III. LA LIBERTÉ

Encore une fois, il est évident qu’aucun rapport de causalité n’est concevable entre le sujet et son corps, son monde ou sa société. Sous peine de perdre le fondement de toutes mes certitudes, je ne peux révoquer en doute ce que m’enseigne ma présence à moi-même. Or, à l’instant où je me tourne vers moi-même pour me décrire, j’entrevois un flux1 anonyme, un projet global où il n’y a pas encore d’« états de conscience », ni à plus forte raison de qualifications d’aucune sorte. Je ne suis pour moi-même ni « jaloux », ni « curieux », ni « bossu », ni « fonctionnaire ». On s’étonne souvent que l’infirme ou le malade puissent se supporter. C’est qu’ils ne sont pas pour eux-mêmes infirme ou mourant. Jusqu’au moment du coma, le mourant est habité par une conscience, il est tout ce qu’il voit, il a ce moyen d’échappement. La conscience ne peut jamais s’objectiver en conscience-de-malade ou conscience-d’infirme, et, même si le vieillard se plaint de sa vieillesse ou l’infirme de son infirmité, ils ne peuvent le faire que quand ils se comparent à d’autres ou quand ils se voient par les yeux des autres, c’est-à-dire quand ils prennent d’eux-mêmes une vue statistique et objective, et ces plaintes ne sont jamais tout à fait de bonne foi : revenu au cœur de sa conscience, chacun se sent au-delà de ses qualifications et du coup s’y résigne. Elles sont le prix que nous payons, sans même y penser, pour être au monde, une formalité qui va de soi. De là vient que nous pouvons dire du mal de notre visage et que cependant nous ne voudrions pas le changer pour un autre. À l’insurmontable généralité de la conscience, aucune particularité ne peut, semble-t-il, être attachée, à ce pouvoir démesuré d’évasion aucune limite imposée. Pour que quelque chose du dehors pût me déterminer (aux deux sens du mot), il faudrait que je fusse une chose. Ma liberté et mon universalité ne sauraient admettre d’éclipse. Il est inconcevable que je sois libre dans certaines de mes actions et déterminé dans d’autres : que serait cette liberté oisive qui laisse jouer les déterminismes ? Si l’on suppose qu’elle s’abolit quand elle n’agit pas, d’où renaîtra-t-elle ? Si par impossible j’avais pu me faire chose, comment dans la suite me referais-je conscience ? Si, une seule fois, je suis libre, c’est que je ne compte pas au nombre des choses, et il faut que je le sois sans cesse. Si mes actions une seule fois cessent d’être miennes, elles ne le redeviendront jamais, si je perds ma prise sur le monde, je ne la retrouverai pas. Il est inconcevable aussi que ma liberté puisse être atténuée ; on ne saurait être un peu libre, et si, comme on dit souvent, des motifs m’inclinent dans un sens, c’est de deux choses l’une : ou bien ils ont la force de me faire agir, et alors il n’y a pas de liberté, ou bien ils ne l’ont pas, et alors elle est entière, aussi grande dans les pires tortures que dans la paix de ma maison. Nous devrions donc renoncer non seulement à l’idée de causalité, mais encore à celle de motivation2. Le prétendu motif ne pèse pas sur ma décision, c’est au contraire ma décision qui lui prête sa force. Tout ce que je « suis » par le fait de la nature ou de l’histoire, — bossu, beau ou Juif, — je ne le suis jamais tout à fait pour moi-même, comme nous l’expliquions tout à l’heure. Et sans doute je le suis pour autrui, mais je demeure libre de poser autrui comme une conscience dont les vues m’atteignent jusque dans mon être, ou au contraire comme un simple objet. Il est vrai encore que cette alternative elle-même est une contrainte : si je suis laid, j’ai le choix d’être un réprouvé ou de réprouver les autres, on me laisse libre entre le masochisme et le sadisme, et non pas libre d’ignorer les autres. Mais cette alternative, qui est une donnée de la condition humaine, n’en est pas une pour moi comme pure conscience : c’est encore moi qui fais être autrui pour moi et qui nous fais être l’un et l’autre comme hommes. D’ailleurs, même si l’être humain m’était imposé, la manière d’être étant seule laissée à mon choix, à considérer ce choix lui-même et sans acception du petit nombre des possibles, ce serait encore un choix libre. Si l’on dit que mon tempérament m’incline davantage au sadisme ou plutôt au masochisme, c’est encore une manière de parler, car mon tempérament n’existe que pour la connaissance seconde que je prends de moi-même quand je me vois par les yeux d’autrui, et pour autant que je le reconnais, le valorise et, en ce sens, le choisis. Ce qui nous trompe là-dessus, c’est que nous cherchons souvent la liberté dans la délibération volontaire qui examine tour à tour les motifs et paraît se rendre au plus fort ou au plus convaincant. En réalité, la délibération suit la décision, c’est ma décision secrète qui fait paraître les motifs et l’on ne concevrait pas même ce que peut être la force d’un motif sans une décision qu’il confirme ou contrarie. Quand j’ai renoncé à un projet, soudain les motifs que je croyais avoir d’y tenir retombent sans force. Pour leur en rendre une, il faut que je fasse l’effort de rouvrir le temps et de me replacer au moment où la décision n’était pas encore prise. Même pendant que je délibère, c’est déjà par un effort que je réussis à suspendre le temps, à maintenir ouverte une situation que je sens close par une décision qui est là et à laquelle je résiste. C’est pourquoi, si souvent, après avoir renoncé à un projet, j’éprouve une délivrance : « Après tout, je n’y tenais pas tant », il n’y avait débat que pour la forme, la délibération était une parodie, j’avais déjà décidé contre. On cite souvent comme un argument contre la liberté l’impuissance de la volonté. Et en effet, si je peux volontairement adopter une conduite et m’improviser guerrier ou séducteur, il ne dépend pas de moi d’être guerrier ou séducteur avec aisance et « naturel », c’est-à-dire de l’être vraiment. Mais aussi ne doit-on pas chercher la liberté dans l’acte volontaire, qui est, selon son sens même, un acte manqué. Nous ne recourons à l’acte volontaire que pour aller contre notre décision véritable, et comme à dessein de prouver notre impuissance. Si nous avions vraiment assumé la conduite du guerrier ou du séducteur, nous serions guerrier ou séducteur. Même ce qu’on appelle les obstacles à la liberté sont en réalité déployés par elle. Un rocher infranchissable, un rocher grand ou petit, vertical ou oblique, cela n’a de sens que pour quelqu’un qui se propose de le franchir, pour un sujet dont les projets découpent ces déterminations dans la masse uniforme de l’en soi et font surgir un monde orienté, un sens des choses. Il n’est donc rien finalement qui puisse limiter la liberté, sinon ce qu’elle a elle-même déterminé comme limite par ses initiatives et le sujet n’a que l’extérieur qu’il se donne. Comme c’est lui, en surgissant, qui fait paraître sens et valeur dans les choses, et comme aucune chose ne peut l’atteindre qu’en se faisant par lui sens et valeur, il n’y a pas d’action des choses sur le sujet, il n’y a qu’une signification (au sens actif), une Sinngebung centrifuge. Le choix semble être entre une conception scientiste de la causalité, incompatible avec la conscience que nous avons de nous-mêmes, et l’affirmation d’une liberté absolue sans extérieur. Impossible de marquer un point au-delà duquel les choses cesseraient d’être έφ᾿ἤμιν. Toutes sont en notre pouvoir ou aucune.

Cependant, cette première réflexion sur la liberté aurait pour résultat de la rendre impossible. Si, en effet, la liberté est égale dans toutes nos actions et jusque dans nos passions, si elle est sans commune mesure avec notre conduite, si l’esclave témoigne autant de liberté en vivant dans la crainte qu’en brisant ses fers, on ne peut dire qu’il y ait aucune action libre, la liberté est en deçà de toutes les actions, en aucun cas on ne pourra déclarer : « Ici paraît la liberté », puisque l’action libre, pour être décelable, devrait se détacher sur un fond de vie qui ne le fût pas ou qui le fût moins. Elle est partout, si l’on veut, mais aussi nulle part. Au nom de la liberté, on refuse l’idée d’un acquis, mais c’est alors la liberté qui devient un acquis primordial et comme notre état de nature. Puisque nous n’avons pas à la faire, elle est le don qui nous a été fait de n’avoir aucun don, cette nature de la conscience qui consiste à n’avoir pas de nature, en aucun cas elle ne peut s’exprimer au-dehors ni figurer dans notre vie. L’idée de l’action disparaît donc : rien ne peut passer de nous au monde, puisque nous ne sommes rien d’assignable et que le non-être qui nous constitue ne saurait s’insinuer dans le plein du monde. Il n’y a que des intentions immédiatement suivies d’effet, nous sommes très près de l’idée kantienne d’une intention qui vaut l’acte, à laquelle Scheler opposait déjà que l’infirme qui voudrait sauver un noyé et le bon nageur qui le sauve effectivement n’ont pas la même expérience de l’autonomie. L’idée même de choix disparaît, car choisir c’est choisir quelque chose où la liberté voit, au moins pour un moment, un emblème d’elle-même. Il n’y a de choix libre que si la liberté se met en jeu dans sa décision et pose la situation qu’elle choisit comme situation de liberté. Une liberté qui n’a pas à s’accomplir parce qu’elle est acquise ne saurait s’engager ainsi : elle sait bien que l’instant suivant la trouvera, de toutes manières, aussi libre, aussi peu fixée. La notion même de liberté exige que notre décision s’enfonce dans l’avenir, que quelque chose ait été fait par elle, que l’instant suivant bénéficie du précédent et, sans être nécessité, soit du moins sollicité par lui. Si la liberté est de faire, il faut que ce qu’elle fait ne soit pas défait à l’instant par une liberté neuve. Il faut donc que chaque instant ne soit pas un monde fermé, qu’un instant puisse engager les suivants, que, la décision une fois prise et l’action commencée, je dispose d’un acquis, je profite de mon élan, je sois incliné à poursuivre, il faut qu’il y ait une pente de l’esprit. C’est Descartes qui disait que la conservation demande un pouvoir aussi grand que la création, et cela suppose une notion réaliste de l’instant. Il est vrai que l’instant n’est pas une fiction des philosophes. C’est le point où un projet s’achève et où un autre commence3, — celui où mon regard se reporte d’une fin vers une autre, c’est l’Augen-Blick. Mais justement cette cassure dans le temps ne peut apparaître que si du moins chacun des deux morceaux fait bloc. La conscience, dit-on, est, non pas brisée en une poussière d’instants, mais du moins hantée par le spectre de l’instant qu’il lui faut continuellement exorciser par un acte de liberté. Nous verrons tout à l’heure qu’en effet nous avons toujours le pouvoir, d’interrompre, mais il suppose en tout cas un pouvoir de commencer, il n’y aurait pas d’arrachement si la liberté ne s’était investie nulle part et ne s’apprêtait à se fixer ailleurs. S’il n’y a pas de cycles de conduite, de situations ouvertes qui appellent un certain achèvement et qui puissent servir de fond, soit à une décision qui les confirme, soit à une décision qui les transforme, la liberté n’a jamais lieu. Le choix du caractère intelligible n’est pas seulement exclu parce qu’il n’y a pas de temps avant le temps, mais encore parce que le choix suppose un engagement préalable et que l’idée d’un choix premier fait contradiction. Si la liberté doit avoir du champ, si elle doit pouvoir se prononcer comme liberté, il faut que quelque chose la sépare de ses fins, il faut donc qu’elle ait un champ, c’est-à-dire qu’il y ait pour elle des possibles privilèges ou des réalités qui tendent à persévérer dans l’être. Comme J.-P. Sartre le fait observer lui-même, le rêve exclut la liberté parce que, dans l’imaginaire, à peine avons-nous visé une signification que déjà nous croyons en tenir la réalisation intuitive et enfin parce qu’il n’y a pas d’obstacles et rien à faire4. Il est acquis que la liberté ne se confond pas avec les décisions abstraites de la volonté aux prises avec des motifs ou des passions, le schéma classique de la délibération ne s’appuie qu’à une liberté de mauvaise foi qui nourrit secrètement des motifs antagonistes sans vouloir les assumer, et fabrique elle-même les prétendues preuves de son impuissance. On aperçoit, au-dessous de ces débats bruyants et de ces vains efforts pour nous « construire », les décisions tacites par lesquelles nous avons articulé autour de nous le champ des possibles, et il est vrai que rien n’est fait tant que nous gardons ces fixations, tout est facile dès que nous avons levé ces ancres. C’est pourquoi notre liberté ne doit pas être cherchée dans les discussions insincères où s’affrontent un style de vie que nous ne voulons pas remettre en question et des circonstances qui nous en suggèrent un autre : le choix véritable est celui de notre caractère entier et de notre manière d’être au monde. Mais ou bien ce choix total ne se prononce jamais, c’est le surgissement silencieux de notre être au monde, et alors on ne voit pas en quel sens il pourrait être dit nôtre, cette liberté glisse sur elle-même et elle est l’équivalent d’un destin, — ou bien le choix que nous faisons de nous-mêmes est vraiment un choix, une conversion de notre existence, mais alors il suppose un acquis préalable qu’il s’applique à modifier et il fonde une nouvelle tradition, de sorte que nous aurons à nous demander si l’arrachement perpétuel par lequel nous avons en commençant défini la liberté n’est pas simplement l’aspect négatif de notre engagement universel dans un monde, si notre indifférence à l’égard de chaque chose déterminée n’exprime pas simplement notre investissement en toutes, si la liberté toute faite d’où nous sommes partis ne se réduit pas à un pouvoir d’initiative qui ne saurait se transformer en faire sans reprendre quelque proposition du monde, et si enfin la liberté concrète et effective n’est pas dans cet échange. Il est vrai que rien n’a de sens et de valeur que pour moi et par moi, mais cette proposition reste indéterminée et elle se confond encore avec l’idée kantienne d’une conscience qui ne « trouve dans les choses que ce qu’elle y a mis » et avec la réfutation idéaliste du réalisme, tant que nous ne précisons pas comment nous entendons le sens et le moi. En nous définissant comme pouvoir universel de Sinngebung, nous sommes revenus à la méthode du « ce sans quoi » et à l’analyse réflexive du type classique, qui recherche les conditions de possibilité sans s’occuper des conditions de réalité. Il nous faut donc reprendre l’analyse de la Sinngebung et montrer comment elle peut être en même temps centrifuge et centripète, puisqu’il est établi qu’il n’y a pas de liberté sans champ.

Je dis que ce rocher est infranchissable, et il est sûr que cet attribut, comme celui de grand et de petit, de droit et d’oblique et comme tous les attributs en général, ne peut lui venir que d’un projet de le franchir et d’une présence humaine. C’est donc la liberté qui fait paraître les obstacles à la liberté, de sorte qu’on ne peut les lui opposer comme des limites. Toutefois, il est clair d’abord que, un même projet étant donné, ce rocher-ci apparaîtra comme un obstacle, et cet autre, plus praticable, comme un auxiliaire. Ma liberté ne fait donc pas qu’il y ait par ici un obstacle et ailleurs un passage, elle fait seulement qu’il y ait des obstacles et des passages en général, elle ne dessine pas la figure particulière de ce monde, elle n’en pose que les structures générales. Cela revient au même, répondra-t-on ; si ma liberté conditionne la structure du « il y a », celle du « ici », celle du « là », elle est présente partout où ces structures se réalisent, nous ne pouvons pas distinguer la qualité d’« obstacle » et l’obstacle lui-même, rapporter l’une à la liberté et l’autre au monde en soi, qui, sans elle, ne serait qu’une masse amorphe et innommable. Ce n’est donc pas hors de moi que je peux trouver une limite à ma liberté. Mais ne la trouverais-je pas en moi ? Il faut en effet distinguer mes intentions expresses, par exemple le projet que je forme aujourd’hui de franchir ces montagnes, et des intentions générales qui valorisent virtuellement mon entourage. Que j’aie ou non décidé d’en faire l’ascension, ces montagnes m’apparaissent grandes, parce qu’elles dépassent la prise de mon corps, et, même si je viens de lire Micromégas, je ne peux faire qu’elles soient pour moi petites. Au-dessous de moi comme sujet pensant, qui peux à mon gré me situer dans Sirius ou à la surface de la terre, il y a donc comme un moi naturel qui ne quitte pas sa situation terrestre et qui esquisse sans cesse des valorisations absolues. Davantage : mes projets d’être pensant sont visiblement construits sur elles ; si je décide de voir les choses du point de vue de Sirius, c’est encore à mon expérience terrestre que j’ai recours pour le faire : je dis par exemple que les Alpes sont une taupinière. En tant que j’ai des mains, des pieds, un corps, un monde, je porte autour de moi des intentions qui ne sont pas décisoires et qui affectent mon entourage de caractères que je ne choisis pas. Ces intentions sont générales en un double sens, d’abord en ce sens qu’elles constituent un système où tous les objets possibles sont d’un seul coup renfermés : si la montagne me paraît grande et droite, l’arbre me paraît petit et oblique, ensuite en ce sens qu’elles ne me sont pas propres, elles viennent de plus loin que moi et je ne suis pas surpris de les retrouver chez tous les sujets psychophysiques dont l’organisation est semblable à la mienne. C’est là ce qui fait que, comme l’a montré la Gestalttheorie, il y a pour moi des formes privilégiées, qui le sont aussi pour tous les autres hommes, et qui peuvent donner lieu à une science psychologique et à des lois rigoureuses. L’ensemble des points :

est toujours perçu comme « six couples de points espacés de deux millimètres », telle figure toujours perçue comme un cube, telle autre comme une mosaïque plane5. Tout se passe comme si, en deçà de notre jugement et de notre liberté, quelqu’un affectait tel sens à telle constellation donnée. Il est vrai que les structures perceptives ne s’imposent pas toujours : il y en a d’ambiguës. Mais elles nous révèlent encore mieux la présence en nous d’une valorisation spontanée : car ce sont des figures flottantes et qui proposent tour à tour différentes significations. Or une pure conscience peut tout, sauf ignorer elle-même ses intentions, et une liberté absolue ne peut pas se choisir hésitante puisque cela revient à se laisser solliciter de plusieurs côtés, et que par hypothèse les possibles devant à la liberté tout ce qu’ils ont de force, le poids qu’elle donne à l’un d’eux est par là même retiré aux autres. Nous pouvons bien désagréger une forme en la regardant à contresens, mais parce que la liberté utilise le regard et ses valorisations spontanées. Sans elles, nous n’aurions pas un monde, c’est-à-dire un ensemble de choses qui émergent de l’informe en se proposant à notre corps comme « à toucher », « à prendre », « à franchir », nous n’aurions jamais conscience de nous ajuster aux choses et de les atteindre là où elles sont, au-delà de nous, nous aurions seulement conscience de penser rigoureusement les objets immanents de nos intentions, nous ne serions pas au monde, impliqués nous-mêmes dans le spectacle et pour ainsi dire mélangés aux choses, nous aurions seulement la représentation d’un univers. Il est donc bien vrai qu’il n’y a pas d’obstacles en soi, mais le moi qui les qualifie comme tels n’est pas un sujet acosmique, il se précède lui-même auprès des choses pour leur donner figure de choses. Il y a un sens autochtone du monde qui se constitue dans le commerce avec lui de notre existence incarnée et qui forme le sol de toute Sinngebung décisoire.

Cela n’est pas vrai seulement d’une fonction impersonnelle et en somme abstraite comme la « perception extérieure ». Il y a quelque chose d’analogue dans toutes les valorisations. On a remarqué avec profondeur que la douleur et la fatigue ne peuvent jamais être considérées comme des causes qui « agissent » sur ma liberté, et que, si j’éprouve de la douleur ou de la fatigue à un moment donné, elles ne viennent pas du dehors, elles ont toujours un sens, elles expriment mon attitude à l’égard du monde. La douleur me fait céder et dire ce que j’aurais dû taire, la fatigue me fait interrompre mon voyage, nous connaissons tous ce moment où nous décidons de ne plus supporter la douleur ou la fatigue et où, instantanément, elles deviennent insupportables en effet. La fatigue n’arrête pas mon compagnon parce qu’il aime son corps moite, la brûlure de la route et du soleil, et, enfin, parce qu’il aime à se sentir au milieu des choses, à concentrer leur rayonnement, à se faire regard pour cette lumière, toucher pour cette écorce. Ma fatigue m’arrête parce que je ne l’aime pas, que j’ai autrement choisi ma manière d’être au monde, et que, par exemple, je ne cherche pas à être dans la nature, mais plutôt à me faire reconnaître par les autres. Je suis libre à l’égard de la fatigue dans l’exacte mesure où je le suis à l’égard de mon être au monde, libre de poursuivre ma route à condition de le transformer6. Mais justement, ici encore, il nous faut bien reconnaître une sorte de sédimentation de notre vie : une attitude envers le monde, lorsqu’elle a été souvent confirmée, est pour nous privilégiée. Si la liberté ne souffre en face d’elle aucun motif, mon être au monde habituel est à chaque moment aussi fragile, les complexes que j’ai nourris de ma complaisance pendant des années restent toujours aussi anodins, le geste de la liberté peut sans aucun effort les faire voler en éclats à l’instant. Cependant, après avoir construit notre vie sur un complexe d’infériorité continuellement repris pendant vingt ans, il est peu probable que nous changions. On voit bien ce qu’un rationalisme sommaire pourrait dire contre cette notion bâtarde : il n’y a pas de degrés dans le possible, ou l’acte libre ne l’est plus, ou il l’est encore, et alors la liberté est entière. Probable, en somme, ne veut rien dire. Cette notion appartient à la pensée statistique, qui n’est pas une pensée, puisqu’elle ne concerne aucune chose particulière existant en acte, aucun moment du temps, aucun événement concret. « Il est peu probable que Paul renonce à écrire de mauvais livres », ceci ne veut rien dire puisque, à chaque moment, Paul peut prendre la décision de n’en plus écrire. Le probable est partout et nulle part, c’est une fiction réalisée, il n’a d’existence que psychologique, ce n’est pas un ingrédient du monde. — Pourtant nous l’avons déjà rencontré tout à l’heure dans le monde perçu, la montagne est grande ou petite en tant que, comme chose perçue, elle se situe dans le champ de mes actions virtuelles et par rapport à un niveau qui n’est pas seulement celui de ma vie individuelle, mais celui de « tout homme ». La généralité et la probabilité ne sont pas des fictions, mais des phénomènes, et nous devons donc trouver à la pensée statistique un fondement phénoménologique. Elle appartient nécessairement à un être qui est fixé, situé et investi dans le monde. « Il est peu probable » que je détruise à l’instant un complexe d’infériorité où je me suis complu pendant vingt ans. Cela veut dire que je me suis engagé dans l’infériorité, que j’y ai élu domicile, que ce passé, s’il n’est pas une fatalité, a du moins un poids spécifique, qu’il n’est pas une somme d’événements là-bas, bien loin de moi, mais l’atmosphère de mon présent. L’alternative rationaliste : ou l’acte libre est possible, ou il ne l’est pas, — ou l’événement vient de moi, ou il est imposé par le dehors, ne s’applique pas à nos relations avec le monde et avec notre passé. Notre liberté ne détruit pas notre situation, mais s’engrène sur elle : notre situation, tant que nous vivons, est ouverte, ce qui implique à la fois qu’elle appelle des modes de résolution privilégiés et qu’elle est par elle-même impuissante à en procurer aucun.

Nous arriverions au même résultat en considérant nos rapports avec l’histoire. Si je me prends dans mon absolue concrétion et tel que la réflexion me donne à moi-même, je suis un flux anonyme et pré-humain qui ne s’est pas encore qualifié, par exemple, comme « ouvrier » ou comme « bourgeois ». Si dans la suite je me pense comme un homme parmi les hommes, un bourgeois parmi les bourgeois, cela ne peut être, semble-t-il, qu’une vue seconde sur moi-même, jamais je ne suis en mon centre ouvrier ou bourgeois, je suis une conscience qui se valorise librement comme conscience bourgeoise ou conscience prolétarienne. Et, en effet, jamais ma position objective dans le circuit de la production ne suffit à provoquer la prise de conscience de classe. Il y a eu des exploités bien avant qu’il y eût des révolutionnaires. Ce n’est pas toujours en période de crise économique que le mouvement ouvrier progresse. La révolte n’est donc pas le produit des conditions objectives, c’est inversement la décision que prend l’ouvrier de vouloir la révolution qui fait de lui un prolétaire. La valorisation du présent se fait par le libre projet de l’avenir. D’où l’on pourrait conclure que l’histoire n’a pas par elle-même de sens, elle a celui que nous lui donnons par notre volonté. — Cependant, ici encore nous retombons dans la méthode du « ce sans quoi » : à la pensée objective, qui inclut le sujet dans le réseau du déterminisme, nous opposons la réflexion idéaliste qui fait reposer le déterminisme sur l’activité constituante du sujet. Or, nous avons déjà vu que la pensée objective et l’analyse réflexive sont deux aspects de la même erreur, deux manières d’ignorer les phénomènes. La pensée objective déduit la conscience de classe de la condition objective du prolétariat. La réflexion idéaliste réduit la condition prolétarienne à la conscience que le prolétaire en prend. La première tire la conscience de classe de la classe définie par des caractères objectifs, la seconde au contraire réduit l’« être ouvrier », à la conscience d’être ouvrier. Dans les deux cas, on est dans l’abstraction, parce qu’on demeure dans l’alternative de l’en soi et du pour soi. Si nous reprenons la question avec le souci de découvrir, non pas les causes de la prise de conscience, car il n’y a pas de cause qui puisse agir du dehors sur une conscience, — non pas ses conditions de possibilité, car il nous faut les conditions qui la rendent effective, — mais la conscience de classe elle-même, si nous pratiquons enfin une méthode vraiment existentielle, que trouvons-nous ? Je n’ai pas conscience d’être ouvrier ou bourgeois parce que, en fait, je vends mon travail ou que je suis en fait solidaire de l’appareil capitaliste, et pas davantage je ne deviens ouvrier ou bourgeois le jour où je me décide à voir l’histoire dans la perspective de la lutte des classes : mais « j’existe ouvrier » ou « j’existe bourgeois » d’abord, et c’est ce mode de communication avec le monde et la société qui motive à la fois mes projets révolutionnaires ou conservateurs et mes jugements explicites : « je suis un ouvrier » ou « je suis un bourgeois », sans qu’on puisse déduire les premiers des seconds, ni les seconds des premiers. Ce n’est pas l’économie ou la société considérées comme système de forces impersonnelles qui me qualifient comme prolétaire, c’est la société ou l’économie telles que je les porte en moi, telles que je les vis, — et ce n’est pas davantage une opération intellectuelle sans motif, c’est ma manière d’être au monde dans ce cadre institutionnel. J’ai un certain style de vie, je suis à la merci du chômage et de la prospérité, je ne peux pas disposer de ma vie, je suis payé à la semaine, je ne contrôle ni les conditions, ni les produits de mon travail, et par suite je me sens comme un étranger dans mon usine, dans ma nation et dans ma vie. J’ai l’habitude de compter avec un fatum que je ne respecte pas, mais qu’il faut bien ménager. Ou bien : je travaille comme journalier, je n’ai pas de ferme à moi, ni même d’instruments de travail, je vais de ferme en ferme me louer à la saison des moissons, je sens au-dessus de moi une puissance sans nom qui me fait nomade, même quand je voudrais me fixer. Ou enfin : je suis tenancier d’une ferme où le propriétaire n’a pas installé l’électricité, bien que le courant se trouve à moins de deux cents mètres. Je ne dispose pour moi et ma famille que d’une seule pièce habitable, bien qu’il fût facile d’aménager d’autres chambres dans la maison. Mes camarades d’usine ou de moisson, ou les autres fermiers font le même travail que moi dans des conditions analogues, nous coexistons à la même situation et nous nous sentons semblables, non par quelque comparaison, comme si chacun vivait d’abord en soi, mais à partir de nos tâches et de nos gestes. Ces situations ne supposent aucune évaluation expresse, et s’il y a une évaluation tacite, c’est la poussée d’une liberté sans projet contre des obstacles inconnus, on ne peut en aucun cas parler d’un choix, dans les trois cas, il suffit que je sois né et que j’existe pour éprouver ma vie comme difficile et contrainte et je ne choisis pas de le faire. Mais les choses peuvent en rester là sans que je passe à la conscience de classe, que je me comprenne comme prolétaire et que je devienne révolutionnaire. Comment le passage se fera-t-il donc ? L’ouvrier apprend que d’autres ouvriers dans un autre métier ont, après une grève, obtenu un relèvement de salaires et remarque que dans la suite les salaires sont relevés dans sa propre usine. Le fatum avec lequel il était aux prises commence de se préciser. Le journalier qui n’a pas souvent vu d’ouvriers, qui ne leur ressemble pas et qui ne les aime guère, voit augmenter le prix des objets fabriqués et le prix de la vie et constate qu’on ne peut plus vivre. Il se peut qu’à ce moment il incrimine les ouvriers des villes, alors la conscience de classe ne naîtra pas. Si elle naît, ce n’est pas que le journalier ait décidé de se faire révolutionnaire et valorise en conséquence sa condition effective, c’est qu’il a perçu concrètement le synchronisme de sa vie et de la vie des ouvriers et la communauté de leur sort. Le petit fermier qui ne se confond pas avec les journaliers et encore moins avec les ouvriers des villes, séparé d’eux par un monde de coutumes et de jugements de valeur, se sent pourtant du même côté que les journaliers quand il leur paye un salaire insuffisant, se sent même solidaire des ouvriers de la ville quand il apprend que le propriétaire de la ferme préside le conseil d’administration de plusieurs entreprises industrielles. L’espace social commence de se polariser, on voit apparaître une région des exploités. À chaque poussée venue d’un point quelconque de l’horizon social, le regroupement se précise par-delà les idéologies et les métiers différents. La classe se réalise, et l’on dit qu’une situation est révolutionnaire lorsque la connexion qui existe objectivement entre les fractions du prolétariat (c’est-à-dire, en dernière analyse, qu’un observateur absolu aurait reconnue entre elles) est enfin vécue dans la perception d’un obstacle commun à l’existence de chacun. Il n’est pas du tout nécessaire qu’à aucun moment surgisse une représentation de la révolution. Par exemple, il est douteux que les paysans russes en 1917 se soient expressément proposé la révolution et la transformation de la propriété. La révolution naît au jour le jour de l’enchaînement des fins prochaines à des fins moins prochaines. Il n’est pas nécessaire que chaque prolétaire se pense comme prolétaire au sens qu’un théoricien marxiste donne au mot. Il suffit que le journalier ou le fermier se sentent en marche vers un certain carrefour où conduit aussi le chemin des ouvriers de la ville. Les uns et les autres débouchent sur la révolution qui les aurait peut-être effrayés si elle leur avait été décrite et représentée. Tout au plus peut-on dire que la révolution est au bout de leurs démarches et dans leurs projets sous la forme d’un « il faut que ça change », que chacun éprouve concrètement dans ses difficultés propres et du fond de ses préjugés particuliers. Ni le fatum, ni l’acte libre qui le détruit ne sont représentés, ils sont vécus dans l’ambiguïté. Ceci ne veut pas dire que les ouvriers et les paysans fassent la révolution à leur insu et qu’on ait ici des « forces élémentaires » et aveugles habilement utilisées par quelques meneurs conscients. C’est ainsi peut-être que le préfet de police verra l’histoire. Mais de telles vues le laissent sans ressource devant une véritable situation révolutionnaire, où les mots d’ordre des prétendus meneurs, comme par une harmonie préétablie, sont immédiatement compris et trouvent des complicités partout, parce qu’ils font cristalliser ce qui est latent dans la vie de tous les producteurs. Le mouvement révolutionnaire, comme le travail de l’artiste, est une intention qui crée elle-même ses instruments et ses moyens d’expression. Le projet révolutionnaire n’est pas le résultat d’un jugement délibéré, la position explicite d’une fin. Il l’est chez le propagandiste, parce que le propagandiste a été formé par l’intellectuel, ou chez l’intellectuel, parce qu’il règle sa vie sur des pensées. Mais il ne cesse d’être la décision abstraite d’un penseur et ne devient une réalité historique que s’il s’élabore dans les relations interhumaines et dans les rapports de l’homme avec son métier. Il est donc bien vrai que je me reconnais comme ouvrier ou comme bourgeois le jour où je me situe par rapport à une révolution possible et que cette prise de position ne résulte pas, par une causalité mécanique, de mon état civil ouvrier ou bourgeois (c’est pourquoi toutes les classes ont leurs traîtres), mais elle n’est pas davantage une valorisation gratuite, instantanée et immotivée, elle se prépare par un processus moléculaire, elle mûrit dans la coexistence avant d’éclater en paroles et de se rapporter à des fins objectives. On a raison de remarquer que ce n’est pas la plus grande misère qui fait les révolutionnaires les plus conscients, mais on oublie de se demander pourquoi un retour de prospérité entraîne souvent une radicalisation des masses. C’est que la décompression de la vie rend possible une nouvelle structure de l’espace social : les horizons ne sont plus limités aux soucis les plus immédiats, il y a du jeu, il y a place pour un projet vital nouveau. Le fait ne prouve donc pas que l’ouvrier se fasse ouvrier et révolutionnaire ex nihilo, mais au contraire qu’il le fait sur un certain sol de coexistence. Le tort de la conception que nous discutons est en somme de ne considérer que des projets intellectuels, au lieu de faire entrer en compte le projet existentiel qui est la polarisation d’une vie vers un but déterminé-indéterminé dont elle n’a aucune représentation et qu’elle ne reconnaît qu’au moment de l’atteindre. On ramène l’intentionnalité au cas particulier des actes objectivants, on fait de la condition prolétarienne un objet de pensée et l’on n’a pas de peine à montrer, selon la méthode constante de l’idéalisme, que, comme tout objet de pensée, elle ne subsiste que devant et par la conscience qui la constitue en objet. L’idéalisme (comme la pensée objective) passe à côté de l’intentionnalité véritable qui est à son objet plutôt qu’elle ne le pose. Il ignore l’interrogatif, le subjonctif, le vœu, l’attente, l’indétermination positive de ces modes de conscience, il ne connaît que la conscience indicative, au présent ou au futur, et c’est pourquoi il ne réussit pas à rendre compte de la classe. Car la classe n’est ni constatée, ni décrétée ; comme le fatum de l’appareil capitaliste, comme la révolution, avant d’être pensée, elle est vécue à titre de présence obsédante, de possibilité, d’énigme et de mythe. Faire de la conscience de classe le résultat d’une décision et d’un choix, c’est dire que les problèmes sont résolus le jour où ils se posent, que toute question contient déjà la réponse qu’elle attend, c’est revenir en somme à l’immanence et renoncer à comprendre l’histoire. En réalité, le projet intellectuel et la position des fins ne sont que l’achèvement d’un projet existentiel. C’est moi qui donne un sens et un avenir à ma vie, mais cela ne veut pas dire que ce sens et cet avenir soient conçus, ils jaillissent de mon présent et de mon passé et en particulier de mon mode de coexistence présent et passé. Même chez l’intellectuel qui se fait révolutionnaire, la décision ne naît pas ex nihilo, tantôt elle fait suite à une longue solitude : l’intellectuel cherche une doctrine qui exige beaucoup de lui et le guérisse de la subjectivité ; tantôt il se rend aux clartés que peut apporter une interprétation marxiste de l’histoire, c’est alors qu’il a mis la connaissance au centre de sa vie et cela même ne se comprend qu’en fonction de son passé et de son enfance. Même la décision de se faire révolutionnaire sans motif et par un acte de pure liberté exprimerait encore une certaine manière d’être au monde naturel et social, qui est typiquement celle de l’intellectuel. Il ne « rejoint la classe ouvrière » qu’à partir de sa situation d’intellectuel (et c’est pourquoi même le fidéisme, chez lui, demeure à bon droit suspect). À plus forte raison chez l’ouvrier la décision est-elle élaborée dans la vie. Cette fois, ce n’est plus à la faveur d’un malentendu que l’horizon d’une vie particulière et les fins révolutionnaires coïncident : la révolution est pour l’ouvrier une possibilité plus immédiate et plus prochaine que pour l’intellectuel, puisqu’il est dans sa vie aux prises avec l’appareil économique. Voilà pourquoi statistiquement il y a plus d’ouvriers que de bourgeois dans un parti révolutionnaire. Bien entendu, la motivation ne supprime pas la liberté. Les partis ouvriers les plus stricts ont compté beaucoup d’intellectuels parmi leurs chefs, et il est probable qu’un homme comme Lénine s’était identifié à la révolution et avait fini par transcender la distinction de l’intellectuel et de l’ouvrier. Mais ce sont là les vertus propres de l’action et de l’engagement ; au départ, je ne suis pas un individu au-delà des classes, je suis socialement situé, et ma liberté, si elle a le pouvoir de m’engager ailleurs, n’a pas celui de me faire à l’instant ce que je décide d’être. Ainsi être bourgeois ou ouvrier, ce n’est pas seulement avoir conscience de l’être, c’est se valoriser comme ouvrier ou comme bourgeois par un projet implicite ou existentiel qui se confond avec notre manière de mettre en forme le monde et de coexister avec les autres. Ma décision reprend un sens spontané de ma vie qu’elle peut confirmer ou infirmer, mais non pas annuler. L’idéalisme et la pensée objective manquent également la prise de conscience de classe, l’un parce qu’il déduit l’existence effective de la conscience, l’autre parce qu’elle tire la conscience de l’existence de fait, tous deux parce qu’ils ignorent le rapport de motivation.

On répondra peut-être du côté idéaliste que je ne suis pas pour moi-même un projet particulier, mais une pure conscience, et que les attributs de bourgeois ou d’ouvrier ne m’appartiennent qu’autant que je me replace parmi les autres, que je me vois par leurs yeux, de l’extérieur, et comme un « autre ». Ce seraient là des catégories du Pour Autrui et non pas du Pour Soi. Mais s’il y avait deux sortes de catégories, comment pourrais-je avoir l’expérience d’autrui, c’est-à-dire d’un alter ego ? Elle suppose que déjà dans la vue que j’ai de moi-même soit amorcée ma qualité d’« autre » possible et que dans la vue que je prends d’autrui soit impliquée sa qualité d’ego. On répondra encore qu’autrui m’est donné comme un fait et non pas comme une possibilité de mon être propre. Que veut-on dire par là ? Entend-on que je n’aurais pas l’expérience d’autres hommes s’il n’y en avait pas à la surface de la terre ? La proposition est évidente, mais ne résout pas notre problème, puisque, comme Kant le disait déjà, on ne peut pas passer de « toute connaissance commence avec l’expérience » à « toute connaissance vient de l’expérience ». Si les autres hommes qui existent empiriquement doivent être pour moi d’autres hommes, il faut que j’aie de quoi à les reconnaître, il faut donc que les structures du Pour Autrui soient déjà les dimensions du Pour Soi. D’ailleurs, il est impossible de dériver du Pour Autrui toutes les spécifications dont nous parlons. Autrui n’est pas nécessairement, n’est même jamais tout à fait objet pour moi. Et, par exemple dans la sympathie, je peux percevoir autrui comme existence nue et liberté autant ou aussi peu que moi-même. Autrui-objet n’est qu’une modalité insincère d’autrui, comme la subjectivité absolue n’est qu’une notion abstraite de moi-même. Il faut donc que déjà dans la réflexion la plus radicale je saisisse autour de mon individualité absolue comme un halo de généralité ou comme une atmosphère de « socialité ». Cela est nécessaire si dans la suite les mots « un bourgeois » et « un homme » doivent pouvoir prendre un sens pour moi. Il faut que je me saisisse d’emblée comme excentrique à moi-même et que mon existence singulière diffuse pour ainsi dire autour d’elle une existence ès-qualité. Il faut que les Pour-Soi, — moi pour moi-même et autrui pour lui-même, — se détachent sur un fond de Pour Autrui, — moi pour autrui et autrui pour moi-même. Il faut que ma vie ait un sens que je ne constitue pas, qu’il y ait à la rigueur une intersubjectivité, que chacun de nous soit à la fois un anonyme au sens de l’individualité absolue et un anonyme au sens de la généralité absolue. Notre être au monde est le porteur concret de ce double anonymat.

À cette condition, il peut y avoir des situations, un sens de l’histoire, une vérité historique, trois manières de dire la même chose. Si en effet je me faisais ouvrier ou bourgeois par une initiative absolue, et si en général rien ne sollicitait la liberté, l’histoire ne comporterait aucune structure, on ne verrait aucun événement s’y profiler, tout pourrait sortir de tout. Il n’y aurait pas l’Empire Britannique comme forme historique relativement stable à laquelle on puisse donner un nom et reconnaître certaines propriétés probables. Il n’y aurait pas dans l’histoire du mouvement social de situations révolutionnaires ou de périodes d’affaissement. Une révolution sociale serait en tout moment possible au même titre et l’on pourrait raisonnablement attendre d’un despote qu’il se convertisse à l’anarchisme. Jamais l’histoire n’irait nulle part, et, même à considérer une courte période de temps, on ne pourrait jamais dire que les événements conspirent à un résultat. L’homme d’État serait toujours un aventurier, c’est-à-dire qu’il confisquerait à son profit les événements en leur donnant un sens qu’ils n’avaient pas. Or s’il est bien vrai que l’histoire est impuissante à rien achever sans des consciences qui la reprennent et qui par là en décident, si par suite elle ne peut jamais être détachée de nous, comme une puissance étrangère qui disposerait de nous à ses fins, justement parce quelle est toujours histoire vécue nous ne pouvons lui refuser un sens au moins fragmentaire. Quelque chose se prépare qui avortera peut-être, mais qui, pour le moment, satisferait aux suggestions du présent. Rien ne peut faire que, dans la France de 1799, un pouvoir militaire « au-dessus des classes » n’apparaisse dans la ligne du reflux révolutionnaire et que le rôle du dictateur militaire ne soit ici un « rôle à jouer ». C’est le projet de Bonaparte, connu de nous par sa réalisation, qui nous en fait juger ainsi. Mais avant Bonaparte, Dumouriez, Custine et d’autres l’avaient formé et il faut bien rendre compte de cette convergence. Ce qu’on appelle le sens des événements n’est pas une idée qui les produise ni le résultat fortuit de leur assemblage. C’est le projet concret d’un avenir qui s’élabore dans la coexistence sociale et dans l’On avant toute décision personnelle. Au point de son histoire où la dynamique des classes était parvenue en 1799, la révolution ne pouvant être ni continuée, ni annulée, toutes réserves faites quant à la liberté des individus, chacun d’eux, par cette existence fonctionnelle et généralisée qui fait de lui un sujet historique, tendait à se reposer sur l’acquis. Leur proposer à ce moment soit de reprendre les méthodes du gouvernement révolutionnaire, soit de revenir à l’état social de 1789, ç’aurait été une erreur historique, non qu’il y ait une vérité de l’histoire indépendante de nos projets et de nos évaluations toujours libres, mais parce qu’il y a une signification moyenne et statistique de ces projets. Ceci revient à dire que nous donnons son sens à l’histoire, mais non sans qu’elle nous le propose. La Sinngebung n’est pas seulement centrifuge et c’est pourquoi le sujet de l’histoire n’est pas l’individu. Il y a échange entre l’existence généralisée et l’existence individuelle, chacune reçoit et donne. Il y a un moment où le sens qui se dessinait dans l’On et qui n’était qu’un possible inconsistant menacé par la contingence de l’histoire est repris par un individu. Il peut se faire qu’alors, s’étant saisi de l’histoire, il la conduise, au moins pour un temps, bien au-delà de ce qui paraissait être son sens et l’engage dans une nouvelle dialectique, comme lorsque Bonaparte se fait de Consul Empereur et conquérant. Nous n’affirmons pas que l’histoire d’un bout à l’autre n’ait qu’un seul sens, pas plus qu’une vie individuelle. Nous voulons dire qu’en tout cas la liberté ne le modifie qu’en reprenant celui qu’elle offrait au moment considéré et par une sorte de glissement. Par rapport à cette proposition du présent, on peut distinguer l’aventurier de l’homme d’État, l’imposture historique et la vérité d’une époque, et en conséquence notre mise en perspective du passé, si elle n’obtient jamais l’objectivité absolue, n’a jamais le droit d’être arbitraire.

Nous reconnaissons donc, autour de nos initiatives et de ce projet rigoureusement individuel qui est nous, une zone d’existence généralisée et de projets déjà faits, des significations qui traînent entre nous et les choses et qui nous qualifient comme homme, comme bourgeois ou comme ouvrier. La généralité intervient déjà, notre présence à nous-même est déjà médiatisée par elle, nous cessons d’être pure conscience, dès que la constellation naturelle ou sociale cesse d’être un ceci informulé et se cristallise en une situation, dès qu’elle a un sens, c’est-à-dire en somme dès que nous existons. Toute chose nous apparaît à travers un médium qu’elle colore de sa qualité fondamentale ; ce morceau de bois n’est ni un assemblage de couleurs et de données tactiles, ni même leur Gestalt totale, mais il émane de lui comme une essence ligneuse, ces « données sensibles » modulent un certain thème ou illustrent un certain style qui est le bois même et qui fait autour de ce morceau que voici et de la perception que j’en ai un horizon de sens. Le monde naturel, comme nous l’avons vu, n’est rien d’autre que le lieu de tous les thèmes et de tous les styles possibles. Il est indissolublement un individu sans pareil et un sens. Corrélativement, la généralité et l’individualité du sujet, la subjectivité qualifiée et la subjectivité pure, l’anonymat de l’On et l’anonymat de la conscience ne sont pas deux conceptions du sujet entre lesquelles la philosophie aurait à choisir, mais deux moments d’une structure unique qui est le sujet concret. Considérons par exemple le sentir. Je me perds dans ce rouge qui est devant moi, sans le qualifier aucunement, il semble bien que cette expérience me fasse prendre contact avec un sujet pré-humain. Qui perçoit ce rouge ? Ce n’est personne que l’on puisse nommer et que l’on puisse ranger avec d’autres sujets percevants. Car entre cette expérience du rouge que j’ai et celle dont les autres me parlent, aucune confrontation directe ne sera jamais possible. Je suis ici dans mon point de vue propre, et, comme toute expérience, en tant qu’elle est impressionnelle, est de la même façon strictement mienne, il semble qu’un sujet unique et sans second les enveloppe toutes. Je forme une pensée, par exemple, je pense au Dieu de Spinoza ; cette pensée telle que je la vis est un certain paysage auquel personne n’aura jamais accès, même si par ailleurs je réussis à établir une discussion avec un ami sur la question du Dieu de Spinoza. Pourtant, l’individualité même de ces expériences n’est pas pure. Car l’épaisseur de ce rouge, son eccéité, le pouvoir qu’il a de me combler et de m’atteindre, viennent de ce qu’il sollicite et obtient de mon regard une certaine vibration, supposent que je sois familier avec un monde des couleurs dont il est une variation particulière. Le rouge concret se détache donc sur un fond de généralité et c’est pourquoi, même sans passer au point de vue d’autrui, je me saisis dans la perception comme un sujet percevant, et non pas comme conscience sans pareille. Je sens autour de ma perception du rouge toutes les régions de mon être qu’elle n’atteint pas, et cette région destinée aux couleurs, la « vision », par où elle m’atteint. De même, ma pensée du Dieu de Spinoza n’est qu’en apparence une expérience rigoureusement unique : elle est une concrétion d’un certain monde culturel, la philosophie spinoziste, ou d’un certain style philosophique, à quoi je reconnais aussitôt une idée « spinoziste ». Nous n’avons pas à nous demander pourquoi le sujet pensant ou la conscience s’aperçoit comme homme ou comme sujet incarné ou comme sujet historique, et nous ne devons pas traiter cette aperception comme une opération seconde qu’il effectuerait à partir de son existence absolue : le flux absolu se profile sous son propre regard comme « une conscience » ou comme homme ou comme sujet incarné, parce qu’il est un champ de présence, — présence à soi, à autrui et au monde, — et que cette présence le jette au monde naturel et culturel à partir duquel il se comprend. Nous ne devons pas nous le représenter comme contact absolu avec soi, comme une densité absolue sans aucune fêlure interne, mais au contraire comme un être qui se poursuit au-dehors Si le sujet faisait de lui-même et de ses manières d’être un choix continuel et toujours singulier, on pourrait se demander pourquoi son expérience se noue à elle-même et lui offre des objets, des phases historiques définies, pourquoi nous avons une notion générale du temps valable à travers tous les temps, pourquoi enfin l’expérience de chacun se noue à celle des autres. Mais c’est la question elle-même qu’il faut mettre en question : car ce qui est donné, ce n’est pas un fragment de temps puis un autre, un flux individuel, puis un autre, c’est la reprise de chaque subjectivité par elle-même et des subjectivités l’une par l’autre dans la généralité d’une nature, la cohésion d’une vie intersubjective et d’un monde. Le présent effectue la médiation du Pour Soi et du Pour Autrui, de l’individualité et de la généralité. La vraie réflexion me donne à moi-même non comme subjectivité oisive et inaccessible, mais comme identique à ma présence au monde et à autrui, telle que je la réalise maintenant : je suis tout ce que je vois, je suis un champ intersubjectif, non pas en dépit de mon corps et de ma situation historique, mais au contraire en étant ce corps et cette situation et tout le reste à travers eux.

Que devient donc, de ce point de vue, la liberté dont nous parlions en commençant ? Je ne peux plus feindre d’être un néant et de me choisir continuellement à partir de rien. Si c’est par la subjectivité que le néant apparaît dans le monde, on peut dire aussi que c’est par le monde que le néant vient à être. Je suis un refus général d’être quoi que ce soit, accompagné en sous-main d’une acceptation continuelle de telle forme d’être qualifiée. Car même ce refus général est encore au nombre des manières d’être et figure dans le monde. Il est vrai que je puis à chaque instant interrompre mes projets. Mais qu’est-ce que ce pouvoir ? C’est le pouvoir de commencer autre chose, car nous ne demeurons jamais en suspens dans le néant. Nous sommes toujours dans le plein, dans l’être, comme un visage, même au repos, même mort, est toujours condamné à exprimer quelque chose (il y a des morts étonnés, paisibles, discrets), et comme le silence est encore une modalité du monde sonore. Je peux briser toute forme, je peux rire de tout, il n’y a pas de cas où je sois entièrement pris : ce n’est pas que je me retire alors dans ma liberté, c’est que je m’engage ailleurs. Au lieu de penser à mon deuil, je regarde mes ongles, ou je déjeune, ou je m’occupe de politique. Loin que ma liberté soit toujours seule, elle n’est jamais sans complice, et son pouvoir d’arrachement perpétuel prend appui sur mon engagement universel dans le monde. Ma liberté effective n’est pas en deçà de mon être, mais devant moi, dans les choses. Il ne faut pas dire que je me choisis continuellement, sous prétexte que je pourrais continuellement refuser ce que je suis. Ne pas refuser n’est pas choisir. Nous ne pourrions identifier laisser faire et faire qu’en ôtant à l’implicite toute valeur phénoménale et en déployant à chaque instant le monde devant nous dans une transparence parfaite, c’est-à-dire en détruisant la « mondanité » du monde. La conscience se tient pour responsable de tout, elle assume tout, mais elle n’a rien en propre et fait sa vie dans le monde. On est amené à concevoir la liberté comme un choix continuellement renouvelé tant qu’on n’a pas introduit la notion d’un temps naturel ou généralisé. Nous avons vu qu’il n’y a pas de temps naturel, si l’on entend par là un temps des choses sans subjectivité. Mais il y a du moins un temps généralisé, c’est même lui que vise la notion commune du temps. Il est le recommencement perpétuel de la consécution passé, présent, avenir. Il est comme une déception et un échec répétés. C’est ce qu’on exprime en disant qu’il est continu : le présent qu’il nous apporte n’est jamais présent pour de bon, puisqu’il est déjà passé quand il paraît, et l’avenir n’y a qu’en apparence le sens d’un but vers lequel nous allons, puisqu’il vient bientôt au présent et que nous nous tournons alors vers un autre avenir. Ce temps est celui de nos fonctions corporelles, qui sont cycliques comme lui, c’est aussi celui de la nature avec laquelle nous coexistons. Il ne nous offre que l’ébauche et la forme abstraite d’un engagement, puisqu’il ronge continuellement lui-même et défait ce qu’il vient de faire. Tant qu’on pose l’un en face de l’autre, sans médiateur, le Pour Soi et l’En Soi, tant qu’on n’aperçoit pas, entre nous et le monde, cette ébauche naturelle d’une subjectivité, ce temps prépersonnel qui repose sur lui-même, il faut des actes pour porter le jaillissement du temps, et tout est choix au même titre, le réflexe respiratoire comme la décision morale, la conservation comme la création. Pour nous, la conscience ne s’attribue ce pouvoir de constitution universelle que si elle passe sous silence l’événement qui en fait l’infrastructure et qui est sa naissance. Une conscience pour qui le monde « va de soi », qui le trouve « déjà constitué » et présent jusqu’en elle-même, ne choisit absolument ni son être, ni sa manière d’être.

Qu’est-ce donc que la liberté ? Naître, c’est à la fois naître du monde et naître au monde. Le monde est déjà constitué, mais aussi jamais complètement constitué. Sous le premier rapport, nous sommes sollicités, sous le second nous sommes ouverts à une infinité de possibles. Mais cette analyse est encore abstraite, car nous existons sous les deux rapports à la fois. Il n’y a donc jamais déterminisme et jamais choix absolu, jamais je ne suis chose et jamais conscience nue. En particulier, même nos initiatives, même les situations que nous avons choisies nous portent, une fois assumées, comme par une grâce d’état. La généralité du « rôle » et de la situation vient au secours de la décision, et, dans cet échange entre la situation et celui qui l’assume, il est impossible de délimiter la « part de la situation » et la « part de la liberté ». On torture un homme pour le faire parler. S’il refuse de donner les noms et les adresses qu’on veut lui arracher, ce n’est pas par une décision solitaire et sans appuis ; il se sentait encore avec ses camarades, et, encore engagé dans la lutte commune, il était comme incapable de parler ; ou bien, depuis des mois ou des années, il a affronté en pensée cette épreuve et misé toute sa vie sur elle ; ou enfin, il veut prouver en la surmontant ce qu’il a toujours pensé et dit de la liberté. Ces motifs n’annulent pas la liberté, ils font du moins qu’elle ne soit pas sans étais dans l’être. Ce n’est pas finalement une conscience nue qui résiste à la douleur, mais le prisonnier avec ses camarades ou avec ceux qu’il aime et sous le regard de qui il vit, ou enfin la conscience avec sa solitude orgueilleusement voulue, c’est-à-dire encore un certain mode du Mit-Sein. Et sans doute c’est l’individu, dans sa prison, qui ranime chaque jour ces fantômes, ils lui rendent la force qu’il leur a donnée, mais réciproquement, s’il s’est engagé dans cette action, s’il s’est lié avec ces camarades ou attaché à cette morale, c’est parce que la situation historique, les camarades, le monde autour de lui lui paraissaient attendre de lui cette conduite-là. On pourrait ainsi continuer l’analyse sans fin. Nous choisissons notre monde et le monde nous choisit. Il est sûr en tout cas que jamais nous ne pouvons réserver en nous-même un réduit où l’être ne pénètre pas, sans qu’aussitôt, du seul fait qu’elle est vécue, cette liberté prenne figure d’être et devienne motif et appui. Concrètement prise, la liberté est toujours une rencontre de l’extérieur et de l’intérieur, — même la liberté préhumaine et préhistorique par laquelle nous avons commencé, — et elle se dégrade sans devenir jamais nulle à mesure que diminue la tolérance des données corporelles et institutionnelles de notre vie. Il y a, comme dit Husserl, un « champ de la liberté » et une « liberté conditionnée »7, non qu’elle soit absolue dans les limites de ce champ et nulle au-dehors, — comme le champ perceptif, celui-ci est sans limites linéaires, — mais parce que j’ai des possibilités prochaines et des possibilités lointaines. Nos engagements soutiennent notre puissance et il n’y a pas de liberté sans quelque puissance. Notre liberté, dit-on, est ou bien totale, ou bien nulle. Ce dilemme est celui de la pensée objective et de l’analyse réflexive, sa complice. Si en effet nous nous plaçons dans l’être, il faut nécessairement que nos actions viennent du dehors, si nous revenons à la conscience constituante, il faut qu’elles viennent du dedans. Mais nous avons justement appris à reconnaître l’ordre des phénomènes. Nous sommes mêlés au monde et aux autres dans une confusion inextricable. L’idée de situation exclut la liberté absolue à l’origine de nos engagements. Elle l’exclut d’ailleurs également à leur tenue. Aucun engagement, et pas même l’engagement dans l’État hégélien, ne peut me faire dépasser toutes les différences et me rendre libre pour tout. Cette universalité elle-même, du seul fait qu’elle serait vécue, se détacherait comme une particularité sur le fond du monde, l’existence généralise et particularise à la fois tout ce qu’elle vise et ne saurait être intégrale.

La synthèse de l’En soi et du Pour soi qui accomplit la liberté hégélienne a cependant sa vérité. En un sens, c’est la définition même de l’existence, elle se fait à chaque moment sous nos yeux dans le phénomène de présence, simplement elle est bientôt à recommencer et ne supprime pas notre finitude. En assumant un présent, je ressaisis et je transforme mon passé, j’en change le sens, je m’en libère, je m’en dégage. Mais je ne le fais qu’en m’engageant ailleurs. Le traitement psychanalytique ne guérit pas en provoquant une prise de conscience du passé, mais d’abord en liant le sujet à son médecin par de nouveaux rapports d’existence. Il ne s’agit pas de donner à l’interprétation psychanalytique un assentiment scientifique et de découvrir un sens notionnel du passé, il s’agit de le re-vivre comme signifiant ceci ou cela, et le malade n’y parvient qu’en voyant son passé dans la perspective de sa coexistence avec le médecin. Le complexe n’est pas dissous par une liberté sans instruments, mais plutôt disloqué par une nouvelle pulsation du temps qui a ses appuis et ses motifs. Il en est de même dans toutes les prises de conscience : elles ne sont effectives que si elles sont portées par un nouvel engagement. Or cet engagement à son tour se fait dans l’implicite, il n’est donc valable que pour un cycle de temps. Le choix que nous faisons de notre vie a toujours lieu sur la base d’un certain donné. Ma liberté peut détourner ma vie de son sens spontané, mais par une série de glissements, en l’épousant d’abord, et non par aucune création absolue. Toutes les explications de ma conduite par mon passé, mon tempérament, mon milieu sont donc vraies, à condition qu’on les considère non comme des apports séparables, mais comme des moments de mon être total dont il m’est loisible d’expliciter le sens dans différentes directions, sans qu’on puisse jamais dire si c’est moi qui leur donne leur sens ou si je le reçois d’eux. Je suis une structure psychologique et historique. J’ai reçu avec l’existence une manière d’exister, un style. Toutes mes actions et mes pensées sont en rapport avec cette structure, et même la pensée d’un philosophe n’est qu’une manière d’expliciter sa prise sur le monde, cela qu’il est. Et cependant, je suis libre, non pas en dépit ou en deçà de ces motivations, mais par leur moyen. Car cette vie signifiante, cette certaine signification de la nature et de l’histoire que je suis, ne limite pas mon accès au monde, elle est au contraire mon moyen de communiquer avec lui. C’est en étant sans restrictions ni réserves ce que je suis à présent que j’ai une chance de progresser, c’est en vivant mon temps que je peux comprendre les autres temps, c’est en m’enfonçant dans le présent et dans le monde, en assumant résolument ce que je suis par hasard, en voulant ce que je veux, en faisant ce que je fais que je peux aller au-delà. Je ne peux manquer la liberté que si je cherche à dépasser ma situation naturelle et sociale en refusant de l’assumer d’abord, au lieu de rejoindre à travers elle le monde naturel et humain. Rien ne me détermine du dehors, non que rien ne me sollicite, mais au contraire parce que je suis d’emblée hors de moi et ouvert au monde. Nous sommes de part en part vrais, nous avons avec nous, du seul fait que nous sommes au monde, et non pas seulement dans le monde, comme des choses, tout ce qu’il faut pour nous dépasser. Nous n’avons pas à craindre que nos choix ou nos actions restreignent notre liberté, puisque le choix et l’action nous libèrent seuls de nos ancres. De même que la réflexion emprunte son vœu d’adéquation absolue à la perception qui fait paraître une chose, et qu’ainsi l’idéalisme utilise tacitement l’« opinion originaire » qu’il voudrait détruire comme opinion, de même la liberté s’embarrasse dans les contradictions de l’engagement et ne s’aperçoit pas qu’elle ne serait pas liberté sans les racines qu’elle pousse dans le monde. Ferai-je cette promesse ? Risquerai-je ma vie pour si peu ? Donnerai-je ma liberté pour sauver la liberté ? Il n’y a pas de réponse théorique à ces questions. Mais il y a ces choses qui se présentent, irrécusables, il y a cette personne aimée devant toi, il y a ces hommes qui existent esclaves, autour de toi, et ta liberté ne peut se vouloir sans sortir de sa singularité et sans vouloir la liberté. Qu’il s’agisse des choses ou des situations historiques, la philosophie n’a pas d’autre fonction que de nous rapprendre à les voir bien, et il est vrai de dire qu’elle se réalise en se détruisant comme philosophie séparée. Mais c’est ici qu’il faut se taire, car seul le héros vit jusqu’au bout sa relation aux hommes et au monde, et il ne convient pas qu’un autre parle en son nom. « Ton fils est pris dans l’incendie, tu le sauveras... Tu vendrais, s’il est un obstacle, ton épaule contre un coup d’épaule. Tu loges dans ton acte même. Ton acte, c’est toi... Tu t’échanges... Ta signification se montre, éblouissante. C’est ton devoir, c’est ta haine, c’est ton amour, c’est ta fidélité, c’est ton invention... L’homme n’est qu’un nœud de relations, les relations comptent seules pour l’homme8. »


1 Au sens que nous avons, avec HUSSERL, donné à ce mot.

2 Voir J.-P. SARTRE, L’Être et le Néant, pp. 508 et suivantes.

3 J.-P. SARTRE, L’Être et le Néant, p. 544.

4 Id. ; ibid. ; p. 562.

5 Voir ci-dessus, p. 312.

6 J.-P. SARTRE, L’Être et le Néant, pp 531 et suivantes.

7 FINK, Vergegenwärtigung und Bild, p. 285.

8 A. DE SAINT-EXUPÉRY, Pilote de guerre, pp. 171 et 174.