I. LE SENTIR

La pensée objective ignore le sujet de la perception. C’est qu’elle se donne le monde tout fait, comme milieu de tout événement possible, et traite la perception comme l’un de ces événements. Par exemple, le philosophe empiriste considère un sujet X en train de percevoir et cherche à décrire ce qui se passe : il y a des sensations qui sont des états ou des manières d’être du sujet et, à ce titre, de véritables choses mentales. Le sujet percevant est le lieu de ces choses et le philosophe décrit les sensations et leur substrat comme on décrit la faune d’un pays lointain, — sans s’apercevoir qu’il perçoit lui-même, qu’il est sujet percevant et que la perception telle qu’il la vit dément tout ce qu’il dit de la perception en général. Car, vue de l’intérieur, la perception ne doit rien à ce que nous savons par ailleurs sur le monde, sur les stimuli tels que les décrit la physique et sur les organes des sens tels que les décrit la biologie. Elle ne se donne pas d’abord comme un événement dans le monde auquel on puisse appliquer, par exemple, la catégorie de causalité, mais comme une re-création ou une re-constitution du monde à chaque moment. Si nous croyons à un passé du monde, au monde physique, aux « stimuli », à l’organisme tel que le représentent nos livres, c’est d’abord parce que nous avons un champ perceptif présent et actuel, une surface de contact avec le monde ou en enracinement perpétuel en lui, c’est parce qu’il vient sans cesse assaillir et investir la subjectivité comme les vagues entourent une épave sur la plage. Tout le savoir s’installe dans les horizons ouverts par la perception. Il ne peut pas être question de décrire la perception elle-même comme l’un des faits qui se produisent dans le monde, puisque nous ne pouvons jamais effacer dans le tableau du monde cette lacune que nous sommes et par où il vient à exister pour quelqu’un, puisque la perception est le « défaut » de ce « grand diamant ». L’intellectualisme représente bien un progrès dans la prise de conscience : ce lieu hors du monde que le philosophe empiriste sous-entendait et où il se plaçait tacitement pour décrire l’événement de la perception, il reçoit maintenant un nom, il figure dans la description. C’est l’Ego transcendantal. Par là, toutes les thèses de l’empirisme se trouvent renversées, l’état de conscience devient la conscience d’un état, la passivité position d’une passivité, le monde devient le corrélatif d’une pensée du monde et n’existe plus que pour un constituant. Et pourtant il reste vrai de dire que l’intellectualisme, lui aussi, se donne le monde tout fait. Car la constitution du monde telle qu’il la conçoit est une simple clause de style : à chaque terme de la description empiriste, on ajoute l’indice « conscience de... » On subordonne tout le système de l’expérience, — monde, corps propre, et moi empirique, — à un penseur universel chargé de porter les relations des trois termes. Mais, comme il n’y est pas engagé, elles restent ce qu’elles étaient dans l’empirisme : des relations de causalité étalées sur le plan des événements cosmiques. Or si le corps propre et le moi empirique ne sont que des éléments dans le système de l’expérience, objets parmi d’autres objets sous le regard du véritable Je, comment pouvons-nous jamais nous confondre avec notre corps, comment avons-nous pu croire que nous vissions de nos yeux ce que nous saisissons en vérité par une inspection de l’esprit, comment le monde n’est-il pas en face de nous parfaitement explicite, pourquoi ne se déploie-t-il que peu à peu et jamais « en entier », enfin comment se fait-il que nous percevions ? Nous ne le comprendrons que si le moi empirique et le corps ne sont pas d’emblée des objets, ne le deviennent jamais tout à fait, s’il y a un certain sens à dire que je vois le morceau de cire de mes yeux, et si corrélativement cette possibilité d’absence, cette dimension de fuite et de liberté que la réflexion ouvre au fond de nous et qu’on appelle le Je transcendantal ne sont pas données d’abord et ne sont jamais absolument acquises, si je ne peux jamais dire « Je » absolument et si tout acte de réflexion, toute prise de position volontaire s’établit sur le fond et sur la proposition d’une vie de conscience prépersonnelle. Le sujet de la perception restera ignoré tant que nous ne saurons pas éviter l’alternative du naturé et du naturant, de la sensation comme état de conscience et comme conscience d’un état, de l’existence en soi et de l’existence pour soi. Revenons donc à la sensation et regardons-la de si près qu’elle nous enseigne le rapport vivant de celui qui perçoit avec son corps et avec son monde.

La psychologie inductive nous aidera à chercher pour elle un statut nouveau en montrant qu’elle n’est ni un état ou une qualité, ni la conscience d’un état ou d’une qualité. En fait, chacune des prétendues qualités, — le rouge, le bleu, la couleur, le son, — est insérée dans une certaine conduite. Chez le normal une excitations sensorielle, surtout celles du laboratoire qui n’ont guère pour lui de signification vitale, ne modifie qu’à peine la motricité générale. Mais les maladies du cervelet ou de l’écorce frontale mettent en évidence ce que pourrait être l’influence des excitations sensorielles sur le tonus musculaire si elles n’étaient intégrées à une situation d’ensemble et si le tonus n’était chez le normal réglé en vue de certaines tâches privilégiées. Le geste de lever le bras, que l’on peut prendre comme indicateur de la perturbation motrice, est différemment modifié dans son amplitude et dans sa direction par un champ visuel rouge, jaune, bleu ou vert. En particulier le rouge et le jaune favorisent les mouvements glissants, le bleu et le vert les mouvements saccadés, le rouge appliqué à l’œil droit, par exemple, favorise un mouvement d’extension du bras correspondant vers le dehors, le vert un mouvement de flexion et de repli vers le corps1. La position privilégiée du bras, — celle où le sujet sent son bras en équilibre ou en repos, — qui est plus éloignée du corps chez le malade que chez le normal, est modifiée par la présentation des couleurs : le vert la ramène au voisinage du corps2. La couleur du champ visuel rend plus ou moins exactes les réactions du sujet, qu’il s’agisse d’exécuter un mouvement d’une amplitude donnée ou de montrer du doigt une longueur déterminée. Avec un champ visuel vert l’appréciation est exacte, avec un champ visuel rouge elle est inexacte par excès. Les mouvements vers le dehors sont accélérés par le vert et ralentis par le rouge. La localisation des stimuli sur la peau est modifiée dans le sens de l’abduction par le rouge. Le jaune et le rouge accentuent les erreurs dans l’estimation du poids et du temps, chez les cérébelleux le bleu et surtout le vert les compensent. Dans ces différentes expériences chaque couleur agit toujours dans le même sens de sorte qu’on peut lui attribuer une valeur motrice définie. Dans l’ensemble le rouge et le jaune sont favorables à l’abduction, le bleu et le vert à l’adduction. Or, d’une manière générale, l’adduction signifie que l’organisme se tourne vers le stimulus et est attiré par le monde, — l’abduction qu’il se détourne du stimulus et se retire vers son centre3. Les sensations, les « qualités sensibles » sont donc loin de se réduire à l’épreuve d’un certain état ou d’un certain quale indicibles, elles s’offrent avec une physionomie motrice, elles sont enveloppées d’une signification vitale. On sait depuis longtemps qu’il y a un « accompagnement moteur » des sensations, que les stimuli déclenchent des « mouvements naissants » qui s’associent à la sensation ou à la qualité et forment un halo autour d’elle, que le « côté perceptif » et le « côté moteur » du comportement communiquent. Mais on fait la plupart du temps comme si cette relation ne changeait rien aux termes entre lesquels elle s’établit. Car il ne s’agit pas, dans les exemples que nous donnions plus haut, d’une relation extérieure de causalité qui laisserait intacte la sensation elle-même. Les réactions motrices provoquées par le bleu, la « conduite du bleu », — ne sont pas des effets dans le corps objectif de la couleur définie par une certaine longueur d’onde et une certaine intensité : un bleu obtenu par contraste, et auquel ne correspond donc aucun phénomène physique s’entoure du même halo moteur4. Ce n’est pas dans le monde du physicien et par l’effet de quelque processus caché que se constitue la physionomie motrice de la couleur. Est-ce donc « dans la conscience », et faut-il dire que l’expérience du bleu comme qualité sensible suscite une certaine modification du corps phénoménal ? Mais on ne voit pas pourquoi la prise de conscience d’un certain quale modifierait mon appréciation des grandeurs et d’ailleurs l’effet senti de la couleur ne correspond pas toujours exactement à l’influence qu’elle exerce sur le comportement : le rouge peut exagérer mes réactions sans que je m’en aperçoive5. La signification motrice des couleurs ne se comprend que si elles cessent d’être des états fermés sur eux-mêmes ou des qualités indescriptibles offertes à la constatation d’un sujet pensant, si elles atteignent en moi un certain montage général par lequel je suis adapté au monde, si elles m’invitent à une nouvelle manière de l’évaluer, et si d’autre part la motricité cesse d’être la simple conscience de mes changements de lieu présents ou prochains pour devenir la fonction qui à chaque moment établit mes étalons de grandeur, l’amplitude variable de mon être au monde. Le bleu est ce qui sollicite de moi une certaine manière de regarder, ce qui se laisse palper par un mouvement défini de mon regard. C’est un certain champ ou une certaine atmosphère offerte à la puissance de mes yeux et de tout mon corps. Ici l’expérience de la couleur confirme et fait comprendre les corrélations établies par la psychologie inductive. Le vert passe communément pour une couleur « reposante ». « Il me renferme en moi-même et me met en paix », dit une malade6. Il « ne nous demande rien et ne nous appelle à rien », dit Kandinsky. Le bleu semble « céder à notre regard » dit Goethe. Au contraire, le rouge « s’enfonce dans l’œil » dit encore Goethe7. Le rouge « déchire », le jaune est « piquant » dit un malade de Goldstein. D’une manière générale on a d’un côté avec le rouge et le jaune « l’expérience d’un arrachement, d’un mouvement qui s’éloigne du centre », d’un autre côté avec le bleu et le vert celle du « repos et de la concentration »8. On peut mettre à nu le fond végétatif et moteur, la signification vitale des qualités en employant des Stimuli faibles ou brefs. La couleur, avant d’être vue, s’annonce alors par l’expérience d’une certaine attitude du corps qui ne convient qu’à elle et la détermine avec précision : « il y a un glissement de haut en bas dans mon corps, ce ne peut donc pas être du vert, ce ne peut être que du bleu ; mais en fait je ne vois pas de bleu »9 dit un sujet. Et un autre : « J’ai serré les dents et je sais par là que c’est du jaune »10. Si l’on fait croître peu à peu un stimulus lumineux à partir d’une valeur subliminale, il y a d’abord expérience d’une certaine disposition du corps et soudain la sensation se continue et « se propage dans le domaine visuel »11. De même qu’en regardant attentivement la neige je décompose sa « blancheur » apparente qui se résout en un monde de reflets et de transparences, de même on peut découvrir à l’intérieur du son une « micro-mélodie » et l’intervalle sonore n’est que la mise en forme finale d’une certaine tension d’abord éprouvée dans tout le corps12. On rend possible la représentation d’une couleur chez des sujets qui l’ont perdue, en exposant devant eux des couleurs réelles quelles qu’elle soient. La couleur réelle produit chez le sujet une « concentration de l’expérience colorée » qui lui permet de « rassembler les couleurs dans son œil »13. Ainsi avant d’être un spectacle objectif la qualité se laisse reconnaître par un type de comportement qui la vise dans son essence et c’est pourquoi dès que mon corps adopte l’attitude du bleu j’obtiens une quasi-présence du bleu. Il ne faut donc pas se demander comment et pourquoi le rouge signifie l’effort ou la violence, le vert le repos et la paix, il faut réapprendre à vivre ces couleurs comme les vit notre corps, c’est-à-dire comme des concrétions de paix ou de violence. Quand nous disons que le rouge augmente l’amplitude de nos réactions, il ne faut pas l’entendre comme s’il s’agissait là de deux faits distincts, une sensation de rouge et des réactions motrices, — il faut comprendre que le rouge, par sa texture que notre regard suit et épouse, est déjà l’amplification de notre être moteur. Le sujet de la sensation n’est ni un penseur qui note une qualité, ni un milieu inerte qui serait affecté ou modifié par elle, il est une puissance qui co-naît à un certain milieu d’existence ou se synchronise avec lui. Les rapports du sentant et du sensible sont comparables à ceux du dormeur et de son sommeil : le sommeil vient quand une certaine attitude volontaire reçoit soudain du dehors la confirmation qu’elle attendait. Je respirais lentement et profondément pour appeler le sommeil et soudain on dirait que ma bouche communique avec quelque immense poumon extérieur qui appelle et refoule mon souffle, un certain rythme respiratoire, tout à l’heure voulu par moi, devient mon être même, et le sommeil, visé jusque-là comme signification, se fait soudain situation. De la même manière je prête l’oreille ou je regarde dans l’attente d’une sensation, et soudain le sensible prend mon oreille ou mon regard, je livre une partie de mon corps, ou même mon corps tout entier à cette manière de vibrer et de remplir l’espace qu’est le bleu ou le rouge. Comme le sacrement non seulement symbolise sous des espèces sensibles une opération de la Grâce, mais encore est la présence réelle de Dieu, la fait résider dans un fragment d’espace et la communique à ceux qui mangent le pain consacré s’ils sont intérieurement préparés, de la même manière le sensible a non seulement une signification motrice et vitale mais n’est pas autre chose qu’une certaine manière d’être au monde qui se propose à nous d’un point de l’espace, que notre corps reprend et assume s’il en est capable, et la sensation est à la lettre une communion.

De ce point de vue, il devient possible de rendre à la notion de « sens » une valeur que l’intellectualisme lui refuse. Ma sensation et ma perception, dit-il, ne peuvent être désignables et donc être pour moi qu’en étant sensation ou perception de quelque chose, — par exemple sensation de bleu ou de rouge, perception de la table ou de la chaise. Or le bleu et le rouge ne sont pas cette expérience indicible que je vis lorsque je coïncide avec eux, la table ou la chaise n’est pas cette apparence éphémère à la merci de mon regard ; l’objet ne se détermine que comme un être identifiable à travers une série ouverte d’expériences possibles et n’existe que pour un sujet qui opère cette identification. L’être n’est que pour quelqu’un qui soit capable de prendre recul à son égard et soit donc lui-même absolument hors de l’être. C’est ainsi que l’esprit devient le sujet de la perception et que la notion de « sens » devient impensable. Si voir ou entendre c’est se détacher de l’impression pour l’investir en pensée et cesser d’être pour connaître, il serait absurde de dire que je vois de mes yeux ou que j’entends avec mes oreilles, car mes yeux, mes oreilles sont encore des êtres du monde, bien incapables à ce titre de ménager en avant de lui la zone de subjectivité d’où il sera vu ou entendu. Je ne peux pas même conserver à mes yeux ou à mes oreilles quelque puissance de connaître en faisant d’eux des instruments de ma perception, car cette notion est ambiguë, ils ne sont instruments que de l’excitation corporelle et non de la perception elle-même. Il n’y a pas de milieu entre l’en soi et le pour soi, et puisque, étant plusieurs, ils ne sont pas moi-même, mes sens ne peuvent être qu’objets. Je dis que mes yeux voient, que ma main touche, que mon pied souffre, mais ces expressions naïves ne traduisent pas mon expérience véritable. Elles m’en donnent déjà une interprétation qui la détache de son sujet originel. Parce que je sais que la lumière frappe mes yeux, que les contacts se font par la peau, que ma chaussure blesse mon pied, je disperse dans mon corps les perceptions qui appartiennent à mon âme, je mets la perception dans le perçu. Mais ce n’est là que le sillage spatial et temporel des actes de conscience. Si je les considère de l’intérieur, je trouve une unique connaissance sans lieu, une âme sans parties, et il n’y a aucune différence entre penser et percevoir comme entre voir et entendre. — Pouvons-nous nous tenir à cette perspective ? S’il est vrai que je ne vois pas de mes yeux, comment ai-je jamais pu ignorer cette vérité ? — Je ne savais pas ce que je disais, je n’avais pas réfléchi ? Mais comment donc pouvais-je ne pas réfléchir ? Comment l’inspection de l’esprit, comment l’opération de ma propre pensée a-t-elle pu m’être masquée, puisque par définition ma pensée est pour elle-même ? Si la réflexion veut se justifier comme réflexion, c’est-à-dire comme progrès vers la vérité, elle ne doit pas se borner à remplacer une vue du monde par une autre, elle doit nous montrer comment la vue naïve du monde est comprise et dépassée dans la vue réfléchie. La réflexion doit éclairer l’irréfléchi auquel elle succède et en montrer la possibilité pour pouvoir se comprendre elle-même comme commencement. Dire que c’est encore moi qui me pense comme situé dans un corps et comme pourvu de cinq sens, ce n’est évidemment qu’une solution verbale, puisque moi qui réfléchis je ne peux me reconnaître dans ce Je incarné que donc l’incarnation reste par principe une illusion et que la possibilité de cette illusion demeure incompréhensible. Il nous faut remettre en question l’alternative du pour soi et de l’en soi qui rejetait les « sens » au monde des objets et dégageait la subjectivité comme non-être absolu de toute inhérence corporelle. C’est ce que nous faisons en définissant la sensation comme coexistence ou comme communion. La sensation de bleu n’est pas la connaissance ou la position d’un certain quale identifiable à travers toutes les expériences que j’en ai comme le cercle du géomètre est le même à Paris et à Tokio. Elle est sans doute intentionnelle, c’est-à-dire qu’elle ne repose pas en soi comme une chose, qu’elle vise et signifie au-delà d’elle-même. Mais le terme qu’elle vise n’est reconnu qu’aveuglément par la familiarité de mon corps avec lui, il n’est pas constitué en pleine clarté, il est reconstitué ou repris par un savoir qui reste latent et qui lui laisse son opacité et son eccéité. La sensation est intentionnelle parce que je trouve dans le sensible la proposition d’un certain rythme d’existence, — abduction ou adduction, — et que, donnant suite à cette proposition, me glissant dans la forme d’existence qui m’est ainsi suggérée, je me rapporte à un être extérieur, que ce soit pour m’ouvrir ou pour me fermer à lui. Si les qualités rayonnent autour d’elles un certain mode d’existence, si elles ont un pouvoir d’envoûtement et ce que nous appelions tout à l’heure une valeur sacramentelle, c’est parce que le sujet sentant ne les pose pas comme des objets, mais sympathise avec elles, les fait siennes et trouve en elles sa loi momentanée. Précisons. Le sentant et le sensible ne sont pas l’un en face de l’autre comme deux termes extérieurs et la sensation n’est pas une invasion du sensible dans le sentant. C’est mon regard qui sous-tend la couleur, c’est le mouvement de ma main qui sous-tend la forme de l’objet ou plutôt mon regard s’accouple avec la couleur, ma main avec le dur et le mou, et dans cet échange entre le sujet de la sensation et le sensible on ne peut pas dire que l’un agisse et que l’autre pâtisse, que l’un donne sens à l’autre. Sans l’exploration de mon regard ou de ma main et avant que mon corps se synchronise avec lui, le sensible n’est rien qu’une sollicitation vague. « Si un sujet essaye d’éprouver une couleur déterminée, par exemple du bleu, tout en cherchant à donner à son corps l’attitude qui convient au rouge, il en résulte une lutte intérieure, une sorte de spasme qui cesse aussitôt qu’il adopte l’attitude corporelle qui correspond au bleu14. » Ainsi un sensible qui va être senti pose à mon corps une sorte de problème confus. Il faut que je trouve l’attitude qui va lui donner le moyen de se déterminer, et de devenir du bleu, il faut que je trouve la réponse à une question mal formulée. Et cependant je ne le fais qu’à sa sollicitation, mon attitude ne suffit jamais à me faire voir vraiment du bleu ou toucher vraiment une surface dure. Le sensible me rend ce que je lui ai prêté, mais c’est de lui que je le tenais. Moi qui contemple le bleu du ciel, je ne suis pas en face de lui un sujet acosmique, je ne le possède pas en pensée, je ne déploie pas au-devant de lui une idée du bleu qui m’en donnerait le secret, je m’abandonne à lui, je m’enfonce dans ce mystère, il « se pense en moi », je suis le ciel même qui se rassemble, se recueille et se met à exister pour soi, ma conscience est engorgée par ce bleu illimité. — Mais le ciel n’est pas esprit, et il n’y a aucun sens à dire qu’il existe pour soi ? — Bien sûr le ciel du géographe ou de l’astronome n’existe pas pour soi. Mais du ciel perçu ou senti, sous-tendu par mon regard qui le parcourt et l’habite, milieu d’une certaine vibration vitale que mon corps adopte, on peut dire qu’il existe pour soi en ce sens qu’il n’est pas fait de parties extérieures, que chaque partie de l’ensemble est « sensible » à ce qui se passe dans toutes les autres et les « connaît dynamiquement »15. Et quant au sujet de la sensation, il n’a pas besoin d’être un pur néant sans aucun poids terrestre. Cela ne serait nécessaire que s’il devait, comme la conscience constituante, être présent partout à la fois, coextensif à l’être, et penser la vérité de l’univers. Mais le spectacle perçu n’est pas de l’être pur. Pris exactement tel que je le vois, il est un moment de mon histoire individuelle, et, puisque la sensation est une reconstitution, elle suppose en moi les sédiments d’une constitution préalable, je suis, comme sujet sentant, tout plein de pouvoirs naturels dont je m’étonne le premier. Je ne suis donc pas, selon le mot de Hegel, un « trou dans l’être », mais un creux, un pli qui s’est fait et qui peut se défaire16.

Insistons sur ce point. Comment avons-nous pu échapper à l’alternative du pour soi et de l’en soi, comment la conscience perceptive peut-elle être engorgée par son objet, comment pouvons-nous distinguer la conscience sensible de la conscience intellectuelle ? C’est que : 1o Toute perception a lieu dans une atmosphère de généralité et se donne à nous comme anonyme. Je ne peux pas dire que je vois le bleu du ciel au sens où je dis que je comprends un livre ou encore que je décide de consacrer ma vie aux mathématiques. Ma perception, même vue de l’intérieur, exprime une situation donnée : je vois du bleu parce que je suis sensible aux couleurs —, au contraire les actes personnels en créent une : je suis mathématicien parce que j’ai décidé de l’être. De sorte que, si je voulais traduire exactement l’expérience perceptive, je devrais dire qu’on perçoit en moi et non pas que je perçois. Toute sensation comporte un germe de rêve ou de dépersonnalisation comme nous l’éprouvons par cette sorte de stupeur où elle nous met quand nous vivons vraiment à son niveau. Sans doute la connaissance m’apprend bien que la sensation n’aurait pas lieu sans une adaptation de mon corps, par exemple qu’il n’y aurait pas de contact déterminé sans un mouvement de ma main. Mais cette activité se déroule à la périphérie de mon être, je n’ai pas plus conscience d’être le vrai sujet de ma sensation que de ma naissance ou de ma mort. Ni ma naissance ni ma mort ne peuvent m’apparaître comme des expériences miennes, puisque, si je les pensais ainsi, je me supposerais préexistant ou survivant à moi-même pour pouvoir les éprouver et je ne penserais donc pas ma naissance ou ma mort pour de bon. Je ne puis donc me saisir que comme « déjà né » et « encore vivant », — saisir ma naissance et ma mort que comme des horizons prépersonnels : je sais qu’on naît et qu’on meurt, mais je ne puis connaître ma naissance et ma mort. Chaque sensation, étant à la rigueur la première, la dernière et la seule de son espèce, est une naissance et une mort. Le sujet qui en a l’expérience commence et finit avec elle, et comme il ne peut se précéder ni se survivre, la sensation s’apparaît nécessairement à elle-même dans un milieu de généralité, elle vient d’en deçà de moi-même, elle relève d’une sensibilité qui l’a précédée et qui lui survivra, comme ma naissance et ma mort appartiennent à une natalité et à une mortalité anonymes. Par la sensation je saisis en marge de ma vie personnelle et de mes actes propres une vie de conscience donnée d’où ils émergent, la vie de mes yeux, de mes mains, de mes oreilles qui sont autant de Moi naturels. Chaque fois que j’éprouve une sensation, j’éprouve qu’elle intéresse non pas mon être propre, celui dont je suis responsable et dont je décide, mais un autre moi qui a déjà pris parti pour le monde, qui s’est déjà ouvert à certains de ses aspects et synchronisé avec eux. Entre ma sensation et moi, il y a toujours l’épaisseur d’un acquis originaire qui empêche mon expérience d’être claire pour elle-même. J’éprouve la sensation comme modalité d’une existence générale, déjà vouée à un monde physique et qui fuse à travers moi sans que j’en sois l’auteur. 2o La sensation ne peut être anonyme que parce qu’elle est partielle. Celui qui voit et celui qui touche n’est pas exactement moi-même parce que le monde visible et le monde tangible ne sont pas le monde en entier. Quand je vois un objet, j’éprouve toujours qu’il y a encore de l’être au-delà de ce que je vois actuellement, non seulement de l’être visible, mais encore de l’être tangible ou saisissable par l’ouïe, — et non seulement de l’être sensible, mais encore une profondeur de l’objet qu’aucun prélèvement sensoriel n’épuisera. Corrélativement je ne suis pas tout entier dans ces opérations, elles restent marginales, elles se produisent en avant de moi, le moi qui voit ou le moi qui entend est en quelque sorte un moi spécialisé, familier d’un seul secteur de l’être, et c’est justement à ce prix que le regard et la main sont capables de deviner le mouvement qui va préciser la perception et peuvent faire preuve de cette prescience qui leur donne l’apparence de l’automatisme. — Nous pouvons résumer ces deux idées en disant que toute sensation appartient à un certain champ. Dire que j’ai un champ visuel, c’est dire que par position j’ai accès et ouverture à un système d’êtres, les êtres visibles, qu’ils sont à la disposition de mon regard en vertu d’une sorte de contrat primordial et par un don de la nature, sans aucun effort de ma part ; c’est donc dire que la vision est prépersonnelle ; — et c’est dire en même temps qu’elle est toujours limitée, qu’il y a toujours autour de ma vision actuelle un horizon de choses non vues ou même non visibles. La vision est une pensée assujettie à un certain champ et c’est là ce qu’on appelle un sens. Quand je dis que j’ai des sens et qu’ils me font accéder au monde, je ne suis pas victime d’une confusion, je ne mêle pas la pensée causale et la réflexion, j’exprime seulement cette vérité qui s’impose à une réflexion intégrale : que je suis capable par connaturalité de trouver un sens à certains aspects de l’être sans le leur avoir moi-même donné par une opération constituante.

Avec la distinction des sens et de l’intellection se trouve justifiée celle des différents sens. L’intellectualisme ne parle pas des sens parce que pour lui sensations et sens n’apparaissent que lorsque je reviens sur l’acte concret de connaissance pour l’analyser. J’y distingue alors une matière contingente et une forme nécessaire, mais la matière n’est qu’un moment idéal et non pas un élément séparable de l’acte total. Il n’y a donc pas les sens, mais seulement la conscience. Par exemple l’intellectualisme refuse de poser le problème fameux de leur contribution à l’expérience de l’espace, parce que les qualités sensibles et les sens, comme matériaux de la connaissance, ne peuvent posséder en propre l’espace qui est la forme de l’objectivité en général et en particulier le moyen par lequel une conscience de qualité devient possible. Une sensation de quelque chose, et des « choses » au sens le plus général du mot, par exemple des qualités définies, ne se dessine dans la masse confuse des impressions que si elle est mise en perspective et coordonnée par l’espace. Ainsi tous les sens sont spatiaux s’ils doivent nous faire accéder à une forme quelconque de l’être, c’est-à-dire s’ils sont des sens. Et, par la même nécessité, il faut qu’ils s’ouvrent tous sur le même espace, sans quoi les êtres sensoriels avec lesquels ils nous font communiquer n’existeraient que pour le sens dont ils relèvent — comme les fantômes ne se manifestent que la nuit —, il leur manquerait la plénitude de l’être et nous ne pourrions pas en avoir vraiment conscience, c’est-à-dire les poser comme des être vrais. À cette déduction, l’empirisme essayerait en vain d’opposer des faits. Si par exemple on veut montrer que toucher n’est pas spatial par lui-même, qu’on essaye de trouver chez les aveugles ou dans les cas de cécité psychique une expérience tactile pure et de montrer qu’elle n’est pas articulée selon l’espace, ces preuves expérimentales présupposent ce qu’elles sont censées établir. Comment savoir en effet si la cécité et la cécité psychique se sont bornées à soustraire, de l’expérience du malade, les « données visuelles » et si elles n’ont pas atteint aussi la structure de son expérience tactile ? L’empirisme prend pour donnée la première hypothèse, et c’est à cette condition que le fait peut passer pour crucial, mais par là même il postule la séparation des sens qu’il s’agit justement de prouver. Plus précisément : si j’admets que l’espace appartient originairement à la vue et qu’il passe de là au toucher et aux autres sens, comme chez l’adulte il y a en apparence une perception tactile de l’espace, je dois au moins admettre que les « données tactiles pures » sont déplacées et recouvertes par une expérience d’origine visuelle, qu’elles s’intègrent à une expérience totale dans laquelle elles sont finalement indiscernables. Mais alors de quel droit distinguer dans cette expérience adulte un apport « tactile » ? Le prétendu « tactile pur » que j’essaye de retrouver en m’adressant aux aveugles n’est-il pas un type d’expérience très particulier, qui n’a rien de commun avec le fonctionnement du toucher intégré et ne peut pas servir à analyser l’expérience intégrale ? On ne peut pas décider de la spatialité des sens par la méthode inductive et en produisant des « faits », — soit par exemple un toucher sans espace chez l’aveugle, — puisque ce fait a besoin d’être interprété et qu’on le considérera justement comme un fait significatif et qui révèle une nature propre du toucher ou comme un fait accidentel et qui exprime les propriétés particulières du toucher morbide selon l’idée que l’on se fait des sens en général et de leur relation dans la conscience totale. Le problème relève bien de la réflexion et non pas de l’expérience au sens empiriste du mot, qui est aussi celui où le prennent les savants quand ils rêvent d’une objectivité absolue. On est donc fondé à dire a priori que tous les sens sont spatiaux et la question de savoir quel est celui qui nous donne l’espace doit être considérée comme inintelligible si l’on réfléchit sur ce que c’est qu’un sens. Cependant deux sortes de réflexions sont ici possibles. L’une — c’est la réflexion intellectualiste — thématise l’objet et la conscience, et, pour reprendre une expression kantienne, elle les « conduit au concept ». L’objet devient alors ce qui est, et par conséquent ce qui est pour tous et pour toujours (ne serait-ce qu’à titre d’épisode éphémère mais dont il sera vrai pour toujours qu’il a existé dans le temps objectif). La conscience, thématisée par la réflexion, est l’existence pour soi. Et, à l’aide de cette idée de la conscience et de cette idée de l’objet, on montre aisément que toute qualité sensible n’est pleinement objet que dans le contexte des relations d’univers, et que la sensation ne peut être qu’à condition d’exister pour un Je central et unique. Si l’on voulait marquer un arrêt dans le mouvement réflexif et parler par exemple d’une conscience partielle ou d’un objet isolé, on aurait une conscience qui à quelque égard ne se saurait pas elle-même, et qui donc ne serait pas conscience, un objet qui ne serait pas accessible de partout et qui dans cette mesure ne serait pas objet. Mais on peut toujours demander à l’intellectualisme d’où il tire cette idée ou cette essence de la conscience et de l’objet. Si le sujet est pour soi pur, « le Je pense doit pouvoir accompagner toutes nos représentations ». « Si un monde doit pouvoir être pensé », il faut que la qualité le contienne en germe. Mais d’abord d’où savons-nous qu’il y a du pour soi pur et où prenons-nous que le monde doit pouvoir être pensé ? On répondra peut-être que c’est là la définition du sujet et du monde, et que, faute de les entendre ainsi, on ne sait plus de quoi l’on parle en parlant d’eux. Et en effet, au niveau de la parole constituée, telle est bien la signification du monde et du sujet. Mais d’où les paroles elles-mêmes tiennent-elles leur sens ? La réflexion radicale est celle qui me ressaisit pendant que je suis en train de former et de formuler l’idée du sujet et celle de l’objet, elle met au jour la source de ces deux idées, elle est réflexion non seulement opérante, mais encore consciente d’elle-même dans son opération. On répondra peut-être encore que l’analyse réflexive ne saisit pas seulement le sujet et l’objet « en idée », qu’elle est une expérience, qu’en réfléchissant je me replace dans ce sujet infini que j’étais déjà et je replace l’objet dans les relations qui déjà le sous-tendaient, et qu’enfin il n’y a pas lieu de demander où je prends cette idée du sujet et cette idée de l’objet puisqu’elles sont la simple formulation des conditions sans lesquelles il n’y aurait rien pour personne. Mais le Je réfléchi diffère du Je irréfléchi au moins en ceci qu’il a été thématisé, et ce qui est donné, ce n’est pas la conscience ni l’être pur, — comme Kant lui-même le dit avec profondeur, c’est l’expérience, en d’autres termes la communication d’un sujet fini avec un être opaque d’où il émerge mais où il reste engagé. C’est « l’expérience pure et pour ainsi dire muette encore qu’il s’agit d’amener à l’expression pure de son propre sens »17. Nous avons l’expérience d’un monde, non pas au sens d’un système de relations qui déterminent entièrement chaque événement, mais au sens d’une totalité ouverte dont la synthèse ne peut pas être achevée. Nous avons l’expérience d’un Je, non pas au sens d’une subjectivité absolue, mais indivisiblement défait et refait par le cours du temps. L’unité du sujet ou celle de l’objet n’est pas une unité réelle, mais une unité présomptive à l’horizon de l’expérience, il faut retrouver, en deçà de l’idée du sujet et de l’idée de l’objet, le fait de ma subjectivité et l’objet à l’état naissant, la couche primordiale où naissent les idées comme les choses. Quand il s’agit de la conscience, je ne puis en former la notion qu’en me reportant d’abord à cette conscience que je suis, et en particulier je ne dois pas d’abord définir les sens, mais reprendre contact avec la sensorialité que je vis de l’intérieur. Nous ne sommes pas obligés d’investir a priori le monde des conditions sans lesquelles il ne saurait être pensé, car, pour pouvoir être pensé, il doit d’abord n’être pas ignoré, exister pour moi, c’est-à-dire être donné, et l’esthétique transcendantale ne se confondrait avec l’analytique transcendantale que si j’étais un Dieu qui pose le monde et non pas un homme qui s’y trouve jeté et qui, dans tous les sens du mot, « tient à lui ». Nous n’avons donc pas à suivre Kant dans sa déduction d’un espace unique. L’espace unique est la condition sans laquelle on ne peut penser la plénitude de l’objectivité, et il est bien vrai que si j’essaye de thématiser plusieurs espaces, ils se ramènent à l’unité, chacun d’eux se trouvant dans un certain rapport de position avec les autres et ne faisant donc qu’un avec eux. Mais savons-nous si l’objectivité pleine peut être pensée ? Si toutes les perspectives sont compossibles ? Si elles peuvent être quelque part toutes ensemble thématisées ? Savons-nous si l’expérience tactile et l’expérience visuelle peuvent se rejoindre rigoureusement sans une expérience intersensorielle ? Si mon expérience et celle d’autrui peuvent être reliées dans un système unique de l’expérience intersubjective ? Il y a peut-être, soit dans chaque expérience sensorielle, soit dans chaque conscience des « fantômes » qu’aucune rationalité ne peut réduire. Toute la Déduction Transcendantale est suspendue à l’affirmation d’un système intégral de la vérité. C’est justement aux sources de cette affirmation qu’il faut remonter si l’on veut réfléchir. En ce sens on peut dire avec Husserl18 que Hume a été en intention plus loin que personne dans la réflexion radicale, puisqu’il a vraiment voulu nous ramener aux phénomènes dont nous avons l’expérience, en deçà de toute idéologie, — même si par ailleurs il a mutilé et dissocié cette expérience. En particulier l’idée d’un espace unique et celle d’un temps unique, étant appuyées à celle d’une sommation de l’être dont Kant justement a fait la critique dans la Dialectique Transcendantale, doivent être mises entre parenthèses et produire leur généalogie à partir de notre expérience effective. Cette nouvelle conception de la réflexion, qui est la conception phénoménologique, revient en d’autres termes à donner une nouvelle définition de l’a priori. Kant a déjà montré que l’a priori n’est pas connaissable avant l’expérience, c’est-à-dire hors de notre horizon de facticité, et qu’il ne peut être question de distinguer deux éléments réels de la connaissance dont l’un serait a priori et l’autre a posteriori. Si l’a priori garde dans sa philosophie le caractère de ce qui doit être, par opposition à ce qui existe en fait et comme détermination anthropologique, c’est seulement dans la mesure où il n’a pas suivi jusqu’au bout son programme qui était de définir nos pouvoirs de connaissance par notre condition de fait et qui devait l’obliger à replacer tout être concevable sur le fond de ce monde-ci. À partir du moment où l’expérience, — c’est-à-dire l’ouverture à notre monde de fait, — est reconnue comme le commencement de la connaissance, il n’y a plus aucun moyen de distinguer un plan des vérités a priori et un plan des vérités de fait, ce que doit être le monde et ce qu’il est effectivement. L’unité des sens, qui passait pour vérité a priori, n’est plus que l’expression formelle d’une contingence fondamentale : le fait que nous sommes au monde, — la diversité des sens, qui passait pour donnée a posteriori, y compris la forme concrète qu’elle prend dans un sujet humain, apparaît comme nécessaire à ce monde-ci, c’est-à-dire au seul monde que nous puissions penser avec conséquence ; elle devient donc une vérité a priori. Toute sensation est spatiale, nous nous sommes rangés à cette thèse non pas parce que la qualité comme objet ne peut être pensée que dans l’espace, mais parce que, comme contact primordial avec l’être, comme reprise par le sujet sentant d’une forme d’existence indiquée par le sensible, comme coexistence du sentant et du sensible, elle est elle-même constitutive d’un milieu de coexistence, c’est-à-dire d’un espace. Nous disons a priori qu’aucune sensation n’est ponctuelle, que toute sensorialité suppose un certain champ, donc des coexistences, et nous en concluons contre Lachelier que l’aveugle a l’expérience d’un espace. Mais ces vérités a priori ne sont rien d’autre que l’explicitation d’un fait : le fait de l’expérience sensorielle comme reprise d’une forme d’existence, et cette reprise implique aussi qu’à chaque instant je puisse me faire presque tout entier toucher ou vision, et que même je ne puisse jamais voir ou toucher sans que ma conscience s’engorge en quelque mesure et perde quelque chose de sa disponibilité. Ainsi l’unité et la diversité des sens sont des vérités de même rang. L’a priori est le fait compris, explicité et suivi dans toutes les conséquences de sa logique tacite, l’a posteriori est le fait isolé et implicite. Il serait contradictoire de dire que le toucher est sans spatialité, et il est impossible a priori de toucher sans toucher dans l’espace, puisque notre expérience est l’expérience d’un monde. Mais cette insertion de la perspective tactile dans un être universel n’exprime aucune nécessité extérieure au toucher, elle se produit spontanément dans l’expérience tactile elle-même, selon son mode propre. La sensation telle que nous la livre l’expérience n’est plus une matière indifférente et un moment abstrait, mais une de nos surfaces de contact avec l’être, une structure de conscience, et au lieu d’un espace unique, condition universelle de toutes les qualités, nous avons avec chacune d’elles une manière particulière d’être à l’espace et en quelque sorte de faire de l’espace. Il n’est ni contradictoire ni impossible que chaque sens constitue un petit monde à l’intérieur du grand et c’est même à raison de sa particularité qu’il est nécessaire au tout et qu’il s’ouvre sur lui.

En somme, une fois effacées les distinctions de l’a priori et de l’empirique, de la forme et du contenu, les espaces sensoriels deviennent des moments concrets d’une configuration globale qui est l’espace unique, et le pouvoir d’aller à lui ne se sépare pas du pouvoir de s’en retrancher dans la séparation d’un sens. Dans la salle de concert, quand je rouvre les yeux, l’espace visible me paraît étroit en regard de cet autre espace où tout à l’heure la musique se déployait, et même si je garde les yeux ouverts pendant que l’on joue le morceau, il me semble que la musique n’est pas vraiment contenue dans cet espace précis et mesquin. Elle insinue à travers l’espace visible une nouvelle dimension où elle déferle, comme, chez les hallucinés, l’espace clair des choses perçues se redouble mystérieusement d’un « espace noir » où d’autres présences sont possibles. Comme la perspective d’autrui sur le monde pour moi, le domaine spatial de chaque sens est pour les autres un inconnaissable absolu et limite d’autant leur spatialité. Ces descriptions, qui n’offrent pour une philosophie criticiste que des curiosités empiriques et n’entament pas les certitudes a priori, reprennent pour nous une importance philosophique, parce que l’unité de l’espace ne peut être trouvée que dans l’engrenage l’un sur l’autre des domaines sensoriels. C’est là ce qui demeure vrai dans les fameuses descriptions empiristes d’une perception non spatiale. L’expérience des aveugles-nés opérés de la cataracte n’a jamais prouvé et ne saurait jamais prouver que l’espace commence pour eux avec la vision. Mais le malade ne cesse de s’émerveiller de cet espace visuel auquel il vient d’accéder, et en regard duquel l’expérience tactile lui paraît si pauvre qu’il avouerait volontiers n’avoir jamais eu l’expérience de l’espace avant l’opération19. L’étonnement du malade, ses hésitations dans le nouveau monde visuel où il entre montrent que le toucher n’est pas spatial comme la vision. « Après l’opération, dit-on20, la forme telle qu’elle est donnée par la vue est pour les malades quelque chose d’absolument neuf qu’ils ne mettent pas en rapport avec leur expérience tactile », « le malade affirme qu’il voit mais ne sait pas ce qu’il voit (...). Jamais il ne reconnaît sa main comme telle, il ne parle que d’une tache blanche en mouvement »21. Pour distinguer un rond d’un rectangle par la vue, il lui faut suivre des yeux le bord de la figure, comme il le ferait avec la main22 et il tend toujours à saisir les objets que l’on présente à son regard23. Que conclure de là ? que l’expérience tactile ne prépare pas à la perception de l’espace ? Mais si elle n’était pas du tout spatiale, le sujet tendrait-il la main vers l’objet qu’on lui montre ? Ce geste suppose que le toucher s’ouvre sur un milieu au moins analogue à celui des données visuelles. Les faits montrent surtout que la vision n’est rien sans un certain usage du regard. Les malades « voient d’abord les couleurs comme nous sentons une odeur : elle nous baigne, elle agit sur nous, sans cependant remplir une forme déterminée d’une étendue déterminée »24. Tout est d’abord mêlé et tout paraît en mouvement. La ségrégation des surfaces colorées, l’appréhension correcte du mouvement ne viennent que plus tard, quand le sujet a compris « ce que c’est que voir »25, c’est-à-dire quand il dirige et promène son regard comme un regard, et non plus comme une main. Cela prouve que chaque organe des sens interroge l’objet à sa manière, qu’il est l’agent d’un certain type de synthèse, mais, à moins de réserver par définition nominale le mot d’espace pour désigner la synthèse visuelle, on ne peut pas refuser au toucher la spatialité au sens de saisie des coexistences. Le fait même que la vision véritable se prépare au cours d’une phase de transition et par une sorte de toucher avec les yeux ne se comprendrait pas s’il n’y avait un champ tactile quasi spatial, où les premières perceptions visuelles puissent s’insérer. La vue ne communiquerait jamais directement avec le toucher comme elle le fait chez l’adulte normal si le toucher, même artificiellement isolé, n’était organisé de manière à rendre possibles les coexistences. Loin d’exclure l’idée d’un espace tactile, les faits prouvent au contraire qu’il y a un espace si strictement tactile que les articulations n’en sont pas d’abord et n’en seront même jamais avec celles de l’espace visuel dans un rapport de synonymie. Les analyses empiristes posent confusément un problème véritable. Que par exemple le toucher ne puisse embrasser simultanément qu’une faible étendue — celle du corps et de ses instruments — ce fait ne concerne pas seulement la présentation de l’espace tactile, il en modifie le sens. Pour l’intelligence, — ou du moins pour une certaine intelligence qui est celle de la physique classique, — la simultanéité est la même, qu’elle ait lieu entre deux points contigus ou entre deux points éloignés, et en tout cas on peut construire de proche en proche avec des simultanéités à courte distance une simultanéité à grande distance. Mais pour l’expérience, l’épaisseur de temps qui s’introduit ainsi dans l’opération en modifie le résultat, il en résulte un certain « bougé » dans la simultanéité des points extrêmes et dans cette mesure l’ampleur des perspectives visuelles sera pour l’aveugle opéré une véritable révélation, parce qu’elle procurera pour la première fois l’exhibition de la simultanéité lointaine elle-même. Les opérés déclarent que les objets tactiles ne sont pas de véritables touts spatiaux, que l’appréhension de l’objet est ici un simple « savoir de la relation réciproque des parties », que le rond et le carré ne sont pas vraiment perçus par le toucher mais reconnus d’après certains « signes » — présence ou absence de « pointes »26. Entendons que jamais le champ tactile n’a l’ampleur du champ visuel, jamais l’objet tactile n’est tout entier présent à chacune de ses parties comme l’objet visuel, et en somme que toucher n’est pas voir. Sans doute entre l’aveugle et le normal la conversation s’engage et il est peut-être impossible de trouver un seul mot, même dans le vocabulaire des couleurs, auquel l’aveugle ne réussisse à donner un sens au moins schématique. Un aveugle de douze ans définit très bien les dimensions de la vision : « Ceux qui y voient, dit-il, sont en relation avec moi par un sens inconnu qui m’enveloppe entièrement à distance, me suit, me traverse et depuis mon lever jusqu’à mon coucher me tient pour ainsi dire sous sa domination » (mich gewissermassen beherrscht)27. Mais ces indications restent pour l’aveugle notionnelles et problématiques. Elles posent une question à laquelle la vision seule pourrait répondre. Et c’est pourquoi l’aveugle opéré trouve le monde différent de ce qu’il attendait28, comme nous trouvons toujours un homme différent de ce que nous savions sur lui. Le monde de l’aveugle et celui du normal diffèrent non seulement par la quantité des matériaux dont ils disposent, mais encore par la structure de l’ensemble. Un aveugle sait très exactement par le toucher ce que sont des branches et des feuilles, un bras et les doigts de la main. Après l’opération il s’étonne de trouver « tant de différence » entre un arbre et un corps humain29. Il est évident que la vue n’a pas seulement ajouté de nouveaux détails à la connaissance de l’arbre. Il s’agit d’un mode de présentation et d’un type de synthèse nouveaux qui transfigurent l’objet. Par exemple, la structure éclairage-objet éclairé ne trouve dans le domaine tactile que des analogies assez vagues. C’est pourquoi un malade opéré après dix-huit ans de cécité essaye de toucher un rayon de soleil30. La signification totale de notre vie — dont la signification notionnelle n’est jamais qu’un extrait — serait différente si nous étions privés de la vision. Il y a une fonction générale de substitution et de remplacement qui nous permet d’accéder à la signification abstraite des expériences que nous n’avons pas vécues et par exemple de parler de ce que nous n’avons pas vu. Mais comme dans l’organisme les fonctions de remplacement ne sont jamais l’équivalent exact des fonctions lésées et ne donnent que l’apparence de l’intégrité, l’intelligence n’assure entre des expériences différentes qu’une communication apparente, et la synthèse du monde visuel et du monde tactile chez l’aveugle-né opéré, la constitution d’un monde intersensoriel doit se faire sur le terrain sensoriel lui-même, la communauté de signification entre les deux expériences ne suffit pas à assurer leur soudure en une expérience unique. Les sens sont distincts les uns des autres et distincts de l’intellection en tant que chacun d’eux apporte avec lui une structure d’être qui n’est jamais exactement transposable. Nous pouvons le reconnaître parce que nous avons rejeté le formalisme de la conscience, et fait du corps le sujet de la perception.

Et nous pouvons le reconnaître sans compromettre l’unité des sens. Car les sens communiquent. La musique n’est pas dans l’espace visible, mais elle le mine, elle l’investit, elle le déplace, et bientôt ces auditeurs trop bien parés, qui prennent l’air de juges et échangent des mots ou des sourires, sans s’apercevoir que le sol s’ébranle sous eux, sont comme un équipage secoué à la surface d’une tempête. Les deux espaces ne se distinguent que sur le fond d’un monde commun et ne peuvent entrer en rivalité que parce qu’ils ont tous deux la même prétention à l’être total. Ils s’unissent dans le moment même où ils s’opposent. Si je veux m’enfermer dans un de mes sens et que, par exemple, je me projette tout entier dans mes yeux et m’abandonne au bleu du ciel, je n’ai bientôt plus conscience de regarder et, au moment où je voulais me faire tout entier vision, le ciel cesse d’être une « perception visuelle » pour devenir mon monde du moment. L’expérience sensorielle est instable et elle est étrangère à la perception naturelle qui se fait avec tout notre corps à la fois et s’ouvre sur un monde intersensoriel. Comme celle de la qualité sensible, l’expérience des « sens » séparés n’a lieu que dans une attitude très particulière et ne peut servir à l’analyse de la conscience directe. Je suis assis dans ma chambre et je regarde les feuilles de papier blanc disposées sur ma table, les unes éclairées par la fenêtre, les autres dans l’ombre. Si je n’analyse pas ma perception et si je m’en tiens au spectacle global, je dirai que toutes les feuilles de papier m’apparaissent également blanches. Cependant, certaines d’entre elles sont dans l’ombre du mur. Comment ne sont-elles pas moins blanches que les autres ? Je décide de regarder mieux. Je fixe mon regard sur elles, c’est-à-dire que je limite mon champ visuel. Je peux même les observer à travers une boîte d’allumettes qui les sépare du reste du champ ou à travers un « écran de réduction » percé d’une fenêtre. Que j’emploie l’un de ces dispositifs ou que je me contente d’observer à l’œil nu, mais dans l’« attitude analytique31 », l’aspect des feuilles change : ne n’est plus du papier blanc recouvert par une ombre, c’est une substance grise ou bleutée, épaisse et mal localisée. Si je considère à nouveau l’ensemble du spectacle, je remarque que les feuilles couvertes d’ombre n’étaient pas, n’ont jamais été identiques aux feuilles éclairées, ni d’ailleurs objectivement différentes d’elles. La blancheur du papier couvert d’ombre ne se laisse pas classer avec précision dans la série noir-blanc32. Ce n’était aucune qualité définie, et j’ai fait apparaître la qualité en fixant mes yeux sur une portion du champ visuel : alors et alors seulement je me suis trouvé en présence d’un certain quale où mon regard s’enlise. Or, qu’est-ce que fixer ? Du côté de l’objet, c’est séparer la région fixée du reste du champ, c’est interrompre la vie totale du spectacle, qui assignait à chaque surface visible une coloration déterminée, compte tenu de l’éclairage ; du côté du sujet, c’est substituer à la vision globale, dans laquelle notre regard se prête à tout le spectacle et se laisse envahir par lui, une observation, c’est-à-dire une vision locale qu’il gouverne à sa guise. La qualité sensible, loin d’être coextensive à la perception, est le produit particulier d’une attitude de curiosité ou d’observation. Elle apparaît lorsque, au lieu d’abandonner au monde tout mon regard, je me tourne vers ce regard lui-même et que je me demande ce que je vois au juste ; elle ne figure pas dans le commerce naturel de ma vision avec le monde, elle est la réponse à une certaine question de mon regard, le résultat d’une vision seconde ou critique qui cherche à se connaître dans sa particularité, d’une « attention au visuel pur »33, que j’exerce ou bien quand je crains de m’être trompé, ou bien quand je veux entreprendre une étude scientifique de la vision. Cette attitude fait disparaître le spectacle : les couleurs que je vois à travers l’écran de réduction ou celles que le peintre obtient en clignant les yeux ne sont plus des couleurs-objets, — la couleur des murs ou la couleur du papier, — mais des plages colorées non sans épaisseur et toutes vaguement localisées sur un même plan fictif34. Ainsi il y a une attitude naturelle de la vision où je fais cause commune avec mon regard et me livre par lui au spectacle : alors les parties du champ sont liées dans une organisation qui les rend reconnaissables et identifiables. La qualité, la sensorialité séparée se produit lorsque je brise cette structuration totale de ma vision, que je cesse d’adhérer à mon propre regard et qu’au lieu de vivre la vision je m’interroge sur elle, je veux faire l’essai de mes possibilités, je dénoue le lien de ma vision et du monde, de moi-même et de ma vision, pour la surprendre et la décrire. Dans cette attitude, en même temps que le monde se pulvérise en qualités sensibles, l’unité naturelle du sujet percevant est brisée et j’en viens à m’ignorer comme sujet d’un champ visuel. Or de même que, à l’intérieur de chaque sens, il faut retrouver l’unité naturelle, nous ferons apparaître une « couche originaire » du sentir qui est antérieure à la division des sens35. Selon que je fixe un objet ou que je laisse mes yeux diverger, ou enfin que je m’abandonne tout entier à l’événement, la même couleur m’apparaît comme couleur superficielle (Oberflächenfarbe), — elle est en un lieu défini de l’espace, elle s’étend sur un objet, — ou bien elle devient couleur atmosphérique (Raumfarbe) et diffuse tout autour de l’objet ; ou bien je la sens dans mon œil comme une vibration de mon regard ; ou enfin elle communique à tout mon corps une même manière d’être, elle me remplit et ne mérite plus le nom de couleur. Il y a de même un son objectif qui résonne hors de moi dans l’instrument, un son atmosphérique qui est entre l’objet et mon corps, un son qui vibre en moi « comme si j’étais devenu la flûte ou la pendule » ; et enfin un dernier stade où l’élément sonore disparaît et devient l’expérience, d’ailleurs très précise, d’une modification de tout mon corps36. L’expérience sensorielle ne dispose que d’une marge étroite : ou bien le son et la couleur, par leur arrangement propre, dessinent un objet, le cendrier, le violon, et cet objet parle d’emblée à tous les sens ; ou bien, à l’autre extrémité de l’expérience, le son et la couleur sont reçus dans mon corps, et il devient difficile de limiter mon expérience à un seul registre sensoriel : elle déborde spontanément vers tous les autres. L’expérience sensorielle, au troisième stade que nous décrivions à l’instant, ne se spécifie que par un « accent » qui indique plutôt la direction du son ou celle de la couleur37. À ce niveau, l’ambiguïté de l’expérience est telle qu’un rythme auditif fait fusionner des images cinématographiques et donne lieu à une perception de mouvement alors que, sans appui auditif, la même succession d’images serait trop lente pour provoquer le mouvement stroboscopique38. Les sons modifient les images consécutives des couleurs : un son plus intense les intensifie, l’interruption du son les fait vaciller, un son bas rend le bleu plus foncé ou plus profond39. L’hypothèse de constance40, qui assigne pour chaque stimulus une sensation et une seule, est d’autant moins vérifiée que l’on se rapproche davantage de la perception naturelle. « C’est dans la mesure où la conduite est intellectuelle et impartiale (sachlicher) que l’hypothèse de constance devient acceptable en ce qui concerne la relation du stimulus et de la réponse sensorielle spécifique, et que le stimulus sonore, par exemple, se limite à la sphère spécifique, ici la sphère auditive41. » L’intoxication par la mescaline, parce qu’elle compromet l’attitude impartiale et livre le sujet à sa vitalité, devra donc favoriser les synesthésies. En fait, sous mescaline, un son de flûte donne une couleur bleu vert, le bruit d’un métronome se traduit dans l’obscurité par des taches grises, les intervalles spatiaux de la vision correspondant aux intervalles temporels des sons, la grandeur de la tache grise à l’intensité du son, sa hauteur dans l’espace à la hauteur du son42. Un sujet sous mescaline trouve un morceau de fer, il frappe sur l’appui de la fenêtre, et « Voilà la magie », dit-il : les arbres deviennent plus verts43. L’aboiement d’un chien attire l’éclairage d’une manière indescriptible et retentit dans le pied droit44. Tout se passe comme si l’on voyait « tomber quelquefois les barrières établies entre les sens dans le cours de l’évolution »44. Dans la perspective du monde objectif, avec ses qualités opaques, et du corps objectif, avec ses organes séparés, le phénomène des synesthésies est paradoxal. On cherche donc à l’expliquer sans toucher au concept de sensation : il faudra, par exemple, supposer que les excitations circonscrites d’ordinaire dans une région du cerveau — zone optique ou zone auditive — deviennent capables d’intervenir hors de ces limites, et qu’ainsi à la qualité spécifique se trouve associée une qualité non spécifique. Qu’elle ait ou non pour elle des arguments en physiologie cérébrale45, cette explication ne rend pas compte de l’expérience synesthésique, qui devient ainsi une nouvelle occasion de remettre en question le concept de sensation et la pensée objective. Car le sujet ne nous dit pas seulement qu’il a à la fois un son et une couleur : c’est le son même qu’il voit au point où se forment les couleurs46. Cette formule est à la lettre dépourvue de sens si l’on définit la vision par le quale visuel, le son par le quale sonore. Mais c’est à nous de construire nos définitions de manière à lui en trouver un, puisque la vision des sons ou l’audition des couleurs existent comme phénomènes. Et ce ne sont pas même des phénomènes exceptionnels. La perception synesthésique est la règle, et, si nous ne nous en apercevons pas, c’est parce que le savoir scientifique déplace l’expérience et que nous avons désappris de voir, d’entendre et, en général, de sentir, pour déduire de notre organisation corporelle et du monde tel que le conçoit le physicien ce que nous devons voir, entendre et sentir. La vision, dit-on, ne peut nous donner que des couleurs ou des lumières, et avec elles des formes, qui sont les contours des couleurs, et des mouvements, qui sont les changements de position des taches de couleur. Mais comment situer dans l’échelle des couleurs la transparence ou les couleurs « troubles » ? En réalité, chaque couleur, dans ce qu’elle a de plus intime, n’est que la structure intérieure de la chose manifestée au-dehors. Le brillant de l’or nous présente sensiblement sa composition homogène, la couleur terne du bois sa composition hétérogène47. Les sens communiquent entre eux en s’ouvrant à la structure de la chose. On voit la rigidité et la fragilité du verre et, quand il se brise avec un son cristallin, ce son est porté par le verre visible48. On voit l’élasticité de l’acier, la ductilité de l’acier rougi, la dureté de la lame dans un rabot, la mollesse des copeaux. La forme des objets n’en est pas le contour géométrique : elle a un certain rapport avec leur nature propre et parle à tous nos sens en même temps qu’à la vue. La forme d’un pli dans un tissu de lin ou de coton nous fait voir la souplesse ou la sécheresse de la fibre, la froideur ou la tiédeur du tissu. Enfin le mouvement des objets visibles n’est pas le simple déplacement des taches de couleur qui leur correspondent dans le champ visuel. Dans le mouvement de la branche qu’un oiseau vient de quitter, on lit sa flexibilité ou son élasticité, et c’est ainsi qu’une branche de pommier et une branche de bouleau se distinguent immédiatement. On voit le poids d’un bloc de fonte qui s’enfonce dans le sable, la fluidité de l’eau, la viscosité du sirop49. De la même manière, j’entends la dureté et l’inégalité des pavés dans le bruit d’une voiture, et l’on parle avec raison d’un bruit « mou », « terne » ou « sec ». Si l’on peut douter que l’ouïe nous donne de véritables « choses », il est certain du moins qu’elle nous offre au-delà des sons dans l’espace quelque chose qui « bruit » et par là elle communique avec les autres sens50. Enfin, si je courbe, les yeux fermés, une tige d’acier et une branche de tilleul, je perçois entre mes deux mains la texture la plus secrète du métal et du bois. Si donc, prises comme des qualités incomparables, les « données des différents sens » relèvent d’autant de mondes séparés, chacune, dans son essence particulière, étant une manière de moduler la chose, elles communiquent toutes par leur noyau significatif.

Il faut seulement préciser la nature de la signification sensible, sans quoi nous reviendrions à l’analyse intellectualiste que nous avons écartée plus haut. C’est la même table que je touche et que je vois. Mais faut-il ajouter, comme on l’a fait : c’est la même sonate que j’entends et que touche Helen Keller, c’est le même homme que je vois et que peint un peintre aveugle51 ? De proche en proche il n’y aurait plus aucune différence entre la synthèse perceptive et la synthèse intellectuelle. L’unité des sens serait du même ordre que l’unité des objets de science. Quand je touche et regarde à la fois un objet, l’objet unique serait la raison commune de ces deux apparences comme Vénus est la raison commune de l’Étoile du Matin et de l’Étoile du Soir, et la perception serait une science commençante52. Or, si la perception réunit nos expériences sensorielles en un monde unique, ce n’est pas comme la colligation scientifique rassemble des objets ou des phénomènes, c’est comme la vision binoculaire saisit un seul objet. Décrivons de près cette « synthèse ». Quand mon regard est fixé à l’infini, j’ai une image double des objets proches. Quand je les fixe à leur tour, je vois les deux images se rapprocher ensemble de ce qui va être l’objet unique et disparaître en lui. Il ne faut pas dire ici que la synthèse consiste à les penser ensemble comme images d’un seul objet ; s’il s’agissait d’un acte spirituel ou d’une a perception, il devrait se produire aussitôt que je remarque l’identité des deux images, alors qu’en fait l’unité de l’objet se fait attendre bien plus longtemps : jusqu’au moment où la fixation les escamote. L’objet unique n’est pas une certaine manière de penser les deux images puisqu’elles cessent d’être données au moment où il apparaît. La « fusion des images » a-t-elle donc été obtenue par quelque dispositif inné du système nerveux, et voulons-nous dire qu’en fin de compte, sinon à la périphérie, du moins au centre, nous n’avons qu’une seule excitation médiatisée par les deux yeux ? Mais la simple existence d’un centre visuel ne peut pas expliquer l’objet unique, puisque la diplopie se produit quelquefois, comme d’ailleurs la simple existence de deux rétines ne peut pas expliquer la diplopie puisqu’elle n’est pas constante53. Si l’on peut comprendre la diplopie aussi bien que l’objet unique dans la vision normale, ce ne sera pas par l’agencement anatomique de l’appareil visuel, mais par son fonctionnement et par l’usage qu’en fait le sujet psychophysique. Dirons-nous donc que la diplopie se produit parce que nos yeux ne convergent pas vers l’objet et qu’il forme sur nos deux rétines des images non symétriques ? Que les deux images se fondent en une parce que la fixation les ramène sur des points homologues des deux rétines ? Mais la divergence et la convergence des yeux sont-elles la cause ou l’effet de la diplopie et de la vision normale ? Chez les aveugles-nés opérés de la cataracte, on ne saurait dire, dans le temps qui suit l’opération, si c’est l’incoordination des yeux qui empêche la vision ou si c’est la confusion du champ visuel qui favorise l’incoordination, — s’ils ne voient pas faute de fixer, ou s’ils ne fixent pas faute d’avoir quelque chose à voir. Quand je regarde l’infini et que par exemple un de mes doigts placé près de mes yeux projette son image sur des points non symétriques de mes rétines, la dispositions des images sur les rétines ne peut être la cause du mouvement de fixation qui mettra fin à la diplopie. Car, comme on l’a fait observer54 la disparation des images n’existe pas en soi. Mon doigt forme son image sur une certaine aire de ma rétine gauche et sur une aire de la rétine droite qui n’est pas symétrique de la première. Mais l’aire symétrique de la rétine droite est remplie, elle aussi, d’excitations visuelles ; la répartition des stimuli sur les deux rétines n’est « dyssymétrique » qu’au regard d’un sujet qui compare les deux constellations et les identifie. Sur les rétines mêmes, considérées comme des objets, il n’y a que deux ensembles de stimuli incomparables. On répondra peut-être que, à moins d’un mouvement de fixation, ces deux ensembles ne peuvent se superposer, ni donner lieu à la vision d’aucune chose, et qu’en ce sens leur présence, à elle seule, crée un état de déséquilibre. Mais c’est justement admettre ce que nous cherchons à montrer : que la vision d’un objet unique n’est pas un simple résultat de la fixation, qu’elle est anticipée dans l’acte même de fixation, ou que, comme on l’a dit, la fixation du regard est une « activité prospective »55. Pour que mon regard se reporte sur les objets proches et concentre les yeux sur eux, il faut qu’il éprouve56 la diplopie comme un déséquilibre ou comme une vision imparfaite et qu’il s’oriente vers l’objet unique comme vers la résolution de cette tension et l’achèvement de la vision. « Il faut “regarder” pour voir57. » L’unité de l’objet dans la vision binoculaire ne résulte donc pas de quelque processus en troisième personne qui produirait finalement une image unique en fondant les deux images monoculaires. Quand on passe de la diplopie à la vision normale, l’objet unique remplace les deux images et n’en est visiblement pas la simple superposition : il est d’un autre ordre qu’elles, incomparablement plus solide qu’elles. Les deux images de la diplopie ne sont pas amalgamées en une seule dans la vision binoculaire et l’unité de l’objet est bien intentionnelle. Mais, — nous voici au point où nous voulions en venir, — ce n’est pas pour autant une unité notionnelle. On passe de la diplopie à l’objet unique, non par une inspection de l’esprit, mais quand les deux yeux cessent de fonctionner chacun pour leur compte et sont utilisés comme un seul organe par un regard unique. Ce n’est pas le sujet épistémologique qui effectue la synthèse, c’est le corps quand il s’arrache à sa dispersion, se rassemble, se porte par tous les moyens vers un terme unique de son mouvement, et quand une intention unique se conçoit en lui par le phénomène de synergie. Nous ne retirons la synthèse au corps objectif que pour la donner au corps phénoménal, c’est-à-dire au corps en tant qu’il projette autour de lui un certain « milieu »58 en tant que ses « parties » se connaissent dynamiquement l’une l’autre et que ses récepteurs se disposent de manière à rendre possible par leur synergie la perception de l’objet. En disant que cette intentionnalité n’est pas une pensée, nous voulons dire qu’elle ne s’effectue pas dans la transparence d’une conscience et qu’elle prend pour acquis tout le savoir latent qu’a mon corps de lui-même. Adossée à l’unité prélogique du schéma corporel, la synthèse perceptive ne possède pas plus le secret de l’objet que celui du corps propre, et c’est pourquoi l’objet perçu s’offre toujours comme transcendant, c’est pourquoi la synthèse paraît se faire sur l’objet même, dans le monde, et non pas en ce point métaphysique qu’est le sujet pensant, c’est en quoi la synthèse perceptive se distingue de la synthèse intellectuelle. Quand je passe de la diplopie à la vision normale, je n’ai pas seulement conscience de voir par les yeux le même objet, j’ai conscience de progresser vers l’objet lui-même et d’avoir enfin sa présence chamelle. Les images monoculaires erraient vaguement devant les choses, elles n’avaient pas de place dans le monde, et soudain elles se retirent vers un certain lieu du monde et s’y engloutissent, comme les fantômes, à la lumière du jour, regagnent la fissure de la terre par où ils étaient venus. L’objet binoculaire absorbe les images monoculaires et c’est en lui que se fait la synthèse, dans sa clarté qu’elles se reconnaissent enfin comme des apparences de cet objet. La série de mes expériences se donne comme concordante et la synthèse a lieu non pas en tant qu’elles expriment toutes un certain invariant et dans l’identité de l’objet, mais en tant qu’elles sont toutes recueillies par la dernière d’entre elles et dans l’ipséité de la chose. L’ipséité n’est, bien entendu, jamais atteinte : chaque aspect de la chose qui tombe sous notre perception n’est encore qu’une invitation à percevoir au-delà et qu’un arrêt momentané dans le processus perceptif. Si la chose même était atteinte, elle serait désormais étalée devant nous et sans mystère. Elle cesserait d’exister comme chose au moment même où nous croirions la posséder. Ce qui fait la « réalité » de la chose est donc justement ce qui la dérobe à notre possession. L’aséité de la chose, sa présence irrécusable et l’absence perpétuelle dans laquelle elle se retranche sont deux aspects inséparables de la transcendance. L’intellectualisme ignore l’un et l’autre, et si nous voulons rendre compte de la chose comme terme transcendant d’une série ouverte d’expériences, il faut donner au sujet de la perception l’unité elle-même ouverte et indéfinie du schéma corporel. Voilà ce que nous enseigne la synthèse de la vision binoculaire. Appliquons-le au problème de l’unité des sens. Elle ne se comprendra pas par leur subsomption sous une conscience originaire, mais par leur intégration jamais achevée en un seul organisme connaissant. L’objet intersensoriel est à l’objet visuel ce qu’est l’objet visuel aux images monoculaires de la diplopie59 et les sens communiquent dans la perception comme les deux yeux collaborent dans la vision. La vision des sons ou l’audition des couleurs se réalisent comme se réalise l’unité du regard à travers les deux yeux : en tant que mon corps est, non pas une somme d’organes juxtaposés mais un système synergique dont toutes les fonctions sont reprises et liées dans le mouvement général de l’être au monde, en tant qu’il est la figure figée de l’existence. Il y a un sens à dire que je vois des sons ou que j’entends des couleurs si la vision ou l’ouïe n’est pas la simple possession d’un quale opaque, mais l’épreuve d’une modalité de l’existence, la synchronisation de mon corps avec elle, et le problème des synesthésies reçoit un commencement de solution si l’expérience de la qualité est celle d’un certain mode de mouvement ou d’une conduite. Quand je dis que je vois un son, je veux dire qu’à la vibration du son, je fais écho par tout mon être sensoriel et en particulier par ce secteur de moi-même qui est capable des couleurs. Le mouvement, compris non pas comme mouvement objectif et déplacement dans l’espace, mais comme projet de mouvement ou « mouvement virtuel »60 est le fondement de l’unité des sens. Il est assez connu que le cinéma parlant n’ajoute pas seulement au spectacle un accompagnement sonore, il modifie la teneur du spectacle lui-même. Quand j’assiste à la projection d’un film doublé en français, je ne constate pas seulement le désaccord de la parole et de l’image, mais il me semble soudain qu’il se dit là-bas autre chose et tandis que la salle et mes oreilles sont remplies par le texte doublé, il n’a pas pour moi d’existence même auditive et je n’ai d’oreille que pour cette autre parole sans bruit qui vient de l’écran. Quand une panne du son laisse soudain sans voix le personnage qui continue de gesticuler sur l’écran, ce n’est pas seulement le sens de son discours qui m’échappe soudain : le spectacle lui aussi est changé. Le visage, tout à l’heure animé, s’épaissit et se fige comme celui d’un homme interloqué et l’interruption du son envahit l’écran sous la forme d’une sorte de stupeur. Chez le spectateur, les gestes et les paroles ne sont pas subsumés sous une signification idéale, mais la parole reprend le geste et le geste reprend la parole, ils communiquent à travers mon corps, comme les aspects sensoriels de mon corps ils sont immédiatement symboliques l’un de l’autre parce que mon corps est justement un système tout fait d’équivalences et de transpositions intersensorielles. Les sens se traduisent l’un l’autre sans avoir besoin d’un interprète, se comprennent l’un l’autre sans avoir à passer par l’idée. Ces remarques permettent de donner tout son sens au mot de Herder : « L’homme est un sensorium commune perpétuel, qui est touché tantôt d’un côté et tantôt de l’autre61. » Avec la notion de schéma corporel, ce n’est pas seulement l’unité du corps qui est décrite d’une manière neuve, c’est aussi, à travers elle, l’unité des sens et l’unité de l’objet. Mon corps est le lieu ou plutôt l’actualité même du phénomène d’expression (Ausdruck), en lui l’expérience visuelle et l’expérience auditive, par exemple, sont prégnantes l’une de l’autre, et leur valeur expressive fonde l’unité antéprédicative du monde perçu, et, par elle, l’expression verbale (Darstellung) et la signification intellectuelle (Bedeutung)62. Mon corps est la texture commune de tous les objets et il est, au moins à l’égard du monde perçu, l’instrument général de ma « compréhension ».

C’est lui qui donne un sens non seulement à l’objet naturel, mais encore à des objets culturels comme les mots. Si l’on présente un mot à un sujet pendant un temps trop court pour qu’il puisse le déchiffrer, le mot « chaud », par exemple, induit une sorte d’expérience de la chaleur qui fait autour de lui comme un halo significatif63. Le mot « dur »64 suscite une sorte de rigidité du dos et du cou et c’est secondairement qu’il se projette dans le champ visuel ou auditif et qu’il prend sa figure de signe ou de vocable. Avant d’être l’indice d’un concept il est d’abord un événement qui saisit mon corps et ses prises sur mon corps circonscrivent la zone de signification à laquelle il se rapporte. Un sujet déclare qu’à la présentation du mot « humide » (feucht), il éprouve, outre un sentiment d’humidité et de froid, tout un remaniement du schéma corporel, comme si l’intérieur du corps venait à la périphérie, et comme si la réalité du corps rassemblée jusque-là dans les bras et dans les jambes cherchait à se recentrer. Le mot n’est alors pas distinct de l’attitude qu’il induit et c’est seulement quand sa présence se prolonge qu’il apparaît comme image extérieure et sa signification comme pensée. Les mots ont une physionomie parce que nous avons à leur égard comme à l’égard de chaque personne une certaine conduite qui apparaît d’un seul coup dès qu’ils sont donnés. « J’essaye de saisir le mot rot (rouge) dans son expression vivante ; mais il n’est d’abord pour moi que périphérique, ce n’est qu’un signe avec le savoir de sa signification. Il n’est pas rouge lui-même. Mais soudain je remarque que le mot se fraie un passage dans mon corps. C’est le sentiment — difficile à décrire — d’une sorte de plénitude assourdie qui envahit mon corps et qui en même temps donne à ma cavité buccale une forme sphérique. Et, précisément à ce moment, je remarque que le mot sur le papier reçoit sa valeur expressive, il vient au-devant de moi dans un halo rouge sombre, pendant que la lettre o présente intuitivement cette cavité sphérique que j’ai auparavant sentie dans ma bouche »65. Cette conduite du mot fait comprendre en particulier que le mot soit indissolublement quelque chose que l’on dit, que l’on entend et que l’on voit. « Le mot lu n’est pas une structure géométrique dans un segment d’espace visuel, c’est la présentation d’un comportement et d’un mouvement linguistique dans sa plénitude dynamique66. » Qu’il s’agisse de percevoir des mots ou plus généralement des objets « il y a une certaine attitude corporelle, un mode spécifique de tension dynamique qui est nécessaire pour structurer l’image ; l’homme comme totalité dynamique et vivante doit se mettre en forme lui-même pour tracer une figure dans son champ visuel comme partie de l’organisme psychophysique »67. En somme, mon corps n’est pas seulement un objet parmi tous les autres objets, un complexe de qualités sensibles parmi d’autres, il est un objet sensible à tous les autres, qui résonne pour tous les sons, vibre pour toutes les couleurs, et qui fournit aux mots leur signification primordiale par la manière dont il les accueille. Il ne s’agit pas ici de réduire la signification du mot « chaud » à des sensations de chaleur, selon les formules empiristes. Car la chaleur que je sens en lisant le mot « chaud » n’est pas une chaleur effective. C’est seulement mon corps qui s’apprête à la chaleur et qui en dessine pour ainsi dire la forme. De la même manière, quand on nomme devant moi une partie de mon corps ou que je me la représente, j’éprouve au point correspondant une quasi-sensation de contact qui est seulement l’émergence de cette partie de mon corps dans le schéma corporel total. Nous ne réduisons donc pas la signification du mot et pas même la signification du perçu à une somme de « sensations corporelles », mais nous disons que le corps, en tant qu’il a des « conduites » est cet étrange objet qui utilise ses propres parties comme symbolique générale du monde et par lequel en conséquence nous pouvons « fréquenter » ce monde, le « comprendre » et lui trouver une signification.

Tout ceci, dira-t-on, a sans doute quelque valeur comme description de l’apparence. Mais que nous importe si, en fin de compte, ces descriptions ne veulent rien dire que l’on puisse penser, et si la réflexion les convainc de non-sens ? Au niveau de l’opinion, le corps propre est à la fois objet constitué et constituant à l’égard des autres objets. Mais si l’on veut savoir de quoi l’on parle, il faut choisir, et, en dernière analyse, le replacer du côté de l’objet constitué. De deux choses l’une, en effet : ou bien je me considère au milieu du monde, inséré en lui par mon corps qui se laisse investir par les relations de causalité, et alors « les sens » et « le corps » sont des appareils matériels et ne connaissent rien du tout ; l’objet forme sur les rétines une image, et l’image rétinienne se redouble au centre optique d’une autre image, mais il n’y a là que des choses à voir et personne qui voie, nous sommes renvoyés indéfiniment d’une étape corporelle à l’autre, dans l’homme nous supposons un « petit homme » et dans celui-ci un autre sans jamais arriver à la vision ; — ou bien je veux vraiment comprendre comment il y a vision, mais alors il me faut sortir du constitué, de ce qui est en soi, et saisir par réflexion un être pour qui l’objet puisse exister. Or, pour que l’objet puisse exister au regard du sujet, il ne suffit pas que ce « sujet » l’embrasse du regard ou le saisisse comme ma main saisit ce morceau de bois, il faut encore qu’il sache qu’il le saisit ou le regarde, qu’il se connaisse saisissant ou regardant, que son acte soit entièrement donné à soi-même et qu’enfin ce sujet ne soit rien que ce qu’il a conscience d’être, sans quoi nous aurions bien une saisie de l’objet ou un regard sur l’objet pour un tiers témoin, mais le prétendu sujet, faute d’avoir conscience de soi, se disperserait dans son acte et n’aurait conscience de rien. Pour qu’il y ait vision de l’objet ou perception tactile de l’objet, il manquera toujours aux sens cette dimension d’absence, cette irréalité par laquelle le sujet peut être savoir de soi et l’objet exister pour lui. La conscience du lié présuppose la conscience du liant et de son acte de liaison, la conscience d’objet présuppose la conscience de soi ou plutôt elles sont synonymes. S’il y a donc conscience de quelque chose, c’est que le sujet n’est absolument rien et les « sensations », la « matière » de la connaissance ne sont pas des moments ou des habitants de la conscience, elles sont du côté du constitué. Que peuvent nos descriptions contre ces évidences et comment échapperaient-elles à cette alternative ? Revenons à l’expérience perceptive. Je perçois cette table sur laquelle j’écris. Cela signifie, entre autres choses, que mon acte de perception m’occupe, et m’occupe assez pour que je ne puisse pas, pendant que je perçois effectivement la table, m’apercevoir la percevant. Quand je veux le faire, je cesse pour ainsi dire de plonger dans la table par mon regard, je me retourne vers moi qui perçois, et je m’avise alors que ma perception a dû traverser certaines apparences subjectives, interpréter certaines « sensations » miennes, enfin elle apparaît dans la perspective de mon histoire individuelle. C’est à partir du lié que j’ai secondairement conscience d’une activité de liaison, lorsque, prenant l’attitude analytique, je décompose la perception en qualités et en sensations et que, pour rejoindre à partir d’elles l’objet où j’étais d’abord jeté, je suis obligé de supposer un acte de synthèse qui n’est que la contrepartie de mon analyse. Mon acte de perception, pris dans sa naïveté, n’effectue pas lui-même cette synthèse, il profite d’un travail déjà fait, d’une synthèse générale constituée une fois pour toutes, c’est ce que j’exprime en disant que je perçois avec mon corps ou avec mes sens, mon corps, mes sens étant justement ce savoir habituel du monde, cette science implicite ou sédimentée. Si ma conscience constituait actuellement le monde qu’elle perçoit, il n’y aurait d’elle à lui aucune distance et entre eux aucun décalage possible, elle le pénétrerait jusque dans ses articulations les plus secrètes, l’intentionnalité nous transporterait au cœur de l’objet, et du même coup le perçu n’aurait pas l’épaisseur d’un présent, la conscience ne se perdrait pas, ne s’engluerait pas en lui. Nous avons, au contraire, conscience d’un objet inépuisable et nous sommes enlisés en lui parce que, entre lui et nous, il y a ce savoir latent que notre regard utilise, dont nous présumons seulement que le développement rationnel est possible, et qui reste toujours en deçà de notre perception. Si, comme nous le disions, toute perception a quelque chose d’anonyme, c’est qu’elle reprend un acquis qu’elle ne met pas en question. Celui qui perçoit n’est pas déployé devant lui-même comme doit l’être une conscience, il a une épaisseur historique, il reprend une tradition perceptive et il est confronté avec un présent. Dans la perception nous ne pensons pas l’objet et nous ne nous pensons pas le pensant, nous sommes à l’objet et nous nous confondons avec ce corps qui en sait plus que nous sur le monde, sur les motifs et les moyens qu’on a d’en faire la synthèse. C’est pourquoi nous avons dit avec Herder que l’homme est un sensorium commune. Dans cette couche originaire du sentir que l’on retrouve à condition de coïncider vraiment avec l’acte de perception et de quitter l’attitude critique, je vis l’unité du sujet et l’unité intersensorielle de la chose, je ne les pense pas comme le feront l’analyse réflexive et la science. — Mais qu’est-ce que le lié sans la liaison, qu’est-ce que cet objet qui n’est pas encore objet pour quelqu’un ? La réflexion psychologique, qui pose mon acte de perception comme un événement de mon histoire, peut bien être seconde. Mais la réflexion transcendantale, qui me découvre comme le penseur intemporel de l’objet, n’introduit rien en lui qui n’y soit déjà : elle se borne à formuler ce qui donne un sens à « la table », à « la chaise », ce qui fait leur structure stable et rend possible mon expérience de l’objectivité. Enfin, qu’est-ce que vivre l’unité de l’objet ou du sujet, sinon la faire ? Même si l’on suppose qu’elle apparaît avec le phénomène de mon corps, ne faut-il pas que je la pense en lui pour l’y trouver et que je fasse la synthèse de ce phénomène pour en avoir l’expérience ? — Nous ne cherchons pas à tirer le pour soi de l’en soi, nous ne revenons pas à une forme quelconque d’empirisme, et le corps auquel nous confions la synthèse du monde perçu n’est pas un pur donné, une chose passivement reçue. Mais la synthèse perceptive est pour nous une synthèse temporelle, la subjectivité, au niveau de la perception, n’est rien d’autre que la temporalité et c’est ce qui nous permet de laisser au sujet de la perception son opacité et son historicité. J’ouvre les yeux sur ma table, ma conscience est gorgée de couleurs et de reflets confus, elle se distingue à peine de ce qui s’offre à elle, elle s’étale à travers son corps dans le spectacle qui n’est encore spectacle de rien. Soudain, je fixe la table qui n’est pas encore là, je regarde à distance alors qu’il n’y a pas encore de profondeur, mon corps se centre sur un objet encore virtuel et dispose ses surfaces sensibles de manière à le rendre actuel. Je peux ainsi renvoyer à sa place dans le monde le quelque chose qui me touchait, parce que je peux, en reculant dans l’avenir, renvoyer au passé immédiat la première attaque du monde sur mes sens, et m’orienter vers l’objet déterminé comme vers un avenir prochain. L’acte du regard est indivisiblement prospectif, puisque l’objet est au terme de mon mouvement de fixation, et rétrospectif, puisqu’il va se donner comme antérieur à son apparition, comme le « stimulus », le motif ou le premier moteur de tout le processus depuis son début. La synthèse spatiale et la synthèse de l’objet sont fondées sur ce déploiement du temps. Dans chaque mouvement de fixation, mon corps noue ensemble un présent, un passé et un avenir, il sécrète du temps, ou plutôt il devient ce lieu de la nature où, pour la première fois, les événements, au lieu de se pousser l’un l’autre dans l’être, projettent autour du présent un double horizon de passé et d’avenir et reçoivent une orientation historique. Il y a bien ici l’invocation, mais non pas l’expérience d’un naturant éternel. Mon corps prend possession du temps, il fait exister un passé et un avenir pour un présent, il n’est pas une chose, il fait le temps au lieu de le subir. Mais tout acte de fixation doit être renouvelé, sans quoi il tombe à l’inconscience. L’objet ne reste net devant moi que si je le parcours des yeux, la volubilité est une propriété essentielle du regard. La prise qu’il nous donne sur un segment de temps, la synthèse qu’il effectue sont elles-mêmes des phénomènes temporels, s’écoulent et ne peuvent subsister que ressaisies dans un nouvel acte lui-même temporel. La prétention à l’objectivité de chaque acte perceptif est reprise par le suivant, encore déçue et de nouveau reprise. Cet échec perpétuel de la conscience perceptive était prévisible dès son commencement. Si je ne peux voir l’objet qu’en l’éloignant dans le passé, c’est que, comme la première attaque de l’objet sur mes sens, la perception qui lui succède occupe et oblitère elle aussi ma conscience, c’est donc qu’elle va passer à son tour, que le sujet de la perception n’est jamais une subjectivité absolue, qu’il est destiné à devenir objet pour un Je ultérieur. La perception est toujours dans le mode du « On ». Ce n’est pas un acte personnel par lequel je donnerais moi-même un sens neuf à ma vie. Celui qui, dans l’exploration sensorielle, donne un passé au présent et l’oriente vers un avenir, ce n’est pas moi comme sujet autonome, c’est moi en tant que j’ai un corps et que je sais « regarder ». Plutôt qu’elle n’est une histoire véritable, la perception atteste et renouvelle en nous une « préhistoire ». Et cela encore est essentiel au temps ; il n’y aurait pas le présent, c’est-à-dire le sensible avec son épaisseur et sa richesse inépuisable, si la perception, pour parler comme Hegel, ne gardait un passé dans sa profondeur présente et ne le contractait en elle. Elle ne fait pas actuellement la synthèse de son objet, non qu’elle le reçoive passivement, à la manière empiriste, mais parce que l’unité de l’objet apparaît par le temps, et que le temps s’échappe à mesure qu’il se ressaisit. J’ai bien, grâce au temps, un emboîtement et une reprise des expériences antérieures dans les expériences ultérieures, mais nulle part une possession absolue de moi par moi, puisque le creux de l’avenir se remplit toujours d’un nouveau présent. Il n’y a pas d’objet lié sans liaison et sans sujet, pas d’unité sans unification, mais toute synthèse est à la fois distendue et refaite par le temps qui, d’un seul mouvement, la met en question et la confirme parce qu’il produit un nouveau présent qui retient le passé. L’alternative du naturé et du naturant se transforme donc en une dialectique du temps constitué et du temps constituant. Si nous devons résoudre le problème que nous nous sommes posé — celui de la sensorialité, c’est-à-dire de la subjectivité finie — ce sera en réfléchissant sur le temps et en montrant comment il n’est que pour une subjectivité, puisque sans elle, le passé en soi n’étant plus et l’avenir en soi pas encore, il n’y aurait pas de temps — et comment cependant cette subjectivité est le temps lui-même, comment on peut dire avec Hegel que le temps est l’existence de l’esprit ou parler avec Husserl d’une autoconstitution du temps.

Pour le moment, les descriptions précédentes et celles qui vont suivre nous familiarisent avec un nouveau genre de réflexion dont nous attendons la solution de nos problèmes. Pour l’intellectualisme, réfléchir c’est éloigner ou objectiver la sensation et faire apparaître en face d’elle un sujet vide qui puisse parcourir ce divers et pour qui il puisse exister. Dans la mesure même où l’intellectualisme purifie la conscience en la vidant de toute opacité, il fait de la hylé une véritable chose et l’appréhension des contenus concrets, la rencontre de cette chose et de l’esprit devient impensable. Si l’on répond que la matière de la connaissance est un résultat de l’analyse et ne doit pas être traitée comme un élément réel, il faut admettre que corrélativement l’unité synthétique de l’aperception est, elle aussi, une formulation notionnelle de l’expérience, qu’elle ne doit pas recevoir valeur originaire et, en somme, que la théorie de la connaissance est à recommencer. Nous convenons pour notre part que la matière et la forme de la connaissance sont des résultats de l’analyse. Je pose une matière de la connaissance, lorsque, rompant avec la foi originaire de la perception, j’adopte à son égard une attitude critique et que je me demande « ce que je vois vraiment ». La tâche d’une réflexion radicale, c’est-à-dire de celle qui veut se comprendre elle-même, consiste, d’une manière paradoxale, à retrouver l’expérience irréfléchie du monde, pour replacer en elle l’attitude de vérification et les opérations réflexives, et pour faire apparaître la réflexion comme une des possibilités de mon être. Qu’avons-nous donc au commencement ? Non pas un multiple donné avec une aperception synthétique qui le parcourt et le traverse de part en part, mais un certain champ perceptif sur fond de monde. Rien ici n’est thématisé. Ni l’objet ni le sujet ne sont posés. On n’a pas dans le champ originaire une mosaïque de qualités, mais une configuration totale qui distribue les valeurs fonctionnelles selon l’exigence de l’ensemble, et par exemple, comme nous avons vu, un papier « blanc » dans l’ombre n’est pas blanc au sens d’une qualité objective, mais il vaut comme blanc. Ce qu’on appelle sensation n’est que la plus simple des perceptions et, comme modalité de l’existence, ne peut, pas plus qu’aucune perception, se séparer d’un fond qui, enfin, est le monde. Corrélativement, chaque acte perceptif s’apparaît comme prélevé sur une adhésion globale au monde. Au centre de ce système, un pouvoir de suspendre la communication vitale ou du moins de la restreindre, en appuyant notre regard sur une partie du spectacle, et en lui consacrant tout le champ perceptif. Il ne faut pas, avons-nous vu, réaliser dans l’expérience primordiale les déterminations qui seront obtenues dans l’attitude critique, ni par conséquent parler d’une synthèse actuelle alors que le multiple n’est pas encore dissocié. Faut-il donc rejeter l’idée de synthèse et celle d’une matière de la connaissance ? Dirons-nous que la perception révèle les objets comme une lumière les éclaire dans la nuit, faut-il reprendre à notre compte ce réalisme qui, disait Malebranche, imagine l’âme sortant par les yeux et visitant les objets dans le monde ? Cela ne nous débarrasserait pas même de l’idée de synthèse, puisque pour percevoir une surface, par exemple, il ne suffit pas de la visiter, il faut retenir les moments du parcours et relier l’un à l’autre les points de la surface. Mais nous avons vu que la perception originaire est une expérience non thétique, préobjective et préconsciente. Disons donc provisoirement qu’il y a une matière de la connaissance possible seulement. De chaque point du champ primordial partent des intentions, vides et déterminées ; en effectuant ces intentions, l’analyse parviendra à l’objet de science, à la sensation comme phénomène privé, et au sujet pur qui pose l’un et l’autre. Ces trois termes ne sont qu’à l’horizon de l’expérience primordiale. C’est dans l’expérience de la chose que se fondera l’idéal réflexif de la pensée thétique. La réflexion ne saisit donc elle-même son sens plein que si elle mentionne le fonds irréfléchi qu’elle présuppose, dont elle profite, et qui constitue pour elle comme un passé originel, un passé qui n’a jamais été présent.


1.  GOLDSTEIN et ROSENTHAL, Zum Problem der Wirkung der Farben auf den Organismus, pp. 3-9.

2 Ibid.

3 La Structure du Comportement, p. 201.

4 GOLDSTEIN et ROSENTHAL, art. cité, p. 23.

5 Ibid.

6 GOLDSTEIN et ROSENTHAL, art. cité, p. 23.

7 KANDINSKY, Form und Farbe in der Malerei ; GOETHE, Farbenlehre en particulier Abs. 293 ; cités par Goldstein et Rosenthal. Ibid.

8 GOLDSTEIN et ROSENTHAL, pp. 23-25.

9 WERNER, Untersuchungen über Empfindung und Empfinden, I, p. 158.

10 Ibid.

11 Ibid., p. 159.

12 WERNER, Ueber die Ausprägung von Tongestalten.

13 WERNER, Untersuchungen über Empfmdung und Empfinden, I, p. 160

14 WERNER, Untersuchungen über Empfindung und Empfinden, I, p. 158.

15 KŒHLER, Die physischen Gestalten, p. 180.

16 Nous avons fait voir ailleurs que la conscience vue de l’extérieur ne pouvait pas être un pour soi pur (La Structure du Comportement, pp. 168 et suivantes). On commence à voir qu’il n’en va pas autrement de la conscience vue de l’intérieur.

17 HUSSERL, Méditations cartésiennes, p. 33.

18 Formale und Transzendentale Logik, par ex., p. 226.

19 Un sujet déclare que les notions spatiales qu’il croyait avoir avant l’opération ne lui donnaient pas une véritable représentation de l’espace et n’étaient qu’un « savoir acquis par le travail de la pensée » (VON SENDEN, Raum- und Gestaltauffassung bei operierten Blindgeborenen vor und nach der Operation, p. 23). L’acquisition de la vue entraîne une réorganisation générale de l’existence qui intéresse le toucher lui aussi. Le centre du monde se déplace, le schéma tactile s’oublie, la reconnaissance par le toucher est moins sûre, le courant existentiel passe désormais par la vision et c’est de ce toucher affaibli que le malade parle.

20 Ibid., p. 36.

21 Ibid., p. 93.

22 Ibid., pp. 102-104.

23 Ibid., p. 124.

24 Ibid., p. 113.

25 Ibid., p. 123.

26 Ibid., p. 29.

27 Ibid., p. 45.

28 Ibid.

29 Ibid., p. 50 sqq.

30 Ibid., p. 186.

31 GELB, Die Farbenkonstanz der Sehdinge, p. 600.

32 Ibid., p. 613.

33 Einstellung auf reine Optik, Katz cité par GELB, travail cité, p. 600.

34 Id. ibid.

35 WERNER, Untersuchungen über Empfindung und Empfinden, I, p. 155.

36 WERNER, travail cité, p. 157.

37 Ibid., p. 162.

38 ZIETZ und WERNER, Die dynamische Struktur der Bewegung.

39 WERNER, travail cité, p. 163.

40 Cf ci-dessus. Introduction § I.

41 WERNER, travail cité, p. 154.

42 STEIN, Pathologie der Wahrnehmung, p. 422.

43 MAYER-GROSS et STEIN, Ueber einige Abänderungen der Sinnestätigkeit im Meskalinrausch, p. 385.

44 Id. ibid.

45 Il est possible par exemple que l’on puisse observer sous mescaline une modification des chronaxies. Ce fait ne constituerait nullement une explication des synesthésies par le corps objectif, si, comme on va le montrer, la juxtaposition de plusieurs qualités sensibles est incapable de nous faire comprendre l’ambivalence perceptive telle qu’elle est donnée dans l’expérience synesthésique. Le changement des chronaxies ne saurait être la cause de la synesthésie mais l’expression objective ou le signe d’un événement global et plus profond qui n’a pas son siège dans le corps objectif et qui intéresse le corps phénoménal comme véhicule de l’être au monde.

46 WERNER, travail cité, p. 163.

47 SCHAPP, Beiträge zur Phänomenologie der Wahrnehmung, pp. 23 sqq.

48 Id., ibid., p. 11.

49 Ibid., pp. 21 sqq.

50 Ibid., pp. 32-33.

51 SPECHT, Zur Phänomenologie und Morphologie der pathologischen Wahrnehmungstäuschungen, p. 11.

52 ALAIN, 81 Chapitres sur l’Esprit et les Passions, p. 38.

53 « La convergence des conducteurs telle qu’elle existe ne conditionne pas la non-distinction des images dans la vision binoculaire simple, puisque la rivalité des monoculaires peut avoir lieu, et la séparation des rétines ne rend pas compte de leur distinction quand elle se produit, puisque, normalement, tout restant égal dans le récepteur et les conducteurs, cette distinction ne se produit pas. » R. DÉJEAN, Étude psychologique de la distance dans la vision, p. 74

54 KOFFKA, Some Problems of space perception, p. 179.

55 R. DÉJEAN, travail cité, pp. 110-111. L’auteur dit : « une activité prospective de l’esprit » et sur ce point on va voir que nous ne le suivons pas.

56 On sait que la Gestalttheorie fait reposer ce processus orienté sur quelque phénomène physique dans la « zone de combinaison ». Nous avons dit ailleurs qu’il est contradictoire de rappeler le psychologue à la variété des phénomènes ou des structures et de les expliquer tous par quelques-uns d’entre eux, ici les formes physiques. La fixation comme forme temporelle n’est pas un fait physique ou physiologique pour cette simple raison que toutes les formes appartiennent au inonde phénoménal. Cf sur ce point La Structure du Comportement, pp. 175 et suivantes, 191 et suivantes.

57 R. DÉJEAN, ibid.

58 En tant qu’il a une « Umweltintentionalität », Buytendijk et Plessner, Die Deutung des mimischen Ausdrucks, p. 81.

59 Il est vrai que les sens ne doivent pas être mis sur le même plan, comme s’ils étaient tous également capables d’objectivité et perméables à l’intentionnalité. L’expérience ne nous les donne pas comme équivalents : il me semble que l’expérience visuelle est plus vraie que l’expérience tactile, recueille en elle-même sa vérité et y ajoute, parce que sa structure plus riche me présente des modalités de l’être insoupçonnables pour le toucher. L’unité des sens se réalise transversalement, à raison de leur structure propre. Mais on retrouve quelque chose d’analogue dans la vision binoculaire, s’il est vrai que nous avons un « œil directeur » qui se subordonne l’autre. Ces deux faits, — la reprise des expériences sensorielles dans l’expérience visuelle, et celle des fonctions d’un œil par l’autre, — prouvent que l’unité de l’expérience n’est pas une unité formelle, mais une organisation autochtone.

60 PALAGYI, STEIN.

61 Cité par WERNER, travail cité, p. 152.

62 La distinction d’Ausdruck, Darstellung et Bedeutung est faite par CASSIRER, Philosophie der symbolischen Formen, III.

63 WERNER, travail cité, p. 160 sqq.

64 Ou en tout cas le mot allemand hart.

65 WERNER, Untersuchungen über Empfindung und Empfinden, II, Die Rolle der Sprachempfindung im Prozess der Gestaltung ausdrucksmässig erlebter Wörter, p. 238.

66 Ibid., p. 239. Ce que l’on vient de dire du mot est encore plus vrai de la phrase. Avant même d’avoir vraiment lu la phrase, nous pouvons dire que c’est « du style de journal » ou que c’est « une incidente » (ibid., pp. 251-253). On peut comprendre une phrase ou du moins lui donner un certain sens en allant du tout aux parties. Non pas, comme le dit Bergson, que nous formions une « hypothèse » à propos des premiers mots, mais parce que nous avons un organe du langage qui épouse la configuration linguistique qui lui est présentée comme nos organes des sens s’orientent sur le stimulus et se synchronisent avec lui.

67 Ibid., p. 230