les noms que nous répétons trop longtemps31. Les malades chez qui les mots ont perdu leur sens gardent quelquefois au plus haut point le pouvoir d’associer les idées32. Le nom ne s’est donc pas détaché des « associations » anciennes, il s’est altéré lui-même, comme un corps inanimé. Le lien du mot à son sens vivant n’est pas un lien extérieur d’association, le sens habite le mot, et le langage « n’est pas un accompagnement extérieur des processus intellectuels »33. On est donc bien conduit à reconnaître une signification gestuelle ou existentielle de la parole, comme nous disions plus haut. Le langage a bien un intérieur, mais cet intérieur n’est pas une pensée fermée sur soi et consciente de soi. Qu’exprime donc le langage, s’il n’exprime pas des pensées ? Il présente ou plutôt il est la prise de position du sujet dans le monde de ses significations. Le terme de « monde » n’est pas ici une manière de parler : il veut dire que la vie « mentale » ou culturelle emprunte à la vie naturelle ses structures et que le sujet pensant doit être fondé sur le sujet incarné. Le geste phonétique réalise, pour le sujet parlant et pour ceux qui l’écoutent, une certaine structuration de l’expérience, une certaine modulation de l’existence, exactement comme un comportement de mon corps investit pour moi et pour autrui les objets qui m’entourent d’une certaine signification. Le sens du geste n’est pas contenu dans le geste comme phénomène physique ou physiologique. Le sens du mot n’est pas contenu dans le mot comme son. Mais c’est la définition du corps humain de s’approprier dans une série indéfinie d’actes discontinus des noyaux significatifs qui dépassent et transfigurent ses pouvoirs naturels. Cet acte de transcendance se rencontre d’abord dans l’acquisition d’un comportement, puis dans la communication muette du geste : c’est par la même puissance que le corps s’ouvre à une conduite nouvelle et la fait comprendre à des témoins extérieurs. Ici et là un système de pouvoirs définis se décentre soudain, se brise et se réorganise sous une loi inconnue du sujet ou du témoin extérieur et qui se révèle à eux dans ce moment même. Par exemple, le froncement de sourcil destiné, selon Darwin, à protéger l’œil du soleil, ou la convergence des yeux, destinée à permettre la vision nette, deviennent des composantes de l’acte humain de méditation et le signifient au spectateur. Le langage à son tour ne pose pas d’autre problème : une contraction de la gorge, une émission d’air sifflante entre la langue et les dents, une certain manière de jouer de notre corps se laisse soudain investir d’un sens figuré et le signifient hors de nous. Cela n’est ni plus ni moins miraculeux que l’émergence de l’amour dans le désir ou celle du geste dans les mouvements incoordonnés du début de la vie. Pour que le miracle se produise, il faut que la gesticulation phonétique utilise un alphabet de significations déjà acquises, que le geste verbal s’exécute dans un certain panorama commun aux interlocuteurs, comme la compréhension des autres gestes suppose un monde perçu commun à tous où il se déroule et déploie son sens. Mais cette condition ne suffit pas : la parole fait lever un sens nouveau, si elle est parole authentique, comme le geste donne pour la première fois un sens humain à l’objet, si c’est un geste d’initiation. D’ailleurs il faut bien que les significations maintenant acquises aient été des significations nouvelles. Il faut donc reconnaître comme un fait dernier cette puissance ouverte et indéfinie de signifier, — c’est-à-dire à la fois de saisir et de communiquer un sens, — par laquelle l’homme se transcende vers un comportement nouveau ou vers autrui ou vers sa propre pensée à travers son corps et sa parole.

Quand les auteurs cherchent à conclure l’analyse de l’aphasie par une conception générale du langage34 on les voit plus clairement encore abandonner le langage intellectualiste qu’ils avaient adopté à la suite de Pierre Marie et en réaction contre les conceptions de Broca. On ne peut dire de la parole ni qu’elle est une « opération de l’intelligence » ni qu’elle est un « phénomène moteur » : elle est tout entière motricité et tout entière intelligence. Ce qui atteste son inhérence au corps, c’est que les affections du langage ne peuvent être réduites à l’unité et que le trouble primaire concerne tantôt le corps du mot, l’instrument matériel de l’expression verbale, — tantôt la physionomie du mot, l’intention verbale, cette sorte de plan d’ensemble à partir duquel nous réussissons à dire ou à écrire exactement un mot, — tantôt le sens immédiat du mot, ce que les auteurs allemands appellent le concept verbal, — tantôt enfin la structure de l’expérience tout entière, et non pas seulement l’expérience linguistique, comme dans le cas d’aphasie amnésique que nous avons analysé plus haut. La parole repose donc sur une stratification de pouvoirs relativement isolables. Mais en même temps il est impossible de trouver nulle part un trouble du langage qui soit « purement moteur » et qui n’intéresse en quelque mesure le sens du langage. Dans l’alexie pure, si le sujet ne peut plus reconnaître les lettres d’un mot, c’est faute de pouvoir mettre en forme les données visuelles, constituer la structure du mot, en appréhender la signification visuelle. Dans l’aphasie motrice, la liste des mots perdus et conservés ne correspond pas à leurs caractères objectifs (longueur ou complexité), mais à leur valeur pour le sujet : le malade est incapable de prononcer isolément une lettre ou un mot à l’intérieur d’une série motrice familière faute de pouvoir différencier « figure » et « fond » et conférer librement à tel mot ou à telle lettre la valeur de figure. La correction articulaire et la correction syntaxique sont toujours en raison inverse l’une de l’autre, ce qui montre que l’articulation d’un mot n’est pas un phénomène simplement moteur et fait appel aux mêmes énergies qui organisent l’ordre syntaxique. À plus forte raison quand il s’agit de troubles de l’intention verbale, comme dans la paraphasie littérale, où des lettres sont omises, déplacées ou ajoutées, et où le rythme du mot est altéré, ne s’agit-il visiblement pas d’une destruction des engrammes, mais d’un nivellement de la figure et du fond, d’une impuissance à structurer le mot et à en saisir la physionomie articulaire35. Si l’on veut résumer ces deux séries de remarques, il faudra dire que toute opération linguistique suppose l’appréhension d’un sens, mais que le sens ici et là est comme spécialisé ; il y a différentes couches de signification, depuis la signification visuelle du mot jusqu’à sa signification conceptuelle en passant par le concept verbal. On ne comprendra jamais ces deux idées à la fois si l’on continue d’osciller entre la notion de « motricité » et celle d’« intelligence », et si l’on ne découvre pas une troisième notion qui permette de les intégrer, une fonction, la même à tous les niveaux, qui soit à l’œuvre aussi bien dans les préparations cachées de la parole que dans les phénomènes articulaires, qui porte tout l’édifice du langage, et qui cependant se stabilise en processus relativement autonomes. Cette puissance essentielle à la parole, nous aurons chance de l’apercevoir dans les cas où ni la pensée ni la « motricité » ne sont sensiblement atteintes et où cependant la « vie » du langage est altérée. Il arrive que le vocabulaire, la syntaxe, le corps du langage paraissent intacts, à ceci près que les propositions principales y prédominent. Mais le malade n’use pas de ces matériaux comme le sujet normal. Il ne parle guère que si on le questionne, ou, s’il prend lui-même l’initiative d’une question, il ne s’agit jamais que de questions stéréotypées, comme celles qu’il pose chaque jour à ses enfants quand ils reviennent de classe. Jamais il n’use du langage pour exprimer une situation seulement possible, et les propositions fausses (le ciel est noir) sont pour lui dépourvues de sens. Il ne peut parler que s’il a préparé ses phrases36. On ne peut pas dire que le langage chez lui soit devenu automatique, il n’y a aucun signe d’un affaiblissement de l’intelligence générale et c’est bien par leur sens que les mots sont organisés. Mais ce sens est comme figé. Jamais Schn. n’éprouve le besoin de parler, jamais son expérience ne tend vers la parole, jamais elle ne suscite en lui une question, elle ne cesse pas d’avoir cette sorte d’évidence et de suffisance du réel qui étouffe toute interrogation, toute référence au possible, tout étonnement, toute improvisation. On aperçoit par contraste l’essence du langage normal : l’intention de parler ne peut se trouver que dans une expérience ouverte, elle apparaît, comme l’ébullition dans un liquide, lorsque, dans l’épaisseur de l’être, des zones de vide se constituent et se déplacent vers le dehors. « Dès que l’homme se sert du langage pour établir une relation vivante avec lui-même ou avec ses semblables, le langage n’est plus un instrument, n’est plus un moyen, il est une manifestation, une révélation de l’être intime et du lien psychique qui nous unit au monde et à nos semblables. Le langage du malade a beau révéler beaucoup de savoir, il a beau être utilisable pour des activités déterminées, il manque totalement de cette productivité qui fait l’essence la plus profonde de l’homme et qui ne se révèle peut-être dans aucune création de la civilisation avec autant d’évidence que dans la création du langage lui-même »37. On pourrait dire, en reprenant une célèbre distinction, que les langages, c’est-à-dire les systèmes de vocabulaire et de syntaxe constitués, les « moyens d’expression » qui existent empiriquement, sont le dépôt et la sédimentation des actes de parole dans lesquels le sens informulé non seulement trouve le moyen de se traduire au-dehors, mais encore acquiert l’existence pour soi-même, et est véritablement créé comme sens. Ou encore on pourrait distinguer une parole parlante et une parole parlée. La première est celle dans laquelle l’intention significative se trouve à l’état naissant. Ici l’existence se polarise dans un certain « sens » qui ne peut être défini par aucun objet naturel, c’est au-delà de l’être qu’elle cherche à se rejoindre et c’est pourquoi elle crée la parole comme appui empirique de son propre non-être. La parole est l’excès de notre existence sur l’être naturel. Mais l’acte d’expression constitue un monde linguistique et un monde culturel, il fait retomber à l’être ce qui tendait au-delà. De là la parole parlée qui jouit des significations disponibles comme d’une fortune acquise. À partir de ces acquisitions, d’autres actes d’expression authentique, — ceux de l’écrivain, de l’artiste ou du philosophe, — deviennent possibles. Cette ouverture toujours recréée dans la plénitude de l’être est ce qui conditionne la première parole de l’enfant comme la parole de l’écrivain, la construction du mot comme celle des concepts. Telle est cette fonction que l’on devine à travers le langage, qui se réitère, s’appuie sur elle-même, ou qui, comme une vague, se rassemble et se reprend pour se projeter au-delà d’elle-même.

Mieux encore que nos remarques sur la spatialité et l’unité corporelles, l’analyse de la parole et de l’expression nous fait reconnaître la nature énigmatique du corps propre. Il n’est pas un assemblage de particules dont chacune demeurerait en soi, ou encore un entrelacement de processus définis une fois pour toutes — il n’est pas où il est, il n’est pas ce qu’il est — puisque nous le voyons sécréter en lui-même un « sens » qui ne lui vient de nulle part, le projeter sur son entourage matériel et le communiquer aux autres sujets incarnés. On a toujours remarqué que le geste ou la parole transfiguraient le corps, mais on se contentait de dire qu’ils développaient ou manifestaient une autre puissance, pensée ou âme. On ne voyait pas que, pour pouvoir l’exprimer, le corps doit en dernière analyse devenir la pensée ou l’intention qu’il nous signifie. C’est lui qui montre, lui qui parle, voilà ce que nous avons appris dans ce chapitre. Cézanne disait d’un portrait : « Si je peins tous les petits bleus et tous les petits marrons, je le fais regarder comme il regarde... Au diable s’ils se doutent comment, en mariant un vert nuancé à un rouge, on attriste une bouche ou on fait sourire une joue. »38 Cette révélation d’un sens immanent ou naissant dans le corps vivant, elle s’étend, comme nous le verrons, à tout le monde sensible, et notre regard, averti par l’expérience du corps propre, retrouvera dans tous les autres « objets » le miracle de l’expression. Balzac décrit dans la « Peau de Chagrin » une « nappe blanche comme une couche de neige fraîchement tombée et sur laquelle s’élevaient symétriquement les couverts couronnés de petits pains blonds ». « Toute ma jeunesse, disait Cézanne, j’ai voulu peindre ça, cette nappe de neige fraîche... Je sais maintenant qu’il ne faut vouloir peindre que : s’élevaient symétriquement les couverts, et : les petits pains blonds. Si je peins : couronnés, je suis foutu, comprenez-vous ? Et si vraiment j’équilibre et je nuance mes couverts et mes pains comme sur nature, soyez sûr que les couronnes, la neige et tout le tremblement y seront »39. Le problème du monde, et pour commencer celui du corps propre, consiste en ceci que tout y demeure.

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Nous sommes habitués par la tradition cartésienne à nous déprendre de l’objet : l’attitude réflexive purifie simultanément la notion commune du corps et celle de l’âme en définissant le corps comme une somme de parties sans intérieur et l’âme comme un être tout présent à lui-même sans distance. Ces définitions corrélatives établissent la clarté en nous et hors de nous : transparence d’un objet sans replis, transparence d’un sujet qui n’est rien que ce qu’il pense être. L’objet est objet de part en part et la conscience conscience de part en part. Il y a deux sens et deux sens seulement du mot exister : on existe comme chose ou on existe comme conscience. L’expérience du corps propre au contraire nous révèle un mode d’existence ambigu. Si j’essaye de le penser comme un faisceau de processus en troisième personne — « vision », « motricité », « sexualité » — je m’aperçois que ces « fonctions » ne peuvent être liées entre elles et au monde extérieur par des rapports de causalité, elles sont toutes confusément reprises et impliquées dans un drame unique. Le corps n’est donc pas un objet. Pour la même raison, la conscience que j’en ai n’est pas une pensée, c’est-à-dire que je ne peux le décomposer et le recomposer pour en former une idée claire. Son unité est toujours implicite et confuse. Il est toujours autre chose que ce qu’il est, toujours sexualité en même temps que liberté, enraciné dans la nature au moment même où il se transforme par la culture, jamais fermé sur lui-même et jamais dépassé. Qu’il s’agisse du corps d’autrui ou de mon propre corps, je n’ai pas d’autre moyen de connaître le corps humain que de le vivre, c’est-à-dire de reprendre à mon compte le drame qui le traverse et de me confondre avec lui. Je suis donc mon corps, au moins dans toute la mesure où j’ai un acquis et réciproquement mon corps est comme un sujet naturel, comme une esquisse provisoire de mon être total. Ainsi l’expérience du corps propre s’oppose au mouvement réflexif qui dégage l’objet du sujet et le sujet de l’objet, et qui ne nous donne que la pensée du corps ou le corps en idée et non pas l’expérience du corps ou le corps en réalité. Descartes le savait bien, puisqu’une célèbre lettre à Élisabeth distingue le corps tel qu’il est conçu par l’usage de la vie du corps tel qu’il est conçu par l’entendement40. Mais chez Descartes ce savoir singulier que nous avons de notre corps du seul fait que nous sommes un corps reste subordonné à la connaissance par idées parce que, derrière l’homme tel qu’il est en fait, se trouve Dieu comme auteur raisonnable de notre situation de fait. Appuyé sur cette garantie transcendante, Descartes peut accepter paisiblement notre condition irrationnelle : ce n’est pas nous qui sommes chargés de porter la raison et, une fois que nous l’avons reconnue au fond des choses, il ne nous reste plus qu’à agir et à penser dans le monde41. Mais si notre union avec le corps est substantielle, comment pourrions-nous éprouver en nous-mêmes une âme pure et de là accéder à un Esprit absolu ? Avant de poser cette question, voyons bien tout ce qui est impliqué dans la redécouverte du corps propre. Ce n’est pas seulement un objet entre tous qui résiste à la réflexion et demeure pour ainsi dire collé au sujet. L’obscurité gagne le monde perçu tout entier.


1 Cette distinction de l’avoir et de l’être ne coïncide pas avec celle de M. G. Marcel (Être et Avoir) bien qu’elle ne l’exclue pas. M. Marcel prend l’avoir au sens faible qu’il a quand il désigne une relation de propriété (j’ai une maison, j’ai un chapeau) et prend d’emblée l’être au sens existentiel d’être à..., ou d’assumer (je suis mon corps, je suis ma vie). Nous préférons tenir compte de l’usage qui donne au terme d’être le sens faible de l’existence comme chose ou de la prédication (la table est ou est grande) et désigne par le mot d’avoir le rapport du sujet au terme dans lequel il se projette (j’ai une idée, j’ai envie, j’ai peur). De là vient que notre « avoir » correspond à peu près à l’être de M. Marcel et notre être à son « avoir ».

2 GELB et GOLDSTEIN, Ueber Farbennamenamnesie.

3 Par exemple PIAGET, La Représentation du Monde chez l’Enfant, p. 60 et suivantes.

4 Il y a lieu, bien entendu, de distinguer une parole authentique, qui formule pour la première fois, et une expression seconde, une parole sur des paroles, qui fait l’ordinaire du langage empirique. Seule la première est identique à la pensée.

5 Encore une fois, ce que nous disons ici ne s’applique qu’à la parole originaire, — celle de l’enfant qui prononce son premier mot, de l’amoureux qui découvre son sentiment, celle du « premier homme qui ait parlé », ou celle de l’écrivain et du philosophe qui réveillent l’expérience primordiale en deçà des traditions.

6 Nachdenken, nachvollziehen de HUSSERL, Ursprung der Geometrie, p. 212 et suivantes.

7 SARTRE, L’Imagination, p. 148.

8 « ... Quand je me réveillais ainsi, mon esprit s’agitant pour chercher sans y réussir à savoir où j’étais, tout tournait autour de moi dans l’obscurité, les choses, les pays, les années. Mon corps, trop engourdi pour remuer cherchait d’après la forme de sa fatigue à repérer la position de ses membres pour en induire la direction du mur, la place des meubles, pour reconstruire et pour nommer la demeure où il se trouvait. Sa mémoire, la mémoire de ses côtes, de ses genoux, de ses épaules, lui présentait successivement plusieurs des chambres où il avait dormi, tandis qu’autour de lui les murs invisibles, changeant de place selon la forme de la pièce imaginée, tourbillonnaient dans les ténèbres (...). Mon corps, le côté sur lequel je reposais, gardiens fidèles d’un passé que mon esprit n’aurait jamais dû oublier, me rappelaient la flamme de la veilleuse de verre de Bohème, en forme d’urne, suspendue au plafond par des chaînettes, la cheminée en marbre de Sienne, dans ma chambre à coucher de Combray, chez mes grands-parents, en des jours lointains qu’en ce moment je me figurais actuels sans me les représenter exactement ». Proust, Du Côté de chez Swann, I, pp. 15-16.

9 CASSIRER, Philosophie der symbolischen Formen, III, p. 383.

10 GOLDSTEIN, L’analyse de l’aphasie et l’essence du langage, p. 459.

11 PROUST, Du Côté de chez Swann, II, p. 192.

12 PROUST, Le Côté de Guermantes.

13 Par exemple M. SCHELER, Nature et Formes de la Sympathie, pp. 347 et suivantes.

14 Ici J.-P. SARTRE, L’Être et le Néant, pp. 453 et suivantes.

15 « ... Un effort, prolongé pendant des années, pour vivre dans le costume des Arabes et me plier à leur moule mental m’a dépouillé de ma personnalité anglaise : j’ai pu ainsi considérer l’Occident et ses conventions avec des yeux neufs — en fait cesser d’y croire. Mais comment se faire une peau arabe ? Ce fut, de ma part, affectation pure. Il est aisé de faire perdre sa foi à un homme, mais il est difficile, ensuite, de le convertir à une autre. Ayant dépouillé une forme sans en acquérir de nouvelle, j’étais devenu semblable au légendaire cercueil de Mohammed (...). Épuisé par un effort physique et un isolement également prolongés, un homme a connu ce détachement suprême. Pendant que son corps avançait comme une machine, son esprit raisonnable l’abandonnait pour jeter sur lui un regard critique en demandant le but et la raison d’être d’un tel fatras. Parfois même ces personnages engageaient une conversation dans le vide : la folie alors était proche. Elle est proche, je crois, de tout homme qui peut voir simultanément l’univers à travers les voiles de deux coutumes, de deux éducations, de deux milieux », T.-E. LAWRENCE, Les Sept Piliers de la Sagesse, p. 43.

16 On sait que le baiser n’est pas en usage dans les mœurs traditionnelles du Japon.

17 Chez les indigènes des îles Tropbriand, la paternité n’est pas connue. Les enfants sont élevés sous l’autorité de l’oncle maternel. Un mari, au retour d’un long voyage, se félicite de trouver de nouveaux enfants à son foyer. Il prend soin d’eux, veille sur eux et les aime comme ses propres enfants. MALINOWSKI, The Father in primitive Psychology, cité par Bertrand RUSSELL, Le Mariage et la Morale, Gallimard, 1930, p. 22.

18 Des notions de ce genre se trouvent dans les travaux de Head, van Wœrkom, Bouman et Grünbaum, et Goldstein.

19 Grünbaum, par exemple (Aphasie und Motorik), montre à la fois que les troubles aphasiques sont généraux et qu’ils sont moteurs, il fait en d’autres termes de la motricité un mode original d’intentionnalité ou de signification (cf ci-dessus p. 166) ce qui enfin revient à concevoir l’homme, non plus comme conscience, mais comme existence.

20 GELB et GOLDSTEIN, Ueber Farbennamenamnesie, p. 151.

21 Ibid., p. 149.

22 Ibid., pp. 151-152.

23 Ibid., p. 150.

24 Ibid., p. 162.

25 E. CASSIRER, Philosophie der symbolischen Formen, T. III, p. 258.

26 GELB et GOLDSTEIN, Ueber Farbennamenamnesie, p. 158.

27 Ibid.

28 Ibid.

29 Ibid.

30 Ibid.

31 Ibid.

32 On les voit, en présence d’un échantillon donné (rouge), évoquer le souvenir d’un objet de même couleur (fraise) et à partir de là, retrouver le nom de la couleur (rouge fraise, rouge), ibid., p. 177.

33 Ibid., p. 158.

34 Cf GOLDSTEIN, L’analyse de l’aphasie et l’essence du langage.

35 GOLDSTEIN, L’analyse de l’aphasie et l’essence du langage, p. 460. Goldstein est ici d’accord avec Grünbaum (Aphasie und Motorik), pour dépasser l’alternative de la conception classique (Broca) et des travaux modernes (Head). Ce que Grünbaum reproche aux modernes, c’est de « ne pas mettre au premier plan l’extériorisation motrice et les structures psycho-physiques sur lesquelles elle repose comme un domaine fondamental qui domine le tableau de l’aphasie » (p. 386).

36 BENARY, Analyse eines Seelenblindes von der Sprache aus. Il s’agit encore ici du cas Schn. que nous avons analysé sous le rapport de la motricité et de la sexualité.

37 GOLDSTEIN, L’analyse de l’aphasie et l’essence du langage, p. 496. Les mots soulignés le sont par nous.

38 J. GASQUET, Cézanne, p. 117.

39 J. GASQUET, Cézanne, pp. 123 et suivantes.

40 À Élisabeth, 28 juin 1643, AT T. III, p. 690.

41 « Enfin, comme je crois qu’il est très nécessaire d’avoir bien compris, une fois en sa vie, les principes de la métaphysique, à cause que ce sont eux qui nous donnent la connaissance de Dieu et de notre âme, je crois aussi qu’il serait très nuisible d’occuper souvent son entendement à les méditer, à cause qu’il ne pourrait si bien vaquer aux fonctions de l’imagination et des sens ; mais que le meilleur est de se contenter de retenir en sa mémoire et en sa créance les conclusions qu’on a une fois tirées, puis employer le reste du temps qu’on a pour l’étude aux pensées où l’entendement agit avec l’imagination et les sens. » Ibid.