Je suis jeté dans une nature et la nature n’apparaît pas seulement hors de moi, dans les objets sans histoire, elle est visible au centre de la subjectivité. Les décisions théoriques et pratiques de la vie personnelle peuvent bien saisir à distance mon passé et mon avenir, donner à mon passé avec tous ses hasards un sens défini en le faisant suivre d’un certain avenir dont on dira après coup qu’il était la préparation, introduire dans ma vie l’historicité : cet ordre a toujours quelque chose de factice. C’est à présent que je comprends mes vingt-cinq premières années comme une enfance prolongée qui devait être suivie d’un sevrage difficile pour aboutir enfin à l’autonomie. Si je me reporte à ces années, telles que je les ai vécues et que je les porte en moi, leur félicité refuse de se laisser expliquer par l’atmosphère protégée du milieu parental, c’est le monde qui était plus beau, ce sont les choses qui étaient plus prenantes et je ne peux jamais être sûr de comprendre mon passé mieux qu’il ne se comprenait lui-même quand je l’ai vécu, ni faire taire sa protestation. L’interprétation que j’en donne maintenant est liée à ma confiance dans la psychanalyse ; demain, avec plus d’expérience et de clairvoyance, je la comprendrai peut-être autrement et en conséquence je construirai autrement mon passé. En tout cas j’interpréterai à leur tour mes interprétations présentes, j’en découvrirai le contenu latent, et, pour en apprécier finalement la valeur de vérité, je devrai tenir compte de ces découvertes. Mes prises sur le passé et sur l’avenir sont glissantes, la possession par moi de mon temps est toujours différée jusqu’au moment où je me comprendrai entièrement, et ce moment-là ne peut pas arriver, puisque ce serait un moment encore, bordé par un horizon d’avenir, et qui aurait à son tour besoin de développements pour être compris. Ma vie volontaire et rationnelle se sait donc mêlée à une autre puissance qui l’empêche de s’accomplir et lui donne toujours l’air d’une ébauche. Le temps naturel est toujours là. La transcendance des moments du temps fonde et compromet à la fois la rationalité de mon histoire : elle la fonde puisqu’elle m’ouvre un avenir absolument neuf où je pourrai réfléchir sur ce qu’il y a d’opaque dans mon présent, elle la compromet puisque, de cet avenir, je ne pourrai jamais saisir le présent que je vis avec une certitude apodictique, qu’ainsi le vécu n’est jamais tout à fait compréhensible, ce que je comprends ne rejoint jamais exactement ma vie, et qu’enfin je ne fais jamais un avec moi-même. Tel est le sort d’un être qui est né, c’est-à-dire qui, une fois et pour toujours, a été donné à lui-même comme quelque chose à comprendre. Puisque le temps naturel demeure au centre de mon histoire, je me vois aussi environné par lui. Si mes premières années sont en arrière de moi comme une terre inconnue, ce n’est pas par une défaillance fortuite de la mémoire et faute d’une exploration complète : il n’y a rien à connaître dans ces terres inexplorées. Par exemple, dans la vie intra-utérine, rien n’a été perçu, et c’est pourquoi il n’y a rien à se rappeler. Il n’y a rien eu que l’ébauche d’un moi naturel et d’un temps naturel. Cette vie anonyme n’est que la limite de la dispersion temporelle qui menace toujours le présent historique. Pour deviner cette existence informe qui précède mon histoire et la terminera, je n’ai qu’à regarder en moi ce temps qui fonctionne tout seul et que ma vie personnelle utilise sans le masquer tout à fait. Parce que je suis porté dans l’existence personnelle par un temps que je ne constitue pas, toutes mes perceptions se profilent sur un fond de nature. Pendant que je perçois, et même sans aucune connaissance des conditions organiques de ma perception, j’ai conscience d’intégrer des « consciences » rêveuses et dispersées, la vision, l’ouïe, le toucher, avec leurs champs qui sont antérieurs et demeurent étrangers à ma vie personnelle. L’objet naturel est la trace de cette existence généralisée. Et tout objet sera d’abord, à quelque égard, un objet naturel, il sera fait de couleurs, de qualités tactiles et sonores, s’il doit pouvoir entrer dans ma vie.
De même que la nature pénètre jusqu’au centre de ma vie personnelle et s’entrelace avec elle, de même les comportements descendent dans la nature et s’y déposent sous la forme d’un monde culturel. Je n’ai pas seulement un monde physique, je ne vis pas seulement au milieu de la terre, de l’air et de l’eau, j’ai autour de moi des routes, des plantations, des villages, des rues, des églises, des ustensiles, une sonnette, une cuiller, une pipe. Chacun de ces objets porte en creux la marque de l’action humaine à laquelle il sert. Chacun émet une atmosphère d’humanité qui peut être très peu déterminée s’il ne s’agit que de quelques traces de pas sur le sable, ou au contraire très déterminée, si je visite de fond en comble une maison récemment évacuée. Or, s’il n’est pas surprenant que les fonctions sensorielles et perceptives déposent devant elles un monde naturel, puisqu’elles sont prépersonnelles, on peut s’étonner que les actes spontanés par lesquels l’homme a mis en forme sa vie, se sédimentent au-dehors et y mènent l’existence anonyme des choses. La civilisation à laquelle je participe existe pour moi avec évidence dans les ustensiles qu’elle se donne. S’il s’agit d’une civilisation inconnue ou étrangère, sur les ruines, sur les instruments brisés que je retrouve ou sur le paysage que je parcours, plusieurs manières d’être ou de vivre peuvent se poser. Le monde culturel est alors ambigu, mais il est déjà présent. Il y a là une société à connaître. Un Esprit Objectif habite les vestiges et les paysages. Comment cela est-il possible ? Dans l’objet culturel, j’éprouve la présence prochaine d’autrui sous un voile d’anonymat. On se sert de la pipe pour fumer, de la cuiller pour manger, de la sonnette pour appeler, et c’est par la perception d’un acte humain et d’un autre homme que celle du monde culturel pourrait se vérifier. Comment une action ou une pensée humaine peut-elle être saisie dans le monde du « on », puisque, par principe, elle est une opération en première personne, inséparable d’un Je ? Il est facile de répondre que le pronom indéfini n’est ici qu’une formule vague pour désigner une multiplicité de Je ou encore un Je en général. J’ai, dira-t-on, l’expérience d’un certain milieu culturel et des conduites qui y correspondent ; devant les vestiges d’une civilisation disparue, je conçois par analogie l’espèce d’homme qui y a vécu. Mais il faudrait d’abord savoir comment je puis avoir l’expérience de mon propre monde culturel, de ma civilisation. On répondra derechef que je vois les autres hommes autour de moi faire des ustensiles qui m’entourent un certain usage, que j’interprète leur conduite par l’analogie de la mienne et par mon expérience intime qui m’enseigne le sens et l’intention des gestes perçus. En fin de compte, les actions des autres seraient toujours comprises par les miennes ; le « on » ou le « nous » par le Je. Mais la question est justement là : comment le mot Je peut-il se mettre au pluriel, comment peut-on former une idée générale du Je, comment puis-je parler d’un autre Je que le mien, comment puis-je savoir qu’il y a d’autres Je, comment la conscience qui, par principe, et comme connaissance d’elle-même, est dans le mode du Je, peut-elle être saisie dans le monde du Toi et par là dans le monde du « On » ? Le premier des objets culturels et celui par lequel ils existent tous, c’est le corps d’autrui comme porteur d’un comportement. Qu’il s’agisse des vestiges ou du corps d’autrui, la question est de savoir comment un objet dans l’espace peut devenir la trace parlante d’une existence, comment inversement une intention, une pensée, un projet peuvent se détacher du sujet personnel et devenir visibles hors de lui dans son corps, dans le milieu qu’il se construit. La constitution d’autrui n’éclaire pas entièrement la constitution de la société, qui n’est pas une existence à deux ou même à trois, mais la coexistence avec un nombre indéfini de consciences. Cependant l’analyse de la perception d’autrui rencontre la difficulté de principe que soulève le monde culturel, puisqu’elle doit résoudre le paradoxe d’une conscience vue par le dehors, d’une pensée qui réside dans l’extérieur, et qui, donc, au regard de la mienne, est déjà sans sujet et anonyme.
À ce problème, ce que nous avons dit sur le corps apporte un commencement de solution. L’existence d’autrui fait difficulté et scandale pour la pensée objective. Si les événements du monde sont, selon le mot de Lachelier, un entrelacement de propriétés générales et se trouvent à l’intersection de relations fonctionnelles qui permettent, en principe, d’en achever l’analyse, et si le corps est en vérité une province du monde, s’il est cet objet dont me parle le biologiste, cette conjonction de processus dont je trouve l’analyse dans les ouvrages de physiologie, cet amas d’organes dont je trouve la description dans les planches d’anatomie, alors mon expérience ne saurait être rien d’autre que le tête-à-tête d’une conscience nue et du système de corrélations objectives qu’elle pense. Le corps d’autrui, comme mon propre corps, n’est pas habité, il est objet devant la conscience qui le pense ou le constitue, les hommes et moi-même comme être empirique, nous ne sommes que des mécaniques qui se remuent par ressorts, le vrai sujet est sans second, cette conscience qui se cacherait dans un morceau de chair saignante est la plus absurde des qualités occultes, et ma conscience, étant coextensive à ce qui peut être, pour moi, corrélatif du système entier de l’expérience, ne peut y rencontrer une autre conscience qui ferait apparaître aussitôt dans le monde l’arrière-fond, inconnu de moi, de ses propres phénomènes. Il y a deux modes d’être et deux seulement : l’être en soi, qui est celui des objets étalés dans l’espace, et l’être pour soi qui est celui de la conscience. Or, autrui serait devant moi un en-soi et cependant il existerait pour soi, il exigerait de moi pour être perçu une opération contradictoire, puisque je devrais à la fois le distinguer de moi-même, donc le situer dans le monde des objets, et le penser comme conscience, c’est-à-dire comme cette sorte d’être sans dehors et sans parties auquel je n’ai accès que parce qu’il est moi et parce que celui qui pense et celui qui est pensé se confondent en lui. Il n’y a donc pas de place pour autrui et pour une pluralité des consciences dans la pensée objective. Si je constitue le monde, je ne peux penser une autre conscience, car il faudrait qu’elle le constituât elle aussi, et, au moins à l’égard de cette autre vue sur le monde, je ne serais pas constituant. Même si je réussissais à la penser comme constituant le monde, c’est encore moi qui la constituerais comme telle, et de nouveau je serais seul constituant. Mais, justement, nous avons appris à révoquer en doute la pensée objective, et nous avons pris contact, en deçà des représentations scientifiques du monde et du corps, avec une expérience du corps et du monde qu’elles ne réussissent pas à résorber. Mon corps et le monde ne sont plus des objets coordonnés l’un à l’autre par des relations fonctionnelles du genre de celles que la physique établit. Le système de l’expérience dans lequel ils communiquent n’est plus étalé devant moi et parcouru par une conscience constituante. J’ai le monde comme individu inachevé à travers mon corps comme puissance de ce monde, et j’ai la position des objets par celle de mon corps ou inversement la position de mon corps par celle des objets, non pas dans une implication logique, et comme on détermine une grandeur inconnue par ses relations objectives avec des grandeurs données, mais dans une implication réelle, et parce que mon corps est mouvement vers le monde, le monde, point d’appui de mon corps. L’idéal de la pensée objective — le système de l’expérience comme faisceau de corrélations physicomathématiques — est fondé sur ma perception du monde comme individu en concordance avec lui-même, et quand la science cherche à intégrer mon corps aux relations du monde objectif, c’est qu’elle tâche, à sa manière, de traduire la suture de mon corps phénoménal sur le monde primordial. En même temps que le corps se retire du monde objectif et vient former entre le pur sujet et l’objet un troisième genre d’être, le sujet perd sa pureté et sa transparence. Des objets sont devant moi, ils dessinent sur ma rétine une certaine projection d’eux-mêmes et je les perçois. Il ne pourra plus être question d’isoler dans ma représentation physiologique du phénomène les images rétiniennes et leur correspondant cérébral du champ total, actuel et virtuel, dans lequel ils apparaissent. L’événement physiologique n’est que le dessin abstrait de l’événement perceptif1. On ne pourra pas davantage réaliser sous le nom d’images psychiques des vues perspectives discontinues qui correspondraient aux images rétiniennes successives, ni enfin introduire une « inspection de l’esprit » qui restitue l’objet par-delà les perspectives déformantes. Il nous faut concevoir les perspectives et le point de vue comme notre insertion dans le monde-individu, et la perception, non plus comme une constitution de l’objet vrai, mais comme notre inhérence aux choses. La conscience découvre en elle-même avec les champs sensoriels et avec le monde comme champ de tous les champs, l’opacité d’un passé originaire. Si j’éprouve cette inhérence de ma conscience à son corps et à son monde, la perception d’autrui et la pluralité des consciences n’offrent plus de difficulté. Si, pour moi qui réfléchis sur la perception, le sujet percevant apparaît pourvu d’un montage primordial à l’égard du monde, traînant après lui cette chose corporelle sans laquelle il n’y aurait pas pour lui d’autres choses, pourquoi les autres corps que je perçois ne seraient-ils pas réciproquement habités par des consciences ? Si ma conscience a un corps, pourquoi les autres corps n’« auraient-ils » pas des consciences ? Evidemment, cela suppose que la notion du corps et la notion de la conscience soient profondément transformées. En ce qui concerne le corps, et même le corps d’autrui, il nous faut apprendre à le distinguer du corps objectif tel que le décrivent les livres de physiologie. Ce n’est pas ce corps-là qui peut être habité par une conscience. Il nous faut ressaisir sur les corps visibles les comportements qui s’y dessinent, qui y font leur apparition, mais qui n’y sont pas réellement contenus2. On ne fera jamais comprendre comment la signification et l’intentionnalité pourraient habiter des édifices de molécules ou des amas de cellules, c’est en quoi le cartésianisme a raison. Mais aussi n’est-il pas question d’une entreprise aussi absurde. Il est question seulement de reconnaître que le corps, comme édifice chimique ou assemblage de tissus, est formé par appauvrissement à partir d’un phénomène primordial du corps-pour-nous, du corps de l’expérience humaine ou du corps perçu, que la pensée objective investit, mais dont elle n’a pas à postuler l’analyse achevée. En ce qui concerne la conscience, nous avons à la concevoir, non plus comme une conscience constituante et comme un pur être-pour-soi, mais comme une conscience perceptive, comme le sujet d’un comportement, comme être au monde ou existence, car c’est seulement ainsi qu’autrui pourra apparaître au sommet de son corps phénoménal et recevoir une sorte de « localité ». À ces conditions, les antinomies de la pensée objective disparaissent. Par la réflexion phénoménologique, je trouve la vision, non comme « pensée de voir », selon le mot de Descartes, mais comme regard en prise sur un monde visible, et c’est pourquoi il peut y avoir pour moi un regard d’autrui, cet instrument expressif que l’on appelle un visage peut porter une existence comme mon existence est portée par l’appareil connaissant qu’est mon corps. Quand je me tourne vers ma perception et que je passe de la perception directe à la pensée de cette perception, je la ré-effectue, je retrouve une pensée plus vieille que moi à l’œuvre dans mes organes de perception et dont ils ne sont que la trace. C’est de la même manière que je comprends autrui. Ici encore, je n’ai que la trace d’une conscience qui m’échappe dans son actualité et, quand mon regard croise un autre regard, je ré-effectue l’existence étrangère dans une sorte de réflexion. Il n’y a rien là comme un « raisonnement par analogie ». Scheler l’a bien dit, le raisonnement par analogie présuppose ce qu’il devait expliquer. L’autre conscience ne peut être déduite que si les expressions émotionnelles d’autrui et les miennes sont comparées et identifiées et si des corrélations précises sont reconnues entre ma mimique et mes « faits psychiques ». Or, la perception d’autrui précède et rend possible de telles constatations, elles n’en sont pas constitutives. Un bébé de quinze mois ouvre la bouche si je prends par jeu l’un de ses doigts entre mes dents et que je fasse mine de le mordre. Et pourtant, il n’a guère regardé son visage dans une glace, ses dents ne ressemblent pas aux miennes. C’est que sa propre bouche et ses dents, telles qu’il les sent de l’intérieur, sont d’emblée pour lui des appareils à mordre, et que ma mâchoire, telle qu’il la voit du dehors, est d’emblée pour lui capable des mêmes intentions. La « morsure » a immédiatement pour lui une signification intersubjective. Il perçoit ses intentions dans son corps, mon corps avec le sien, et par là mes intentions dans son corps. Les corrélations observées entre mes mimiques et celles d’autrui, mes intentions et mes mimiques, peuvent bien fournir un fil conducteur dans la connaissance méthodique d’autrui et quand la perception directe échoue, mais elles ne m’enseignent pas l’existence d’autrui. Entre ma conscience et mon corps tel que je le vis, entre ce corps phénoménal et celui d’autrui tel que je le vois du dehors, il existe une relation interne qui fait apparaître autrui comme l’achèvement du système. L’évidence d’autrui est possible parce que je ne suis pas transparent pour moi-même et que ma subjectivité traîne après elle son corps. Nous disions tout à l’heure : en tant qu’autrui réside dans le monde, qu’il y est visible et qu’il fait partie de mon champ, il n’est jamais un Ego au sens où je le suis pour moi-même. Pour le penser comme un véritable Je, je devrais me penser comme simple objet pour lui, ce qui m’est interdit par le savoir que j’ai de moi-même. Mais si le corps d’autrui n’est pas un objet pour moi, ni le mien pour lui, s’ils sont des comportements, la position d’autrui ne me réduit pas à la condition d’objet dans son champ, ma perception d’autrui ne le réduit pas à la condition d’objet dans mon champ. Autrui n’est jamais tout à fait un être personnel, si j’en suis un moi-même absolument, et si je me saisis dans une évidence apodictique. Mais si je trouve en moi-même par réflexion, avec le sujet percevant, un sujet prépersonnel, donné à lui-même, si mes perceptions demeurent excentriques par rapport à moi comme centre d’initiatives et de jugements, si le monde perçu demeure dans un état de neutralité, ni objet vérifié, ni rêve reconnu pour tel, alors tout ce qui apparaît dans le monde n’est pas aussitôt étalé devant moi et le comportement d’autrui peut y figurer. Ce monde peut demeurer indivis entre ma perception et la sienne, le moi qui perçoit n’a pas de privilège particulier qui rende impossible un moi perçu, tous deux sont, non pas des cogitationes enfermées dans leur immanence, mais des êtres qui sont dépassés par leur monde et qui, en conséquence, peuvent bien être dépassés l’un par l’autre. L’affirmation d’une conscience étrangère en face de la mienne ferait aussitôt de mon expérience un spectacle privé, puisqu’elle ne serait plus coextensive à l’être. Le cogito d’autrui destitue de toute valeur mon propre cogito et me fait perdre l’assurance que j’avais dans la solitude d’accéder au seul être pour moi concevable, à l’être tel qu’il est visé et constitué par moi. Mais nous avons appris dans la perception individuelle à ne pas réaliser nos vues perspectives à part l’une de l’autre ; nous savons qu’elles glissent l’une dans l’autre et sont recueillies dans la chose. De même, il nous faut apprendre à retrouver la communication des consciences dans un même monde. En réalité, autrui n’est pas enclos dans ma perspective sur le monde parce que cette perspective elle-même n’a pas de limites définies, qu’elle glisse spontanément dans celle d’autrui et qu’elles sont ensemble recueillies dans un seul monde auquel nous participons tous comme sujets anonymes de la perception.
En tant que j’ai des fonctions sensorielles, un champ visuel, auditif, tactile, je communique déjà avec les autres, pris aussi comme sujets psychophysiques. Mon regard tombe sur un corps vivant en train d’agir, aussitôt les objets qui l’entourent reçoivent une nouvelle couche de signification : ils ne sont plus seulement ce que je pourrais en faire moi-même, ils sont ce que ce comportement va en faire. Autour du corps perçu se creuse un tourbillon où mon monde est attiré et comme aspiré : dans cette mesure, il n’est plus seulement mien, il ne m’est plus seulement présent, il est présent à X, à cette autre conduite qui commence à se dessiner en lui. Déjà l’autre corps n’est plus un simple fragment du monde, mais le lieu d’une certaine élaboration et comme d’une certaine « vue » du monde. Il se fait là-bas un certain traitement des choses jusque-là miennes. Quelqu’un se sert de mes objets familiers. Mais qui ? Je dis que c’est un autre, un second moi-même et je le sais d’abord parce que ce corps vivant a même structure que le mien. J’éprouve mon corps comme puissance de certaines conduites et d’un certain monde, je ne suis donné à moi-même que comme une certaine prise sur le monde ; or, c’est justement mon corps qui perçoit le corps d’autrui et il y trouve comme un prolongement miraculeux de ses propres intentions, une manière familière de traiter le monde ; désormais, comme les parties de mon corps forment ensemble un système, le corps d’autrui et le mien sont un seul tout, l’envers et l’endroit d’un seul phénomène et l’existence anonyme dont mon corps est à chaque moment la trace habite désormais ces deux corps à la fois3. Ceci ne fait qu’un autre vivant et pas encore un autre homme. Mais cette vie étrangère, comme la mienne avec laquelle elle communique, est une vie ouverte. Elle ne s’épuise pas dans un certain nombre de fonctions biologiques ou sensorielles. Elle s’annexe des objets naturels en les détournant de leur sens immédiat, elle se construit des outils, des instruments, elle se projette dans le milieu en objets culturels. L’enfant les trouve autour de lui en naissant comme des aérolithes venus d’une autre planète. Il en prend possession, il apprend à s’en servir comme les autres s’en servent, parce que le schéma corporel assure la correspondance immédiate de ce qu’il voit faire et de ce qu’il fait et que par là l’ustensile se précise comme un manipulandum déterminé et autrui comme un centre d’action humaine. Il y a, en particulier, un objet culturel qui va jouer un rôle essentiel dans la perception d’autrui : c’est le langage. Dans l’expérience du dialogue, il se constitue entre autrui et moi un terrain commun, ma pensée et la sienne ne font qu’un seul tissu, mes propos et ceux de l’interlocuteur sont appelés par l’état de la discussion, ils s’insèrent dans une opération commune dont aucun de nous n’est le créateur. Il y a là un être à deux, et autrui n’est plus ici pour moi un simple comportement dans mon champ transcendantal, ni d’ailleurs moi dans le sien, nous sommes l’un pour l’autre collaborateurs dans une réciprocité parfaite, nos perspectives glissent l’une dans l’autre, nous coexistons à travers un même monde. Dans le dialogue présent, je suis libéré de moi-même, les pensées d’autrui sont bien des pensées siennes, ce n’est pas moi qui les forme, bien que je les saisisse aussitôt nées ou que je les devance, et même, l’objection que me fait l’interlocuteur m’arrache des pensées que je ne savais pas posséder, de sorte que si je lui prête des pensées, il me fait penser en retour. C’est seulement après coup, quand je me suis retiré du dialogue et m’en ressouviens, que je puis le réintégrer à ma vie, en faire un épisode de mon histoire privée, et qu’autrui rentre dans son absence, ou, dans la mesure où il me reste présent, est senti comme une menace pour moi. La perception d’autrui et le monde intersubjectif ne font problème que pour des adultes. L’enfant vit dans un monde qu’il croit d’emblée accessible à tous ceux qui l’entourent, il n’a aucune conscience de lui-même, ni d’ailleurs des autres, comme subjectivités privées, il ne soupçonne pas que nous soyons tous et qu’il soit lui-même limité à un certain point de vue sur le monde. C’est pourquoi il ne soumet à la critique ni ses pensées, auxquelles il croit à mesure qu’elles se présentent, et sans chercher à les lier, ni nos paroles. Il n’a pas la science des points de vue. Les hommes sont pour lui des têtes vides braquées sur un seul monde évident où tout se passe, même les rêves, qui sont, croit-il, dans sa chambre, même la pensée, puisqu’elle n’est pas distinguée des paroles. Les autres sont pour lui des regards qui inspectent les choses, ils ont une existence presque matérielle, au point qu’un enfant se demande comment les regards ne se brisent pas en se croisant4. Vers l’âge de douze ans, dit Piaget, l’enfant effectue le cogito et rejoint les vérités du rationalisme. Il se découvrirait à la fois comme conscience sensible et comme conscience intellectuelle, comme point de vue sur le monde et comme appelé à dépasser ce point de vue, à construire une objectivité au niveau du jugement. Piaget conduit l’enfant jusqu’à l’âge de raison comme si les pensées de l’adulte se suffisaient et levaient toutes les contradictions. Mais, en réalité, il faut bien que les enfants aient en quelque façon raison contre les adultes ou contre Piaget, et que les pensées barbares du premier âge demeurent comme un acquis indispensable sous celles de l’âge adulte, s’il doit y avoir pour l’adulte un monde unique et intersubjectif. La conscience que j’ai de construire une vérité objective ne me donnerait jamais qu’une vérité objective pour moi, mon plus grand effort d’impartialité ne me ferait pas surmonter la subjectivité, comme Descartes l’exprime si bien par l’hypothèse du malin génie, si je n’avais, au-dessous de mes jugements, la certitude primordiale de toucher l’être même, si, avant toute prise de position volontaire je ne me trouvais déjà situé dans un monde intersubjectif, si la science ne s’appuyait pas sur cette ὑαξδ originaire. Avec le cogito commence la lutte des consciences dont chacune, comme dit Hegel, poursuit la mort de l’autre. Pour que la lutte puisse commencer, pour que chaque conscience puisse soupçonner les présences étrangères qu’elle nie, il faut qu’elles aient un terrain commun et qu’elles se souviennent de leur coexistence paisible dans le monde de l’enfant.
Mais est-ce bien autrui que nous obtenons ainsi ? Nous nivelons en somme le Je et le Tu dans une expérience à plusieurs, nous introduisons l’impersonnel au centre de la subjectivité, nous effaçons l’individualité des perspectives, mais, dans cette confusion générale, n’avons-nous pas fait disparaître, avec l’Ego, l’alter Ego ? Nous disions plus haut qu’ils sont exclusifs l’un de l’autre. Mais ils ne le sont justement que parce qu’ils ont les mêmes prétentions et que l’alter Ego suit toutes les variations de l’Ego : si le Je qui perçoit est vraiment un Je, il ne peut en percevoir un autre ; si le sujet qui perçoit est anonyme, l’autre lui-même qu’il perçoit l’est aussi, et quand nous voudrons, dans cette conscience collective, faire apparaître la pluralité des consciences, nous allons retrouver les difficultés auxquelles nous pensions avoir échappé. Je perçois autrui comme comportement, par exemple je perçois le deuil ou la colère d’autrui dans sa conduite, sur son visage et sur ses mains, sans aucun emprunt à une expérience « interne » de la souffrance ou de la colère et parce que deuil et colère sont des variations de l’être au monde, indivises entre le corps et la conscience, et qui se posent aussi bien sur la conduite d’autrui, visible dans son corps phénoménal, que sur ma propre conduite telle qu’elle s’offre à moi. Mais enfin, le comportement d’autrui et même les paroles d’autrui ne sont pas autrui. Le deuil d’autrui et sa colère n’ont jamais exactement le même sens pour lui et pour moi. Pour lui, ce sont des situations vécues, pour moi ce sont des situations apprésentées. Ou si je peux, par un mouvement d’amitié, participer à ce deuil et à cette colère, ils restent le deuil et la colère de mon ami Paul : Paul souffre parce qu’il a perdu sa femme ou il est en colère parce qu’on lui a volé sa montre, je souffre parce que Paul a de la peine, je suis en colère parce qu’il est en colère, les situations ne sont pas superposables. Et si enfin nous faisons quelque projet en commun, ce projet commun n’est pas un seul projet, et il ne s’offre pas sous les mêmes aspects pour moi et pour Paul, nous n’y tenons pas autant l’un que l’autre, ni en tout cas de la même façon, du seul fait que Paul est Paul et que je suis moi. Nos consciences ont beau, à travers nos situations propres, construire une situation commune dans laquelle elles communiquent, c’est du fond de sa subjectivité que chacun projette ce monde « unique ». Les difficultés de la perception d’autrui ne tenaient pas toutes à la pensée objective, elles ne cessent pas toutes avec la découverte du comportement, ou plutôt la pensée objective et l’unicité du cogito qui en est la conséquence ne sont pas des fictions, ce sont des phénomènes bien fondés et dont il nous faudra rechercher le fondement. Le conflit du moi et d’autrui ne commence pas seulement quand on cherche à penser autrui et ne disparaît pas si on réintègre la pensée à la conscience non thétique et à la vie irréfléchie : il est déjà là si je cherche à vivre autrui, par exemple dans l’aveuglement du sacrifice. Je conclus un pacte avec autrui, je me suis résolu à vivre dans un intermonde où je fais autant de place à autrui qu’à moi-même. Mais cet intermonde est encore un projet mien et il y aurait de l’hypocrisie à croire que je veux le bien d’autrui comme le mien, puisque même cet attachement au bien d’autrui vient encore de moi. Sans réciprocité, il n’y a pas d’alter Ego, puisque le monde de l’un enveloppe alors celui de l’autre et que l’un se sent aliéné au profit de l’autre. C’est ce qui arrive dans un couple où l’amour n’est pas égal des deux côtés : l’un s’engage dans cet amour et y met en jeu sa vie, l’autre demeure libre, cet amour n’est pour lui qu’une manière contingente de vivre. Le premier sent fuir son être et sa substance dans cette liberté qui demeure entière en face de lui. Et même si le second, par fidélité aux promesses ou par générosité, veut à son tour se réduire au rang de simple phénomène dans le monde du premier, se voir par les yeux d’autrui, c’est encore par une dilatation de sa propre vie qu’il y parvient et il nie donc en hypothèse l’équivalence d’autrui et de soi qu’il voudrait affirmer en thèse. La coexistence doit être en tout cas vécue par chacun. Si nous ne sommes ni l’un ni l’autre des consciences constituantes, au moment où nous allons communiquer et trouver un monde commun, on se demande qui communique et pour qui existe ce monde. Et si quelqu’un communique avec quelqu’un, si l’intermonde n’est pas un en soi inconcevable, s’il doit exister pour nous deux, alors la communication se brise de nouveau et chacun de nous opère dans son monde privé comme deux joueurs opèrent sur deux échiquiers distincts à 100 kilomètres l’un de l’autre. Encore les joueurs peuvent-ils, par téléphone ou par correspondance, se communiquer leurs décisions, ce qui revient à dire qu’ils font partie du même monde. Au contraire, je n’ai, à la rigueur, aucun terrain commun avec autrui, la position d’autrui avec son monde et la position de moi-même avec mon monde constituent une alternative. Une fois posé autrui, une fois que le regard d’autrui sur moi, en m’insérant dans son champ, m’a dépouillé d’une part de mon être, on comprend bien que je ne puisse la récupérer qu’en nouant des relations avec autrui, en me faisant reconnaître librement par lui, et que ma liberté exige pour les autres la même liberté. Mais il faudrait d’abord savoir comment j’ai pu poser autrui. En tant que je suis né, que j’ai un corps et un monde naturel, je peux trouver dans ce monde d’autres comportements avec lesquels le mien s’entrelace, comme nous l’avons expliqué plus haut. Mais aussi en tant que je suis né, que mon existence se trouve déjà à l’œuvre, se sait donnée à elle-même, elle demeure toujours en deçà des actes où elle veut s’engager, qui ne sont pour toujours que des modalités siennes, des cas particuliers de son insurmontable généralité. C’est ce fond d’existence donnée que constate le cogito : toute affirmation, tout engagement, et même toute négation, tout doute prend place dans un champ préalablement ouvert, atteste un soi qui se touche avant les actes particuliers dans lesquels il perd contact avec lui-même. Ce soi, témoin de toute communication effective, et sans lequel elle ne se saurait pas et ne serait donc pas communication, semble interdire toute solution du problème d’autrui. Il y a là un solipsisme vécu qui n’est pas dépassable. Sans doute je ne me sens constituant ni du monde naturel, ni du monde culturel : dans chaque perception, dans chaque jugement, je fais intervenir, soit des fonctions sensorielles, soit des montages culturels qui ne sont pas actuellement miens. Dépassé de tous côtés par mes propres actes, noyé dans la généralité, je suis cependant celui par qui ils sont vécus, avec ma première perception a été inauguré un être insatiable qui s’approprie tout ce qu’il peut rencontrer, à qui rien ne peut être purement et simplement donné parce qu’il a reçu le monde en partage et dès lors porte en lui-même le projet de tout être possible, parce qu’il a une fois pour toutes été scellé dans son champ d’expériences. La généralité du corps ne nous fera pas comprendre comment le Je indéclinable peut s’aliéner au profit d’autrui, puisqu’elle est exactement compensée par cette autre généralité de ma subjectivité inaliénable. Comment trouverais-je ailleurs, dans mon champ perceptif, une telle présence de soi à soi ? Dirons-nous que l’existence d’autrui est pour moi un simple fait ? Mais c’est en tout cas un fait pour moi, il faut qu’il soit au nombre de mes possibilités propres, et qu’il soit compris ou vécu de quelque manière par moi pour qu’il puisse valoir comme fait.
Faute de pouvoir limiter le solipsisme du dehors, essaierons-nous de le dépasser du dedans ? Je ne puis sans doute reconnaître qu’un Ego, mais, comme sujet universel je cesse d’être un moi fini, je deviens un spectateur impartial devant qui autrui et moi-même comme être empirique sommes sur un pied d’égalité, sans aucun privilège en ma faveur. De la conscience que je découvre par réflexion et devant qui tout est objet, on ne peut pas dire qu’elle soit moi : mon moi est étalé devant elle comme toute chose, elle le constitue, elle n’y est pas enfermée et elle peut donc sans difficulté constituer d’autres moi. En Dieu je peux avoir conscience d’autrui comme de moi-même, aimer autrui comme moi-même. — Mais la subjectivité à laquelle nous nous sommes heurtés ne se laisse pas appeler Dieu. Si la réflexion me découvre à moi-même comme sujet infini, il faut bien reconnaître, au moins à titre d’apparence, l’ignorance où j’étais de ce moi plus moi-même que moi. Je le savais, dira-t-on, puisque je percevais autrui et moi-même et que cette perception n’est justement possible que par lui. Mais si je le savais déjà, tous les livres de philosophie sont inutiles. Or, la vérité a besoin d’être révélée. C’est donc ce moi fini et ignorant qui a reconnu Dieu en lui-même pendant que Dieu, dans l’envers des phénomènes, se pensait depuis toujours. C’est par cette ombre que la lumière vaine en vient à éclairer quelque chose et par là il est définitivement impossible de résorber l’ombre dans la lumière, je ne peux jamais me reconnaître comme Dieu sans nier en hypothèse ce que je veux affirmer en thèse. Je pourrais aimer autrui comme moi-même en Dieu, mais encore faudrait-il que mon amour pour Dieu ne vînt pas de moi, et qu’il fût en vérité, comme disait Spinoza, l’amour dont Dieu s’aime lui-même à travers moi. De sorte que pour finir il n’y aurait nulle part amour d’autrui ni autrui, mais un seul amour de soi qui se nouerait sur lui-même par-delà nos vies, qui ne nous concernerait en rien et auquel nous ne pourrions pas accéder. Le mouvement de réflexion et d’amour qui conduit à Dieu rend impossible le Dieu auquel il voudrait conduire.
C’est donc bien au solipsisme que nous sommes ramenés et le problème apparaît maintenant dans toute sa difficulté. Je ne suis pas Dieu, je n’ai qu’une prétention à la divinité. J’échappe à tout engagement et je dépasse autrui en tant que toute situation et tout autre doit être vécu par moi pour être à mes yeux. Et cependant autrui a pour moi au moins un sens de première vue. Comme les dieux du polythéisme, j’ai à compter avec d’autres dieux, ou encore, comme le dieu d’Aristote, je polarise un monde que je ne crée pas. Les consciences se donnent le ridicule d’un solipsisme à plusieurs, telle est la situation qu’il faut comprendre. Puisque nous vivons cette situation, il doit y avoir moyen de l’expliciter. La solitude et la communication ne doivent pas être les deux termes d’une alternative, mais deux moments d’un seul phénomène, puisque, en fait, autrui existe pour moi. Il faut dire de l’expérience d’autrui ce que nous avons dit ailleurs de la réflexion : que son objet ne peut pas lui échapper absolument, puisque nous n’en avons notion que par elle. Il faut bien que la réflexion donne en quelque manière l’irréfléchi, car, autrement, nous n’aurions rien à lui opposer et elle ne deviendrait pas problème pour nous. De même il faut bien que mon expérience me donne en quelque manière autrui, puisque, si elle ne le faisait pas, je ne parlerais pas même de solitude et je ne pourrais pas même déclarer autrui inaccessible. Ce qui est donné et vrai initialement, c’est une réflexion ouverte sur l’irréfléchi, la reprise réflexive de l’irréfléchi, — et de même c’est la tension de mon expérience vers un autre dont l’existence est incontestée à l’horizon de ma vie, même quand la connaissance que j’ai de lui est imparfaite. Entre les deux problèmes, il y a plus qu’une analogie vague, il s’agit ici et là de savoir comment je peux faire une pointe hors de moi-même et vivre l’irréfléchi comme tel. Comment donc puis-je, moi qui perçois, et qui, par là même, m’affirme comme sujet universel, percevoir un autre qui m’ôte aussitôt cette universalité ? Le phénomène central, qui fonde à la fois ma subjectivité et ma transcendance vers autrui, consiste en ceci que je suis donné à moi-même. Je suis donné, c’est-à-dire que je me trouve déjà situé et engagé dans un monde physique et social, — je suis donné à moi-même, c’est-à-dire que cette situation ne m’est jamais dissimulée, elle n’est jamais autour de moi comme une nécessité étrangère, et je n’y suis jamais effectivement enfermé comme un objet dans une boîte. Ma liberté, le pouvoir fondamental que j’ai d’être le sujet de toutes mes expériences, n’est pas distincte de mon insertion dans le monde. C’est pour moi une destinée d’être libre, de ne pouvoir me réduire à rien de ce que je vis, de garder à l’égard de toute situation de fait une faculté de recul, et cette destinée a été scellée à l’instant où mon champ transcendantal a été ouvert, où je suis né comme vision et savoir, où j’ai été jeté au monde. Contre le monde social je peux toujours user de ma nature sensible, fermer les yeux, me boucher les oreilles, vivre en étranger dans la société, traiter autrui, les cérémonies et les monuments comme de simples arrangements de couleurs et de lumière, les destituer de leur signification humaine. Contre le monde naturel je peux toujours avoir recours à la nature pensante et révoquer en doute chaque perception prise à part. La vérité du solipsisme est là. Toute expérience m’apparaîtra toujours comme une particularité qui n’épuise pas la généralité de mon être, et j’ai toujours, comme disait Malebranche, du mouvement pour aller plus loin. Mais je ne puis fuir l’être que dans l’être, par exemple, je fuis la société dans la nature ou le monde réel dans un imaginaire qui est fait des débris du réel. Le monde physique et social fonctionne toujours comme stimulus de mes réactions, qu’elles soient positives ou négatives. Je ne révoque en doute telle perception qu’au nom d’une perception plus vraie qui la corrigerait ; si je peux nier chaque chose, c’est toujours en affirmant qu’il y a quelque chose en général, et c’est pourquoi nous disons que la pensée est une nature pensante, une affirmation de l’être à travers la négation des êtres. Je peux construire une philosophie solipsiste, mais, en le faisant, je suppose une communauté d’hommes parlants et je m’adresse à elle. Même le « refus indéfini d’être quoi que ce soit »5 suppose quelque chose qui soit refusé et par rapport à quoi le sujet se distance. Autrui ou moi, il faut choisir, dit-on. Mais on choisit l’un contre l’autre, et ainsi on affirme les deux. Autrui me transforme en objet et me nie, je transforme autrui en objet et le nie, dit-on. En réalité le regard d’autrui ne me transforme en objet, et mon regard ne le transforme en objet, que si l’un et l’autre nous nous retirons dans le fond de notre nature pensante, si nous nous faisons l’un et l’autre regard inhumain, si chacun sent ses actions, non pas reprises et comprises, mais observées comme celles d’un insecte. C’est par exemple ce qui arrive quand je subis le regard d’un inconnu. Mais, même alors, l’objectivation de chacun par le regard de l’autre n’est ressentie comme pénible que parce qu’elle prend la place d’une communication possible. Le regard d’un chien sur moi ne me gêne guère. Le refus de communiquer est encore un mode de communication. La liberté protéiforme, la nature pensante, le fond inaliénable, l’existence non qualifiée, qui en moi et en autrui marque les limites de toute sympathie, suspend bien la communication, mais ne l’anéantit pas. Si j’ai affaire à un inconnu qui n’a pas encore dit un seul mot, je peux croire qu’il vit dans un autre monde où mes actions et mes pensées ne sont pas dignes de figurer. Mais qu’il dise un mot, ou seulement qu’il ait un geste d’impatience, et déjà il cesse de me transcender : c’est donc là sa voix, ce sont là ses pensées, voilà donc le domaine que je croyais inaccessible. Chaque existence ne transcende définitivement les autres que quand elle reste oisive et assise sur sa différence naturelle. Même la méditation universelle qui retranche le philosophe de sa nation, de ses amitiés, de ses partis pris, de son être empirique, en un mot du monde, et qui semble le laisser absolument seul, est en réalité acte, parole, et par conséquent dialogue. Le solipsisme ne serait rigoureusement vrai que de quelqu’un qui réussirait à constater tacitement son existence sans être rien et sans rien faire, ce qui est bien impossible, puisque exister c’est être au monde. Dans sa retraite réflexive, le philosophe ne peut manquer d’entraîner les autres, parce que, dans l’obscurité du monde, il a appris pour toujours à les traiter comme consortes et que toute sa science est bâtie sur cette donnée de l’opinion. La subjectivité transcendantale est une subjectivité révélée, savoir à elle-même et à autrui, et à ce titre elle est une intersubjectivité. Dès que l’existence se rassemble et s’engage dans une conduite, elle tombe sous la perception. Comme toute autre perception, celle-ci affirme plus de choses qu’elle n’en saisit : quand je dis que je vois le cendrier et qu’il est là, je suppose achevé un développement de l’expérience qui irait à l’infini, j’engage tout un avenir perceptif. De même quand je dis que je connais quelqu’un ou que je l’aime, je vise au-delà de ses qualités un fond inépuisable qui peut faire éclater un jour l’image que je me faisais de lui. C’est à ce prix qu’il y a pour nous des choses et des « autres », non par une illusion, mais par un acte violent qui est la perception même.
Il nous faut donc redécouvrir, après le monde naturel, le monde social, non comme objet ou somme d’objets, mais comme champ permanent ou dimension d’existence : je peux bien m’en détourner, mais non pas cesser d’être situé par rapport à lui. Notre rapport au social est, comme notre rapport au monde, plus profond que toute perception expresse ou que tout jugement. Il est aussi faux de nous placer dans la société comme un objet au milieu d’autres objets, que de mettre la société en nous comme objet de pensée, et des deux côtés l’erreur consiste à traiter le social comme un objet. Il nous faut revenir au social avec lequel nous sommes en contact du seul fait que nous existons, et que nous portons attaché à nous avant toute objectivation. La conscience objective et scientifique du passé et des civilisations serait impossible si je n’avais avec eux, par l’intermédiaire de ma société, de mon monde culturel et de leurs horizons, une communication au moins virtuelle, si la place de la république athénienne ou de l’empire romain ne se trouvait marquée quelque part aux confins de ma propre histoire, s’ils n’y étaient installés comme autant d’individus à connaître, indéterminés mais préexistants, si je ne trouvais dans ma vie les structures fondamentales de l’histoire. Le social est déjà là quand nous le connaissons ou le jugeons. Une philosophie individualiste ou sociologiste est une certaine perception de la coexistence systématisée et explicitée. Avant la prise de conscience, le social existe sourdement et comme sollicitation. Péguy à la fin de Notre Patrie retrouve une voix ensevelie qui n’avait jamais cessé de parler, comme nous savons bien au réveil que les objets n’ont pas cessé d’être dans la nuit ou que l’on frappe depuis longtemps à notre porte. En dépit des différences de culture, de morale, de métier et d’idéologie, les paysans russes de 1917 rejoignent dans la lutte les ouvriers de Pétrograd et de Moscou, parce qu’ils sentent que leur sort est le même ; la classe est vécue concrètement avant de devenir l’objet d’une volonté délibérée. Originairement, le social n’existe pas comme objet et en troisième personne. C’est l’erreur commune du curieux, du « grand homme » et de l’historien de vouloir le traiter en objet. Fabrice voudrait voir la bataille de Waterloo comme on voit un paysage et il ne trouve rien que des épisodes confus. L’Empereur sur sa carte l’aperçoit-il vraiment ? Mais elle se réduit pour lui à un schéma non sans lacunes : pourquoi ce régiment piétine-t-il ? Pourquoi les réserves n’arrivent-elles pas ? L’historien qui n’est pas engagé dans la bataille et la voit de partout, qui réunit une multitude de témoignages et qui sait comment elle a fini, croit enfin l’atteindre dans sa vérité. Mais ce n’est qu’une représentation qu’il nous en donne, il n’atteint pas la bataille même, puisque, au moment où elle a eu lieu, l’issue en était contingente, et qu’elle ne l’est plus quand l’historien la raconte, puisque les causes profondes de la défaite et les incidents fortuits qui leur ont permis de jouer étaient, dans l’événement singulier de Waterloo, déterminants au même titre, et que l’historien replace l’événement singulier dans la ligne générale du déclin de l’Empire. Le vrai Waterloo n’est ni dans ce que Fabrice, ni dans ce que l’Empereur, ni dans ce que l’historien voient, ce n’est pas un objet déterminable, c’est ce qui advient aux confins de toutes les perspectives et sur quoi elles sont toutes prélevées6. L’historien et le philosophe cherchent une définition objective de la classe ou de la nation : la nation est-elle fondée sur la langue commune ou sur les conceptions de la vie ? La classe est-elle fondée sur le chiffre des revenus ou sur la position dans le circuit de la production ? On sait qu’en fait aucun de ces critères ne permet de reconnaître si un individu relève d’une nation ou d’une classe. Dans toutes les révolutions, il y a des privilégiés qui rejoignent la classe révolutionnaire et des opprimés qui se dévouent aux privilégiés. Et chaque nation a ses traîtres. C’est que la nation ou la classe ne sont ni des fatalités qui assujettissent l’individu du dehors ni d’ailleurs des valeurs qu’il pose du dedans. Elles sont des modes de coexistence qui le sollicitent. En période calme, la nation et la classe sont là comme des stimuli auxquels je n’adresse que des réponses distraites ou confuses, elles sont latentes. Une situation révolutionnaire ou une situation de danger national transforme en prise de position consciente les rapports préconscients avec la classe et avec la nation qui n’étaient jusque-là que vécus, l’engagement tacite devient explicite. Mais il s’apparaît à lui-même comme antérieur à la décision.
Le problème de la modalité existentielle du social rejoint ici tous les problèmes de transcendance. Qu’il s’agisse de mon corps, du monde naturel, du passé, de la naissance ou de la mort, la question est toujours de savoir comment je peux être ouvert à des phénomènes qui me dépassent et qui, cependant, n’existent que dans la mesure où je les reprends et les vis, comment la présence à moi-même (Urpräsenz) qui me définit et conditionne toute présence étrangère est en même temps dé-présentation (Entgegenwärtigung)7 et me jette hors de moi. L’idéalisme, en faisant l’extérieur immanent à moi, le réalisme en me soumettant à une action causale, falsifient les rapports de motivation qui existent entre l’extérieur et l’intérieur et rendent ce rapport incompréhensible. Notre passé individuel par exemple ne peut nous être donné ni par la survivance effective des états de conscience ou des traces cérébrales, ni par une conscience du passé qui le constituerait et l’atteindrait immédiatement : dans les deux cas, il nous manquerait le sens du passé, car le passé nous serait, à proprement parler, présent. Si du passé doit être pour nous, ce ne peut être que dans une présence ambiguë, avant toute évocation expresse, comme un champ sur lequel nous avons ouverture. Il faut qu’il existe pour nous alors même que nous n’y pensons pas et que toutes nos évocations soient prélevées sur cette masse opaque. De même, si je n’avais le monde que comme une somme de choses et la chose comme une somme de propriétés, je n’aurais pas de certitudes, mais seulement des probabilités, pas de réalité irrécusable, mais seulement des vérités conditionnées. Si le passé et le monde existent, il faut qu’ils aient une immanence de principe, — ils ne peuvent être que ce que je vois derrière moi et autour de moi, — et une transcendance de fait, — ils existent dans ma vie avant d’apparaître comme objets de mes actes exprès. De même encore ma naissance et ma mort ne peuvent être pour moi des objets de pensée. Installé dans la vie, adossé à ma nature pensante, fiché dans ce champ transcendantal qui s’est ouvert dès ma première perception et dans lequel toute absence n’est que l’envers d’une présence, tout silence une modalité de l’être sonore, j’ai une sorte d’ubiquité et d’éternité de principe, je me sens voué à un flux de vie inépuisable dont je ne puis penser ni le commencement ni la fin, puisque c’est encore moi vivant qui les pense, et qu’ainsi ma vie se précède et se survit toujours. Cependant cette même nature pensante qui me gorge d’être m’ouvre le monde à travers une perspective, je reçois avec elle le sentiment de ma contingence, l’angoisse d’être dépassé, de sorte que, si je ne pense pas ma mort, je vis dans une atmosphère de mort en général, il y a comme une essence de la mort qui est toujours à l’horizon de mes pensées. Enfin, comme l’instant de ma mort est pour moi un avenir inaccessible, je suis bien sûr de ne jamais vivre la présence d’autrui à lui-même. Et cependant chaque autre existe pour moi à titre de style ou milieu de coexistence irrécusable, et ma vie a une atmosphère sociale comme elle a une saveur mortelle.
Avec le monde naturel et le monde social, nous avons découvert le véritable transcendantal, qui n’est pas l’ensemble des opérations constitutives par lesquelles un monde transparent, sans ombres et sans opacité, s’étalerait devant un spectateur impartial, mais la vie ambiguë où se fait l’Ursprung des transcendances, qui, par une contradiction fondamentale, me met en communication avec elles et sur ce fond rend possible la connaissance8. On dira peut-être qu’une contradiction ne peut être mise au centre de la philosophie et que toutes nos descriptions, n’étant finalement pas pensables, ne veulent rien dire du tout. L’objection serait valable si nous nous bornions à retrouver sous le nom de phénomène ou de champ phénoménal une couche d’expériences prélogiques ou magiques. Car alors il faudrait choisir ou bien de croire aux descriptions et de renoncer à penser, ou bien de savoir ce que l’on dit et de renoncer aux descriptions. Il faut que ces descriptions soient pour nous l’occasion de définir une compréhension et une réflexion plus radicales que la pensée objective. À la phénoménologie entendue comme description directe doit s’ajouter une phénoménologie de la phénoménologie. Nous devons revenir au cogito pour y chercher un Logos plus fondamental que celui de la pensée objective, qui lui donne son droit relatif et, en même temps, la mette à sa place. Sur le plan de l’être, jamais on ne comprendra que le sujet soit à la fois naturant et naturé, infini et fini. Mais si nous retrouvons le temps sous le sujet et si nous rattachons au paradoxe du temps ceux du corps, du monde, de la chose et d’autrui, nous comprendrons qu’il n’y a rien à comprendre au-delà.
1. La Structure du Comportement, p. 125.
2. C’est ce travail que nous avons essayé de faire ailleurs. (La Structure du Comportement, chap. I et II.)
3. C’est pourquoi on peut déceler chez un sujet des troubles du schéma corporel en le priant d’indiquer sur le corps du médecin le point de son propre corps que l’on touche.
4. PIAGET, La Représentation du monde chez l’enfant, p. 21.
5. VALÉRY, Introduction à la méthode de Léonard de Vinci, Variété, p. 200.
6. Il y aurait donc à écrire une histoire au présent. C’est, par exemple, ce que Jules Romains a fait dans Verdun. Bien entendu, si la pensée objective est incapable d’épuiser une situation historique présente, il ne faut pas en conclure que nous devions vivre l’histoire les yeux fermés, comme une aventure individuelle, nous refuser à toute mise en perspective et nous jeter dans l’action sans fil conducteur. Fabrice manque Waterloo, mais le reporter est déjà plus près de l’événement. L’esprit d’aventure nous en éloigne encore plus que la pensée objective. Il y a une pensée au contact de l’événement qui en cherche la structure concrète. Une révolution, si elle est vraiment dans le sens de l’histoire, peut être pensée en même temps que vécue.
7. HUSSERL, Die Krisis der europäischen Wissenschaften und die transzendentale Phänomenologie, III (inédit).
8. HUSSERL dans sa dernière philosophie admet que toute réflexion doit commencer par revenir à la description du monde vécu (Lebenswelt). Mais il ajoute que, par une seconde « réduction », les structures du monde vécu doivent être à leur tour replacées dans le flux transcendantal d’une constitution universelle où toutes les obscurités du monde seraient éclaircies. Il est cependant manifeste que c’est de deux choses l’une : ou bien la constitution rend le monde transparent, et alors on ne voit pas pourquoi la réflexion aurait besoin de passer par le monde vécu, ou bien elle en retient quelque chose et c’est qu’elle ne dépouille jamais le monde de son opacité. C’est dans cette seconde direction que va de plus en plus la pensée de Husserl à travers bien des réminiscences de la période logiciste, — comme on voit quand il fait de la rationalité un problème, quand il admet des significations qui soient en dernière analyse « fluentes » (Erfahrung und Urteil, p. 428), quand il fonde la connaissance sur une δοξα originaire.