II. L’ESPACE

Nous venons de reconnaître que l’analyse n’a pas le droit de poser comme moment idéalement séparable une matière de la connaissance et que cette matière, au moment où nous la réalisons par un acte exprès de réflexion, se rapporte déjà au monde. La réflexion ne refait pas en sens inverse un chemin déjà parcouru par la constitution, et la référence naturelle de la matière au monde nous conduit à une nouvelle conception de l’intentionnalité, puisque la conception classique1, qui traite l’expérience du monde comme un acte pur de la conscience constituante, ne réussit à le faire que dans l’exacte mesure où elle définit la conscience comme non-être absolu et corrélativement refoule les contenus dans une « couche hylétique » qui est de l’être opaque. Il faut maintenant approcher plus directement cette nouvelle intentionnalité en examinant la notion symétrique d’une forme de la perception et en particulier la notion d’espace. Kant a essayé de tracer une ligne de démarcation rigoureuse entre l’espace comme forme de l’expérience externe et les choses données dans cette expérience. Il ne s’agit pas, bien entendu, d’un rapport de contenant à contenu, puisque ce rapport n’existe qu’entre des objets, ni même d’un rapport d’inclusion logique, comme celui qui existe entre l’individu et la classe, puisque l’espace est antérieur à ses prétendues parties, qui sont toujours découpées en lui. L’espace n’est pas le milieu (réel ou logique) dans lequel se disposent les choses, mais le moyen par lequel la position des choses devient possible. C’est-à-dire qu’au lieu de l’imaginer comme une sorte d’éther dans lequel baignent toutes les choses ou de le concevoir abstraitement comme un caractère qui leur soit commun, nous devons le penser comme la puissance universelle de leurs connexions. Donc, ou bien je ne réfléchis pas, je vis dans les choses et je considère vaguement l’espace tantôt comme le milieu des choses, tantôt comme leur attribut commun, — ou bien je réfléchis, je ressaisis l’espace à sa source, je pense actuellement les relations qui sont sous ce mot et je m’aperçois alors qu’elles ne vivent que par un sujet qui les décrive et qui les porte, je passe de l’espace spatialisé à l’espace spatialisant. Dans le premier cas, mon corps et les choses, leurs relations concrètes selon le haut et le bas, la droite et la gauche, le proche et le lointain peuvent m’apparaître comme une multiplicité irréductible, dans le second cas je découvre une capacité unique et indivisible de décrire l’espace. Dans le premier cas, j’ai affaire à l’espace physique, avec ses régions différemment qualifiées ; dans le second, j’ai affaire à l’espace géométrique dont les dimensions sont substituables, j’ai la spatialité homogène et isotrope, je peux au moins penser un pur changement de lieu qui ne modifierait en rien le mobile, et par conséquent une pure position distincte de la situation de l’objet dans son contexte concret. On sait comment cette distinction se brouille au niveau du savoir scientifique lui-même dans les conceptions modernes de l’espace. Nous voudrions ici la confronter, non pas avec les instruments techniques que la physique moderne s’est donnés, mais avec notre expérience de l’espace, dernière instance, selon Kant lui-même, de toutes les connaissances touchant l’espace. Est-il vrai que nous soyons devant l’alternative, ou bien de percevoir des choses dans l’espace, ou bien (si nous réfléchissons, et si nous voulons savoir ce que signifient nos propre expériences) de penser l’espace comme le système indivisible des actes de liaison qu’accomplit un esprit constituant ? L’expérience de l’espace n’en fonde-t-elle pas l’unité par une synthèse d’une tout autre sorte ?

Considérons-la avant toute élaboration notionnelle. Soit, par exemple, notre expérience du « haut » et du « bas ». Nous ne saurions la saisir dans l’ordinaire de la vie, car elle est alors dissimulée sous ses propres acquisitions. Il faut nous adresser à quelque cas exceptionnel où elle se défasse et se refasse sous nos yeux, par exemple, aux cas de vision sans inversion rétinienne. Si l’on fait porter à un sujet des lunettes qui redressent les images rétiniennes, le paysage entier paraît d’abord irréel et renversé ; au second jour de l’expérience, la perception normale commence de se rétablir, à ceci près que le sujet a le sentiment que son propre corps est renversé2. Au cours d’une seconde série d’expériences3, qui dure huit jours, les objets apparaissent d’abord renversés, mais moins irréels que la première fois. Le second jour, le paysage n’est plus renversé, mais c’est le corps qui est senti en position anormale. Du troisième au septième jour, le corps se redresse progressivement et paraît être enfin en position normale, surtout quand le sujet est actif. Quand il est étendu immobile sur un sofa, le corps se présente encore sur le fond de l’ancien espace, et, pour les parties invisibles du corps, la droite et la gauche conservent jusqu’à la fin de l’expérience l’ancienne localisation. Les objets extérieurs ont de plus en plus l’aspect de la « réalité ». Dès le cinquième jour, les gestes qui se laissaient d’abord tromper par le nouveau mode de vision et qu’il fallait corriger, compte tenu du bouleversement visuel, vont sans erreur à leur but. Les nouvelles apparences visuelles qui, au début, étaient isolées sur un fond d’ancien espace, s’entourent d’abord (troisième jour) au prix d’un effort volontaire, ensuite (septième jour) sans aucun effort, d’un horizon orienté comme elles. Au septième jour, la localisation des sons est correcte si l’objet sonore est vu en même temps qu’entendu. Elle reste incertaine, avec double représentation, ou même incorrecte, si l’objet sonore n’apparaît pas dans le champ visuel. À la fin de l’expérience, quand on retire les lunettes, les objets paraissent, non pas sans doute renversés, mais « bizarres » et les réactions motrices sont inversées : le sujet tend la main droite quand il faudrait tendre la gauche. Le psychologue est d’abord tenté de dire4 qu’après l’installation des lunettes le monde visuel est donné au sujet exactement comme s’il avait pivoté de 180o et en conséquence est pour lui renversé. Comme les illustrations d’un livre nous apparaissent à l’envers si l’on s’est amusé à le placer « la tête en bas » pendant que nous regardions ailleurs, la masse de sensations qui constituent le panorama a été retournée, placée elle aussi « la tête en bas ». Cette autre masse de sensations qui est le monde tactile est pendant ce temps demeurée « droite » ; elle ne peut plus coïncider avec le monde visuel et en particulier le sujet a de son corps deux représentations inconciliables, l’une qui lui est donnée par ses sensations tactiles et par les « images visuelles » qu’il a pu garder de la période antérieure à l’expérience, l’autre, celle de la vision présente, qui lui montre son corps « les pieds en l’air ». Ce conflit d’images ne peut finir que si l’un des deux antagonistes disparaît. Savoir comment une situation normale se rétablit revient alors à savoir comment la nouvelle image du monde et du corps propre peut faire « pâlir »5 ou « déplacer »6 l’autre. On remarque qu’elle y réussit d’autant mieux que le sujet est plus actif et, par exemple, dès le second jour quand il se lave les mains7. C’est donc l’expérience du mouvement contrôlé par la vue qui apprendrait au sujet à mettre en harmonie les données visuelles et les données tactiles : il s’apercevrait, par exemple, que le mouvement nécessaire pour atteindre ses jambes, et qui était jusqu’ici un mouvement vers « le bas », est figuré dans le nouveau spectacle visuel par un mouvement vers ce qui était auparavant « le haut ». Des constatations de ce genre permettraient d’abord de corriger les gestes inadaptés en prenant les données visuelles pour de simples signes à déchiffrer et en les traduisant dans le langage de l’ancien espace. Une fois devenues « habituelles »8 elles créeraient entre les directions anciennes et les nouvelles des « associations »9 stables, qui supprimeraient finalement les premières au profit des secondes, prépondérantes parce qu’elles sont fournies par la vue. Le « haut » du champ visuel, où les jambes apparaissent d’abord, ayant été fréquemment identifié avec ce qui est le « bas » pour le toucher, le sujet n’a bientôt plus besoin de la médiation d’un mouvement contrôlé pour passer d’un système à l’autre, ses jambes viennent résider dans ce qu’il appelait le « haut » du champ visuel, non seulement, il les y « voit », mais encore il les y « sent »10 et finalement « ce qui avait été anciennement “le haut” du champ visuel commence à donner une impression très semblable à celle qui appartenait au “bas” et vice versa »11. Au moment où le corps tactile rejoint le corps visuel, la région du champ visuel où apparaissaient les pieds du sujet cesse de se définir comme « le haut ». Cette désignation revient à la région où apparaît la tête, celle des pieds redevient le bas.

Mais cette interprétation est inintelligible. On explique le renversement du paysage, puis le retour à la vision normale, en supposant que le haut et le bas se confondent et varient avec la direction apparente de la tête et des pieds donnés dans l’image, qu’ils sont pour ainsi dire marqués dans le champ sensoriel par la distribution effective des sensations. Mais en aucun cas — soit au début de l’expérience, quand le monde est « renversé », soit à la fin de l’expérience quand il se « redresse », — l’orientation du champ ne peut être donnée par les contenus, tête et pieds, qui y paraissent. Car pour pouvoir la donner au champ, il faudrait que ces contenus eussent eux-mêmes une direction. « Renversé » en soi, « droit » en soi ne signifient évidemment rien. On répondra : après imposition des lunettes, le champ visuel apparaît renversé par rapport au champ tactilo-corporel ou par rapport au champ visuel ordinaire, dont nous disons, par définition nominale, qu’ils sont « droits ». Mais la même question se pose à propos de ces champs-repères : leur simple présence ne suffit pas à donner une direction quelle qu’elle soit. Dans les choses, il suffit de deux points pour définir une direction. Seulement nous ne sommes pas dans les choses, nous n’avons encore que des champs sensoriels qui ne sont pas des agglomérats de sensations posés devant nous, tantôt « la tête en haut », tantôt « la tête en bas », mais des systèmes d’apparences dont l’orientation varie au cours de l’expérience, même sans aucun changement dans la constellation des stimuli, et il s’agit justement de savoir ce qui se passe lorsque ces apparences flottantes s’ancrent soudain et se situent sous le rapport du « haut » et du « bas », soit au début de l’expérience, quand le champ tactilo-corporel paraît « droit » et le champ visuel « renversé », soit dans la suite quand le premier se renverse pendant que le second se redresse, soit enfin au terme de l’expérience quand tous les deux sont à peu près « droits ». On ne peut prendre le monde et l’espace orienté pour donnés avec les contenus de l’expérience sensible ou avec le corps en soi, puisque l’expérience montre justement que les mêmes contenus peuvent tour à tour être orientés dans un sens ou dans l’autre, et que les rapports objectifs, enregistrés sur la rétine par la position de l’image physique, ne déterminent pas notre expérience du « haut » et du « bas » ; il s’agit précisément de savoir comment un objet peut nous apparaître « droit » ou « renversé » et ce que veulent dire ces mots. La question ne s’impose pas seulement à une psychologie empiriste qui traite la perception de l’espace comme la réception en nous d’un espace réel, l’orientation phénoménale des objets comme un reflet de leur orientation dans le monde, mais aussi bien à une psychologie intellectualiste pour laquelle le « droit » et le « renversé » sont des relations et dépendent des repères auxquels on se rapporte. Comme l’axe de coordonnées choisi, quel qu’il soit, n’est encore situé dans l’espace que par ses rapports avec un autre repère, et ainsi de suite, la mise en place du monde est indéfiniment différée, le « haut » et le « bas » perdent tout sens assignable, à moins que, par une contradiction impossible, on ne reconnaisse à certains contenus le pouvoir de s’installer eux-mêmes dans l’espace, ce qui ramène l’empirisme et ses difficultés. Il est aisé de montrer qu’une direction ne peut être que pour un sujet qui la décrit, et un esprit constituant a éminemment le pouvoir de tracer toutes les directions dans l’espace, mais il n’a actuellement aucune direction et, par suite, aucun espace, faute d’un point de départ effectif, d’un ici absolu qui puisse, de proche en proche, donner un sens à toutes les déterminations de l’espace. L’intellectualisme, aussi bien que l’empirisme, demeure en deçà du problème de l’espace orienté parce qu’il ne peut pas même poser la question : avec l’empirisme, il s’agissait de savoir comment l’image du monde qui, en soi, est renversée, peut se redresser pour moi. L’intellectualisme ne peut pas même admettre que l’image du monde soit renversée après imposition des lunettes. Car il n’y a pour un esprit constituant rien qui distingue les deux expériences avant et après l’imposition des lunettes, ou encore rien qui rende incompatibles l’expérience visuelle du corps « renversé » et l’expérience tactile du corps « droit », puisqu’il ne considère le spectacle de nulle part et que toutes les relations objectives du corps et de l’entourage sont conservées dans le nouveau spectacle. On voit donc la question : l’empirisme se donnerait volontiers avec l’orientation effective de mon expérience corporelle ce point fixe dont nous avons besoin si nous voulons comprendre qu’il y ait pour nous des directions, — mais l’expérience en même temps que la réflexion montre qu’aucun contenu n’est de soi orienté. L’intellectualisme part de cette relativité du haut et du bas, mais n’en peut pas sortir pour rendre compte d’une perception effective de l’espace. Nous ne pouvons donc comprendre l’expérience de l’espace ni par la considération des contenus ni par celle d’une activité pure de liaison et nous sommes en présence de cette troisième spatialité que nous faisions prévoir tout à l’heure, qui n’est ni celle des choses dans l’espace, ni celle de l’espace spatialisant, et qui, à ce titre, échappe à l’analyse kantienne et est présupposée par elle. Nous avons besoin d’un absolu dans le relatif, d’un espace qui ne glisse pas sur les apparences, qui s’ancre en elles et se fasse solidaire d’elles, mais qui, cependant, ne soit pas donné avec elles à la manière réaliste, et puisse, comme le montre l’expérience de Stratton, survivre à leur bouleversement. Nous avons à rechercher l’expérience originaire de l’espace en deçà de la distinction de la forme et du contenu.

Si l’on s’arrange pour qu’un sujet ne voie la chambre où il se trouve que par l’intermédiaire d’un miroir qui la reflète en l’inclinant de 45o par rapport à la verticale, le sujet voit d’abord la chambre « oblique ». Un homme qui s’y déplace semble marcher incliné sur le côté. Un morceau de carton qui tombe le long du chambranle de la porte paraît tomber selon une direction oblique. L’ensemble est « étrange ». Après quelques minutes, un changement brusque intervient : les murs, l’homme qui se déplace dans la pièce, la direction de chute du carton deviennent verticaux12. Cette expérience, analogue à celle de Stratton, a l’avantage de mettre en évidence une redistribution instantanée du haut et du bas, sans aucune exploration motrice. Nous savions déjà qu’il n’y a aucun sens à dire que l’image oblique (ou renversée) apporte avec elle une nouvelle localisation du haut et du bas dont nous prendrions connaissance par l’exploration motrice du nouveau spectacle. Mais nous voyons maintenant que cette exploration n’est pas même nécessaire et qu’en conséquence l’orientation est constituée par un acte global du sujet percevant. Disons que la perception admettait avant l’expérience un certain niveau spatial, par rapport auquel le spectacle expérimental apparaît d’abord oblique, et que, au cours de l’expérience ce spectacle induit un autre niveau par rapport auquel l’ensemble du champ visuel peut de nouveau apparaître droit. Tout se passe comme si certains objets (les murs, les portes et le corps de l’homme dans la chambre), déterminés comme obliques par rapport à un niveau donné, prétendaient de soi à fournir les directions privilégiées, attiraient à eux la verticale, jouaient le rôle de « points d’ancrage »13 et faisaient basculer le niveau précédemment établi. Nous ne tombons pas ici dans l’erreur réaliste qui est de se donner des directions dans l’espace avec le spectacle visuel, puisque le spectacle expérimental n’est pour nous orienté (obliquement) que par rapport à un certain niveau et qu’il ne nous donne donc pas de soi la nouvelle direction du haut et du bas. Reste à savoir ce qu’est au juste ce niveau qui se précède toujours lui-même, toute constitution d’un niveau supposant un autre niveau préétabli, — comment les « points d’ancrage », du milieu d’un certain espace auquel ils doivent leur stabilité, nous invitent à en constituer un autre, et enfin ce que c’est que le « haut » et le « bas », si ce ne sont plus de simples noms pour désigner une orientation en soi des contenus sensoriels. Nous maintenons que le « niveau spatial » ne se confond pas avec l’orientation du corps propre. Si la conscience du corps propre contribue sans aucun doute à la constitution du niveau, — un sujet, dont la tête est inclinée, place en position oblique un cordon mobile qu’on lui demande de placer verticalement14, — elle est, dans cette fonction, en concurrence avec les autres secteurs de l’expérience, et la verticale ne tend à suivre la direction de la tête que si le champ visuel est vide, et si les « points d’ancrage » manquent, par exemple quand on opère dans l’obscurité. Comme masse de données tactiles, labyrinthiques, kinesthésiques, le corps n’a pas plus d’orientation définie que les autres contenus, et il reçoit, lui aussi, cette orientation du niveau général de l’expérience. L’observation de Wertheimer montre justement comment le champ visuel peut imposer une orientation qui n’est pas celle du corps. Mais si le corps, comme mosaïque de sensations données, ne définit aucune direction, par contre le corps comme agent joue un rôle essentiel dans l’établissement d’un niveau. Les variations du tonus musculaire, même avec un champ visuel plein, modifient la verticale apparente au point que le sujet penche la tête pour la placer parallèlement à cette verticale déviée15. On serait tenté de dire que la verticale est la direction définie par l’axe de symétrie de notre corps comme système synergique. Mais mon corps peut cependant se mouvoir sans entraîner avec lui le haut et le bas, comme quand je me couche sur le sol, et l’expérience de Wertheimer montre que la direction objective de mon corps peut former un angle appréciable avec la verticale apparente du spectacle. Ce qui importe pour l’orientation du spectacle, ce n’est pas mon corps tel qu’il est en fait, comme chose dans l’espace objectif, mais mon corps comme système d’actions possibles, un corps virtuel dont le « lieu » phénoménal est défini par sa tâche et par sa situation. Mon corps est là où il a quelque chose à faire. Au moment où le sujet de Wertheimer prend place dans le dispositif préparé pour lui, l’aire de ses actions possibles, — telles que marcher, ouvrir une armoire, utiliser une table, s’asseoir, — dessine devant lui, même s’il a les yeux fermés, un habitat possible. L’image du miroir lui donne d’abord une chambre autrement orientée, c’est-à-dire que le sujet n’est pas en prise avec les ustensiles qu’elle renferme, il ne l’habite pas, il ne cohabite pas avec l’homme qu’il voit aller et venir. Après quelques minutes, et à condition qu’il ne renforce pas son ancrage initial en jetant les yeux hors du miroir, cette merveille se produit que la chambre reflétée évoque un sujet capable d’y vivre. Ce corps virtuel déplace le corps réel à tel point que le sujet ne se sent plus dans le monde où il est effectivement, et qu’au lieu de ses jambes et de ses bras véritables, il se sent les jambes et les bras qu’il faudrait avoir pour marcher et pour agir dans la chambre reflétée, il habite le spectacle. C’est alors que le niveau spatial bascule et s’établit dans sa nouvelle position. Il est donc une certaine possession du monde par mon corps, une certaine prise de mon corps sur le monde. Projeté, en l’absence de points d’ancrage, par la seule attitude de mon corps, comme dans les expériences de Nagel, — déterminé, quand le corps est assoupi, par les seules exigences du spectacle, comme dans l’expérience de Wertheimer, — il apparaît normalement à la jonction de mes intentions motrices et de mon champ perceptif, lorsque mon corps effectif vient à coïncider avec le corps virtuel qui est exigé par le spectacle et le spectacle effectif avec le milieu que mon corps projette autour de lui. Il s’installe quand, entre mon corps comme puissance de certains gestes, comme exigence de certains plans privilégiés, et le spectacle perçu comme invitation aux mêmes gestes et théâtre des mêmes actions, s’établit un pacte qui me donne jouissance de l’espace comme aux choses puissance directe sur mon corps. La constitution d’un niveau spatial n’est qu’un des moyens de la constitution d’un monde plein : mon corps est en prise sur le monde quand ma perception m’offre un spectacle aussi varié et aussi clairement articulé que possible et quand mes intentions motrices en se déployant reçoivent du monde les réponses qu’elles attendent. Ce maximum de netteté dans la perception et dans l’action définit un sol perceptif, un fond de ma vie, un milieu général pour la coexistence de mon corps et du monde. Avec la notion du niveau spatial et du corps comme sujet de l’espace, on comprend les phénomènes que Stratton a décrits sans en rendre compte. Si le « redressement » du champ résultait d’une série d’associations entre les positions nouvelles et les anciennes, comment l’opération pourrait-elle avoir une allure systématique et comment des pans entiers de l’horizon perceptif viendraient-ils s’adjoindre d’un seul coup aux objets déjà « redressés » ? Si au contraire la nouvelle orientation résultait d’une opération de la pensée et consistait en un changement de coordonnées, comment le champ auditif ou tactile pourrait-il résister à la transposition ? Il faudrait que le sujet constituant fût par impossible divisé d’avec lui-même et capable d’ignorer ici ce qu’il fait ailleurs16. Si la transposition est systématique, et cependant partielle et progressive, c’est que je vais d’un système de positions à l’autre sans avoir la clef de chacun des deux et comme un homme chante dans un autre ton un air qu’il a entendu sans aucune connaissance musicale. La possession d’un corps emporte avec elle le pouvoir de changer de niveau et de « comprendre » l’espace, comme la possession de la voix celui de changer de ton. Le champ perceptif se redresse et à la fin de l’expérience je l’identifie sans concept parce que je vis en lui, parce que je me porte tout entier dans le nouveau spectacle et que j’y place pour ainsi dire mon centre de gravité17. Au début de l’expérience, le champ visuel paraît à la fois renversé et irréel parce que le sujet ne vit pas en lui et n’est pas en prise avec lui. Au cours de l’expérience, on constate une phase intermédiaire où le corps tactile paraît renversé et le paysage droit parce que, vivant déjà dans le paysage, je le perçois par là même comme droit et que la perturbation expérimentale se trouve mise au compte du corps propre qui est ainsi, non pas une masse de sensations effectives, mais le corps qu’il faut avoir pour percevoir un spectacle donné. Tout nous renvoie aux relations organiques du sujet et de l’espace, à cette prise du sujet sur son monde qui est l’origine de l’espace.

Mais on voudra aller plus loin dans l’analyse. Pourquoi, demandera-t-on, la perception nette et l’action assurée ne sont-elles possibles que dans un espace phénoménal orienté ? Cela n’est évident que si l’on suppose le sujet de la perception et de l’action confronté avec un monde où il y a déjà des directions absolues, de manière qu’il ait à ajuster les dimensions de son comportement à celles du monde. Mais nous nous plaçons à l’intérieur de la perception, et nous nous demandons précisément comment elle peut accéder à des directions absolues, nous ne pouvons donc pas les supposer données dans la genèse de notre expérience spatiale. — L’objection revient à dire ce que nous disons depuis le début : que la constitution d’un niveau suppose toujours un autre niveau donné, que l’espace se précède toujours lui-même. Mais cette remarque n’est pas la simple constatation d’un échec. Elle nous enseigne l’essence de l’espace et la seule méthode qui permette de le comprendre. Il est essentiel à l’espace d’être toujours « déjà constitué » et nous ne le comprendrons jamais en nous retirant dans une perception sans monde. Il ne faut pas se demander pourquoi l’être est orienté, pourquoi l’existence est spatiale, pourquoi, dans notre langage de tout à l’heure, notre corps n’est pas en prise sur le monde dans toutes les positions, et pourquoi sa coexistence avec le monde polarise l’expérience et fait surgir une direction. La question ne pourrait être posée que si ces faits étaient des accidents qui adviendraient à un sujet et à un objet indifférents à l’espace. L’expérience perceptive nous montre au contraire qu’ils sont présupposés dans notre rencontre primordiale avec l’être et que l’être est synonyme d’être situé. Pour le sujet pensant, un visage vu « à l’endroit » et le même visage vu « à l’envers » sont indiscernables. Pour le sujet de la perception, le visage vu « à l’envers » est méconnaissable. Si quelqu’un est étendu sur un lit et que je le regarde en me plaçant à la tête du lit, pour un moment ce visage est normal. Il y a bien un certain désordre dans les traits et j’ai du mal à comprendre le sourire comme sourire, mais je sens que je pourrais faire le tour du lit et je vois par les yeux d’un spectateur placé au pied du lit. Si le spectacle se prolonge, il change soudain d’aspect : le visage devient monstrueux, ses expressions effrayantes, les cils, les sourcils prennent un air de matérialité que je ne leur ai jamais trouvé. Pour la première fois je vois vraiment ce visage renversé comme si c’était là sa posture « naturelle » : j’ai devant moi une tête pointue et sans cheveux, qui porte au front un orifice saignant et plein de dents, avec, à la place de la bouche, deux globes mobiles entourés de crins luisants et soulignés par des brosses dures. On dira sans doute que le visage « droit » est, entre tous les aspects possible d’un visage, celui qui m’est donné le plus fréquemment et que le visage renversé m’étonne parce que je ne le vois que rarement. Mais les visages ne s’offrent pas souvent en position rigoureusement verticale, il n’y a aucun privilège statistique en faveur du visage « droit », et la question est justement de savoir pourquoi dans ces conditions il m’est donné plus souvent qu’un autre. Si l’on admet que ma perception lui donne un privilège et se réfère à lui comme à une norme pour des raisons de symétrie, on se demandera pourquoi au-delà d’une certaine obliquité le « redressement » ne s’opère pas. Il faut que mon regard qui parcourt le visage et qui a ses directions de marche favorites ne reconnaisse le visage que s’il en rencontre les détails dans un certain ordre irréversible, il faut que le sens même de l’objet, — ici le visage et ses expressions, — soit lié à son orientation comme le montre assez la double acception du mot « sens ». Renverser un objet, c’est lui ôter sa signification. Son être d’objet n’est donc pas un être-pour-le-sujet-pensant, mais un être-pour-le-regard qui le rencontre sous un certain biais et ne le reconnaît pas autrement. C’est pourquoi chaque objet a « son » haut et « son » bas qui indiquent, pour un niveau donné, son lieu « naturel », celui qu’il « doit » occuper. Voir un visage ce n’est pas former l’idée d’une certaine loi de constitution que l’objet observerait invariablement dans toutes ses orientations possibles, c’est avoir sur lui une certaine prise, pouvoir suivre à sa surface un certain itinéraire perceptif avec ses montées et ses descentes, aussi méconnaissable, si je le prends en sens inverse, que la montagne où tout à l’heure je peinais quand je la redescends à grands pas. En général notre perception ne comporterait ni contours, ni figures, ni fonds, ni objets, par conséquent elle ne serait perception de rien et enfin elle ne serait pas, si le sujet de la perception n’était pas ce regard qui n’a prise sur les choses que pour une certaine orientation des choses, et l’orientation dans l’espace n’est pas un caractère contingent de l’objet, c’est le moyen par lequel je le reconnais et j’ai conscience de lui comme d’un objet. Sans doute je puis avoir conscience du même objet dans différentes orientations, et, comme nous le disions tout à l’heure, je peux même reconnaître un visage renversé. Mais c’est toujours à condition de prendre devant lui en pensée une attitude définie, et quelquefois même nous la prenons en effet, comme quand nous inclinons la tête pour regarder une photographie que notre voisin tient devant lui. Ainsi comme tout être concevable se rapporte directement ou indirectement au monde perçu, et comme le monde perçu n’est saisi que par l’orientation, nous ne pouvons dissocier l’être de l’être orienté, il n’y a pas lieu de « fonder » l’espace ou de demander quel est le niveau de tous les niveaux. Le niveau primordial est à l’horizon de toutes nos perceptions, mais un horizon qui par principe ne peut jamais être atteint et thématisé dans une perception expresse. Chacun des niveaux dans lesquels nous vivons tour à tour apparaît lorsque nous jetons l’ancre dans quelque « milieu » qui se propose à nous. Ce milieu lui-même n’est spatialement défini que pour un niveau préalablement donné. Ainsi la série de nos expériences, jusqu’à la première, se transmettent une spatialité déjà acquise. Notre première perception à son tour n’a pu être spatiale qu’en se référant à une orientation qui l’ait précédée. Il faut donc qu’elle nous trouve déjà à l’œuvre dans un monde. Pourtant ce ne peut être un certain monde, un certain spectacle, puisque nous nous sommes placés à l’origine de tous. Le premier niveau spatial ne peut trouver nulle part ses points d’ancrage, puisque ceux-ci auraient besoin d’un niveau avant le premier niveau pour être déterminés dans l’espace. Et puisque cependant il ne peut être orienté « en soi », il faut que ma première perception et ma première prise sur le monde m’apparaissent comme l’exécution d’un pacte plus ancien conclu entre X et le monde en général, que mon histoire soit la suite d’une préhistoire dont elle utilise les résultats acquis, mon existence personnelle la reprise d’une tradition prépersonnelle. Il y a donc un autre sujet au-dessous de moi, pour qui un monde existe avant que je sois là et qui y marquait ma place. Cet esprit captif ou naturel, c’est mon corps, non pas le corps momentané qui est l’instrument de mes choix personnels et se fixe sur tel ou tel monde, mais le système de « fonctions » anonymes qui enveloppent toute fixation particulière dans un projet général. Et cette adhésion aveugle au monde, ce parti pris en faveur de l’être n’intervient pas seulement au début de ma vie. C’est lui qui donne son sens à toute perception ultérieure de l’espace, il est recommencé à chaque moment. L’espace et en général la perception marquent au cœur du sujet le fait de sa naissance, l’apport perpétuel de sa corporéité, une communication avec le monde plus vieille que la pensée. Voilà pourquoi ils engorgent la conscience et sont opaques à la réflexion. La labilité des niveaux donne non seulement l’expérience intellectuelle du désordre, mais l’expérience vitale du vertige et de la nausée18 qui est la conscience et l’horreur de notre contingence. La position d’un niveau est l’oubli de cette contingence et l’espace est assis sur notre facticité. Ce n’est ni un objet, ni un acte de liaison du sujet, on ne peut ni l’observer, puisqu’il est supposé dans toute observation, ni le voir sortir d’une opération constituante, puisqu’il lui est essentiel d’être déjà constitué, et c’est ainsi qu’il peut donner magiquement au paysage ses déterminations spatiales sans jamais paraître lui-même.

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Les conceptions classiques de la perception s’accordent pour nier que la profondeur soit visible. Berkeley montre qu’elle ne saurait être donnée à la vue faute de pouvoir être enregistrée, puisque nos rétines ne reçoivent du spectacle qu’une projection sensiblement plane. Si on lui opposait qu’après la critique de l’« hypothèse de constance » nous ne pouvons juger de ce que nous voyons par ce qui se peint sur nos rétines, Berkeley répondrait sans doute que, quoi qu’il en soit de l’image rétinienne, la profondeur ne peut pas être vue parce qu’elle ne se déploie pas sous notre regard et ne lui apparaît qu’en raccourci. Dans l’analyse réflexive, c’est pour une raison de principe que la profondeur n’est pas visible : même si elle pouvait s’inscrire sur nos yeux, l’impression sensorielle n’offrirait qu’une multiplicité en soi à parcourir, et ainsi la distance, comme toutes les autres relations spatiales, n’existe que pour un sujet qui en fasse la synthèse et qui la pense. Si opposées qu’elles soient, les deux doctrines sous-entendent le même refoulement de notre expérience effective. Ici et là, la profondeur est tacitement assimilée à la largeur considérée de profil, et c’est ce qui la rend invisible. L’argument de Berkeley, si on l’explicite tout à fait, est à peu près celui-ci. Ce que j’appelle profondeur est en réalité une juxtaposition de points comparables à la largeur. Simplement, je suis mal placé pour la voir. Je la verrais si j’étais à la place d’un spectateur latéral, qui peut embrasser du regard la série des objets disposés devant moi, tandis que pour moi ils se cachent l’un l’autre — ou voir la distance de mon corps au premier objet, tandis que pour moi cette distance est ramassée en un point. Ce qui rend la profondeur invisible pour moi, c’est précisément ce qui la rend pour le spectateur visible sous l’aspect de la largeur : la juxtaposition des points simultanés sur une seule direction qui est celle de mon regard. La profondeur que l’on déclare invisible est donc une profondeur déjà identifiée à la largeur, et sans cette condition, l’argument n’aurait pas même un semblant de consistance. De même, l’intellectualisme ne peut faire apparaître dans l’expérience de la profondeur un sujet pensant qui en fasse la synthèse que parce qu’il réfléchit sur une profondeur réalisée, sur une juxtaposition de points simultanés qui n’est pas la profondeur telle qu’elle s’offre à moi, mais la profondeur pour un spectateur placé latéralement, c’est-à-dire enfin la largeur19. En assimilant d’emblée l’une à l’autre, les deux philosophies se donnent comme allant de soi le résultat d’un travail constitutif dont nous avons, au contraire, à retracer les phases. Pour traiter la profondeur comme une largeur considérée de profil, pour parvenir à un espace isotrope, il faut que le sujet quitte sa place, son point de vue sur le monde, et se pense dans une sorte d’ubiquité. Pour Dieu, qui est partout, la largeur est immédiatement équivalente à la profondeur. L’intellectualisme et l’empirisme ne nous donnent pas un compte rendu de l’expérience humaine du monde ; ils en disent ce que Dieu pourrait en penser. Et sans doute c’est le monde lui-même qui nous invite à substituer les dimensions et à le penser sans point de vue. Tous les hommes admettent sans aucune spéculation l’équivalence de la profondeur et de la largeur ; elle est partie dans l’évidence d’un monde intersubjectif, et c’est ce qui fait que les philosophes comme les autres hommes peuvent oublier l’originalité de la profondeur. Mais nous ne savons rien encore du monde et de l’espace objectifs, nous cherchons à décrire le phénomène du monde, c’est-à-dire sa naissance pour nous dans ce champ où chaque perception nous replace, où nous sommes encore seuls, où les autres n’apparaîtront que plus tard, où le savoir et en particulier la science n’ont pas encore réduit et nivelé la perspective individuelle. C’est à travers elle, c’est par elle que nous devons accéder à un monde. Il faut donc d’abord la décrire. Plus directement que les autres dimensions de l’espace, la profondeur nous oblige à rejeter le préjugé du monde et à retrouver l’expérience primordiale où il jaillit ; elle est, pour ainsi dire, de toutes les dimensions, la plus « existentielle », parce que — c’est ce qu’il y a de vrai dans l’argument de Berkeley — elle ne se marque pas sur l’objet lui-même, elle appartient de toute évidence à la perspective et non aux choses ; elle ne peut donc ni en être tirée, ni même y être posée par la conscience ; elle annonce un certain lien indissoluble entre les choses et moi par lequel je suis situé devant elles, tandis que la largeur peut, à première vue, passer pour une relation entre les choses elles-mêmes où le sujet percevant n’est pas impliqué. En retrouvant la vision de la profondeur, c’est-à-dire une profondeur qui n’est pas encore objectivée et constituée de points extérieurs l’un à l’autre, nous dépasserons encore une fois les alternatives classiques et nous préciserons le rapport du sujet et de l’objet.

Voici ma table, et plus loin le piano, ou le mur, ou encore une voiture arrêtée devant moi est mise en marche et s’éloigne. Que veulent dire ces mots ? Pour réveiller l’expérience perceptive, partons du compte rendu superficiel que nous en donne la pensée obsédée par le monde et par l’objet. Ces mots, dit-elle, signifient qu’entre la table et moi il y a un intervalle, entre la voiture et moi un intervalle croissant que je ne puis voir d’où je suis, mais qui se signale à moi par la grandeur apparente de l’objet. C’est la grandeur apparente de la table, du piano et du mur qui, comparée à leur grandeur réelle, les met en place dans l’espace. Quand la voiture s’élève lentement vers l’horizon tout en perdant de sa taille, je construis, pour rendre compte de cette apparence, un déplacement selon la largeur tel que je la percevrais si j’observais du haut d’un avion et qui fait, en dernière analyse, tout le sens de la profondeur. Mais j’ai encore d’autres signes de la distance. À mesure qu’un objet s’approche, mes yeux qui le fixent convergent davantage. La distance est la hauteur d’un triangle dont la base et les angles à la base me sont donnés20 et, quand je dis que je vois à distance, je veux dire que la hauteur du triangle est déterminée par ses relations avec ces grandeurs données. L’expérience de la profondeur selon les vues classiques consiste à déchiffrer certains faits donnés — la convergence des yeux, la grandeur apparente de l’image — en les replaçant dans le contexte de relations objectives qui les expliquent. Mais, si je peux remonter de la grandeur apparente à sa signification, c’est à condition de savoir qu’il y a un monde d’objets indéformables, que mon corps est en face de ce monde comme un miroir et que, comme l’image du miroir, celle qui se forme sur le corps écran est exactement proportionnelle à l’intervalle qui le sépare de l’objet. Si je peux comprendre la convergence comme un signe de la distance, c’est à condition de me représenter mes regards, comme les deux bâtons de l’aveugle, d’autant plus inclinés l’un sur l’autre que l’objet est plus proche21 ; en d’autres termes, à condition d’insérer mes yeux, mon corps et l’extérieur dans un même espace objectif. Les « signes » qui, par hypothèse, devraient nous introduire à l’expérience de l’espace ne peuvent donc signifier l’espace que s’ils sont déjà pris en lui et s’il est déjà connu. Puisque la perception est l’initiation au monde et que, comme on l’a dit avec profondeur, « il n’y a rien avant elle qui soit esprit »22, nous ne pouvons mettre en elle des relations objectives qui ne sont pas encore constituées à son niveau. C’est pourquoi les cartésiens parlaient d’une « géométrie naturelle ». La signification de la grandeur apparente et de la convergence, c’est-à-dire la distance, ne peut pas être encore étalée et thématisée. La grandeur apparente et la convergence elles-mêmes ne peuvent être données comme éléments dans un système de relations objectives. La « géométrie naturelle » ou le « jugement naturel » sont des mythes, au sens platonicien, destinés à figurer l’enveloppement ou l’« implication » dans des signes qui ne sont pas encore posés et pensés, d’une signification qui ne l’est pas davantage, et c’est là ce qu’il nous faut comprendre en revenant à l’expérience perceptive. Il faut décrire la grandeur apparente et la convergence, non pas telles que les connaît le savoir scientifique, mais telles que nous les saisissons de l’intérieur. La psychologie de la Forme23 a remarqué qu’elles ne sont pas, dans la perception même, explicitement connues, — je n’ai pas conscience expresse de la convergence de mes yeux ou de la grandeur apparente lorsque je perçois à distance, elles ne sont pas devant moi comme des faits perçus, — et que pourtant elles interviennent dans la perception de la distance, comme le montrent assez le stéréoscope et les illusions de la perspective. Les psychologues en concluent qu’elles ne sont pas des signes, mais des conditions ou des causes de la profondeur. Nous constatons que l’organisation en profondeur apparaît quand une certaine grandeur de l’image rétinienne ou un certain degré de convergence se produisent objectivement dans le corps ; c’est là une loi comparable aux lois de la physique ; il n’y a qu’à l’enregistrer sans plus. Mais le psychologue ici se dérobe à sa tâche : quand il reconnaît que la grandeur apparente et la convergence ne sont pas présentes dans la perception même comme faits objectifs, il nous rappelle à la description pure des phénomènes avant le monde objectif, il nous fait entrevoir la profondeur vécue hors de toute géométrie. Et c’est alors qu’il interrompt la description pour se replacer dans le monde et dériver l’organisation en profondeur d’un enchaînement de faits objectifs. Peut-on ainsi limiter la description, et, une fois qu’on a reconnu l’ordre phénoménal comme un ordre original, remettre à une alchimie cérébrale dont l’expérience n’enregistrerait que le résultat la production de la profondeur phénoménale ? De deux choses l’une : ou bien, avec le behaviorisme on refuse tout sens au mot d’expérience, et l’on essaye de construire la perception comme un produit du monde de la science, ou bien on admet que l’expérience, elle aussi, nous donne accès à l’être, et alors on ne peut la traiter comme un sous-produit de l’être. L’expérience n’est rien ou il faut qu’elle soit totale. Essayons de nous représenter ce que pourrait être une organisation en profondeur produite par la physiologie cérébrale. Pour une grandeur apparente et une convergence données, en quelque endroit du cerveau apparaîtrait une structure fonctionnelle homologue à l’organisation en profondeur. Mais ce ne serait en tout cas qu’une profondeur donnée, une profondeur de fait, et il resterait à en prendre conscience. Avoir l’expérience d’une structure, ce n’est pas la recevoir passivement en soi : c’est la vivre, la reprendre, l’assumer, en retrouver le sens immanent. Une expérience ne peut donc jamais être rattachée comme à sa cause à certaines conditions de fait24 et, si la conscience de la distance se produit pour telle valeur de la convergence et pour telle grandeur de l’image rétinienne, elle ne peut dépendre de ces facteurs qu’autant qu’ils figurent en elle. Puisque nous n’en avons aucune expérience expresse, il faut conclure que nous en avons une expérience non thétique. Convergence et grandeur apparente ne sont ni signes ni causes de la profondeur : elles sont présentes dans l’expérience de la profondeur comme le motif, même lorsqu’il n’est pas articulé et posé à part, est présent dans la décision. Qu’entend-on par un motif et que veut-on dire quand on dit, par exemple, qu’un voyage est motivé ? On entend par là qu’il a son origine dans certains faits donnés, non que ces faits à eux seuls aient la puissance physique de le produire, mais en tant qu’ils offrent des raisons de l’entreprendre. Le motif est un antécédent qui n’agit que par son sens, et même il faut ajouter que c’est la décision qui affirme ce sens comme valable et qui lui donne sa force et son efficacité. Motif et décision sont deux éléments d’une situation : le premier est la situation comme fait, le second la situation assumée. Ainsi un deuil motive mon voyage parce qu’il est une situation où ma présence est requise, soit pour réconforter une famille affligée, soit pour rendre au mort les « derniers devoirs », et, en décidant de faire ce voyage, je valide ce motif qui se propose et j’assume cette situation. La relation du motivant et du motivé est donc réciproque. Or tel est bien le rapport qui existe entre l’expérience de la convergence, ou de la grandeur apparente et celle de la profondeur. Elles ne font pas apparaître miraculeusement à titre de « causes » l’organisation en profondeur, mais elles la motivent tacitement en tant qu’elles la renferment déjà dans leur sens et qu’elles sont déjà l’une et l’autre une certaine manière de regarder à distance. Nous avons déjà vu que la convergence des yeux n’est pas cause de la profondeur et qu’elle présuppose elle-même une orientation vers l’objet à distance. Insistons maintenant sur la notion de grandeur apparente. Si nous regardons longuement un objet éclairé qui va laisser après lui une image consécutive, et si nous fixons ensuite des écrans placés à différentes distances, la post-image se projette sur eux sous un diamètre apparent d’autant plus grand que l’écran est plus éloigné25. On a longtemps expliqué la lune énorme à l’horizon par le grand nombre d’objets interposés qui rendraient plus sensible la distance et par suite augmenteraient le diamètre apparent. C’est dire que le phénomène « grandeur apparente » et le phénomène distance sont deux moments d’une organisation d’ensemble du champ, que le premier n’est à l’égard de l’autre ni dans le rapport du signe à la signification, ni dans le rapport de la cause à l’effet, et que, comme le motivant et le motivé, ils communiquent par leur sens. La grandeur apparente vécue, au lieu d’être le signe ou l’indice d’une profondeur en elle-même invisible, n’est pas autre chose qu’une manière d’exprimer notre vision de la profondeur. La théorie de la forme a justement contribué à montrer que la grandeur apparente d’un objet qui s’éloigne ne varie pas comme l’image rétinienne et que la forme apparente d’un disque qui tourne autour de l’un de ses diamètres ne varie pas comme on l’attendrait d’après la perspective géométrique. L’objet qui s’éloigne diminue moins vite, l’objet qui s’approche augmente moins vite pour ma perception que l’image physique sur ma rétine. C’est pourquoi le train qui vient vers nous, au cinéma, grandit beaucoup plus qu’il ne ferait en réalité. C’est pourquoi une colline qui nous paraissait élevée devient insignifiante sur la photographie. C’est pourquoi enfin un disque placé obliquement par rapport à notre visage résiste à la perspective géométrique, comme Cézanne et d’autres peintres l’ont montré en représentant une assiette à soupe de profil dont l’intérieur reste visible. On a eu raison de dire que, si les déformations perspectives nous étaient expressément données, nous n’aurions pas à apprendre la perspective. Mais la théorie de la forme s’exprime comme si la déformation de l’assiette oblique était un compromis entre la forme de l’assiette vue de face et la perspective géométrique, la grandeur apparente de l’objet qui s’éloigne un compromis entre sa grandeur apparente à distance de toucher et celle, beaucoup plus faible, que lui assignerait la perspective géométrique. On parle comme si la constance de la forme ou de la grandeur était une constance réelle, comme s’il y avait, outre l’image physique de l’objet sur la rétine, une « image psychique » du même objet qui demeurerait relativement constante quand la première varie. En réalité, l’« image psychique » de ce cendrier n’est ni plus grande, ni moins grande que l’image physique du même objet sur ma rétine : il n’y a pas d’image psychique que l’on puisse comme une chose comparer avec l’image physique, qui ait par rapport à elle une grandeur déterminée et qui fasse écran entre moi et la chose. Ma perception ne porte pas sur un contenu de conscience : elle porte sur le cendrier lui-même. La grandeur apparente du cendrier perçu n’est pas une grandeur mesurable. Quand on me demande sous quel diamètre je le vois, je ne peux pas répondre à la question tant que je garde les deux yeux ouverts. Spontanément, je cligne un œil, je saisis un instrument de mesure, par exemple un crayon tenu à bout de bras, et je marque sur le crayon la grandeur interceptée par le cendrier. Ce faisant, il ne faut pas dire seulement que j’ai réduit la perspective perçue à la perspective géométrique, que j’ai changé les proportions du spectacle, que j’ai rapetissé l’objet s’il est éloigné, que je l’ai grossi s’il est proche — il faut dire plutôt qu’en démembrant le champ perceptif, en isolant le cendrier, en le posant pour lui-même, j’ai fait apparaître la grandeur dans ce qui jusque-là n’en comportait pas. La constance de la grandeur apparente dans un objet qui s’éloigne n’est pas la permanence effective d’une certaine image psychique de l’objet qui résisterait aux déformations perspectives, comme un objet rigide à la pression. La constance de la forme circulaire dans une assiette n’est pas une résistance du cercle à l’aplatissement perspectif, et c’est pourquoi le peintre qui ne peut la figurer que par un tracé réel sur une toile réelle étonne le public, bien qu’il cherche à rendre la perspective vécue. Quand je regarde une route devant moi qui fuit vers l’horizon, il ne faut dire ni que les bords de la route me sont donnés comme convergents, ni qu’ils me sont donnés comme parallèles : ils sont parallèles en profondeur. L’apparence perspective n’est pas posée, mais pas davantage le parallélisme. Je suis à la route elle-même, à travers sa déformation virtuelle, et la profondeur est cette intention même qui ne pose ni la projection perspective de la route, ni la route « vraie ». — Pourtant, un homme à deux cents pas n’est-il pas plus petit qu’un homme à cinq pas ? — Il le devient si je l’isole du contexte perçu et que je mesure la grandeur apparente. Autrement, il n’est ni plus petit, ni d’ailleurs égal en grandeur : il est en deçà de l’égal et de l’inégal, il est le même homme vu de plus loin. On peut seulement dire que l’homme à deux cents pas est une figure beaucoup moins articulée, qu’il offre à mon regard des prises moins nombreuses et moins précises, qu’il est moins strictement engrené sur mon pouvoir explorateur. On peut dire encore qu’il occupe moins complètement mon champ visuel, à condition de se rappeler que le champ visuel n’est pas lui-même une aire mesurable. Dire qu’un objet occupe peu de place dans le champ visuel, c’est dire, en dernière analyse, qu’il n’offre pas une configuration assez riche pour épuiser ma puissance de vision nette. Mon champ visuel n’a aucune capacité définie et il peut contenir plus ou moins de choses, justement, selon que je les vois « de loin » ou « de près ». La grandeur apparente n’est donc pas définissable à part de la distance : elle est impliquée par elle aussi bien qu’elle l’implique. Convergence, grandeur apparente et distance se lisent l’une dans l’autre, se symbolisent ou se signifient naturellement l’une l’autre, sont les éléments abstraits d’une situation et sont en elle synonymes l’une de l’autre, non que le sujet de la perception pose entre elles des relations objectives, mais au contraire parce qu’il ne les pose pas à part et n’a donc pas besoin de les relier expressément. Soient les différentes « grandeurs apparentes » de l’objet qui s’éloigne, il n’est pas nécessaire de la relier par une synthèse si aucune d’elles ne fait l’objet d’une thèse. Nous « avons » l’objet qui s’éloigne, nous ne cessons pas de le « tenir » et d’avoir prise sur lui, et la distance croissante n’est pas, comme la largeur paraît l’être, une extériorité qui s’accroît : elle exprime seulement que la chose commence à glisser sous la prise de notre regard et qu’il l’épouse moins strictement. La distance est ce qui distingue cette prise ébauchée de la prise complète ou proximité. Nous la définissons donc comme nous avons plus haut défini le « droit » et l’« oblique » : par la situation de l’objet à l’égard de la puissance de prise.

Ce sont surtout les illusions touchant la profondeur qui nous ont habitués à la considérer comme une construction de l’entendement. On peut les provoquer en imposant aux yeux un certain degré de convergence, comme au stéréoscope, ou en présentant au sujet un dessin perspectif. Puisque ici je crois voir la profondeur alors qu’il n’y en a pas, n’est-ce pas que les signes trompeurs ont été l’occasion d’une hypothèse, et qu’en général la prétendue vision de la distance est toujours une interprétation des signes ? Mais le postulat est manifeste ; on suppose qu’il n’est pas possible de voir ce qui n’est pas, on définit donc la vision par l’impression sensorielle, on manque le rapport original de motivation et on le remplace par un rapport de signification. Nous avons vu que la disparité des images rétiniennes qui suscite le mouvement de convergence n’existe pas en soi ; il n’y a disparité que pour un sujet qui cherche à fusionner les phénomènes monoculaires de même structure et qui tend à la synergie. L’unité de la vision binoculaire, et avec elle la profondeur sans laquelle elle n’est pas réalisable, est donc là dès le moment où les images monoculaires se donnent comme « disparates ». Quand je me mets au stéréoscope, un ensemble se propose où déjà l’ordre possible se dessine et la situation s’ébauche. Ma réponse motrice assume cette situation. Cézanne disait que le peintre en face de son « motif » va « joindre les mains errantes de la nature »26. Le mouvement de fixation au stéréoscope est lui aussi une réponse à la question posée par les données et cette réponse est enveloppée dans la question. C’est le champ lui-même qui s’oriente vers une symétrie aussi parfaite que possible et la profondeur n’est qu’un moment de la foi perceptive en une chose unique. Le dessin perspectif n’est pas d’abord perçu comme dessin sur un plan, puis organisé en profondeur. Les lignes qui fuient vers l’horizon ne sont pas d’abord données comme des obliques, puis pensées comme des horizontales. L’ensemble du dessin cherche son équilibre en se creusant selon la profondeur. Le peuplier sur la route qui est dessiné plus petit qu’un homme ne réussit à devenir un arbre pour de bon qu’en reculant vers l’horizon. C’est le dessin lui-même qui tend vers la profondeur comme une pierre qui tombe va vers le bas. Si la symétrie, la plénitude, la détermination peuvent être obtenues de plusieurs façons l’organisation ne sera pas stable, comme on voit dans les dessins ambigus. Ainsi dans la figure 1 que l’on peut percevoir soit comme un cube vu par le bas avec la face ABCD en avant, soit comme un cube vu de haut avec la face EFGH en avant, soit enfin comme une mosaïque de cuisine composée de 10 triangles et un carré. La figure 2 au contraire sera vue presque inévitablement comme un cube, parce que c’est là la seule organisation qui la mette en symétrie parfaite27. La profondeur naît sous mon regard parce qu’il cherche à voir quelque chose. Mais quel est ce génie perceptif à l’œuvre dans notre champ visuel, qui tend toujours au plus déterminé ? Ne revenons-nous pas au réalisme ? Considérons un exemple. L’organisation en profondeur est détruite si j’ajoute au dessin ambigu non pas des lignes quelconques (la figure 3 reste bien un cube)

mais des lignes qui disjoignent les éléments d’un même plan et rejoignent les éléments de différents plans (fig. I)28. Que voulons-nous dire en disant que ces lignes opèrent elles-mêmes la destruction de la profondeur ? Ne parlons-nous pas comme l’associationnisme ? Nous ne voulons pas dire que la ligne EH (fig. 1) agissant comme une cause disloque le cube où elle est introduite, mais qu’elle induit une saisie d’ensemble qui n’est plus la saisie en profondeur. Il est entendu que la ligne EH elle-même ne possède une individualité que si je la saisis comme telle, si je la parcours et la trace moi-même. Mais cette saisie et ce parcours ne sont pas arbitraires. Ils sont indiqués ou recommandés par les phénomènes. La demande ici n’est pas impérieuse, puisqu’il s’agit justement d’une figure ambiguë, mais, dans un champ visuel normal, la ségrégation des plans et des contours est irrésistible, et par exemple quand je me promène sur le boulevard, je n’arrive pas à voir comme choses les intervalles entre les arbres et comme fond les arbres eux-mêmes. C’est bien moi qui ai l’expérience du paysage, mais j’ai conscience dans cette expérience d’assumer une situation de fait, de rassembler un sens épars dans les phénomènes et de dire ce qu’ils veulent dire d’eux-mêmes. Même dans les cas où l’organisation est ambiguë et où je peux la faire varier, je n’y parviens pas directement : l’une des faces du cube ne passe au premier plan que si je la regarde d’abord et si mon regard part d’elle pour suivre les arêtes et trouver enfin la seconde face comme un fond indéterminé. Si je vois la figure 1 comme une mosaïque de cuisine, c’est à condition de porter d’abord mon regard au centre, puis de le répartir également sur toute la figure à la fois. Comme Bergson attend que le morceau de sucre ait fondu, je suis quelquefois obligé d’attendre que l’organisation se fasse. À plus forte raison dans la perception normale, le sens du perçu m’apparaît-il comme institué en lui et non pas comme constitué par moi, et le regard comme une sorte de machine à connaître, qui prend les choses par où elles doivent être prises pour devenir spectacle, ou qui les découpe selon leurs articulations naturelles. Sans doute la droite EH ne peut valoir comme droite que si je la parcours, mais il ne s’agit pas d’une inspection de l’esprit, il s’agit d’une inspection du regard, c’est-à-dire que mon acte n’est pas originaire ou constituant, il est sollicité ou motivé. Toute fixation est toujours fixation de quelque chose qui s’offre comme à fixer. Quand je fixe la face ABCD du cube, cela ne veut pas dire seulement que je la fais passer à l’état de vision nette, mais aussi que je la fais valoir comme figure et comme plus près de moi que l’autre face, en un mot que j’organise le cube, et le regard est ce génie perceptif au-dessous du sujet pensant qui sait donner aux choses la réponse juste qu’elles attendent pour exister devant nous. — Qu’est-ce donc enfin que voir un cube ? C’est, dit l’empirisme, associer à l’aspect effectif du dessin une série d’autres apparences, celles qu’il offrirait vu de plus près, vu de profil, vu sous différents angles. Mais, quand je vois un cube, je ne trouve en moi aucune de ces images, elles sont la monnaie d’une perception de la profondeur qui les rend possibles et ne résulte pas d’elles. Quel est donc cet acte unique par lequel je saisis la possibilité de toutes les apparences ? C’est, dit l’intellectualisme, la pensée du cube comme solide fait de six faces égales et de douze arêtes égales qui se coupent à angle droit, — et la profondeur n’est rien d’autre que la coexistence des faces et des arêtes égales. Mais ici encore on nous donne comme définition de la profondeur ce qui n’en est qu’une conséquence. Les six faces et les douze arêtes égales ne font pas tout le sens de la profondeur et au contraire cette définition n’a aucun sens sans la profondeur. Les six faces et les douze arêtes ne peuvent à la fois coexister et demeurer égales pour moi que si elles se disposent en profondeur. L’acte qui redresse les apparences, donne aux angles aigus ou obtus valeur d’angles droits, aux côtés déformés valeur de carré, n’est pas la pensée des relations géométriques d’égalité et de l’être géométrique auquel elles appartiennent, — c’est l’investissement de l’objet par mon regard qui le pénètre, l’anime, et fait valoir immédiatement les faces latérales comme des « carrés vus de biais », au point que nous ne les voyons même pas sous leur aspect perspectif de losange. Cette présence simultanée à des expériences qui pourtant s’excluent, cette implication de l’une en l’autre, cette contraction en un seul acte perceptif de tout un processus possible font l’originalité de la profondeur, elle est la dimension selon laquelle les choses ou les éléments des choses s’enveloppent l’un l’autre, tandis que largeur et hauteur sont les dimensions selon lesquelles ils se juxtaposent.

On ne peut donc pas parler d’une synthèse de la profondeur puisqu’une synthèse suppose, ou au moins, comme la synthèse kantienne, pose des termes discrets et que la profondeur ne pose pas la multiplicité des apparences perspectives que l’analyse explicitera et ne l’entrevoit que sur le fond de la chose stable. Cette quasi-synthèse s’éclaire si on la comprend comme temporelle. Quand je dis que je vois un objet à distance, je veux dire que je le tiens déjà ou que je le tiens encore, il est dans l’avenir ou dans le passé en même temps que dans l’espace29. On dira peut-être qu’il n’y est que pour moi : en soi la lampe que je perçois existe en même temps que moi, la distance est entre objets simultanés, et cette simultanéité est incluse dans le sens même de la perception. Sans doute. Mais la coexistence, qui définit en effet l’espace, n’est pas étrangère au temps, elle est l’appartenance de deux phénomènes à la même vague temporelle. Quant au rapport de l’objet perçu et de ma perception, il ne les lie pas dans l’espace et hors du temps : ils sont contemporains. L’« ordre des coexistants » ne peut pas être séparé de l’« ordre des successifs » ou plutôt le temps n’est pas seulement la conscience d’une succession. La perception me donne un « champ de présence »30 au sens large qui s’étend selon deux dimensions : la dimension ici-là-bas et la dimension passé-présent-futur. La seconde fait comprendre la première. Je « tiens », j’« ai » l’objet distant sans position explicite de la perspective spatiale (grandeur et forme apparentes) comme je « tiens encore en main »31 le passé prochain sans aucune déformation, sans « souvenir » interposé. Si l’on veut encore parler de synthèse, ce sera, comme dit Husserl, une « synthèse de transition », qui ne relie pas des perspectives discrètes mais qui effectue le « passage » de l’une à l’autre. La psychologie s’est engagée dans des difficultés sans fin, lorsqu’elle a voulu fonder la mémoire sur la possession de certains contenus ou souvenirs, traces présentes (dans le corps ou dans l’inconscient) du passé aboli, car à partir de ces traces on ne peut jamais comprendre la reconnaissance du passé comme passé. De même on ne comprendra jamais la perception de la distance si l’on part de contenus donnés dans une sorte d’équidistance, projection plane du monde comme les souvenirs sont une projection du passé dans le présent. Et de même que l’on ne peut comprendre la mémoire que comme une possession directe du passé sans contenus interposés, on ne peut comprendre la perception de la distance que comme un être au lointain qui le rejoint là où il apparaît. La mémoire est fondée de proche en proche sur le passage continu d’un instant dans l’autre et sur l’emboîtement de chacun avec tout son horizon dans l’épaisseur du suivant. La même transition continue implique l’objet tel qu’il est là-bas, avec sa grandeur « réelle », tel enfin que je le verrais si j’étais à côté de lui, dans la perception que j’en ai d’ici. De même qu’il n’y a pas de discussion à instituer sur la « conservation des souvenirs », mais seulement une certaine manière de regarder le temps qui rend manifeste le passé comme dimension inaliénable de la conscience, il n’y a pas de problème de la distance et la distance est immédiatement visible, à condition que nous sachions retrouver le présent vivant où elle se constitue.

Comme nous l’indiquions en commençant, il faut redécouvrir sous la profondeur comme relation entre des choses ou même entre des plans, qui est la profondeur objectivée, détachée de l’expérience et transformée en largeur, une profondeur primordiale qui donne son sens à celle-là et qui est l’épaisseur d’un médium sans chose. Quand nous nous laissons être au monde sans l’assumer activement, ou dans les maladies qui favorisent cette attitude, les plans ne se distinguent plus les uns des autres, les couleurs ne se condensent plus en couleurs superficielles, elles diffusent autour des objets et deviennent couleurs atmosphériques, par exemple le malade qui écrit sur une feuille de papier doit percer avec sa plume une certaine épaisseur de blanc avant de parvenir au papier. Cette voluminosité varie avec la couleur considérée, et elle est comme l’expression de son essence qualitative32. Il y a donc une profondeur qui n’a pas encore lieu entre des objets, qui, à plus forte raison, n’évalue pas encore la distance de l’un à l’autre, et qui est la simple ouverture de la perception à un fantôme de chose à peine qualifié. Même dans la perception normale la profondeur ne s’applique pas premièrement aux choses. De même que le haut et le bas, la droite et la gauche ne sont pas données au sujet avec les contenus perçus et sont constituées à chaque moment avec un niveau spatial par rapport auquel les choses se situent, — de même la profondeur et la grandeur viennent aux choses de ce qu’elles se situent par rapport à un niveau des distances et des grandeurs33, qui définit le loin et le près, le grand et le petit avant tout objet-repère. Quand nous disons qu’un objet est gigantesque ou minuscule, qu’il est loin ou près, c’est souvent sans aucune comparaison, même implicite, avec aucun autre objet ou même avec la grandeur et la position objective de notre propre corps, ce n’est que par rapport à une certaine « portée » de nos gestes, à une certaine « prise » du corps phénoménal sur son entourage. Si nous ne voulions pas reconnaître cet enracinement des grandeurs et des distances, nous serions renvoyés d’un objet-repère à un autre sans comprendre comment il peut jamais y avoir pour nous des grandeurs ou des distances. L’expérience pathologique de la micropsie ou de la macropsie, puisqu’elle change la grandeur apparente de tous les objets du champ, ne laisse aucun repère par rapport auquel les objets puissent apparaître plus grands ou plus petits que d’ordinaire, et ne se comprend donc que par rapport à un étalon préobjectif des distances et des grandeurs. Ainsi la profondeur ne peut être comprise comme pensée d’un sujet acosmique mais comme possibilité d’un sujet engagé.

Cette analyse de la profondeur rejoint celle que nous avons essayé de faire de la hauteur et de la largeur. Si nous avons, dans ce paragraphe, commencé par opposer la profondeur aux autres dimensions, c’est seulement parce qu’elles paraissent, à première vue, concerner les rapports des choses entre elles, tandis que la profondeur révèle immédiatement le lien du sujet à l’espace. Mais, en réalité, nous avons vu plus haut que la verticale et l’horizontale, elles aussi, se définissent en dernière analyse par la meilleure prise de notre corps sur le monde. Largeur et hauteur comme relations entre les objets sont dérivées et dans leur sens originaire elles sont, elles aussi, des dimensions « existentielles ». Il ne faut pas dire seulement avec Lagneau et Alain que la hauteur et la largeur présupposent la profondeur, parce qu’un spectacle sur un seul plan suppose l’équidistance de toutes ses parties au plan de mon visage : cette analyse ne concerne que la largeur, la hauteur et la profondeur déjà objectivées et non pas l’expérience qui nous ouvre ces dimensions. La verticale et l’horizontale, le proche et le lointain sont des désignations abstraites pour un seul être en situation et supposent le même « vis-à-vis » du sujet et du monde.

*

Le mouvement, même s’il ne peut être défini par là, est un déplacement ou un changement de position. Comme nous avons rencontré d’abord une pensée de la position qui la définit par des rapports dans l’espace objectif, il y a une conception objective du mouvement qui le définit par des relations intramondaines, en prenant pour acquise l’expérience du monde. Et de même que nous avons dû retrouver l’origine de la position spatiale dans la situation ou la localité préobjective du sujet qui se fixe à son milieu, de même nous aurons à redécouvrir sous la pensée objective du mouvement une expérience préobjective à laquelle elle emprunte son sens et où le mouvement, encore lié à celui qui le perçoit, est une variation de la prise du sujet sur son monde. Quand nous voulons penser le mouvement, faire la philosophie du mouvement, nous nous plaçons aussitôt dans l’attitude critique ou attitude de vérification, nous nous demandons ce qui nous est donné au juste dans le mouvement, nous nous apprêtons à rejeter les apparences pour atteindre la vérité du mouvement, et nous ne nous apercevons pas que c’est justement cette attitude qui réduit le phénomène et qui va nous empêcher de l’atteindre lui-même parce qu’elle introduit, avec la notion de la vérité en soi, des présupposés capables de me cacher la naissance du mouvement pour moi. Je lance une pierre. Elle traverse mon jardin. Elle devient pour un moment un bolide confus et redevient pierre en tombant sur le sol à quelque distance. Si je veux penser « clairement » le phénomène, il faut le décomposer. La pierre elle-même, dirai-je, n’est en réalité pas modifiée par le mouvement. C’est la même pierre que je tenais dans ma main et que je retrouve par terre en fin de course, c’est donc la même pierre qui a traversé l’air. Le mouvement n’est qu’un attribut accidentel du mobile et ce n’est pas en quelque sorte dans la pierre qu’il se voit. Il ne peut être qu’un changement dans les rapports de la pierre et de l’entourage. Nous ne pouvons parler de changement que si c’est la même pierre qui persiste sous les différents rapports avec l’entourage. Si, au contraire, je suppose que la pierre s’anéantit en arrivant au point P et qu’une autre pierre identique surgit du néant au point P aussi voisin qu’on voudra du premier, nous n’avons plus un mouvement unique, mais deux mouvements. Il n’y a donc pas de mouvement sans un mobile qui le porte sans interruption du point de départ jusqu’au point d’arrivée. Puisqu’il n’est rien d’inhérent au mobile et consiste tout entier dans ses rapports à l’entourage, le mouvement ne va pas sans un repère extérieur et enfin il n’y a aucun moyen de l’attribuer en propre au « mobile » plutôt qu’au repère. Une fois faite la distinction du mobile et du mouvement, il n’y a donc pas de mouvement sans mobile, pas de mouvement sans repère objectif et pas de mouvement absolu. Cependant, cette pensée du mouvement est en fait une négation du mouvement : distinguer rigoureusement le mouvement du mobile, c’est dire qu’à la rigueur le « mobile » ne se meut pas. Si la pierre-en-mouvement n’est pas d’une certaine manière autre que la pierre en repos, elle n’est jamais en mouvement (ni d’ailleurs en repos). Dès que nous introduisons l’idée d’un mobile qui reste le même à travers son mouvement, les arguments de Zénon redeviennent valables. On leur opposerait en vain qu’il ne faut pas considérer le mouvement comme une série de positions discontinues occupées tour à tour dans une série d’instants discontinus, et que l’espace et le temps ne sont pas faits d’un assemblage d’éléments discrets. Car même si l’on considère deux instants-limites et deux positions-limites dont la différence puisse décroître au-dessous de toute quantité donnée et dont la différenciation soit à l’état naissant, l’idée d’un mobile identique à travers les phases du mouvement exclut comme simple apparence le phénomène du « bougé » et emporte l’idée d’une position spatiale et temporelle toujours identifiable en soi, même si elle ne l’est pas pour nous, donc celle d’une pierre qui est toujours et qui ne passe jamais. Même si l’on invente un instrument mathématique qui permette de faire entrer en compte une multiplicité indéfinie de positions et d’instants, on ne conçoit pas dans un mobile identique l’acte même de transition qui est toujours entre deux instants et deux positions, si voisins qu’on les choisisse. De sorte que, à penser clairement le mouvement, je ne comprends pas qu’il puisse jamais commencer pour moi et m’être donné comme phénomène.

Et pourtant je marche, j’ai l’expérience du mouvement en dépit des exigences et des alternatives de la pensée claire, ce qui entraîne, contre toute raison, que je perçoive des mouvements sans mobile identique, sans repère extérieur et sans aucune relativité. Si nous présentons à un sujet alternativement deux traits lumineux A et B, le sujet voit un mouvement continu de A à B, puis de B à A, puis encore de A à B et ainsi de suite, sans qu’aucune position intermédiaire et même sans que les positions extrêmes soient données pour elles-mêmes, on a un seul trait qui va et vient sans repos. On peut, au contraire, faire apparaître distinctement les positions extrêmes en accélérant ou en ralentissant la cadence de la présentation. Le mouvement stroboscopique tend alors à se dissocier : le trait apparaît d’abord retenu dans la position A, puis il s’en libère brusquement et bondit à la position B. Si l’on continue d’accélérer ou de ralentir la cadence, le mouvement stroboscopique prend fin et on a deux traits simultanés ou deux traits successifs34. La perception des positions est donc en raison inverse de celle du mouvement. On peut même montrer que le mouvement n’est jamais l’occupation successive par un mobile de toutes les positions situées entre les deux extrêmes. Si l’on utilise pour le mouvement stroboscopique des figures colorées ou blanches sur fond noir, l’espace sur lequel s’étend le mouvement n’est à aucun moment éclairé ou coloré par lui. Si on intercale entre les positions extrêmes A et B un bâtonnet C, le bâtonnet n’est à aucun moment complété par le mouvement qui passe (Fig. 1). On n’a pas un « passage du trait » mais un pur « passage ». Si l’on opère avec un tachistoscope, le sujet perçoit souvent un mouvement sans pouvoir dire de quoi il y a mouvement. Lorsqu’il s’agit de mouvements réels, la situation n’est pas différente : si je regarde des ouvriers qui déchargent un camion et se lancent l’un à l’autre des briques, je vois le bras de l’ouvrier dans sa position initiale et dans sa position finale, je ne le vois dans aucune position intermédiaire, et cependant j’ai une perception vive de son mouvement. Si je fais passer rapidement un crayon devant une feuille de papier où j’ai marqué un point de repère, je n’ai à aucun moment conscience que le crayon se trouve au-dessus du point repère, je ne vois aucune des positions intermédiaires et cependant j’ai l’expérience du mouvement. Réciproquement, si je ralentis le mouvement et que je parvienne à ne pas perdre de vue le crayon, à ce moment même l’impression de mouvement disparaît35. Le mouvement disparaît au moment même où il est le plus conforme à la définition qu’en donne la pensée objective. Ainsi on peut obtenir des phénomènes où le mobile n’apparaît que pris dans le mouvement. Se mouvoir n’est pas pour lui passer tour à tour par une série indéfinie de positions, il n’est donné que commençant, poursuivant ou achevant son mouvement. En conséquence, même dans les cas où un mobile est visible, le mouvement n’est pas à son égard une dénomination extrinsèque, une relation entre lui et l’extérieur, et nous pourrons avoir des mouvements sans repère. De fait, si l’on projette l’image consécutive d’un mouvement sur un champ homogène sans aucun objet et sans aucun contour, le mouvement prend possession de tout l’espace, c’est tout le champ visuel qui bouge, comme à la foire dans la Maison Hantée. Si nous projetons sur l’écran la post-image d’une spirale tournant autour de son centre, en l’absence de tout cadre fixe, c’est l’espace même qui vibre et se dilate du centre à la périphérie36. Enfin, puisque le mouvement n’est plus un système de relations extérieures au mobile lui-même, rien ne nous empêche maintenant de reconnaître des mouvements absolus, comme la perception nous en donne effectivement à chaque moment.

Mais à cette description on peut toujours opposer qu’elle ne veut rien dire. Le psychologue refuse l’analyse rationnelle du mouvement, et, quand on lui remontre que tout mouvement pour être mouvement doit être mouvement de quelque chose, il répond que « cela n’est pas fondé en description psychologique »37. Mais si c’est un mouvement que le psychologue décrit, il faut qu’il soit rapporté à un quelque chose identique qui se meut. Si je pose ma montre sur la table de ma chambre et qu’elle disparaisse soudain pour reparaître quelques instants plus tard sur la table de la chambre voisine, je ne dirai pas qu’il y a eu mouvement38, il n’y a mouvement que si les positions intermédiaires ont été effectivement occupées par la montre. Le psychologue peut bien montrer que le mouvement stroboscopique se produit sans stimulus intermédiaire entre les positions extrêmes, et même que le trait lumineux A ne voyage pas dans l’espace qui les sépare de B, qu’aucune lumière n’est perçue entre A et B pendant le mouvement stroboscopique, et enfin que je ne vois pas le crayon ou le bras de l’ouvrier entre les deux positions extrêmes, il faut, d’une manière ou de l’autre, que le mobile ait été présent en chaque point du trajet pour que le mouvement apparaisse, et s’il n’y est pas présent sensiblement, c’est qu’il y est pensé. Il en est du mouvement comme du changement : quand je dis que le fakir transforme un œuf en mouchoir ou que le magicien se transforme en un oiseau sur le toit de son palais39 je ne veux pas dire seulement qu’un objet ou un être a disparu et a été remplacé instantanément par un autre. Il faut un rapport interne entre ce qui s’anéantit et ce qui naît ; il faut que l’un et l’autre soient deux manifestations ou deux apparitions, deux étapes d’un même quelque chose qui se présente tour à tour sous ces deux formes40. De même il faut que l’arrivée du mouvement en un point ne fasse qu’un avec son départ du point « contigu », et cela n’a lieu que s’il y a un mobile qui, d’un seul coup, quitte un point et en occupe un autre. « Un quelque chose qui est saisi comme cercle cesserait de valoir pour nous comme cercle sitôt que le moment de “rondeur” ou l’identité de tous les diamètres, qui est essentielle au cercle, cesserait d’y être présent. Que le cercle soit perçu ou pensé, cela est indifférent ; il faut, en tout cas, qu’une détermination commune soit présente qui nous oblige dans les deux cas à caractériser comme cercle ce qui se présente à nous et à le distinguer de tout autre phénomène41. » De la même manière quand on parle d’une sensation de mouvement, ou d’une conscience sui generis du mouvement, ou, comme la théorie de la forme, d’un mouvement global, d’un phénomène φ où aucun mobile, aucune position particulière du mobile ne seraient donnés, ce ne sont là que des mots si l’on ne dit pas comment « ce qui est donné dans cette sensation ou dans ce phénomène ou ce qui est saisi à travers eux se signale (dokumentiert) immédiatement comme mouvement »42. La perception du mouvement ne peut être perception du mouvement et le reconnaître pour tel que si elle l’appréhende avec sa signification de mouvement et avec tous les moments qui en sont constitutifs, en particulier avec l’identité du mobile. Le mouvement, répond le psychologue, est « l’un de ces “phénomènes psychiques” qui, au même titre que les contenus sensibles donnés, couleur et forme, sont rapportés à l’objet, apparaissent comme objectifs et non pas subjectifs, mais qui, à la différence des autres données psychiques, ne sont pas de nature statique mais dynamique. Par exemple, le “passage” caractérisé et spécifique est la chair et le sang du mouvement qui ne peut pas être formé par composition à partir des contenus visuels ordinaires »43. Il n’est, en effet, pas possible de composer le mouvement avec des perceptions statiques. Mais cela n’est pas en question et l’on ne songe pas à ramener le mouvement au repos. L’objet en repos a besoin, lui aussi, d’identification. Il ne peut être dit en repos s’il est à chaque instant anéanti et recréé, s’il ne subsiste pas à travers ses différentes présentations instantanées. L’identité dont nous parlons est donc antérieure à la distinction du mouvement et du repos. Le mouvement n’est rien sans un mobile qui le décrive et qui en fasse l’unité. La métaphore du phénomène dynamique abuse ici le psychologue : il nous semble qu’une force assure elle-même son unité, mais c’est parce que nous supposons toujours quelqu’un qui l’identifie dans le déploiement de ses effets. Les « phénomènes dynamiques » tiennent leur unité de moi qui les vis, qui les parcours, et qui en fais la synthèse. Ainsi nous passons d’une pensée du mouvement qui le détruit à une expérience du mouvement qui cherche à le fonder, mais aussi de cette expérience à une pensée sans laquelle, à la rigueur, elle ne signifie rien.

On ne peut donc donner raison ni au psychologue ni au logicien, ou plutôt il faut donner raison à tous les deux et trouver le moyen de reconnaître la thèse et l’antithèse comme toutes deux vraies. Le logicien a raison quand il exige une constitution du « phénomène dynamique » lui-même et une description du mouvement par le mobile que nous suivons dans son trajet, — mais il a tort quand il présente l’identité du mobile comme une identité expresse, et il est obligé de le reconnaître lui-même. De son côté, quand il décrit au plus près les phénomènes, le psychologue est amené contre son gré à mettre un mobile dans le mouvement, mais il reprend l’avantage par la manière concrète dont il conçoit ce mobile. Dans la discussion que nous venons de suivre et qui nous servait à illustrer le débat perpétuel de la psychologie et de la logique, que veut dire au fond Wertheimer ? Il veut dire que la perception du mouvement n’est pas seconde par rapport à la perception du mobile, que l’on n’a pas une perception du mobile ici, puis là, et ensuite une identification qui relierait ces positions dans la succession44, que leur diversité n’est pas subsumée sous une unité transcendante et qu’enfin l’identité du mobile fuse directement « de l’expérience »45. En d’autres termes, quand le psychologue parle du mouvement comme d’un phénomène qui embrasse le point de départ A et le point d’arrivée B, (AB), il ne veut pas dire qu’il n’y a aucun sujet du mouvement, mais qu’en aucun cas le sujet du mouvement n’est un objet A donné d’abord comme présent en son lieu et stationnaire : en tant qu’il y a mouvement, le mobile est pris dans le mouvement. Le psychologue accorderait sans doute qu’il y a dans tout mouvement sinon un mobile, du moins un mouvant, à condition qu’on ne confonde ce mouvant avec aucune des figures statiques que l’on peut obtenir en arrêtant le mouvement en un point quelconque du trajet. Et c’est ici qu’il prend avantage sur le logicien. Car faute d’avoir repris contact avec l’expérience du mouvement hors de tout préjugé touchant le monde, le logicien ne parle que du mouvement en soi, pose le problème du mouvement en termes d’être, ce qui finalement le rend insoluble. Soient, dit-il, les différentes apparitions (Erscheinungen) du mouvement en différents points du trajet, elles ne seront apparitions d’un même mouvement que si elles sont apparitions d’un même mobile, d’un même Erscheinende, d’un même quelque chose qui s’expose (darstellt) à travers elles toutes. Mais le mobile n’a besoin d’être posé comme un être à part que si ses apparitions en différents points du parcours ont elles-mêmes été réalisées comme des perspectives discrètes. Le logicien ne connaît, par principe, que la conscience thétique, et c’est ce postulat, cette supposition d’un monde entièrement déterminé, d’un être pur, qui grève sa conception du multiple et par suite sa conception de la synthèse. Le mobile ou plutôt, comme nous avons dit, le mouvant, n’est pas identique sous les phases du mouvement, il est identique en elles. Ce n’est pas parce que je retrouve la même pierre sur le sol que je crois à son identité au cours du mouvement. C’est, au contraire, parce que je l’ai perçue comme identique au cours du mouvement, — d’une identité implicite et qu’il reste à décrire, — que je vais la ramasser et que je la retrouve. Nous ne devons pas réaliser dans la pierre-en-mouvement tout ce que nous savons par ailleurs de la pierre. Si c’est un cercle que je perçois, dit le logicien, tous ses diamètres sont égaux. Mais, à ce compte, il faudrait mettre aussi dans le cercle perçu toutes les propriétés que le géomètre a pu et pourra y découvrir. Or, c’est le cercle comme chose du monde qui possède d’avance et en soi toutes les propriétés que l’analyse y découvrira. Les troncs d’arbre circulaires avaient déjà, avant Euclide, les propriétés qu’Euclide a découvertes. Mais dans le cercle comme phénomène, tel qu’il apparaissait aux Grecs avant Euclide, le carré de la tangente n’était pas égal au produit de la sécante entière par sa partie extérieure : ce carré et ce produit ne figuraient pas dans le phénomène, et de même les rayons égaux n’y figuraient pas nécessairement. Le mobile, comme objet d’une série indéfinie de perceptions explicites et concordantes, a des propriétés, le mouvant n’a qu’un style. Ce qui est impossible, c’est que le cercle perçu ait des diamètres inégaux ou que le mouvement soit sans aucun mouvant. Mais le cercle perçu n’a pas pour autant des diamètres égaux parce qu’il n’a pas du tout de diamètre : il se signale à moi, il se fait reconnaître et distinguer de toute autre figure par sa physionomie circulaire, et non par aucune des « propriétés » que la pensée thétique pourra dans la suite y découvrir. De même, le mouvement ne suppose pas nécessairement un mobile, c’est-à-dire un objet défini par un ensemble de propriétés déterminées, il suffit qu’il renferme un « quelque chose qui se meut », tout au plus un « quelque chose de coloré » ou « de lumineux » sans couleur ni lumière effectives. Le logicien exclut cette tierce hypothèse : il faut que les rayons du cercle soient égaux ou inégaux, que le mouvement ait ou n’ait pas de mobile. Mais il ne peut le faire qu’en prenant le cercle comme chose ou le mouvement en soi. Or nous avons vu que c’est, en fin de compte, rendre impossible le mouvement. Le logicien n’aurait rien à penser, pas même une apparence de mouvement, s’il n’y avait pas un mouvement avant le monde objectif qui soit la source de toutes nos affirmations touchant le mouvement, s’il n’y avait pas de phénomènes avant l’être que l’on puisse reconnaître, identifier, et dont on puisse parler, en un mot qui aient un sens, bien qu’ils ne soient pas encore thématisés46. C’est à cette couche phénoménale que le psychologue nous ramène. Nous ne dirons pas qu’elle est irrationnelle ou antilogique. Seule la position d’un mouvement sans mobile le serait. Seule la négation explicite du mobile serait contraire au principe du tiers exclu. Il faut dire seulement que la couche phénoménale est, à la lettre, prélogique et le restera toujours. Notre image du monde ne peut être composée qu’en partie avec de l’être, il faut y admettre du phénomène qui, de toutes parts, cerne l’être. On ne demande pas au logicien de prendre en considération des expériences qui, pour la raison, fassent non-sens ou faux sens, on veut seulement reculer les limites de ce qui a sens pour nous et replacer la zone étroite du sens thématique dans celle du sens non thématique qui l’embrasse. La thématisation du mouvement aboutit au mobile identique et à la relativité du mouvement, c’est-à-dire qu’elle le détruit. Si nous voulons prendre au sérieux le phénomène du mouvement, il nous faut concevoir un monde qui ne soit pas fait de choses seulement, mais de pures transitions. Le quelque chose en transit que nous avons reconnu nécessaire à la constitution d’un changement ne se définit que par sa manière particulière de « passer ». Par exemple, l’oiseau qui franchit mon jardin n’est dans le moment même du mouvement qu’une puissance grisâtre de voler et, d’une manière générale, nous verrons que les choses se définissent premièrement par leur « comportement » et non par des « propriétés » statiques. Ce n’est pas moi qui reconnais en chacun des points et des instants traversés le même oiseau défini par des caractères explicites, c’est l’oiseau en volant qui fait l’unité de son mouvement, c’est lui qui se déplace, c’est ce tumulte plumeux encore ici qui est déjà là-bas dans une sorte d’ubiquité, comme la comète avec sa queue. L’être pré-objectif, le mouvant non thématisé ne pose pas d’autre problème que l’espace et le temps d’implication dont nous avons déjà parlé. Nous avons dit que les parties de l’espace, selon la largeur, la hauteur ou la profondeur, ne sont pas juxtaposées, qu’elles coexistent parce qu’elles sont toutes enveloppées dans la prise unique de notre corps sur le monde, et cette relation s’est déjà éclairée quand nous avons montré qu’elle était temporelle avant d’être spatiale. Les choses coexistent dans l’espace parce qu’elles sont présentes au même sujet percevant et enveloppées dans une même onde temporelle. Mais l’unité et l’individualité de chaque vague temporelle n’est possible que si elle est pressée entre la précédente et la suivante et si la même pulsation temporelle qui la fait jaillir retient encore la précédente et tient d’avance la suivante. C’est le temps objectif qui est fait de moments successifs. Le présent vécu renferme dans son épaisseur un passé et un avenir. Le phénomène du mouvement ne fait que manifester d’une manière plus sensible l’implication spatiale et temporelle. Nous savons un mouvement et un mouvant sans aucune conscience des positions objectives, comme nous savons un objet à distance et sa vraie grandeur sans aucune interprétation, et comme à chaque moment nous savons la place d’un événement dans l’épaisseur de notre passé sans aucune évocation expresse. Le mouvement est une modulation d’un milieu déjà familier et nous ramène, une fois de plus, à notre problème central qui est de savoir comment se constitue ce milieu qui sert de fond à tout acte de conscience47.

La position d’un mobile identique aboutissait à la relativité du mouvement. Maintenant que nous avons réintroduit le mouvement dans le mobile, il ne se lit que dans un sens : c’est dans le mobile qu’il commence et de là qu’il se déploie dans le champ. Je ne suis pas maître de voir la pierre immobile, le jardin et moi-même en mouvement. Le mouvement n’est pas une hypothèse dont la probabilité soit mesurée comme celle de la théorie physique par le nombre de faits qu’elle coordonne. Cela ne donnerait qu’un mouvement possible. Le mouvement est un fait. La pierre n’est pas pensée, mais vue en mouvement. Car l’hypothèse « c’est la pierre qui se meut » n’aurait aucune signification propre, ne se distinguerait en rien de l’hypothèse « c’est le jardin qui se meut », si le mouvement en vérité et pour la réflexion se ramenait à un simple changement de relations. Il habite donc la pierre. Cependant allons-nous donner raison au réalisme du psychologue ? Allons-nous mettre le mouvement dans la pierre comme une qualité ? Il ne suppose aucune relation à un objet expressément perçu et reste possible dans un champ parfaitement homogène. Encore est-il que tout mobile est donné dans un champ. De même qu’il nous faut un mouvant dans le mouvement, il nous faut un fond du mouvement. On a eu tort de dire que les bords du champ visuel fournissaient toujours un repère objectif48. Encore une fois, le bord du champ visuel n’est pas une ligne réelle. Notre champ visuel n’est pas découpé dans notre monde objectif, il n’en est pas un fragment à bords francs comme le paysage qui s’encadre dans la fenêtre. Nous y voyons aussi loin que s’étend la prise de notre regard sur les choses, — bien au-delà de la zone de vision claire et même derrière nous. Quand on arrive aux limites du champ visuel, on ne passe pas de la vision à la non-vision : le phonographe qui joue dans la pièce voisine et que je ne vois pas expressément compte encore à mon champ visuel ; réciproquement, ce que nous voyons est toujours à certains égards non vu ; il faut qu’il y ait des côtés cachés des choses et des choses « derrière nous », s’il doit y avoir un « devant » des choses, des choses « devant nous » et enfin une perception. Les limites du champ visuel sont un moment nécessaire de l’organisation du monde et non pas un contour objectif. Mais enfin il est vrai cependant qu’un objet parcourt notre champ visuel, qu’il s’y déplace et que le mouvement n’a aucun sens hors de ce rapport. Selon que nous donnons à telle partie du champ valeur de figure ou valeur de fond, elle nous paraît en mouvement ou en repos. Si nous sommes sur un bateau qui longe la côte, il est bien vrai, comme disait Leibniz, que nous pouvons voir la côte défiler devant nous ou bien la prendre pour point fixe et sentir le bateau en mouvement. Donnons-nous donc raison au logicien ? Pas du tout, car dire que le mouvement est un phénomène de structure, ce n’est pas dire qu’il est « relatif ». La relation très particulière qui est constitutive du mouvement n’est pas entre objets, et cette relation, le psychologue ne l’ignore pas et il la décrit beaucoup mieux que le logicien. La côte défile sous nos yeux si nous gardons les yeux fixés sur le bastingage et c’est le bateau qui bouge si nous regardons la côte. Dans l’obscurité, de deux points lumineux, l’un immobile et l’autre en mouvement, celui que l’on fixe des yeux paraît en mouvement49. Le nuage vole au-dessus du clocher et la rivière coule sous le pont si c’est le nuage et la rivière que nous regardons. Le clocher tombe à travers le ciel et le pont glisse sur une rivière figée si c’est le clocher ou le pont que nous regardons. Ce qui donne à une partie du champ valeur de mobile, à une autre partie valeur de fond, c’est la manière dont nous établissons nos rapports avec elles par l’acte du regard. La pierre vole dans l’air, que veulent dire ces mots, sinon que notre regard installé et ancré dans le jardin est sollicité par la pierre et, pour ainsi dire, tire sur ses ancres ? La relation du mobile à son fond passe par notre corps. Comment concevoir cette médiation du corps ? D’où vient que les relations des objets avec lui puissent les déterminer comme mobiles ou comme en repos ? Notre corps n’est-il pas un objet et n’a-t-il pas besoin d’être lui-même déterminé sous le rapport du repos et du mouvement ? On dit souvent que, dans le mouvement des yeux, les objets demeurent pour nous immobiles parce que nous tenons compte du déplacement de l’œil et que, le trouvant exactement proportionnel au changement des apparences, nous concluons à l’immobilité des objets. En fait, si nous n’avons pas conscience du déplacement de l’œil, comme dans le mouvement passif, l’objet semble bouger ; si, comme dans la parésie des muscles oculo-moteurs, nous avons l’illusion d’un mouvement de l’œil sans que la relation des objets à notre œil semble changer, nous croyons voir un mouvement de l’objet. Il semble d’abord que la relation de l’objet à notre œil, telle qu’elle s’inscrit sur la rétine, étant donnée à la conscience, nous obtenions par soustraction le repos ou le degré de mouvement des objets en faisant entrer en compte le déplacement ou le repos de notre œil. En réalité, cette analyse est entièrement factice et propre à nous cacher le vrai rapport du corps au spectacle. Quand je transporte mon regard d’un objet sur un autre, je n’ai aucune conscience de mon œil comme objet, comme globe suspendu dans l’orbite, de son déplacement ou de son repos dans l’espace objectif, ni de ce qui en résulte sur la rétine. Les éléments du calcul supposé ne me sont pas donnés. L’immobilité de la chose n’est pas déduite de l’acte du regard, elle est rigoureusement simultanée ; les deux phénomènes s’enveloppent l’un l’autre : ce ne sont pas deux éléments d’une somme algébrique, mais deux moments d’une organisation qui les englobe. Mon œil est pour moi une certaine puissance de rejoindre les choses et non pas un écran où elles se projettent. La relation de mon œil et de l’objet ne m’est pas donnée sous la forme d’une projection géométrique de l’objet dans l’œil, mais comme une certaine prise de mon œil sur l’objet, encore vague dans la vision marginale, plus serrée et plus précise quand je fixe l’objet. Ce qui me manque dans le mouvement passif de l’œil, ce n’est pas la représentation objective de son déplacement dans l’orbite, qui ne m’est en aucun cas donnée, c’est l’engrenage précis de mon regard sur les objets, faute de quoi les objets ne sont plus capables de fixité ni d’ailleurs de mouvements vrais : car quand je presse sur mon globe oculaire, je ne perçois pas un mouvement vrai, ce ne sont pas les choses mêmes qui se déplacent, ce n’est qu’une mince pellicule sur leur surface. Enfin, dans la parésie des oculo-moteurs, je n’explique pas la constance de l’image rétinienne par un mouvement de l’objet, mais j’éprouve que la prise de mon regard sur l’objet ne se relâche pas, mon regard le porte avec lui et le déplace avec lui. Ainsi mon œil n’est jamais dans la perception un objet. Si jamais on peut parler de mouvement sans mobile, c’est bien dans le cas du corps propre. Le mouvement de mon œil vers ce qu’il va fixer n’est pas le déplacement d’un objet par rapport à un autre objet, c’est une marche au réel. Mon œil est en mouvement ou en repos par rapport à une chose dont il s’approche ou qui le fuit. Si le corps fournit à la perception du mouvement le sol ou le fond dont elle a besoin pour s’établir, c’est comme puissance percevante, en tant qu’il est établi dans un certain domaine et engrené sur un monde. Repos et mouvement apparaissent entre un objet qui de soi n’est pas déterminé selon le repos et le mouvement et mon corps qui, comme objet, ne l’est pas davantage, lorsque mon corps s’ancre dans certains objets. Comme le haut et le bas, le mouvement est un phénomène de niveau, tout mouvement suppose un certain ancrage qui peut varier. Voilà ce qu’on veut dire de valable quand on parle confusément de la relativité du mouvement. Or, qu’est-ce au juste que l’ancrage et comment constitue-t-il un fond en repos ? Ce n’est pas une perception explicite. Les points d’ancrage, lorsque nous nous fixons sur eux, ne sont pas des objets. Le clocher ne se met en mouvement que lorsque je laisse le ciel en vision marginale. Il est essentiel aux prétendus repères du mouvement de n’être pas posés dans une connaissance actuelle et d’être toujours « déjà là ». Ils ne s’offrent pas de face à la perception, ils la circonviennent et l’obsèdent par une opération préconsciente dont les résultats nous apparaissent comme tout faits. Les cas de perception ambiguë où nous pouvons à notre gré choisir notre ancrage sont ceux où notre perception est artificiellement coupée de son contexte et de son passé, où nous ne percevons pas avec tout notre être, où nous jouons de notre corps et de cette généralité qui lui permet toujours de rompre tout engagement historique et de fonctionner pour son compte. Mais si nous pouvons rompre avec un monde humain, nous ne pouvons pas nous empêcher de fixer nos yeux, — ce qui veut dire que tant que nous vivons nous restons engagés, sinon dans un milieu humain, du moins dans un milieu physique — et pour une fixation donnée du regard, la perception n’est pas facultative. Elle l’est encore moins lorsque la vie du corps est intégrée à notre existence concrète. Je peux voir à volonté mon train ou le train voisin en mouvement si je ne fais rien ou si je m’interroge sur les illusions du mouvement. Mais « quand je joue aux cartes dans mon compartiment, je vois bouger le train voisin, même si c’est en réalité le mien qui part ; quand je regarde l’autre train et que j’y cherche quelqu’un, c’est alors mon propre train qui démarre »50. Le compartiment où nous avons élu domicile est « en repos », ses parois sont « verticales » et le paysage défile devant nous, dans une côte les sapins vus à travers la fenêtre nous paraissent obliques. Si nous nous mettons à la portière, nous rentrons dans le grand monde au-delà de notre petit monde, les sapins se redressent et demeurent immobiles, le train s’incline selon la pente et fuit à travers la campagne. La relativité du mouvement se réduit au pouvoir que nous avons de changer de domaine à l’intérieur du grand monde. Une fois engagés dans un milieu, nous voyons apparaître devant nous le mouvement comme un absolu. À condition de faire entrer en compte, non seulement des actes de connaissance explicite, des cogitationes, mais encore l’acte plus secret et toujours au passé par lequel nous nous sommes donné un monde, à condition de reconnaître une conscience non thétique, nous pouvons admettre ce que le psychologue appelle mouvement absolu sans tomber dans les difficultés du réalisme et comprendre le phénomène du mouvement sans que notre logique le détruise.

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Nous n’avons jusqu’ici considéré, comme le font la philosophie et la psychologie classiques, que la perception de l’espace, c’est-à-dire la connaissance qu’un sujet désintéressé pourrait prendre des relations spatiales entre les objets et de leurs caractères géométriques. Et cependant, même en analysant cette fonction abstraite, qui est bien loin de couvrir toute notre expérience de l’espace, nous avons été amenés à faire apparaître comme la condition de la spatialité, la fixation du sujet dans un milieu et finalement son inhérence au monde, en d’autres termes, nous avons dû reconnaître que la perception spatiale est un phénomène de structure et ne se comprend qu’à l’intérieur d’un champ perceptif qui contribue tout entier à la motiver en proposant au sujet concret un ancrage possible. Le problème classique de la perception de l’espace et, en général, de la perception doit être réintégré dans un problème plus vaste. Se demander comment on peut, dans un acte exprès, déterminer des relations spatiales et des objets avec leurs « propriétés », c’est poser une question seconde, c’est donner comme originaire un acte qui n’apparaît que sur le fond d’un monde déjà familier, c’est avouer que l’on n’a pas encore pris conscience de l’expérience du monde. Dans l’attitude naturelle, je n’ai pas des perceptions, je ne pose pas cet objet à côté de cet autre objet et leurs relations objectives, j’ai un flux d’expériences qui s’impliquent et s’expliquent l’une l’autre aussi bien dans le simultané que dans la succession. Paris n’est pas pour moi un objet à mille facettes, une somme de perceptions, ni d’ailleurs la loi de toutes ces perceptions. Comme un être manifeste la même essence affective dans les gestes de sa main, dans sa démarche et dans le son de sa voix, chaque perception expresse dans mon voyage à travers Paris — les cafés, les visages des gens, les peupliers des quais, les tournants de la Seine, — est découpée dans l’être total de Paris, ne fait que confirmer un certain style ou un certain sens de Paris. Et quand j’y suis arrivé pour la première fois, les premières rues que j’ai vues à la sortie de la gare n’ont été, comme les premières paroles d’un inconnu, que les manifestations d’une essence encore ambiguë mais déjà incomparable. Nous ne percevons presque aucun objet, comme nous ne voyons pas les yeux d’un visage familier, mais son regard et son expression. Il y a là un sens latent, diffus à travers le paysage ou la ville, que nous retrouvons dans une évidence spécifique sans avoir besoin de le définir. Seules émergent comme des actes exprès les perceptions ambiguës, c’est-à-dire celles auxquelles nous donnons nous-mêmes un sens par l’attitude que nous prenons ou qui répondent à des questions que nous nous posons. Elles ne peuvent pas servir à l’analyse du champ perceptif, puisqu’elles sont prélevées sur lui, qu’elles le présupposent et que nous les obtenons justement en utilisant les montages que nous avons acquis dans la fréquentation du monde. Une première perception sans aucun fond est inconcevable. Toute perception suppose un certain passé du sujet qui perçoit et la fonction abstraite de perception, comme rencontre des objets, implique un acte plus secret par lequel nous élaborons notre milieu. Sous mescaline, il arrive que les objets qui se rapprochent paraissent se rapetisser. Un membre ou une partie du corps, main, bouche ou langue, paraît énorme et le reste du corps n’en est plus que l’appendice51. Les murs de la chambre sont à 150 mètres l’un de l’autre, et au-delà des murs il n’y a que l’immensité déserte. La main étendue est haute comme le mur. L’espace extérieur et l’espace corporel se disjoignent au point que le sujet a l’impression de manger « d’une dimension dans l’autre »52. À certains moments, le mouvement n’est plus vu et c’est d’une manière magique que les personnes se transportent d’un point à l’autre53. Le sujet est seul et abandonné à un espace vide, « il se plaint de ne bien voir que l’espace entre les choses et cet espace est vide. Les objets, d’une certaine manière, sont bien encore là, mais pas comme il faut... »54. Les hommes ont l’air de poupées et leurs mouvements sont d’une lenteur féerique. Les feuilles des arbres perdent leur armature et leur organisation : chaque point de la feuille a même valeur que tous les autres55. Un schizophrène dit : « Un oiseau gazouille dans le jardin. J’entends l’oiseau et je sais qu’il gazouille, mais que ce soit un oiseau et qu’il gazouille, les deux choses sont si loin l’une de l’autre... Il y a un abîme... Comme si l’oiseau et le gazouillement n’avaient rien à faire l’un avec l’autre56. » Un autre schizophrène n’arrive plus à « comprendre » la pendule, c’est-à-dire d’abord le passage des aiguilles d’une position à une autre et surtout la connexion de ce mouvement avec la poussée du mécanisme, la « marche » de la pendule57. Ces troubles ne concernent pas la perception comme connaissance du monde : les parties énormes du corps, les objets proches trop petits ne sont pas posés comme tels ; les murs de la chambre ne sont pas pour le malade distants l’un de l’autre comme les deux extrémités d’un terrain de football pour un normal. Le sujet sait bien que les aliments et son propre corps résident dans le même espace, puisqu’il prend les aliments avec sa main. L’espace est « vide » et cependant tous les objets de perception sont là. Le trouble ne porte pas sur les renseignements que l’on peut tirer de la perception et il met en évidence sous la « perception » une vie plus profonde de la conscience. Même quand il y a imperception, comme il arrive à l’égard du mouvement, le déficit perceptif ne semble être qu’un cas limite d’un trouble plus général qui concerne l’articulation des phénomènes les uns sur les autres. Il y a un oiseau et il y a un gazouillis, mais l’oiseau ne gazouille plus. Il y a un mouvement des aiguilles et un ressort, mais la pendille ne « marche » plus. De même certaines parties du corps sont démesurément grossies et les objets proches sont trop petits parce que l’ensemble ne forme plus un système. Or, si le monde se pulvérise ou se disloque, c’est parce que le corps propre a cessé d’être corps connaissant, d’envelopper tous les objets dans une prise unique, et cette dégradation du corps en organisme doit être elle-même rapportée à l’affaissement du temps qui ne se lève plus vers un avenir et retombe sur lui-même. « Autrefois, j’étais un homme, avec une âme et un corps vivant (Leib) et maintenant je ne suis plus qu’un être (Wesen)... Maintenant, il n’y a plus là que l’organisme (Körper) et l’âme est morte... J’entends et je vois, mais je ne sais plus rien, la vie pour moi est maintenant un problème... Je survis maintenant dans l’éternité... Les branches sur les arbres se balancent, les autres vont et viennent dans la salle, mais pour moi le temps ne s’écoule pas... La pensée a changé, il n’y a plus de style... Qu’est-ce que l’avenir ? On ne peut pas l’atteindre... Tout est point d’interrogation... Tout est si monotone, le matin, midi, le soir, passé, présent, avenir. Tout recommence toujours58. » La perception de l’espace n’est pas une classe particulière d’« états de conscience » ou d’actes et ses modalités expriment toujours la vie totale du sujet, l’énergie avec laquelle il tend vers un avenir à travers son corps et son monde59.

Nous nous trouvons donc amenés à élargir notre recherche : l’expérience de la spatialité une fois rapportée à notre fixation dans le monde, il y aura une spatialité originale pour chaque modalité de cette fixation. Quand, par exemple, le monde des objets clairs et articulés se trouve aboli, notre être perceptif amputé de son monde dessine une spatialité sans choses. C’est ce qui arrive dans la nuit. Elle n’est pas un objet devant moi, elle m’enveloppe, elle pénètre par tous mes sens, elle suffoque mes souvenirs, elle efface presque mon identité personnelle. Je ne suis plus retranché dans mon poste perceptif pour voir de là défiler à distance les profils des objets. La nuit est sans profils, elle me touche elle-même et son unité est l’unité mystique du mana. Même des cris ou une lumière lointaine ne la peuplent que vaguement. C’est tout entière qu’elle s’anime, elle est une profondeur pure sans plans, sans surfaces, sans distance d’elle à moi60. Tout espace pour la réflexion est porté par une pensée qui en relie les parties, mais cette pensée ne se fait de nulle part. Au contraire, c’est du milieu de l’espace nocturne que je m’unis à lui. L’angoisse des névropathes dans la nuit vient de ce qu’elle nous fait sentir notre contingence, le mouvement gratuit et infatigable par lequel nous cherchons à nous ancrer et à nous transcender dans des choses, sans aucune garantie de les trouver toujours. — Mais la nuit n’est pas encore notre expérience la plus frappante de l’irréel : je peux y conserver le montage de la journée, comme quand je m’avance à tâtons dans mon appartement, et en tout cas elle se place dans le cadre général de la nature, il y a quelque chose de rassurant et de terrestre jusque dans l’espace noir. Dans le sommeil, au contraire, je ne garde présent le monde que pour le tenir à distance, je me retourne vers les sources subjectives de mon existence et les fantasmes du rêve révèlent encore mieux la spatialité générale où l’espace clair et les objets observables sont incrustés. Considérons par exemple les thèmes d’élévation et de chute si fréquents dans les rêves, comme d’ailleurs dans les mythes et dans la poésie. On sait que l’apparition de ces thèmes dans le rêve peut être mise en rapport avec des concomitants respiratoires ou des pulsions sexuelles, et c’est un premier pas de reconnaître la signification vitale et sexuelle du haut et du bas. Mais ces explications ne vont pas loin, car l’élévation et la chute rêvées ne sont pas dans l’espace visible comme les perceptions éveillées du désir et des mouvements respiratoires. Il faut comprendre pourquoi à un moment donné le rêveur se prête tout entier aux faits corporels de la respiration et du désir et leur infuse ainsi une signification générale et symbolique au point de ne les voir apparaître dans le rêve que sous la forme d’une image, — par exemple l’image d’un immense oiseau qui plane, et qui, atteint d’un coup de fusil, tombe et se réduit à un petit tas de papier noirci. Il faut comprendre comment les événements respiratoires ou sexuels qui ont leur place dans l’espace objectif s’en détachent dans le rêve et s’établissent sur un autre théâtre. On n’y parviendra pas si l’on n’accorde pas au corps, même dans l’état de veille, une valeur emblématique. Entre nos émotions, nos désirs et nos attitudes corporelles, il n’y a pas seulement une connexion contingente ou même une relation d’analogie : si je dis que dans la déception je tombe de mon haut, ce n’est pas seulement parce qu’elle s’accompagne de gestes de prostration en vertu des lois de la mécanique nerveuse, ou parce que je découvre entre l’objet de mon désir et mon désir lui-même le même rapport qu’entre un objet haut placé et mon geste vers lui ; le mouvement vers le haut comme direction dans l’espace physique et celui du désir vers son but sont symboliques l’un de l’autre, parce qu’ils expriment tous deux la même structure essentielle de notre être comme être situé en rapport avec un milieu, dont nous avons déjà vu qu’elle donne seule un sens aux directions du haut et du bas dans le monde physique. Quand on parle d’un moral élevé ou bas, on n’étend pas au psychique une relation qui n’aurait de sens plein que dans le monde physique, on utilise « une direction de signification qui, pour ainsi dire, traverse les différentes sphères régionales et reçoit dans chacune une signification particulière (spatiale, auditive, spirituelle, psychique, etc.) »61. Les fantasmes du rêve, ceux du mythe, les images favorites de chaque homme ou enfin l’image poétique ne sont pas liés à leur sens par un rapport de signe à signification comme celui qui existe entre un numéro de téléphone et le nom de l’abonné ; ils renferment vraiment leur sens, qui n’est pas un sens notionnel, mais une direction de notre existence. Quand je rêve que je vole ou que je tombe, le sens entier de ce rêve est contenu dans ce vol ou dans cette chute, si je ne les réduis pas à leur apparence physique dans le monde de la veille, et si je les prends avec toutes leurs implications existentielles. L’oiseau qui plane, tombe et devient une poignée de cendres, ne plane pas et ne tombe pas dans l’espace physique, il s’élève et s’abaisse avec la marée existentielle qui le traverse, ou encore il est la pulsation de mon existence, sa systole et sa diastole. Le niveau de cette marée à chaque moment détermine un espace des fantasmes, comme, dans la vie éveillée, notre commerce avec le monde qui se propose détermine un espace des réalités. Il y a une détermination du haut et du bas et en général du lieu, qui précède la « perception ». La vie et la sexualité hantent leur monde et leur espace. Les primitifs, pour autant qu’ils vivent dans le mythe, ne dépassent pas cet espace existentiel, et c’est pourquoi les rêves comptent pour eux autant que les perceptions. Il y a un espace mythique où les directions et les positions sont déterminées par la résidence de grandes entités affectives. Pour un primitif, savoir où se trouve le campement du clan, ce n’est pas le mettre en place par rapport à quelque objet repère : il est le repère de tous les repères, — c’est tendre vers lui comme vers le lieu naturel d’une certaine paix ou d’une certaine joie, de même que, pour moi, savoir où est ma main c’est me joindre à cette puissance agile qui sommeille pour le moment, mais que je puis assumer et retrouver comme mienne. Pour l’augure, la droite et la gauche sont les sources d’où viennent le faste et le néfaste, comme pour moi ma main droite et ma main gauche sont l’incarnation de mon adresse et de ma maladresse. Dans le rêve comme dans le mythe, nous apprenons se trouve le phénomène en éprouvant à quoi va notre désir, ce que redoute notre cœur, de quoi dépend notre vie. Même dans la vie éveillée, il n’en va pas autrement. J’arrive dans un village pour les vacances, heureux de quitter mes travaux et mon entourage ordinaire. Je m’installe dans le village. Il devient le centre de ma vie. L’eau qui manque à la rivière, la récolte du maïs ou des noix sont pour moi des événements. Mais si un ami vient me voir et m’apporte des nouvelles de Paris, ou si la radio et les journaux m’apprennent qu’il y a des menaces de guerre, je me sens exilé dans le village, exclu de la vie véritable, confiné loin de tout. Notre corps et notre perception nous sollicitent toujours de prendre pour centre du monde le paysage qu’ils nous offrent. Mais ce paysage n’est pas nécessairement celui de notre vie. Je peux « être ailleurs » tout en demeurant ici, et si l’on me retient loin de ce que j’aime, je me sens excentrique à la vraie vie. Le bovarysme et certaines formes du malaise paysan sont des exemples de vie décentrée. Le maniaque, au contraire, se centre partout : « son espace mental est large et lumineux, sa pensée, sensible à tous les objets qui se présentent, vole de l’un à l’autre et est entraînée dans leur mouvement »62. Outre la distance physique ou géométrique qui existe entre moi et toutes choses, une distance vécue me relie aux choses qui comptent et existent pour moi et les relie entre elles. Cette distance mesure à chaque moment l’« ampleur » de ma vie63. Tantôt il y a entre moi et les événements un certain jeu (Spielraum) qui ménage ma liberté sans qu’ils cessent de me toucher. Tantôt, au contraire, la distance vécue est à la fois trop courte et trop grande : la plupart des événements cessent de compter pour moi, tandis que les plus proches m’obsèdent. Ils m’enveloppent comme la nuit et me dérobent l’individualité et la liberté. À la lettre je ne peux plus respirer. Je suis possédé64. En même temps les événements s’agglomèrent entre eux. Un malade sent des bouffées glaciales, une odeur de marrons et la fraîcheur de la pluie. Peut-être, dit-il, « à ce moment précis une personne subissant des suggestions comme moi passait sous la pluie devant un marchand de marrons grillés »65. Un schizophrène, dont Minkowski s’occupe, et dont s’occupe aussi le curé du village, croit qu’ils se sont rencontrés pour parler de lui66. Une vieille schizophrène croit qu’une personne qui ressemble à une autre personne l’a connue67. Le rétrécissement de l’espace vécu, qui ne laisse plus au malade aucune marge, ne laisse plus au hasard aucun rôle. Comme l’espace, la causalité avant d’être une relation entre les objets est fondée sur ma relation aux choses. Les « courts-circuits »68 de la causalité délirante comme les longues chaînes causales de la pensée méthodique expriment des manières d’exister69 : « l’expérience de l’espace est entrelacée... avec tous les autres modes d’expériences et toutes les autres données psychiques »70. L’espace clair, cet honnête espace où tous les objets ont la même importance et le même droit à exister, est non seulement entouré, mais encore pénétré de part en part d’une autre spatialité que les variations morbides révèlent. Un schizophrène à la montagne s’arrête devant un paysage. Après un moment, il se sent comme menacé. Il naît en lui un intérêt spécial pour tout ce qui l’entoure, comme si une question lui était posée du dehors à laquelle il ne pût trouver aucune réponse. Soudain le paysage lui est ravi par une force étrangère. C’est comme si un second ciel noir, sans limite, pénétrait le ciel bleu du soir. Ce nouveau ciel est vide « fin, invisible, effrayant ». Tantôt il se meut dans le paysage d’automne et tantôt le paysage lui aussi se meut. Et pendant ce temps, dit le malade, « une question permanente se pose à moi ; c’est comme un ordre de me reposer ou de mourir, ou d’aller plus loin »71. Ce second espace à travers l’espace visible, c’est celui que compose à chaque moment notre manière propre de projeter le monde et le trouble du schizophrène consiste seulement en ceci que ce projet perpétuel se dissocie du monde objectif tel qu’il est encore offert par la perception et se retire pour ainsi dire en lui-même. Le schizophrène ne vit plus dans le monde commun, mais dans un monde privé, il ne va plus jusqu’à l’espace géographique : il demeure dans « l’espace de paysage »72 et ce paysage lui-même, une fois coupé du monde commun, est considérablement appauvri. De là l’interrogation schizophrénique : tout est étonnant, absurde ou irréel, parce que le mouvement de l’existence vers les choses n’a plus son énergie, qu’il s’apparaît dans sa contingence et que le monde ne va plus de soi. Si l’espace naturel dont parle la psychologie classique est au contraire rassurant et évident, c’est que l’existence se précipite et s’ignore en lui.

La description de l’espace anthropologique pourrait être indéfiniment poursuivie73. On voit bien ce que la pensée objective lui opposera toujours : les descriptions ont-elles valeur philosophique ? C’est-à-dire : nous enseignent-elles quelque chose qui concerne la structure même de la conscience ou bien ne nous donnent-elles que des contenus de l’expérience humaine ? L’espace du rêve, l’espace mythique, l’espace schizophrénique sont-ils de véritables espaces, peuvent-ils être et être pensés par eux-mêmes, ou bien ne présupposent-ils pas comme condition de leur possibilité l’espace géométrique et avec lui la pure conscience constituante qui le déploie ? La gauche, région du malheur et présage néfaste pour le primitif — ou dans mon corps la gauche comme côté de ma maladresse — ne se détermine comme direction que si d’abord je suis capable de penser sa relation avec la droite, et c’est cette relation qui finalement donne un sens spatial aux termes entre lesquels elle s’établit. Ce n’est pas, en quelque sorte, avec son angoisse ou avec sa joie que le primitif vise un espace, comme ce n’est pas avec ma douleur que je sais où est mon pied blessé : l’angoisse, la joie, la douleur vécues sont rapportées à un lieu de l’espace objectif où se trouvent leurs conditions empiriques. Sans cette conscience agile, libre à l’égard de tous les contenus et qui les déploie dans l’espace, jamais les contenus ne seraient nulle part. Si nous réfléchissons sur l’expérience mythique de l’espace et si nous nous demandons ce qu’elle veut dire, nous trouverons nécessairement qu’elle repose sur la conscience de l’espace objectif et unique, car un espace qui ne serait pas objectif et qui ne serait pas unique ne serait pas un espace : n’est-il pas essentiel à l’espace d’être le « dehors » absolu, corrélatif, mais aussi négation de la subjectivité, et ne lui est-il pas essentiel d’embrasser tout être qu’on puisse se représenter, puisque tout ce qu’on voudrait poser hors de lui serait par là même en rapport avec lui, donc en lui ? Le rêveur rêve, c’est pourquoi ses mouvements respiratoires, et ses pulsions sexuelles ne sont pas pris pour ce qu’ils sont, rompent les amarres qui les attachent au monde et flottent devant lui sous la forme du rêve. Mais enfin que voit-il au juste ? Allons-nous le croire sur parole ? S’il veut savoir ce qu’il voit et comprendre lui-même son rêve, il faudra qu’il s’éveille. Aussitôt la sexualité rejoindra son antre génital, l’angoisse et ses fantasmes redeviendront ce qu’ils ont toujours été : quelque gêne respiratoire en un point de la cage thoracique. L’espace sombre qui envahit le monde du schizophrène ne peut se justifier comme espace et fournir ses titres de spatialité qu’en se reliant à l’espace clair. Si le malade prétend qu’il y a autour de lui un second espace, demandons-lui : est-il donc ? En cherchant à placer ce fantôme, il le fera disparaître comme fantôme. Et puisque, comme il l’avoue lui-même, les objets sont toujours là, il garde toujours avec l’espace clair le moyen d’exorciser les fantômes et de revenir au monde commun. Les fantômes sont des débris du monde clair et lui empruntent tout le prestige qu’ils puissent avoir. De même enfin, quand nous cherchons à fonder l’espace géométrique avec ses relations intra-mondaines sur la spatialité originaire de l’existence, on nous répondra que la pensée ne connaît qu’elle-même ou des choses, qu’une spatialité du sujet n’est pas pensable, et qu’en conséquence notre proposition est rigoureusement dépourvue de sens. Elle n’a pas, répondrons-nous, de sens thématique ou explicite, elle s’évanouit devant la pensée objective. Mais elle a un sens non thématique ou implicite et ce n’est pas là un moindre sens, car la pensée objective elle-même se nourrit de l’irréfléchi et s’offre comme une explication de la vie de conscience irréfléchie, de sorte que la réflexion radicale ne peut pas consister à thématiser parallèlement le monde ou l’espace et le sujet intemporel qui les pense, mais doit ressaisir cette thématisation elle-même avec les horizons d’implications qui lui donnent son sens. Si réfléchir, c’est rechercher l’originaire, ce par quoi le reste peut être et être pensé, la réflexion ne peut pas s’enfermer dans la pensée objective, elle doit penser justement les actes de thématisation de la pensée objective et en restituer le contexte. En d’autres termes, la pensée objective refuse les prétendus phénomènes du rêve, du mythe et, en général, de l’existence, parce qu’elle les trouve impensables et qu’ils ne veulent rien dire qu’elle puisse thématiser. Elle refuse le fait ou le réel au nom du possible et de l’évidence. Mais elle ne voit pas que l’évidence elle-même est fondée sur un fait. L’analyse réflexive croit savoir ce que vivent le rêveur et le schizophrène mieux que le rêveur ou le schizophrène lui-même ; davantage : le philosophe croit savoir ce qu’il perçoit, dans la réflexion, mieux qu’il ne le sait dans la perception. Et c’est à cette condition seulement qu’il peut rejeter les espaces anthropologiques comme des apparences confuses de l’espace vrai, unique et objectif. Mais en doutant du témoignage d’autrui sur lui-même ou du témoignage de sa propre perception sur elle-même, il s’ôte le droit d’affirmer vrai absolument ce qu’il saisit avec évidence, même si, dans cette évidence, il a conscience de comprendre éminemment le rêveur, le fou ou la perception. De deux choses l’une : ou bien celui qui vit quelque chose sait en même temps ce qu’il vit, et alors le fou, le rêveur ou le sujet de la perception doivent être crus sur parole et l’on doit seulement s’assurer que leur langage exprime bien ce qu’ils vivent ; ou bien celui qui vit quelque chose n’est pas juge de ce qu’il vit, et alors l’épreuve de l’évidence peut être une illusion. Pour destituer l’expérience mythique, celle du rêve ou celle de la perception de toute valeur positive, pour réintégrer les espaces à l’espace géométrique, il faut en somme nier que l’on rêve jamais, que l’on soit jamais fou, ou que l’on perçoive jamais pour de bon. Tant qu’on admet le rêve, la folie ou la perception, au moins comme absences de la réflexion — et comment ne pas le faire si l’on veut garder une valeur au témoignage de la conscience sans lequel aucune vérité n’est possible — on n’a pas le droit de niveler toutes les expériences en un seul monde, toutes les modalités de l’existence en une seule conscience. Pour le faire, il faudrait disposer d’une instance supérieure à laquelle on puisse soumettre la conscience perceptive et la conscience fantastique, d’un moi plus intime à moi-même que moi qui pense mon rêve ou ma perception quand je me borne à rêver ou à percevoir, qui possède la vraie substance de mon rêve et de ma perception quand je n’en ai que l’apparence. Mais cette distinction même de l’apparence et du réel n’est faite ni dans le monde du mythe, ni dans celui du malade et de l’enfant. Le mythe tient l’essence dans l’apparence, le phénomène mythique n’est pas une représentation, mais une véritable présence. Le démon de la pluie est présent dans chaque goutte qui tombe après la conjuration comme l’âme est présente à chaque partie du corps. Toute « apparition » (Erscheinung) est ici une incarnation74 et les êtres ne sont pas tant définis par des « propriétés » que par des caractères physionomiques. C’est là ce qu’on veut dire de valable en parlant d’un animisme enfantin et primitif : non que l’enfant et le primitif perçoivent des objets qu’ils chercheraient, comme disait Comte, à expliquer par des intentions ou des consciences ; la conscience comme l’objet appartient à la pensée thétique, — mais parce que les choses sont prises pour l’incarnation de ce qu’elles expriment, que leur signification humaine s’écrase en elles et s’offre à la lettre comme ce qu’elles veulent dire. Une ombre qui passe, le craquement d’un arbre ont un sens ; il y a partout des avertissements sans personne qui avertisse75. Puisque la conscience mythique n’a pas encore la notion de chose ou celle d’une vérité objective, comment pourrait-elle faire la critique de ce qu’elle pense éprouver, où trouverait-elle un point fixe pour s’arrêter, s’apercevoir elle-même comme pure conscience et apercevoir, au-delà des fantasmes, le monde vrai ? Un schizophrène sent qu’une brosse posée près de sa fenêtre s’approche de lui et entre dans sa tête, et cependant à aucun moment il ne cesse de savoir que la brosse est là-bas76. S’il regarde vers la fenêtre, il l’aperçoit encore. La brosse, comme terme identifiable d’une perception expresse, n’est pas dans la tête du malade comme masse matérielle. Mais la tête du malade n’est pas pour lui cet objet que tout le monde peut voir et qu’il voit lui-même dans un miroir : elle est ce poste d’écoute et de vigie qu’il sent au sommet de son corps, cette puissance de se joindre à tous les objets par la vision et l’audition. De même la brosse qui tombe sous les sens n’est qu’une enveloppe ou un fantôme ; la vraie brosse, l’être rigide et piquant qui s’incarne sous ces apparences, est agglomérée au regard, elle a quitté la fenêtre et n’y a laissé que sa dépouille inerte. Aucun appel à la perception explicite ne peut éveiller le malade de ce songe, puisqu’il ne conteste pas la perception explicite et tient seulement qu’elle ne prouve rien contre ce qu’il éprouve. « Vous n’entendez pas mes voix ? » dit une malade au médecin ; et elle conclut paisiblement : « Je suis donc seule à les entendre77. » Ce qui garantit l’homme sain contre le délire ou l’hallucination, ce n’est pas sa critique, c’est la structure de son espace : les objets restent devant lui, ils gardent leurs distances et, comme Malebranche le disait à propos d’Adam, ils ne le touchent qu’avec respect. Ce qui fait l’hallucination comme le mythe, c’est le rétrécissement de l’espace vécu, l’enracinement des choses dans notre corps, la vertigineuse proximité de l’objet, la solidarité de l’homme et du monde, qui est, non pas abolie, mais refoulée par la perception de tous les jours ou par la pensée objective, et que la conscience philosophique retrouve. Sans doute, si je réfléchis sur la conscience des positions et des directions dans le mythe, dans le rêve et dans la perception, si je les pose et les fixe selon les méthodes de la pensée objective, je retrouve en elles les relations de l’espace géométrique. Il ne faut pas en conclure qu’elles y étaient déjà, mais inversement que la réflexion véritable n’est pas celle-là. Pour savoir ce que veut dire l’espace mythique ou schizophrénique, nous n’avons d’autre moyen que de réveiller en nous, dans notre perception actuelle, la relation du sujet et de son monde que l’analyse réflexive fait disparaître. Il faut reconnaître avant les « actes de signification » (Bedeutungsgebende Akten) de la pensée théorique et thétique les « expériences expressives » (Ausdruckserlebnisse), avant le sens signifié (Zeichen-Sinn), le sens expressif (Ausdrucks-Sinn), avant la subsomption du contenu sous la forme, la « prégnance » symbolique78 de la forme dans le contenu.

Cela veut-il dire que l’on donne raison au psychologisme ? Puisqu’il y a autant d’espaces que d’expériences spatiales distinctes, et puisque nous ne nous donnons pas le droit de réaliser d’avance, dans l’expérience enfantine, morbide ou primitive, les configurations de l’expérience adulte, normale et civilisée, n’enfermons-nous pas chaque type de subjectivité et à la limite chaque conscience dans sa vie privée ? au cogito rationaliste qui retrouvait en moi une conscience constituante universelle, n’avons-nous pas substitué le cogito du psychologue qui demeure dans l’épreuve de sa vie incommunicable ? Ne définissons-nous pas la subjectivité par la coïncidence de chacun avec elle ? La recherche de l’espace et, en général, de l’expérience à l’état naissant, avant qu’ils soient objectivés, la décision de demander à l’expérience elle-même son propre sens, en un mot la phénoménologie, ne finit-elle pas par la négation de l’être et la négation du sens ? Sous le nom de phénomène, n’est-ce pas l’apparence et l’opinion qu’elle ramène ? Ne met-elle pas à l’origine du savoir exact une décision aussi peu justifiable que celle qui enferme le fou dans sa folie, et le dernier mot de cette sagesse n’est-il pas de ramener à l’angoisse de la subjectivité oisive et séparée ? Ce sont là les équivoques qu’il nous reste à dissiper. La conscience mythique ou onirique, la folie, la perception dans leur différence ne sont pas fermées sur elles-mêmes, ne sont pas des îlots d’expérience sans communication et d’où l’on ne pourrait sortir. Nous avons refusé de faire l’espace géométrique immanent à l’espace mythique et, en général, de subordonner toute expérience à une conscience absolue de cette expérience qui la situerait dans l’ensemble de la vérité, parce que l’unité de l’expérience ainsi comprise en rend incompréhensible la variété. Mais la conscience mythique est ouverte sur un horizon d’objectivations possibles. Le primitif vit ses mythes sur un fond perceptif assez clairement articulé pour que les actes de la vie quotidienne, la pêche, la chasse, les rapports avec les civilisés, soient possibles. Le mythe lui-même, si diffus qu’il puisse être, a un sens identifiable pour le primitif, puisque justement il forme un monde, c’est-à-dire une totalité où chaque élément a des rapports de sens avec les autre. Sans doute, la conscience mythique n’est pas conscience de chose, c’est-à-dire, du côté subjectif, qu’elle est un flux, qu’elle ne se fixe pas et ne se connaît pas elle-même ; du côté objectif, qu’elle ne pose pas devant elle des termes définis par un certain nombre de propriétés isolables et articulées l’une sur l’autre. Mais elle ne s’emporte pas elle-même dans chacune de ses pulsations, sans quoi elle ne serait consciente de rien du tout. Elle ne prend pas distance à l’égard de ses noèmes, mais si elle passait avec chacun d’eux, si elle n’ébauchait pas le mouvement d’objectivation, elle ne se cristalliserait pas en mythes. Nous avons cherché à soustraire la conscience mythique aux rationalisations prématurées qui, comme chez Comte, par exemple, rendent incompréhensible le mythe, parce qu’elles cherchent en lui une explication du monde et une anticipation de la science, alors qu’il est une projection de l’existence et une expression de la condition humaine. Mais comprendre le mythe n’est pas croire au mythe, et si tous les mythes sont vrais, c’est en tant qu’ils peuvent être replacés dans une phénoménologie de l’esprit qui indique leur fonction dans la prise de conscience et fonde finalement leur sens propre sur leur sens pour le philosophe. De la même manière, c’est bien au rêveur que j’ai été cette nuit que je demande le récit du rêve, mais enfin le rêveur lui-même ne raconte rien et celui qui raconte est éveillé. Sans le réveil, les rêves ne seraient que des modulations instantanées et n’existeraient pas même pour nous. Pendant le rêve lui-même, nous ne quittons pas le monde : l’espace du rêve se retranche de l’espace clair, mais il en utilise toutes les articulations, le monde nous obsède jusque dans le sommeil, c’est sur le monde que nous rêvons. De même, c’est autour du monde que gravite la folie. Pour ne rien dire des rêveries morbides ou des délires qui essaient de se fabriquer un domaine privé avec les débris du macrocosme, les état mélancoliques les plus avancés, où le malade s’installe dans la mort et y place pour ainsi dire sa maison, utilisent encore pour le faire les structures de l’être au monde et lui empruntent ce qu’il faut d’être pour le nier. Ce lien entre la subjectivité et l’objectivité qui existe déjà dans la conscience mythique ou enfantine, et qui subsiste toujours dans le sommeil ou la folie, on le trouve, à plus forte raison, dans l’expérience normale. Je ne vis jamais entièrement dans les espaces anthropologiques, je suis toujours attaché par mes racines à un espace naturel et inhumain. Pendant que je traverse la place de la Concorde et que je me crois pris tout entier par Paris, je puis arrêter mes yeux sur une pierre du mur des Tuileries, la Concorde disparaît, et il n’y a plus que cette pierre sans histoire ; je peux encore perdre mon regard dans cette surface grenue et jaunâtre, et il n’y a plus même de pierre, il ne reste qu’un jeu de lumière sur une matière indéfinie. Ma perception totale n’est pas faite de ces perceptions analytiques, mais elle peut toujours se dissoudre en elles, et mon corps, qui assure par mes habitus mon insertion dans le monde humain, ne le fait justement qu’en me projetant d’abord dans un monde naturel qui transparaît toujours sous l’autre, comme la toile sous le tableau, et lui donne un air de fragilité. Même s’il y a une perception de ce qui est désiré par le désir, aimé par l’amour, haï par la haine, elle se forme toujours autour d’un noyau sensible, si exigu qu’il soit, et c’est dans le sensible qu’elle trouve sa vérification et sa plénitude. Nous avons dit que l’espace est existentiel ; nous aurions pu dire aussi bien que l’existence est spatiale, c’est-à-dire que, par une nécessité intérieure, elle s’ouvre sur un « dehors » au point que l’on peut parler d’un espace mental et d’un « monde des significations et des objets de pensée qui se constituent en elles »79. Les espaces anthropologiques s’offrent eux-mêmes comme construits sur l’espace naturel, les « actes non objectivants », pour parler comme Husserl, sur les « actes objectivants »80. La nouveauté de la phénoménologie n’est pas de nier l’unité de l’expérience, mais de la fonder autrement que le rationalisme classique. Car les actes objectivants ne sont pas des représentations. L’espace naturel et primordial n’est pas l’espace géométrique, et corrélativement l’unité de l’expérience n’est pas garantie par un penseur universel qui en étalerait devant moi les contenus et m’assurerait à son égard toute science et toute puissance. Elle n’est qu’indiquée par les horizons d’objectivation possible, elle ne me libère de chaque milieu particulier que parce qu’elle m’attache au monde de la nature ou de l’en-soi qui les enveloppe tous. Il faudra comprendre comment d’un seul mouvement l’existence projette autour d’elle des mondes qui me masquent l’objectivité, et l’assigne comme but à la téléologie de la conscience, en détachant ces « mondes » sur le fond d’un unique monde naturel.

Si le mythe, le rêve, l’illusion doivent pouvoir être possibles, l’apparent et le réel doivent demeurer ambigus dans le sujet comme dans l’objet. On a souvent dit que par définition la conscience n’admet pas la séparation de l’apparence et de la réalité, et on l’entendait en ce sens que, dans la connaissance de nous-même, l’apparence serait réalité : si je pense voir ou sentir, je vois ou sens à n’en pas douter, quoi qu’il en soit de l’objet extérieur. Ici la réalité apparaît tout entière, être réel et apparaître ne font qu’un, il n’y a pas d’autre réalité que l’apparition. Si cela est vrai, il est exclu que l’illusion et la perception aient même apparence, que mes illusions soient des perceptions sans objet ou mes perceptions des hallucinations vraies. La vérité de la perception et la fausseté de l’illusion doivent être marquées en elles par quelque caractère intrinsèque, car autrement le témoignage des autres sens, de l’expérience ultérieure, ou d’autrui, qui resterait le seul critère possible, devenant à son tour incertain, nous n’aurions jamais conscience d’une perception et d’une illusion comme telles. Si tout l’être de ma perception et tout l’être de mon illusion est dans leur manière d’apparaître, il faut que la vérité qui définit l’une et la fausseté qui définit l’autre m’apparaissent aussi. Il y aura donc entre elles une différence de structure. La perception vraie sera tout simplement une vraie perception. L’illusion n’en sera pas une, la certitude devra s’étendre de la vision ou de la sensation comme pensées à la perception comme constitutive d’un objet. La transparence de la conscience entraîne l’immanence et l’absolue certitude de l’objet. Cependant c’est bien le propre de l’illusion de ne pas se donner comme illusion, et il faut ici que je puisse, sinon percevoir un objet irréel, du moins perdre de vue son irréalité ; il faut qu’il y ait au moins inconscience de l’imperception, que l’illusion ne soit pas ce qu’elle paraît être et que pour une fois la réalité d’un acte de conscience soit au-delà de son apparence. Allons-nous donc dans le sujet couper l’apparence de la réalité ? Mais la rupture une fois faite est irréparable : la plus claire apparence peut désormais être trompeuse et c’est cette fois le phénomène de la vérité qui devient impossible. — Nous n’avons pas à choisir entre une philosophie de l’immanence ou un rationalisme qui ne rend compte que de la perception et de la vérité, et une philosophie de la transcendance ou de l’absurde qui ne rend compte que de l’illusion ou de l’erreur. Nous ne savons qu’il y a des erreurs que parce que nous avons des vérités, au nom desquelles nous corrigeons les erreurs et les connaissons comme erreurs. Réciproquement la reconnaissance expresse d’une vérité est bien plus que la simple existence en nous d’une idée incontestée, la foi immédiate à ce qui se présente : elle suppose interrogation, doute, rupture avec l’immédiat, elle est la correction d’une erreur possible. Tout rationalisme admet au moins une absurdité à savoir qu’il ait à se formuler en thèse. Toute philosophie de l’absurde reconnaît du moins un sens à l’affirmation de l’absurde. Je ne peux rester dans l’absurde que si je suspens toute affirmation, si, comme Montaigne ou comme le schizophrène, je me confine dans une interrogation qu’il ne faudra pas même formuler : en la formulant j’en ferais une question qui, comme toute question déterminée, envelopperait une réponse, — si enfin j’oppose à la vérité non pas la négation de la vérité, mais un simple état de non-vérité ou d’équivoque, l’opacité effective de mon existence. De la même manière, je ne peux demeurer dans l’évidence absolue que si je retiens toute affirmation, si pour moi rien ne va plus de soi, si, comme le veut Husserl, je m’étonne devant le monde81 et cesse d’être en complicité avec lui pour faire apparaître le flot des motivations qui me portent en lui, pour réveiller et expliciter entièrement ma vie. Quand je veux passer de cette interrogation à une affirmation et a fortiori quand je veux m’exprimer, je fais cristalliser dans un acte de conscience un ensemble indéfini de motifs, je rentre dans l’implicite, c’est-à-dire dans l’équivoque et dans le jeu du monde82. Le contact absolu de moi avec moi, l’identité de l’être et de l’apparaître ne peuvent pas être posés, mais seulement vécus en deçà de toute affirmation. C’est donc de part et d’autre le même silence et le même vide. L’épreuve de l’absurde et celle de l’évidence absolue s’impliquent l’une l’autre et sont même indiscernables. Le monde n’apparaît absurde que si une exigence de conscience absolue dissocie à chaque moment les significations dont il fourmille, et réciproquement cette exigence est motivée par le conflit de ces significations. L’évidence absolue et l’absurde sont équivalents, non seulement comme affirmations philosophiques, mais encore comme expériences. Le rationalisme et le scepticisme se nourrissent d’une vie effective de la conscience qu’ils sous-entendent hypocritement tous deux, sans laquelle ils ne peuvent être ni pensés, ni même vécus, et dans laquelle on ne peut dire que tout ait un sens ou que tout soit non-sens, mais seulement qu’il y a du sens. Comme le dit Pascal, les doctrines, pour peu qu’on les presse un peu, fourmillent de contradictions, et cependant elles avaient un air de clarté, elles ont un sens de première vue. Une vérité sur fond d’absurdité, une absurdité que la téléologie de la conscience présume de pouvoir convertir en vérité, tel est le phénomène originaire. Dire que, dans la conscience, apparence et réalité ne font qu’un ou dire qu’elles sont séparées, c’est rendre impossible la conscience de quoi que ce soit, même à titre d’apparence. Or — tel est le vrai cogito — il y a conscience de quelque chose, quelque chose se montre, il y a phénomène. La conscience n’est ni position de soi, ni ignorance de soi, elle est non dissimulée à elle-même, c’est-à-dire qu’il n’est rien en elle qui ne s’annonce de quelque manière à elle, bien qu’elle n’ait pas besoin de le connaître expressément. Dans la conscience, l’apparaître n’est pas être, mais phénomène. Ce nouveau cogito, parce qu’il est en deçà de la vérité et de l’erreur dévoilées, rend possibles l’une et l’autre. Le vécu est bien vécu par moi, je n’ignore pas les sentiments que je refoule et en ce sens il n’y a pas d’inconscient. Mais je peux vivre plus de choses que je ne m’en représente, mon être ne se réduit pas à ce qui m’apparaît expressément de moi-même. Ce qui n’est que vécu est ambivalent ; il y a en moi des sentiments auxquels je ne donne pas leur nom et aussi des bonheurs faux où je ne suis pas tout entier. Entre l’illusion et la perception, la différence est intrinsèque et la vérité de la perception ne peut se lire qu’en elle-même. Si, dans un chemin creux, je crois voir au loin une large pierre plate sur le sol, qui est en réalité une tache de soleil, je ne peux pas dire que je voie jamais la pierre plate au sens où je verrai en approchant la tache de soleil. La pierre plate n’apparaît, comme tous les lointains, que dans un champ à structure confuse où les connexions ne sont pas encore nettement articulées. En ce sens, l’illusion comme l’image n’est pas observable, c’est-à-dire que mon corps n’est pas en prise sur elle et que je ne peux pas la déployer devant moi par des mouvements d’exploration. Et pourtant je suis capable d’omettre cette distinction, je suis capable d’illusion. Il n’est pas vrai que, si je m’en tiens à ce que je vois vraiment, je ne me trompe jamais et que la sensation du moins soit indubitable. Toute sensation est déjà prégnante d’un sens, insérée dans une configuration confuse ou claire, et il n’y a aucune donnée sensible qui demeure la même quand je passe de la pierre illusoire à la tache de soleil vraie. L’évidence de la sensation entraînerait celle de la perception et rendrait impossible l’illusion. Je vois la pierre illusoire en ce sens que tout mon champ perceptif et moteur donne à la tache claire le sens de « pierre sur le chemin ». Et déjà je m’apprête à sentir sous mon pied cette surface lisse et solide. C’est que la vision correcte et la vision illusoire ne se distinguent pas comme la pensée adéquate et la pensée inadéquate : c’est-à-dire comme une pensée absolument pleine et une pensée lacunaire. Je dis que je perçois correctement quand mon corps a sur le spectacle une prise précise, mais cela ne veut pas dire que ma prise soit jamais totale ; elle ne le serait que si j’avais pu réduire à l’état de perception articulée tous les horizons intérieurs et extérieurs de l’objet, ce qui est par principe impossible. Dans l’expérience d’une vérité perceptive, je présume que la concordance éprouvée jusqu’ici se maintiendrait pour une observation plus détaillée ; je fais confiance au monde. Percevoir, c’est engager d’un seul coup tout un avenir d’expériences dans un présent qui ne le garantit jamais à la rigueur, c’est croire à un monde. C’est cette ouverture à un monde qui rend possible la vérité perceptive, la réalisation effective d’un Wahr-Nehmung, et nous permet de « barrer » l’illusion précédente, de la tenir pour nulle et non avenue. Je voyais en marge de mon champ visuel et à quelque distance une grande ombre en mouvement, je tourne le regard de ce côté, le fantasme se rétrécit et se met en place : ce n’était qu’une mouche près de mon œil. J’avais conscience de voir une ombre et j’ai maintenant conscience de n’avoir vu qu’une mouche. Mon adhésion au monde me permet de compenser les oscillations du cogito, de déplacer un cogito au profit d’un autre et de rejoindre la vérité de ma pensée au-delà de son apparence. Dans le moment même de l’illusion, cette correction m’était donnée comme possible, parce que l’illusion elle aussi utilise la même croyance au monde, ne se contracte en apparence solide que grâce à cet appoint, et qu’ainsi, toujours ouverte sur un horizon de vérifications présomptives, elle ne me sépare pas de la vérité. Mais, pour la même raison, je ne suis pas garanti de l’erreur, puisque le monde que je vise à travers chaque apparence et qui lui donne, à tort ou à raison, le poids de la vérité, n’exige jamais nécessairement cette apparence-ci. Il y a certitude absolue du monde en général, mais non d’aucune chose en particulier. La conscience est éloignée de l’être et de son être propre, et en même temps unie à eux, par l’épaisseur du monde. Le véritable cogito n’est pas le tête-à-tête de la pensée avec la pensée de cette pensée : elles ne se rejoignent qu’à travers le monde. La conscience du monde n’est pas fondée sur la conscience de soi, mais elles sont rigoureusement contemporaines : il y a pour moi un monde parce que je ne m’ignore pas ; je suis non dissimulé à moi-même parce que j’ai un monde. Il restera à analyser cette possession préconsciente du monde dans le cogito préréflexif.


1.  Nous entendons par là soit celle d’un kantien comme P. Lachièze-Rey (L’Idéalisme kantien), soit celle de Husserl dans la seconde période de sa philosophie (période des Ideen).

2 STRATTON, Some preliminary experiments on vision without inversion of the retinal image.

3 STRATTON, Vision without inversion of the retinal image.

4 C’est, au moins implicitement, l’interprétation de STRATTON.

5 STRATTON, Vision without inversion, p. 350.

6 Some preliminary experiments, p. 617.

7 Vision without inversion, p. 346.

8 STRATTON, The spatial harmony of touch and sight, pp. 492-505.

9 STRATTON, ibid.

10 STRATTON, Some preliminary experiments, p. 614.

11 STRATTON, Vision without inversion, p. 350.

12 WERTHEIMER, Experimentelle Studien über das Sehen von Bewegung, p. 258.

13 Ibid., p. 253.

14 NAGEL, cité par WERTHEIMER, ibid., p. 257.

15 La Structure du Comportement, p. 199.

16 Le changement de niveau dans les phénomènes sonores est très difficile à obtenir. Si l’on s’arrange, à l’aide d’un pseudophone, pour faire arriver à l’oreille droite les sons qui viennent de la gauche avant qu’ils atteignent l’oreille gauche, on obtient un renversement du champ auditif comparable au renversement du champ visuel dans l’expérience de Stratton. Or, on n’arrive pas, en dépit d’une longue accoutumance, à « redresser » le champ auditif. La localisation des sons par l’ouïe seule reste jusqu’à la fin de l’expérience incorrecte. Elle n’est correcte et le son ne paraît venir de l’objet situé à gauche que si l’objet est vu en même temps qu’entendu. P. T. YOUNG, Auditory localization with acoustical transposition of the ears.

17 Le sujet peut, dans les expériences sur l’inversion auditive, donner l’illusion d’une localisation correcte quand il voit l’objet sonore parce qu’il inhibe ses phénomènes sonores et « vit » dans le visuel. P. T. YOUNG, ibid.

18 STRATTON, Vision without inversion, 1er jour de l’expérience. Wertheimer parle d’un « vertige visuel » (Experimentelle Studien, pp. 257-259). Nous tenons debout non par la mécanique du squelette ou même par la régulation nerveuse du tonus, mais parce que nous sommes engagés dans un monde. Si cet engagement se défait, le corps s’effondre et redevient objet.

19 La distinction de la profondeur des choses par rapport à moi et de la distance entre deux objets est faite par PALIARD, L’illusion de Sinnsteden et le problème de l’implication perceptive, p. 400, et par E. STRAUSS, Vom Sinn der Sinne, pp. 267-269.

20 MALEBRANCHE, Recherche de la vérité, livre Ier, chap. IX.

21 Ibid.

22 PALIARD, L’illusion de Sinnsteden et le problème de l’implication perceptive, p. 383.

23 KOFFKA, Some problems of space perception. — GUILLAUME, Traité de Psychologie, chapitre IX.

24 En d’autres termes : un acte de conscience ne peut avoir aucune cause. Mais nous préférons ne pas introduire le concept de conscience que la psychologie de la forme pourrait contester et que pour notre part nous n’acceptons pas sans réserve, et nous nous en tenons à la notion incontestable d’expérience.

25 QUERCY, Études sur l’hallucination, II, La clinique, pp. 154 et suiv.

26 J. GASQUET, Cézanne, p. 81.

27 KOFFKA, Some problems of space perception, pp. 164 et suivantes.

28 KOFFKA, ibid.

29 L’idée de la profondeur comme dimension spatio-temporelle est indiquée par STRAUS : Vom Sinn der Sinne, pp. 302 et 306.

30 HUSSERL, Präsenzfeld. Il est défini dans Zeitbewusstsein, pp. 32-35.

31 Ibid.

32 GELB et GOLDSTEIN, Ueber den Wegfall der Wahrnehmung von Oberflächenfarben.

33 WERTHEIMER, Experimentelle Studien. Anhang, pp. 259-261.

34 WERTHEIMER, Experimentelle Studien, p. 212-214

35 WERTHEIMER, Experimentelle Studien, p. 221-233.

36 Ibid., p. 254-255.

37 Ibid., p. 245.

38 LINKE, Phänomenologie und Experiment in der Frage der Bewegungsauffassung, p. 653.

39 Ibid., p. 656-657.

40 Ibid.

41 Ibid., p. 660.

42 Ibid., p. 661.

43 WERTHEIMER, travail cité, p. 227.

44 L’identité du mobile n’est pas, dit WERTHEIMER, obtenue par une conjecture : « Ici, là ce doit être le même objet », p. 187.

45 À la vérité, WERTHEIMER ne dit pas positivement que la perception du mouvement renferme cette identité immédiate. Il ne le dit qu’implicitement, quand il reproche à une conception intellectualiste, qui rapporte le mouvement à un jugement, de nous donner une identité qui « flieszt nicht direkt aus dem Erlebnis » (p. 187).

46 LINKE finit par accorder (travail cité, pp. 664-665) que le sujet du mouvement peut être indéterminé (comme lorsqu’on voit à la présentation stroboscopique un triangle se mouvoir vers un cercle et se transformer en lui), que le mobile n’a pas besoin d’être posé par un acte de perception explicite, qu’il n’est que « co-visé » ou « co-saisi » dans la perception du mouvement, qu’il n’est vu que comme le dos des objets ou comme l’espace derrière moi, et qu’enfin l’identité du mobile comme l’unité de la chose perçue est saisie par une perception catégoriale (HUSSERL) où la catégorie est opérante sans être pensée pour elle-même. Mais la notion de perception catégoriale remet en question toute l’analyse précédente. Car elle revient à introduire dans la perception du mouvement la conscience non thétique, c’est-à-dire, comme nous l’avons montré, à rejeter non seulement l’a priori comme nécessité d’essence, mais encore la notion kantienne de synthèse. Le travail de Linke appartient typiquement à la seconde période de la phénoménologie husserlienne, transition entre la méthode eidétique ou le logicisme du début et l’existentialisme de la dernière période.

47 On ne peut poser ce problème sans dépasser déjà le réalisme et par exemple les fameuses descriptions de Bergson. Bergson oppose à la multiplicité de juxtapositions des choses extérieures la « multiplicité de fusion et d’interpénétration » de la conscience. Il procède par dilution. Il parle de la conscience comme d’un liquide où les instants et les positions se fondent. Il cherche en elle un élément où leur dispersion soit réellement abolie. Le geste indivis de mon bras qui se déplace me donne le mouvement que je ne trouve pas dans l’espace extérieur, parce que mon mouvement replacé dans ma vie intérieure y retrouve l’unité de l’inétendu. Le vécu que Bergson oppose au pensé est pour lui constaté, il est une « donnée » immédiate. — C’est chercher une solution dans l’équivoque. On ne fait pas comprendre l’espace, le mouvement et le temps en découvrant une couche « intérieure » de l’expérience où leur multiplicité s’efface et s’abolisse réellement. Car si elle le fait, il ne reste plus ni espace, ni mouvement, ni temps. La conscience de mon geste, si elle est véritablement un état de conscience indivis, n’est plus du tout conscience d’un mouvement, mais une qualité ineffable qui ne peut nous enseigner le mouvement. Comme le disait Kant, l’expérience externe est nécessaire à l’expérience interne, qui est bien ineffable, mais parce qu’elle ne veut rien dire. Si, en vertu du principe de continuité, le passé est encore du présent et le présent déjà du passé, il n’y a plus ni passé ni présent ; si la conscience fait boule de neige avec elle-même, elle est, comme la boule de neige et comme toutes les choses, tout entière dans le présent. Si les phases du mouvement s’identifient de proche en proche, rien ne bouge nulle part. L’unité du temps, de l’espace et du mouvement ne peut s’obtenir par mélange et ce n’est par aucune opération réelle qu’on la comprendra. Si la conscience est multiplicité, qui recueillera cette multiplicité pour la vivre justement comme multiplicité, et si la conscience est fusion, comment saura-t-elle la multiplicité des moments qu’elle fusionne ? Contre le réalisme de Bergson, l’idée kantienne de synthèse est valable et la conscience comme agent de cette synthèse ne peut être confondue avec aucune chose, même fluente. Ce qui est pour nous premier et immédiat, c’est un flux qui ne s’éparpille pas comme un liquide, qui, au sens actif, s’écoule et ne peut donc le faire sans savoir qu’il le fait et sans se recueillir dans le même acte par lequel il s’écoule, — c’est le « temps qui ne passe pas », dont Kant parle quelque part. Pour nous donc, l’unité de mouvement n’est pas une unité réelle. Mais pas davantage la multiplicité, et ce que nous reprochons à l’idée de synthèse chez Kant comme dans certains textes kantiens de Husserl, c’est justement qu’elle suppose, au moins idéalement, une multiplicité réelle qu’elle a à surmonter. Ce qui est pour nous conscience originaire, ce n’est pas un Je transcendantal posant librement devant lui une multiplicité en soi et la constituant de fond en comble, c’est un Je qui ne domine le divers qu’à la faveur du temps et pour qui la liberté même est un destin, de sorte que je n’ai jamais conscience d’être l’auteur absolu du temps, de composer le mouvement que je vis, il me semble que c’est le mouvant lui-même qui se déplace et qui effectue le passage d’un instant ou d’une position à l’autre. Ce Je relatif et prépersonnel qui fonde le phénomène du mouvement, et en général le phénomène du réel, exige évidemment des éclaircissements. Disons pour le moment qu’à la notion de synthèse nous préférons celle de synopsis qui n’indique pas encore une position explicite du divers.

48 WERTHEIMER, travail cité, pp. 255-256.

49 Les lois du phénomène seraient donc à préciser : ce qui est sûr, c’est qu’il y a des lois et que la perception du mouvement, même quand elle est ambiguë, n’est pas facultative et dépend du point de fixation. Cf DUNCKER. Ueber induzierte Bewegung.

50 KOFFKA, Perception, p. 578.

51 MAYER-GROS et STEIN, Ueber einige Abänderungen der Sinnestätigkeit im Meskalinrausch, p. 375.

52 Ibid., p. 377.

53 Ibid., p. 381.

54 FISCHER, Zeitstruktur und Schizophrenie, p. 572.

55 MAYER-GROS et STEIN, travail cité, p. 380.

56 FISCHER, travail cité, pp. 558-559.

57 FISCHER, Raum-Zeitstruktur und Denkstörung in der Schizophrenie, p. 247 sq.

58 FISCHER, Zeitstruktur und Schizophrenie, p. 560.

59 « Le symptôme schizophrénique n’est jamais qu’un chemin vers la personne du schizophrène. » KRONFELD, cité par FISCHER, Zur Klinik und Psychologie des Raumerlebens, p. 61.

60 MINKOWSKI, Le Temps vécu, p. 394.

61 L. BINSWANGER, Traum und Existent, p. 674.

62 L. BINSWANGER, Ueber Ideenflucht, 78 sqq.

63 MINKOWSKI, Les notions de distance vécue et d’ampleur de la vie et leur application en psycho-pathologie. Cf Le Temps vécu, Ch. VII.

64 « ... Dans la rue, c’est comme un murmure qui l’enveloppe tout entier ; de même il se sent privé de liberté comme si autour de lui il y avait toujours des personnes présentes ; au café, c’est comme quelque chose de nébuleux autour de lui et il sent un tremblement : et quand les voix sont particulièrement fréquentes et nombreuses, l’atmosphère autour de lui est saturée comme de feu, et cela détermine comme une oppression à l’intérieur du cœur et des poumons et comme un brouillard autour de la tête. » MINKOWSKI, Le Problème des Hallucinations et le problème de l’Espace, p. 69.

65 Ibid.

66 Le Temps vécu, p. 376.

67 Ibid., p. 379.

68 Ibid. p. 381.

69 C’est pourquoi on peut dire avec SCHELER (Idealismus-Realismus, p. 298) que l’espace de Newton traduit le « vide du cœur ».

70 FISCHER, Zur Klinik und Psychologie des Raumerlebens, p. 70.

71 FISCHER, Raum-Zeitstruktur und Denkstörung in der Schizophrenie, p. 253.

72 E. STRAUS, Vom Sinn der Sinne, p. 290.

73 On pourrait montrer, par exemple, que la perception esthétique ouvre à son tour une nouvelle spatialité, que le tableau comme œuvre d’art n’est pas dans l’espace où il habite comme chose physique et comme toile coloriée, — que la danse se déroule dans un espace sans buts et sans directions, qu’elle est une suspension de notre histoire, que le sujet et son monde dans la danse ne s’opposent plus, ne se détachent plus l’un sur l’autre, qu’en conséquence les parties du corps n’y sont plus accentuées comme dans l’expérience naturelle : le tronc n’est plus le fond d’où s’élèvent les mouvements et où ils sombrent une fois achevés ; c’est lui qui dirige la danse et les mouvements des membres sont à son service.

74 CASSIRER, Philosophie der Symbolischen Formen, t. III, p. 80.

75 Ibid., p. 82.

76 L. BINSWANGER, Das Raumproblem in der Psychopathologie, p. 630.

77 MINKOWSKI, Le Problème des Hallucinations et le problème de l’Espace, p. 64.

78 CASSIRER, ouvrage cité, p. 80.

79 L. BINSWANGER, Das Raumproblem in der Psychopathologie, p. 617.

80 Logische Untersuchungen, t. II, Ve Unters., pp. 387 et suivantes.

81 FINK, Die phänomenologische Philosophie Husserls in der gegenwärtigen Kritik, p. 350.

82 Le problème de l’expression est indiqué par FINK, travail cité, p. 382.