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NEW YORK, 2002

 

Avant d’être au monde, l’enfant fut pour tous les trois plein de choses — une pomme de discorde, une zone de négociation, un théâtre d’affrontements, un souvenir sexuel, un point douloureux, un point sensible, un point fort.

Le corps d’Hilary les enfermait, le bébé et elle-même, dans une enveloppe de chair et de placidité ; elle ne pouvait être atteinte. Parfois, Anne n’arrêtait pas de la regarder. Qu’est-ce que ça faisait de devenir aussi gros, d’être un réceptacle aussi illimité ? Énorme, toujours plus énorme, elle prenait des kilos chaque jour, mangeait des pots de glace et des boîtes de biscuits salés, voire des steaks qu’Anne lui rapportait à la maison, elle qui, depuis tout le temps qu’elle était à New York, n’avait jamais ne fût-ce que remarqué la moindre boucherie.

En attendant, son petit ami grossissait aussi. Il passait plusieurs heures chaque jour à faire des pompes et à soulever des poids — il avait trouvé des haltères sur le trottoir — dans un coin du salon qu’il s’était approprié, royaume masculin jalonné par des magazines de fitness, les haltères et une paire de tennis puantes. Il travaillait comme charpentier sur un chantier dans le Queens. Entre son boulot et ses séances de musculation, son corps maigre prenait de l’ampleur : une ligne de muscle apparut le long de sa nuque et de ses épaules, ainsi que des biceps naissants et des avant-bras plus épais. C’était comme s’il estimait que pour être père il fallait avoir des muscles.

Au moins il travaillait, et Anne espérait qu’il mettait un peu d’argent de côté. Elle n’avait aucune idée de ce qu’il adviendrait d’eux une fois que l’enfant serait né et qu’ils auraient quitté son appartement. En tout cas, elle partait du principe qu’ils s’en iraient. Dès qu’elle voulait s’entretenir de tout cela avec Hilary, celle-ci abandonnait son masque placide et se mettait à pleurer, son visage pâle et laiteux se tachait de rouge et ruisselait de larmes. « On va y réfléchir », disait-elle entre deux sanglots, ce qui ressemblait moins à une promesse qu’à une phrase réconfortante, faible et maladroite, à l’intention d’elle-même et de son futur enfant. Se sentant coupable, Anne changeait de sujet. Personne n’aime faire pleurer une femme enceinte.

Un jour, elle rentra à la maison et tomba sur Alan, seul, qui soulevait des poids dans son coin. « Où est Hilary ? » demanda-t-elle.

Son visage mince contracté par l’effort, il poussa un grognement mais ne répondit pas.

Elle ne se rappelait pas avoir été jamais seule avec lui. Hilary était toujours là, son corps agissait comme un tampon entre eux deux. Alan se baissa et souleva un haltère plus lourd. Ces haltères, c’était son bien le plus précieux, et ils étincelaient sous la lumière. Face à la fenêtre, il travaillait ses biceps et haletait à chaque traction. Anne s’approcha de lui — il puait la sueur et la crasse — et essaya d’attirer son attention. Mais il ne détachait pas les yeux de ses muscles.

« Écoute, lui dit-elle. Tu sais, toi et Hilary vous n’allez pas pouvoir rester indéfiniment ici. J’espère que tu mets un peu d’argent de côté. Quand il y aura le bébé, tu vas devoir les entretenir. Il va falloir que tu grandisses. »

Mais après avoir dit ça elle se sentit ridicule. Que savait-elle de l’entretien d’une famille ? Un jour elle s’était retrouvée dans la situation d’Hilary et avait fait le choix contraire. Elle aussi avait abandonné ses parents et fui le plus loin possible toute forme de famille. En y repensant, elle se rappelait à peine quelles idées avaient gouverné ses choix, si tant est qu’elle ait eu des idées. Cette période de sa vie était un magma de haine : son père était horrible, sa mère pathétique, et les deux tellement égocentriques qu’ils remarquaient à peine ce que faisait leur fille. Tout ce qu’elle avait accompli dans sa vie, elle l’avait fait sans eux. La seule personne à s’être montrée gentille avec elle à cette époque avait été sa psy, Grace, et uniquement parce que c’était son boulot. Cela la mit dans une colère noire, une colère qu’elle épancha sur Alan, dont la seule réaction avait consisté à passer son haltère d’une main à l’autre. Elle vit ses lèvres remuer pendant qu’il comptait les mouvements.

« Est-ce que vous avez ne serait-ce qu’une idée d’où vous allez vivre ? »

Alan reposa l’haltère avec un grognement. Il portait un marcel sale, sa peau blanche luisait de sueur. Lorsqu’il se releva, son visage était tout rouge. « Tu veux pas la fermer un peu ? » dit-il.

Anne sentit une onde physique irradier son visage, comme s’il l’avait giflée. « Pardon ?

— Tu fais comme si tu savais tout. Mais c’est faux. Alors mêle-toi de tes affaires.

— Ça va être difficile si tu vis dans mon appartement.

— Tu crois que tu peux nous donner des ordres ? Faire comme si tu étais meilleure que nous ?

— Je ne vois même pas de quoi tu parles.

— Tu n’es qu’une pauvre conne coincée. »

Sur ce, il lui tourna le dos.

Furieuse, Anne lui attrapa le bras et le tira vers elle. Elle sentit qu’il était surpris par sa force. « C’est toi qui vas fermer ta gueule, dit-elle. Tu ne vaux rien. Rien. Tu me dois tout. »

Alors qu’il dégageait son bras, les ongles d’Anne lacérèrent sa peau moite, et ce qu’elle vit dans ses yeux lui plut. Il avait peur.

 

Mai arriva sur la ville, et les arbres en fleurs offraient leur rose triste face au ciel pâle. Dans les parcs, les mémoriaux vieillissaient, les photos des disparus étaient maintenant grises et déchirées sur les bords. Le vent agitait les têtes raides des vieilles fleurs séchées ; des pots qui avaient contenu des bougies étaient renversés, vides. Les rues étaient comme festonnées d’ordures. Et pourtant il faisait un temps agréable, et les gens occupaient les tables en terrasse, heureux de sentir de nouveau le soleil sur leurs visages.

La pièce d’Anne débuta. Elle jouait bien, et elle le savait. Le public était très réduit, surtout des jeunes branchés et des théâtreux qui allaient voir toutes les pièces, mais c’était suffisant. Il y eut des critiques dans deux hebdomadaires, dont l’une qui qualifiait sa prestation de « fascinante ». Elle découpa les articles et les colla dans un carnet, à côté de l’affiche, chose qu’elle n’avait pas faite depuis le lycée.

Elle offrit à Hilary et à Alan des billets pour une représentation, un vendredi soir. Ils ne vinrent pas, ce qui la mit plus en colère qu’elle ne l’aurait pensé. Elle avait sacrifié son appartement à ces fugueurs et ils étaient infoutus de rester assis deux heures pour voir une pièce de théâtre ? Le pire, c’est qu’elle ne pouvait pas leur en vouloir, car le marché qu’ils avaient passé, la base de leur relation, c’était qu’eux avaient besoin d’elle et non l’inverse. Leur faire part de sa déception, c’eût été perdre le faible avantage émotionnel qu’elle possédait encore. Elle se dit qu’Alan avait dû raconter à Hilary leur altercation, ce qui expliquait leur absence.

Cependant, lorsqu’elle rentra chez elle ce soir-là, il n’y avait personne. C’était plus qu’inhabituel — ils passaient toutes leurs soirées devant la télévision. Peut-être s’étaient-ils perdus dans le métro ? Après tout, c’étaient deux adolescents de la campagne. Mais ils avaient quitté leurs familles, sans la moindre explication, et leurs parents étaient probablement restés bouche bée, muets, exactement comme Anne à présent, en train de se demander où ils étaient.

À 3 heures du matin, insomniaque, elle entendit la porte s’ouvrir. Elle alla dans le salon et vit Alan accompagner Hilary jusqu’au canapé.

« Qu’est-ce qui s’est passé ? Tout va bien ?

— Elle avait la fièvre et n’arrêtait pas de vomir, dit Alan avec une voix douce. On est allés aux urgences. On a eu peur que ça endommage bébé.

— Et qu’est-ce qu’ils ont dit ? »

Anne alluma le néon de la cuisine. Sous la lumière bleutée, Hilary était blafarde et son visage, d’un gris inquiétant.

« Ils nous ont dit que c’était une intoxication alimentaire. On pense que ça vient de Panda Kitchen.

— Et qu’est-ce qu’il faut faire ? Elle veut un peu d’eau ? Je pourrais aller chercher du ginger ale. »

Alan fit signe que non. « Ils l’ont mise sous perfusion pendant un moment, donc pour l’instant ça va. Elle veut sans doute dormir. »

En d’autres termes, comprit-elle, retourne te coucher et laisse-nous tranquilles. « Et le bébé ? Ça va aller ?

— Le toubib a dit pas de problème. Avec une mère jeune et en bonne santé, ça devrait être un bébé jeune et en bonne santé.

— D’accord. »

Devant la porte de sa chambre, elle se retourna et dit : « Je suis désolée. » Elle attendit qu’il réponde que ça allait, mais il ne le fit pas.

 

Le matin, Hilary avait toujours mauvaise mine et le teint cireux comme un fruit en plastique. Elle n’arrêtait pas d’empoigner sa couverture et de remuer sa masse sur le petit canapé.

« J’ai froid, dit-elle. J’ai chaud. Je me sens mal. Ma peau me fait mal. J’ai de la fièvre. » Elle balançait ces phrases en l’air, s’attendant à ce que quelqu’un les attrape au vol. Alan voulut se faire porter pâle au travail, mais Anne lui conseilla plutôt d’y aller ; elle resterait à la maison toute la journée et s’occuperait d’Hilary.

« Je transpire, dit la jeune fille. Mes fringues puent. J’ai la tête qui tourne. »

Anne ressentait à la fois de la culpabilité et de la pitié. « Tu devrais peut-être te coucher dans mon lit, plutôt, répondit-elle. Tu seras sans doute mieux. »

Et c’est ainsi qu’elle en vint à abandonner sa chambre et à vivre sur le canapé.

C’était plus logique — vraiment. Hilary passait ses journées échouée sur le lit, rappelant à Anne sa mère, laquelle, pendant la période difficile qui avait précédé son départ de la maison, passait la plupart de ses week-ends de la même manière. D’ailleurs, ces derniers temps, sa mère lui revenait de plus en plus en tête — sa voix, son odeur, son petit sourire suppliant, les jeux d’enfant auxquels elles avaient joué ensemble. Jamais Anne n’aurait admis que sa mère lui manquait ; toutes ces pensées étaient sans doute dues à la présence d’Hilary, dont elle se demandait quel genre de mère elle serait.

Une fois installée sur le lit, Hilary en fit son royaume inexpugnable, son nénuphar, son île. Chaque fois qu’Anne rentrait chez elle, avant même de refermer la porte elle entendait Hilary l’appeler de la chambre. Puis elle jetait un coup d’œil par la porte et la voyait calée contre des oreillers, à côté d’elle un numéro du National Enquirer ouvert, aux pages froissées là où elle avait dormi, une assiette à moitié vide sur la table de chevet, le lit jonché de papiers bonbon et de mouchoirs.

« Anne ? Tu pourrais m’apporter de la glace ? »

Pour qu’elle puisse se distraire, la télévision avait été déplacée dans la chambre. Alan aussi s’y était installé, mais il dormait encore sur une paillasse par terre, à côté d’elle. Jour après jour, Hilary devenait de plus en plus comme un enfant, incapable de se débrouiller seule, mais aussi toujours plus exigeante et physiquement imposante — une géante capricieuse dont les moindres désirs devaient être exaucés.

Anne lui servait un bol de glace au chocolat, sa préférée, avec des vermicelles dessus. Si quelqu’un lui avait dit, un an plus tôt, qu’elle servirait un jour de la glace à une fille bizarre dans son propre appartement, elle n’aurait même pas ri. Or cette inconnue prenait la glace sans la remercier et pointait le doigt vers l’écran, où les membres d’une famille de sitcom discutaient de leurs différences à la table de la cuisine, les rires laissant place à une conversation franche, les adolescents exprimant leur contrition et leur honte.

« Bon Dieu, je suis contente de ne pas vivre chez eux », dit Hilary.

Anne acquiesça. « Moi aussi. »

Le succès arriva au moment où elle ne s’y intéressait plus, où elle le cherchait encore moins. Cela lui donnait une confiance désinvolte et une capacité à prendre des risques qui faisaient d’elle une meilleure actrice. Le metteur en scène adorait tellement ses prestations qu’il voulait mourir chaque soir. Il caressait aussi l’idée de coucher avec elle, ce qu’Anne, avant, aurait considéré comme le prix à payer pour réussir. Mais elle l’éconduisit et il sembla ne pas lui en tenir rigueur. Il se contentait de revenir à la charge de temps en temps, comme d’autres acteurs ou techniciens, confirmant qu’elle était devenue un produit de valeur.

Son téléphone n’arrêtait pas de sonner : propositions d’auditions, d’ateliers, de photos. Apparemment, ce qu’on racontait sur le succès était vrai, une seule percée et la carrière démarrait, accélérait soudain. Trois agents la contactèrent ; deux l’emmenèrent déjeuner dans des restaurants chers. Elle se fit tirer de nouveaux portraits. La pièce fut prolongée. Anne savourait, et chaque soir elle se déployait, se mettait à nu, sans crainte, devant le public. Une fois qu’elle l’eut obtenue, l’attention qu’elle avait tant cherchée au cours de ces mois difficiles (maintenant qu’ils étaient derrière elle, elle pouvait reconnaître qu’il s’agissait bien de ça) lui paraissait destinée, rien de moins que son dû.

Devant ce succès, le type qu’elle fréquentait, Magnus, n’en devint que plus gentil. Il l’emmenait dîner pour fêter ça, lui offrait des fleurs chaque samedi soir où elle jouait, conviait tous ses amis à venir voir la pièce et à boire des verres avec Anne après. Les soirs de relâche, il l’invitait chez lui et faisait la cuisine. Le seul problème, c’était qu’il lui posait des questions auxquelles elle n’avait guère envie de répondre. À New York, les gens semblaient prendre un plaisir fou à étaler leurs histoires d’amour et de famille. Vous étiez censé tout déballer — y compris vos névroses, surtout vos névroses — et dessiner la carte de votre vie intérieure.

Anne en était incapable. Elle n’aimait pas parler de sa famille ; elle disait seulement qu’elle avait quitté ses parents très jeune et qu’elle n’avait plus de contacts avec eux. Elle aurait pu s’en tirer comme ça car Magnus était en train de tomber amoureux d’elle, et elle sentait qu’il se fabriquait sa propre version de sa vie passée. Sa réticence était sans doute liée à des événements tragiques, et seule la bonne personne, au bon moment, pourrait lui faire raconter comment elle s’en était sortie. Il était prêt à patienter et à lui prouver qu’il était justement cette personne-là, le prince tant attendu qui saurait la réveiller avec un baiser.

Il y avait un autre problème : son appartement. Il l’avait raccompagnée jusqu’au pied de l’immeuble plusieurs fois, mais elle ne l’avait jamais laissé monter. Anne avait beau comprendre pourquoi ça le dérangeait, elle ne pouvait pas lui parler d’Hilary et d’Alan. Trop compliqué à expliquer. Elle n’était même pas sûre de pouvoir se l’expliquer. Alors elle disait : « Peut-être un autre jour. Je suis fatiguée ce soir. Bientôt. »

Au début, ils en plaisantèrent. Magnus lui demanda si elle était extrêmement désordonnée, ou si elle avait un tigre chez elle, ou — et là elle percevait une légère tension dans sa voix — si elle était mariée. Elle riait et niait en bloc, à chaque fois.

Lui disait : « Je ne veux pas en faire une condition sine qua non. Je ne suis pas du genre à poser des exigences ni rien, mais je trouve ça un peu bizarre. Si c’est ça que tu veux, Anne, très bien, mais... » La phrase finissait toujours par « mais ». Ce fut sans doute le tout dernier mot qu’il lui dit. Entre eux, les choses s’évanouirent plus qu’elles ne se terminèrent. Il cessa d’assister à toutes les représentations, puis de venir tout court, et elle le laissa s’éloigner avec davantage de regrets qu’elle ne l’aurait cru. Il aurait été l’homme parfait pour une autre version d’elle-même, une meilleure version.

 

Ce fut Anne qui trouva un médecin pour Hilary. Sauf erreur de sa part, la jeune fille n’en avait même pas cherché un. Elle était tellement déterminée qu’Anne oubliait facilement qu’elle n’avait pas beaucoup de sens commun. Pour Hilary, la grossesse était comme un méchant rhume, quelque chose qui exigeait beaucoup de repos et des gouttes. Lorsque Anne lui demanda si elle avait fait des examens et des échographies, Hilary répondit par la négative.

« Je n’ai pas d’assurance santé, dit-elle.

— Il y a quand même des endroits où tu peux aller.

— Je n’ai pas envie d’y aller.

— Je ne pense pas que tu aies trop le choix. »

Calée sur ses oreillers, Hilary montra vaguement son ventre. « Les femmes font ça depuis... la nuit des temps. Je suis jeune. Je suis bâtie pour ça.

— Les femmes meurent en couches depuis la nuit des temps, aussi. »

Dans la pièce d’à côté, Alan cria : « Hé ! Arrête de lui faire peur avec tes conneries ! Elle est déjà assez flippée comme ça.

— Tu as peur ? » demanda Anne.

Hilary lui lança un regard vide et haussa les épaules. C’était apparemment sa seule défense : le vide. Quelle que fût la peur ou la colère qui l’habitait, personne ne devait s’en apercevoir.

Il y a des choses, pourtant, qu’on ne peut pas laisser faire. Anne passa donc tout un après-midi à téléphoner jusqu’à ce qu’elle trouve une clinique dans le Lower East Side qui leur proposa un rendez-vous le lendemain. Elle dit à Hilary qu’elle l’y emmènerait.

« Et moi là-dedans ? dit Alan.

— Tu ne vas pas au travail ? répliqua Anne, plus désagréable qu’elle ne l’aurait voulu.

— Je prendrai un jour de congé.

— Et l’argent ?

— Ce n’est que de l’argent, répondit Alan en la regardant comme si c’était elle qui avait un problème de priorités. Là, il s’agit du bébé.

— Si tu te préoccupes tellement du bébé, pourquoi tu ne l’as jamais emmenée chez le médecin ? »

Le jeune homme piqua un fard. C’était un drôle de gamin, attentionné un jour, méfiant le lendemain, et qui souvent ressemblait davantage au serviteur d’Hilary qu’à son petit ami. Il lui arrivait d’entrer dans des colères noires ou de bouder, et alors il ne décrochait pas un mot. Mais Anne vit bien à quel point sa question lui faisait mal, combien il se sentait piteux, perdu et désemparé. Désireux de faire ce qu’il fallait. Incapable d’y arriver.

 

Il prit bel et bien un jour de congé. Anne insista néanmoins pour y aller aussi, persuadée que les deux jeunes avaient besoin d’une présence adulte. Ils prirent tous les trois le métro. Alan trouva un siège pour Hilary et se posta devant elle, tel un garde du corps. Dans la salle d’attente, Anne ramassa toutes les brochures disponibles et les fourra dans son sac à main. La clinique était dirigée par un organisme voué à la santé des femmes et employait de jeunes diplômées à la mine sérieuse portant des pulls tricotés à la main et des pin’s politiques. Aux murs, des affiches écornées qui semblaient être là depuis les années soixante-dix. Yo amo la leche, disait un bébé heureux et souriant. La plupart des patientes étaient assises les mains croisées sur les cuisses, en train de contempler leur corps comme si elles attendaient de lui qu’il leur explique comment elles s’étaient mises dans ce pétrin.

Lorsque l’infirmière appela Hilary, Anne et Alan bondirent sur leurs pieds, mais Hilary leva à peine les yeux, hocha le menton d’un air endormi et, lentement, se mit debout.

Ils furent conduits jusqu’à la minuscule salle d’examen, qui était d’une couleur douteuse, entre le thé et le café, et ne semblait pas particulièrement propre. Anne fut prise d’un accès de panique. Et s’il arrivait malheur ? Que ferait-elle ? La réponse lui apparut immédiatement, surgie du plus profond, du plus sincère d’elle-même : Partir en courant.

Alan, debout à côté d’Hilary allongée sur la table, lui tenait la main. Anne savait que lui ne partirait pas en courant : il ne saurait peut-être pas quoi faire, mais il ne partirait pas en courant. Elle poussa une pile de vieux numéros usés de Good Housekeeping et de Redbook, revues qu’aucune fille-mère n’aurait envie de lire, et s’assit sur une chaise.

La médecin arriva et dit d’un ton joyeux : « Oh, mais il y a du monde là-dedans ! » Elle devait avoir le même âge qu’Anne, le genre écolo, avec un crayon à papier dans les cheveux et des sabots aux pieds.

« On peut rester ? dit Anne.

— Et si on demandait son avis à la dame enceinte ? »

Hilary hocha la tête.

« Eh bien d’accord, alors ! s’exclama la médecin. Allez, c’est parti. »

C’était le genre d’endroit où on ne vous reprochait pas de n’être pas venue plus tôt, où l’on veillait surtout à ce que vous reveniez. Hilary fut donc couverte d’éloges pour sa bonne santé, pour avoir pris rendez-vous — tout juste si on ne la félicitait pas de se brosser les dents et de manger des glaces. Elle ne répondit pas grand-chose, se contenta de se soumettre à l’examen, les jambes écartées et le regard fixé sur un point du mur. La médecin ôta ses gants en latex avec un claquement sonore et dit : « Ça m’a l’air parfait ! » Puis elle installa l’échographe. Et voilà qu’apparut le bébé, une ombre chinoise en noir et blanc nageant dans son liquide sombre. « Les organes ont l’air bien. Les doigts et les orteils sont tous là. Vous voulez connaître le sexe de votre enfant ?

— Oui, dit Hilary.

— C’est une petite fille. »

Anne, qui regardait toujours l’écran, entendit un curieux bruit et s’aperçut qu’Hilary pleurait. « Je voulais une fille », dit-elle.

 

Ce soir-là, dans le petit théâtre à Long Island City, le public apprécia le spectacle, très concentré, retenant son souffle. Le dialogue et les gestes d’Anne étaient maintenant devenus une partie d’elle-même, aussi enracinés dans son corps que ses muscles et ses os. Elle avait dépassé la pensée consciente, le besoin de se rappeler son texte, pour atteindre à un état d’énergie et d’aisance pures. Elle était Mariska, il n’y avait aucune frontière entre son personnage et elle. Elle n’avait pas l’impression de jouer, mais d’être. Elle ne se sentait jamais aussi heureuse que pendant ces deux heures face au public ; après, en revanche, elle était découragée. C’était comme faire un rêve où l’on s’envole, un rêve qui paraît réaliste et possible, puis se réveiller et comprendre que ce n’était pas vrai, que ce ne le serait jamais.

Le trajet du retour en métro était très long, mais elle ne voulait pas dépenser d’argent en taxis. Elle avait commencé à mettre de côté pour le bébé, avec l’envie de lui donner quelque chose sur quoi la petite fille pourrait compter plus tard, quand — et si — les autres la laisseraient tomber. De retour chez elle, elle se déshabilla dans le noir, faisant le moins de bruit et de désordre possible, puis se glissa entre les draps sur le canapé. L’appartement sentait la pizza froide. Elle poussa un soupir. Bientôt cette phase s’achèverait, et elle comprendrait ce qui s’était passé, comment Hilary et Alan s’inscrivaient dans l’histoire de sa vie.

Allongée là, étrangement énervée, elle entendit une sorte de gémissement et se redressa pour écouter. Nouveau gémissement, craquement du lit, cri étouffé d’Alan. Elle se couvrit la tête de son oreiller pour ne pas les entendre, les fugueurs, les intrus, les enfants sur le point de devenir parents. En train de faire l’amour dans son lit.

 

Un mois passa. L’été devint brutal et torride. La pièce s’arrêta et Anne recommença l’intérim, essayant de mettre de côté plus d’argent. De toutes les propositions qui lui étaient parvenues pendant la pièce, seules quelques-unes avaient débouché sur du concret. Elle choisit celle d’un metteur en scène expérimental réputé qui avait pour marque de fabrique des dialogues neutres et des costumes miteux, et chez qui le corps des acteurs n’avait pour ainsi dire aucune importance. Elle espérait que cette pièce élargirait sa palette de jeu et confirmerait son tempérament artistique. Elle apparaissait donc sur scène, dans le sous-sol d’une église, vêtue d’une toile de jute abîmée, et marmonnait des répliques qu’elle ne comprenait pas devant un public de branchés qui s’ennuyaient. Sans le travail de son corps, elle était perdue. Trop angoissée à l’idée d’avouer qu’elle ne saisissait pas le projet esthétique, elle massacra son rôle, s’aliéna le metteur en scène et reçut des critiques épouvantables. D’un coup d’un seul, elle crut être revenue à la case départ.

« Tu es une jolie fille, lui dit, autour d’un verre, l’agent qu’elle s’était choisi. Je vais te faire faire des pubs. Il y en a une pour une lessive qui serait parfaite pour toi.

— Je n’ai pas envie de faire des pubs. »

L’agent haussa les épaules. « Alors je pense qu’on peut tenter New York, police judiciaire.

— D’accord, mais je veux aussi quelque chose de sérieux. Quelque chose d’important. »

L’agent ouvrit de grands yeux. « Tu es une jolie fille, répéta-t-elle. Travaille sur tes points forts. »

Une semaine plus tard, l’agent la rappela pour dire qu’elle lui avait trouvé un rôle dans un festival d’été à Southampton. « Ce n’est pas Williamstown, mais au moins tu seras juste à côté de la plage. »

La pièce était correcte. Les gens qui venaient étaient un peu éméchés, en vacances, prêts à être divertis ; ils couvraient Anne de compliments et lui payaient des coups au bar après la représentation. Elle avait loué une chambre chez une bande de jeunes avocats fêtards et dormait avec des boules Quiès. Tôt le matin, elle courait sur la plage et dans ces moments-là se voyait comme de très loin : une belle jeune femme, les cheveux au vent, avec les vagues grises de l’Atlantique qui s’écrasaient doucement sur le sable. Elle aimait s’imaginer ainsi, du point de vue d’un inconnu infiniment cultivé et énamouré, quelqu’un capable de sentir, même de loin, combien elle était exceptionnelle.

Un dimanche après-midi brûlant de juillet, elle revint en ville et trouva son appartement étonnamment frais. Des climatiseurs avaient été installés dans les deux pièces. Les stores étaient baissés, les lumières éteintes. « Y a quelqu’un ? dit-elle en posant ses sacs. Vous êtes à la maison ? »

La chambre était déserte et la nourriture moisissait dans le frigo. L’atmosphère avait quelque chose de poussiéreux et d’abandonné dont il émanait, pourtant, un air de nouveauté.

Sur ce, une clé fut actionnée dans la serrure. Un homme entra, un homme d’âge mûr qu’Anne n’avait jamais vu.

« Foutez le camp, dit-elle par réflexe. J’appelle la police. »

L’homme leva les mains, l’air effrayé, quand bien même il était baraqué et assurément plus costaud qu’elle. Il portait un pantalon de toile et une chemisette à carreaux. « Au fait, bonjour, dit-il. Vous devez être Anne.

— Qui êtes-vous ?

— Je m’appelle Ned Halverson. »

Il s’interrompit, manifestement dans l’attente d’une réaction, puis souffla et baissa les mains. « Je suis l’oncle d’Hilary. »

Anne plissa le front. Hilary s’appelait Benson ; elle n’avait jamais mentionné l’existence d’un oncle. « Où est-elle ? »

L’homme poussa un soupir. « Vous permettez que je m’assoie une seconde ? Avec cette chaleur, ces escaliers vont finir par me tuer. »

Il se dirigea vers le canapé. Anne remarqua la présence d’une petite valise marron par terre et d’un jeu de draps pliés sur les coussins. L’homme s’assit, les mains sur les genoux, le dos parfaitement droit, dans une posture militaire. De sa poche arrière de pantalon, il sortit un mouchoir et s’épongea le front.

« Hilary m’a raconté tout ce que vous avez fait pour elle, commença-t-il. Ou plutôt, non... Elle s’arrange toujours pour faire croire qu’elle se débrouille toute seule, mais pour moi il est évident que vous l’avez beaucoup aidée. En la laissant dormir ici. Et puis Alan. » À la façon dont il prononça son nom, elle comprit que ce n’était pas le grand amour entre eux.

« Où sont-ils ? » demanda Anne.

Halverson haussa un sourcil. « Elle était censée vous laisser un message, dit-il. Mais elle ne l’a pas fait, si ? Cette fille n’a jamais été très douée pour suivre les instructions. »

Anne regarda autour d’elle. « Je viens d’arriver. »

Halverson semblait parfaitement à son aise sur le canapé et peu soucieux d’éclairer la lanterne d’Anne. Elle marcha jusqu’au plan de travail de la cuisine puis jeta un coup d’œil à sa chambre, étonnamment bien rangée et débarrassée de tout désordre. Le lit avait été fait. D’une certaine manière, c’était un signe plus inquiétant que tout le reste.

De retour dans le salon, elle précisa : « Pas de message. Pourquoi est-ce que vous ne me dites pas ce qui se passe ? Vous avez demandé à Hilary de rentrer chez elle ?

— Mais évidemment, bien entendu. Ma femme les a ramenés illico presto et je suis venu ici récupérer le reste de leurs affaires. Je suis sûr que vous pouvez comprendre. On se faisait un sang d’encre. C’est encore une gamine, vous savez. On peut s’occuper d’elle, et une fois que le bébé sera né... »

Il écarta les mains. Avec sa posture, droit comme un cierge, et son geste lent, réfléchi, il lui fit penser aux vieux messieurs qui faisaient du tai-chi au parc de Tompkins Square. Anne avait du mal à comprendre ce qu’il racontait, mais elle fut agacée, puis furieuse, que les circonstances aient changé sans son accord. Il avait dû y avoir des scènes terribles — Hilary ne serait jamais partie de son plein gré — et elle avait tout manqué. Si elle avait été là, les choses se seraient-elles déroulées autrement ? Se seraient-ils battus pour rester ?

« Vous savez, dit l’homme, mon fils est un bon garçon. Enfin, je crois. Mais c’est difficile de savoir ce qui se passe dans sa tête de linotte. Parfois je perds patience. On dirait qu’il n’a pas un gramme de sens commun. Et le pire, c’est qu’il est infoutu de voir plus loin que le bout de son nez, tellement il a les idées arrêtées. Il est têtu comme une mule. Ma femme prétend que je le suis aussi et que c’est pour cette raison qu’on ne s’entend pas. Je lui réponds qu’elle dit ça uniquement pour qu’on continue de l’aimer quand il se comporte comme un crétin. »

Il avait l’air parti pour un monologue infini. Anne s’assit sur le coffre, devant le canapé. « De quoi est-ce que vous parlez ? »

Halverson posa de nouveau ses mains sur ses genoux. « Je vous parle de mon fils Alan, naturellement. »

 

Comme elle aurait dû s’en douter, tout ce qu’Hilary avait dit sur sa famille était faux. Halverson lui raconta toute l’histoire sans se départir une seconde de sa posture martiale, et elle le crut, non parce qu’il paraissait plus crédible, mais parce qu’elle connaissait Hilary et qu’elle avait jadis été comme elle. Aussi savait-elle à quel point les mensonges vous viennent facilement, avec quelle fluidité ils sortent de votre bouche une fois que vous avez pris l’habitude de les proférer.

D’après Halverson, il n’y avait jamais eu de maltraitance à la maison, et Hilary, la fille de sa sœur, avait été une enfant gentille. Ses parents possédaient une petite ferme, elle avait grandi avec les vaches et les poulets, visiblement plus à l’aise avec eux qu’avec les humains. Puis son père et sa mère avaient été tués dans un accident de voiture quand elle avait dix ans et elle s’était installée chez Halverson et sa famille.

« C’était bizarre, on avait l’impression que ça ne l’affectait pas. Elle ne pleurait pas, ne parlait même pas beaucoup de ses parents. Il y avait un psychothérapeute à Hawkington, chez qui on l’a emmenée pendant un temps, mais elle avait l’air d’aller bien. Elle a quelque chose de... d’inflexible, vous voyez ce que je veux dire ? »

Anne acquiesça. Inconsciemment, elle avait adopté la posture d’Halverson, assise face à lui sur le coffre, les mains sur les genoux. Lorsqu’elle s’en rendit compte, elle se détendit et croisa les jambes.

Halverson n’avait pas besoin d’encouragements pour continuer de parler. Il avait l’air d’estimer que c’était la moindre des choses ; pour remercier Anne d’avoir hébergé Hilary, il se devait de lui raconter toute l’histoire. « Elle a vécu chez nous jusque vers quatorze ans, et puis les choses sont vraiment parties en vrille. J’imagine que ce sont les hormones qui travaillent à cet âge-là. Je ne sais pas. Dans notre petite ville, les jeunes sont comme des chats sauvages. Un jour ils sont normaux et le lendemain vous ne pouvez plus les tenir. Incontrôlables. »

Il poussa un soupir. Anne sentit qu’on en arrivait à la partie difficile du récit. « Que s’est-il passé ? demanda-t-elle.

— Oh. »

Halverson fit un autre geste lent et vague, comme si Anne pouvait, à partir de ce simple mouvement, deviner la suite. Face à son silence, il soupira de nouveau. Mais elle ne dit rien. Elle savait qu’elle gagnerait, car la plupart des hommes — des gens — ne supportent pas le silence. Il s’écoula moins d’une minute avant qu’Halverson craque et reprenne son récit, avec un débit encore plus rapide.

« Un jour, ma femme est rentrée à la maison et est tombée sur Hilary et Alan ensemble dans la chambre rose d’Hilary. Les peluches dans tous les coins. Les petits lapins par terre. Ça l’a horrifiée. Elle était tellement choquée qu’elle a tout jeté à la poubelle. Je crois qu’elle ne supportait pas l’idée de voir ces objets de petite fille dans la chambre avec Hilary et Alan. Vous comprenez, ce n’est pas seulement qu’ils étaient cousins, ou si jeunes. C’était les deux à la fois, et d’une certaine manière — même si bien sûr ils étaient encore des enfants — il y avait quelque chose là-dedans qui n’était pas innocent. Vous voyez ce que je veux dire ? »

Anne hocha la tête. Elle voyait très bien. D’après son expérience, Hilary et Alan étaient empotés, confus, à côté de la plaque, mais jamais elle ne les aurait décrits comme innocents. Ils étaient trop charnels. Trop durs.

« J’ai voulu emmener les enfants à Hawkington, chez le psy, pour comprendre. Eux ne voulaient pas du tout, et ma femme était tellement bouleversée qu’elle refusait même d’en parler. Le coup des peluches a mis Hilary dans une colère telle qu’elle est partie. Et depuis elle n’a pas arrêté de partir par intermittence. » Il regarda fixement le plan de travail, évitant de croiser le regard d’Anne, ce qu’elle prit comme une marque d’émotion, jusqu’à ce qu’il s’éclaircisse la voix et dise : « Je ne refuserais pas un peu d’eau. »

Elle en déduisit que c’était de lui qu’Hilary tenait ses manières. Tandis qu’elle lui servait un verre d’eau, elle pensa à une question qu’elle souhaitait lui poser. Elle ne portait pas sur Alan : elle voyait assez clair dans son jeu et n’importe comment il ne l’avait jamais beaucoup intéressée. Elle regarda Halverson et demanda : « Qu’est-ce que vous pouvez me dire à propos de Joshua ? »

Le silence fut si long qu’elle crut qu’il n’avait peut-être pas entendu. Il se contentait de regarder dans le vague, son verre vide posé en équilibre sur son genou droit. Il avait la même intransigeance qu’Hilary, ou elle la sienne.

« Joshua », finit-il par répondre.

Anne commençait à en avoir marre. « Elle lui écrit, insista-t-elle. Des cartes postales. Elle les donne à des femmes dans les gares et leur demande de les poster pour elle. »

Il redevint muet. Pour éviter de tambouriner avec ses doigts, Anne regarda par terre et serra ses mains. Elle jeta un coup d’œil vers Halverson et vit des larmes perler dans ses yeux. « Quoi ? » dit-elle.

Il déglutit péniblement, mâchoires serrées. « Il était dans la voiture, aussi. Six ans, il avait, à l’époque. Il aurait eu treize ans aujourd’hui. J’ignorais pour les cartes postales. C’est vrai ? Ça me fend le cœur. »

Elle le crut.

 

Au bout d’un moment, il se ressaisit et passa dans la chambre pour récupérer les affaires d’Hilary et d’Alan. Anne resta assise dans le salon sans trop savoir quoi faire.

Finalement, il revint, le corps incliné à gauche sous le poids d’un gros sac de sport qu’il posa par terre, près de la porte, avant de tendre la main. « De la part de toute ma famille, dit-il, je vous remercie pour ce que vous avez fait.

— Attendez. Est-ce que je peux avoir vos coordonnées ? »

Il la regarda d’un air hébété.

« Votre adresse et votre numéro de téléphone, insista-t-elle. Pour que je puisse garder le contact avec Hilary. »

Il détourna les yeux, promena son regard autour de l’appartement, puis vers la porte, en pesant le pour et le contre. Pour la première fois, son aspect ordinaire — la chemise à carreaux, le pantalon de toile, la coupe de cheveux impeccable — commençait à paraître inquiétant par sa méticulosité même. « Je ne sais pas trop, mademoiselle, dit-il. Voyez-vous, ça ne ferait qu’encourager Hilary à vouloir revenir ici. Or il faut qu’elle y renonce. Elle doit accepter qu’être avec sa famille est la meilleure chose à faire. Pas seulement pour elle et Alan. Mais aussi pour ce petit bébé. »

Cette allusion au bébé, pensa Anne, était ce qu’un certain type de personnes auraient considéré comme un argument massue dans un débat. Elle s’interposa entre lui et la porte. « Ils ont vécu ici presque six mois », dit-elle, s’empêchant d’ajouter : Ils font aussi partie de ma famille. Jusqu’à cet instant précis, elle ne s’était pas rendu compte que c’était ça qu’elle ressentait, et pendant quelques secondes, choquée, elle se tut. C’était pourtant la vérité.

Alors elle joua un rôle — forcément. Elle se déplaça sur le terrain d’Halverson en jouant la mère de substitution, la citoyenne inquiète, plus mûre, plus fatiguée et plus peuple qu’elle ne l’était. « J’ai beaucoup fait pour ces gamins, dit-elle. Je les ai nourris et je leur ai donné un toit. Je leur ai même laissé mon lit. Je ne pense pas que ce soit trop demander, monsieur Halverson, vu tout ce que j’ai fait. »

Il posa les mains sur ses hanches, la jaugea, puis céda. « Bon, d’accord. Vous avez de quoi écrire ? »

Elle le regarda noter l’adresse — à la campagne, dans le nord de l’État — et le numéro de téléphone. L’idée la traversa que tout ça était peut-être faux, de la même manière qu’elle laissait de faux numéros de téléphone aux types dans les bars. Après tout, Hilary était la nièce de cet homme, et chez eux le mensonge devait être héréditaire, comme dans sa propre famille.

Elle lui prit le bout de papier des mains. « Je viendrai aux nouvelles », dit-elle.

Le regard d’Halverson se fit inflexible. « Je ne préfère pas », répondit-il.

 

Il avait emporté tous leurs vêtements, toutes leurs chaussures, les haltères d’Alan, les revues d’Hilary, et le petit appartement se retrouva vide. Anne fit les cent pas dans le salon, la tête ailleurs, troublée et soucieuse, jusqu’à ce que lui vienne l’image — aussi claire qu’une visitation — de sa mère assise dans un salon à moquette blanche, voûtée, en train de se mordiller les ongles, en pleurant d’un chagrin impuissant.

Cette vision aurait dû l’attendrir et l’attrister ; elle ne fit que l’endurcir. Toute la journée, sa mission consista à effacer toutes les traces des six derniers mois. Elle modifia la disposition des meubles, nettoya le réfrigérateur, changea les draps, poussa le lit contre le mur du fond, remplit trois énormes sacs-poubelle et les traîna jusqu’au trottoir. Il était 21 heures. Anne était si fatiguée qu’en remontant elle trébucha dans l’escalier. Elle s’assit sur le palier et éclata en sanglots. Elle se laissa pleurer, compta jusqu’à dix, puis se releva et retourna à l’intérieur.

Ça se terminait donc comme ça, pensa-t-elle. Ce n’était pas ce qu’elle avait imaginé.

 

Elle aurait pu monter les voir pour s’assurer qu’ils allaient bien. Ce n’était pas inconcevable. Mais elle ne le fit pas. Elle était convaincue qu’Halverson, malgré son air autoritaire et dominateur, s’occuperait bien du futur bébé. Elle se figurait une chambre — l’ancienne chambre d’Hilary ? — avec un berceau, du papier peint pastel, des ours en peluche. Elle doutait fort qu’Hilary la contacte après l’accouchement. À sa place, Anne ne l’aurait pas fait.

Anne ne croyait pas au destin, ni que l’univers envoyait des signaux et des signes. Elle croyait que la chance se provoquait. Ainsi, le lendemain de la visite de Halverson, elle enfila un pull décolleté, sortit avec un metteur en scène et revint avec les noms de trois troupes de théâtre sur le point de partir en tournée. Et, systématiquement, elle sortit avec des hommes de ces troupes jusqu’à ce qu’elle se voie proposer de partir en Écosse pour un festival. Le vendredi, elle était à l’aéroport avec ses bagages, fière d’avoir pris les choses en main. Si quelqu’un l’avait interrogée sur Alan et Hilary, elle aurait répondu qu’elle se souvenait à peine de leurs noms.

 

C’était la première fois qu’elle allait en Europe, et elle n’avait pas pris l’avion depuis plus de dix ans. Elle fut sidérée par les dispositifs de sécurité ; elle se rappelait que, enfant, elle déboulait dans les aéroports quelques minutes seulement avant le décollage. Mais tout ça était terminé. Dans l’avion, elle s’assit à côté d’une actrice à la fois sophistiquée et sarcastique, Elizabeth, qui passa tout le vol à cancaner sur les autres membres de la troupe, lui expliquant qui était la nymphomane, qui l’anorexique, qui la femme adultère. Anne trouva cela très utile pour débrouiller le nœud de vipères auquel se réduisait souvent une troupe d’acteurs, et elle n’eut aucun scrupule à accepter l’alliance temporaire et calculée qu’Elizabeth lui proposait. Mais partager ses propres histoires ne l’intéressait pas. Du coup, lorsque sa voisine commença à l’interroger sur sa vie, d’abord gentiment, ensuite avec plus d’insistance, elle ne dit rien. Pour gagner sa confiance, Elizabeth lui raconta une longue histoire, peut-être vraie, peut-être inventée, celle de sa liaison avec un homme marié, qui avait été suivie par la dépression, l’alcoolisme, l’héroïne, une cure de désintoxication et « une passion toujours vivace pour la coke et pour mon patch de nicotine ». Tout ça pour arracher à Anne ses propres confessions. Dans ce genre de conversation, il fallait toujours donner quelque chose en échange.

« Où est-ce que tu as grandi ? insista Elizabeth.

— Dans une ferme, répondit Anne. Dans le nord de l’État de New York.

— Toi ? Dans une ferme ? Je n’arrive même pas à imaginer. »

Anne hocha le menton sans détacher les yeux de la fente du rideau qui laissait voir la première classe. « Je m’occupais des poulets.

— Je te vois très bien avec des couettes, en train de ramasser les œufs et de les poser dans un panier d’osier.

— J’emmenais les poulets à l’abattoir, dit Anne, se rappelant les histoires qu’Hilary et Alan lui avaient racontées. Je les tenais dans mes bras pour les calmer. Je sentais leur petit cœur palpiter. Quand ils me voyaient arriver, ils s’enfuyaient. Mais je finissais toujours par les attraper. Je les prenais par les pattes pour que le sang leur monte à la tête et qu’ils deviennent mous. Après, on les tuait.

— Je ne pourrais jamais faire ça. »

Anne haussa les épaules : « On s’y habitue. »

 

Édimbourg était une ville grise, gothique et truffée d’acteurs. Anne n’avait pas du tout mesuré l’importance du festival, qui emplissait les rues de hordes de gens distribuant des tracts pour des pièces et collant des affiches aux murs. Il y avait des danseurs norvégiens, des mimes japonais, des représentations dans des églises, aux coins des rues ; c’était une planète d’acteurs, et Dieu seul savait s’il y avait assez de monde pour assister aux centaines de spectacles. Le soir, le brouhaha de la foule dehors traversa les murs de leur hôtel, si bien qu’entre le bruit et son excitation, Anne dormit à peine.

Le matin, ils firent une rapide répétition générale dans l’arrière-salle du pub où ils devaient jouer. On avait beau être en août, il faisait froid, la salle n’était pas chauffée, et Anne eut des frissons pendant toute la répétition. La plupart des autres comédiens ayant joué la pièce pendant un bon mois à Soho, elle se sentait décalée, comme une fausse note dans une chanson qu’ils auraient appris à chanter sans elle. Sa gêne la rendait nerveuse, et sa nervosité ne faisait qu’accentuer sa gêne.

Elle crut les voir lever un sourcil en direction du metteur en scène. Elizabeth l’abandonna lorsque arriva l’heure du déjeuner et, d’un pas pressé, s’en alla avec l’acteur principal, Tony. Anne retourna à l’hôtel, où elles partageaient une chambre, pour pleurer, brièvement, furieusement. Elle sécha ses larmes et répéta son texte une heure durant.

On était en début d’après-midi, mais elle se serait cru déjà le soir ; comme elle n’avait pas dormi la veille, elle sentait la sécheresse et la fatigue creuser son visage, et elle regretta d’être venue. Elle avait les nerfs tendus, à vif. Elle en voulait au metteur en scène de ne pas lui avoir donné assez de temps et de conseils, et à Elizabeth, cette vipère, de l’avoir déstabilisée avant même la première. Elle les avait dépannés en débarquant au pied levé, et en échange elle ne recevait pas la moindre marque de gratitude.

Cette colère grandissante la rassura et l’aida à se concentrer, mais elle était encore ulcérée. Elle avait besoin de se calmer avant la représentation. Elle déambula dans les rues bondées, à la recherche d’un spa ou d’un centre de yoga. Ne trouvant ni l’un ni l’autre, elle jeta son dévolu sur son troisième choix, un bar. Elle s’installa et commanda un scotch, sur la foi du dicton : « À Rome, on fait comme les Romains. » Le barman lui demanda quel genre de whisky elle voulait ; elle haussa les épaules, l’air de ne pas savoir. « Je vous laisse choisir », dit-elle.

Il sourit et lui servit un verre. Elle avala une gorgée noire, fumée. Tout au fond du bar, une bande de jeunes Américains était en train de s’envoyer des pintes, sans faire attention à elle. Anne soupira et avala une autre gorgée, cependant qu’un homme s’asseyait sur le tabouret d’à côté et commandait à boire. D’autres personnes arrivèrent. Elle alla aux toilettes et, à son retour, vit quelques têtes se tourner pour la regarder.

« Je vous en offre un autre ? » proposa son voisin. Il était grand, il avait les cheveux noirs et portait plein de bagues. Il avait un accent espagnol ou portugais.

« D’accord. Mais juste un. »

Le verre lui fut servi. Elle le leva en signe de remerciement, et l’homme, tout sourire, pointa un index vers son propre torse. « Sergio.

— Millicent.

— Milly ? Comme c’est joli.

— Oui, enfin », dit-elle en levant les yeux au ciel. Déjà elle était sur le point d’avoir ce qu’elle voulait, ce dont elle avait besoin — un vague instant d’attention, sa présence au monde confirmée. Elle se laissa glisser du tabouret.

Sergio lui toucha la main, doucement. « Excusez-moi si je vous ai offensée, dit-il en rapprochant ses sourcils d’une manière charmante. Parfois je me comporte comme un vrai benêt.

— Un benêt ? »

Le mot était tellement inattendu qu’elle éclata de rire, imitée par Sergio, qui dévoila à l’occasion de grandes dents blanches. Il avait un grain de beauté à côté de la bouche, marron clair et légèrement saillant, comme une miette de pain collée là.

« C’est ce que me disent mes amis, oui.

— Et où sont vos amis ? En Espagne ?

— Je suis de Lisbonne à l’origine, mais en ce moment je vis à Londres. Je travaille dans les télécoms. Je suis ici en voyage d’affaires quelques jours. Maintenant vous savez tout de moi. Et vous, Millicent ?

— Je suis prof. J’accompagne des élèves du cours de théâtre.

— Et où sont vos élèves, Millicent ? »

Elle haussa les épaules. « Je n’ai pas dit que j’étais une bonne prof. »

Il rit. « Vous êtes très intrigante.

— Non, pas du tout, mais merci quand même. Il faut que j’y aille. Merci pour le verre. »

Elle se retourna et sentit aussitôt la main de l’homme sur son poignet, plus insistante cette fois.

« Est-ce que je peux vous convaincre de rester encore un peu ? Je suis sûr que vos élèves s’amusent bien tout seuls, où qu’ils soient.

— Désolée. Je dois partir. »

Elle prit son sac et s’en alla, chargée d’une adrénaline joyeuse, rafraîchissante. Lorsqu’il la rattrapa dehors et lui saisit le bras, elle ne fut pas surprise ; elle se contenta d’accélérer le pas pour lui échapper. Il resta à sa hauteur, la poussant vers la gauche, et au bout de quelques mètres ils se retrouvèrent dans une allée pavée, elle dos au mur, pesant de tout son poids sur son épaule. Il y avait plein de monde dans les rues, mais l’allée était étroite et sombre, et les touristes étaient trop distraits, elle le savait, pour regarder sur les côtés. Il passa sa main sous le pull d’Anne, elle sentit ses bagues froides sur sa peau. Il posa sa bouche sur son cou. Elle le laissa s’approcher, pencha la nuque en arrière, força avec son genou l’ouverture de ses jambes, puis lui assena un coup violent dans les parties.

« Salope ! » s’écria-t-il en titubant à reculons, avec une rage non dépourvue d’une certaine admiration. Ils étaient face à face. Elle aurait pu s’enfuir mais ne voulut pas le faire. Elle était prête. Lorsqu’elle tendit le bras comme pour lui enlever sa miette du visage, il la gifla violemment ; les oreilles d’Anne bourdonnèrent et du sang s’écoula, chaud et fluide, de son nez. Un goût de métal tiède. Il se rapprocha de nouveau. Elle accrocha sa cheville autour de la sienne, le fit tomber sur les pavés, puis sortit de sa poche une bombe lacrymogène et lui en envoya dans les yeux. Tandis qu’il geignait et se tortillait par terre, elle partit en courant.

Rentrée à l’hôtel, elle prit une longue douche bien chaude et inspecta la rougeur sur sa joue droite. Au moment de se sécher, elle vomit tout ce qu’elle avait bu. Elle avait des égratignures dans le cou, dans le dos.

Lorsqu’elle arriva dans le pub, tout le monde ouvrit de grands yeux. Elizabeth la prit aussitôt à part dans les toilettes. « Tout va bien ? Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Je n’ai pas envie d’en parler. »

Ce soir-là, elle fut époustouflante. Elle sentait l’énergie du groupe se déplacer à mesure que les membres de la troupe réagissaient à cette nouvelle Anne, entièrement différente de l’inconnue raide et peu sûre d’elle qu’elle avait été lors de la générale. Au cours de ces deux semaines à Édimbourg, elle ne trébucha jamais sur son texte. Les autres acteurs la félicitaient, recherchaient son amitié et lui payaient des coups. De temps à autre, quelqu’un lui demandait de lui raconter ce qui s’était passé ce fameux jour — surtout quand les bleus commencèrent à apparaître —, mais elle se contentait de secouer la tête.

Ce n’était pas la blessure qui la motivait, mais le fait de porter en elle une histoire qui restait un mystère pour tout le monde. Le refus d’expliquer. Une volupté secrète, celle de se dire qu’aucun d’entre eux ne la connaissait.