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MONTRÉAL, 2006

 

Cela faisait deux semaines que Mitch était revenu à Montréal lorsqu’il revit son ex-femme pour la première fois depuis des années. En ce mois de septembre, l’automne arrivait en force. Le week-end du Labor Day fut pluvieux et venteux, annonçant à tout le monde que les réjouissances de l’été étaient bel et bien terminées. Dehors, les enfants marchaient tête baissée, voûtés sous leurs sacs à dos, apathiques dans leurs nouveaux habits d’écoliers. Septembre avait toujours été le mois préféré de Martine : il sentait bon les promesses, disait-elle. Dès que le téléphone sonnait, Mitch pensait que ce pouvait être elle. Même s’il savait que ce ne serait pas le cas, il décrochait à la première sonnerie, aux aguets, vulnérable aux démarcheurs téléphoniques ou à son frère qui l’appelait de Mississauga.

De son côté, il ne l’appelait pas car il ne savait pas quoi lui dire.

Un jour, en fin d’après-midi, alors qu’il traversait le parking de l’hôpital, une femme d’âge mûr l’appela par son nom. Il la regarda d’un air interloqué, un demi-sourire figé sur les lèvres. Elle posa sa main sur son torse et dit : « Azra.

— Oh, mon Dieu. Je suis désolé. »

Il la prit dans ses bras. C’était la meilleure amie de Grace, du moins à l’époque où ils étaient mariés. Elle avait pris du poids et ses cheveux avaient changé — brillants et raides, avec une teinte rousse, au lieu d’être longs, noirs et bouclés —, mais ses yeux étaient toujours malicieux et bienveillants, aussi surpris par son coup de vieux que ceux de Mitch par son coup de vieux à elle. Elle avait toujours été vivante, nerveuse, boule d’énergie alimentée par une sorte d’électricité intérieure. Grace et elle passaient des heures à bavarder dans la cuisine, à échanger des confidences sur leur avenir, sur leurs maris, leurs boulots, leur vie sexuelle, les problèmes avec leurs parents. Ça l’avait toujours fasciné de voir avec quelle vitesse elles plongeaient dans les profondeurs de la conversation, comme si la surface n’offrait pas la moindre résistance.

« Comment vas-tu ? lui demanda-t-il.

— Oh, tu sais... »

Ils éclatèrent de rire ensemble. Elle s’accrocha à ses coudes pendant un bref moment — ils s’étaient toujours appréciés — avant de le lâcher. « Tu l’as revue ? »

Il suivit son bref coup d’œil en direction du bâtiment derrière lui. « Grace est là-dedans ? dit-il. Qu’est-ce qui s’est passé ? »

Azra fit une grimace, comme si elle se demandait s’il fallait lui répondre, quand bien même elle n’avait aucune raison de ne pas le faire. Grace et Mitch avaient fait de gros efforts pour se pardonner mutuellement, et si la démarche avait par définition un goût d’inachevé, l’un et l’autre reconnaissaient qu’elle avait été entreprise avec loyauté. Après le divorce, ils étaient restés en contact pendant quelques années, puis leurs chemins s’étaient peu à peu séparés.

« Elle a eu un accident de voiture la semaine dernière, expliqua Azra. Je pensais que tu étais peut-être au courant. Elle était arrêtée au feu rouge dans la rue Jean-Talon quand une voiture lui est rentrée dedans. Elle s’est cassé la jambe, le bassin et je ne sais plus quoi d’autre.

— Mais c’est terrible. Tu y vas maintenant ? Je t’accompagne. »

Elle hésita une seconde, puis haussa les épaules et acquiesça. Ils entrèrent dans le bâtiment ensemble, en se racontant leur vie. Azra et Mike avaient deux enfants, et lorsqu’il entendit leurs noms et leur âge, Mitch ressentit un petit pincement, celui d’avoir sauté une étape de la vie. Devant la chambre de Grace, il s’arrêta et posa la main sur le bras d’Azra. « Tu ne veux pas entrer en premier et lui demander si ça ne la dérange pas que je passe lui dire bonjour ? »

Azra entra et il attendit dans le couloir. Il travaillait à un autre étage et connaissait peu de médecins ici ; il se rendit compte à quel point sa petite routine quotidienne était circonscrite. Là-dessus, la porte s’ouvrit et Azra lui fit signe de venir.

« Grace », dit-il.

Personne ne peut apparaître sous son meilleur jour allongé sur un lit d’hôpital après un accident de voiture, et Grace ne faisait pas exception à la règle. Son visage était ridé, sa peau desséchée. Des fils d’argent zébraient ses cheveux bruns détachés. Sa jambe cassée, au-dessus des draps, était paralysée dans un plâtre blanc. Plus bas, une grosse chaussette rouge semblait apporter la seule touche de couleur à la chambre. Entourée de machines et reliée à une perfusion, Grace avait l’air fracassée et frêle. Mitch ne put s’empêcher de repenser à Gloria et Thomasie Reeves, à l’épaule de Mathieu, à la cheville de Martine. Avec l’impression que le monde avait brisé tous les gens qu’il connaissait, il prit la petite main sèche de Grace dans la sienne.

« On dirait que tu t’es fait percuter par un camion.

— C’était une Honda, pour être précis. »

L’expression de son visage trahissait l’engourdissement nébuleux des sédatifs. Derrière Mitch, Azra s’éclaircit la gorge. Elle avait ôté son manteau et était en train de poser des objets sur un meuble près de la fenêtre : des livres, un oreiller, une peluche. Grace suivait du regard les gestes de son amie, mais elle semblait avoir des difficultés à tourner la tête.

« Sarah pense que tu devrais avoir le nounours, fit Azra en le montrant à Grace. Elle dit qu’il te tiendra compagnie. »

Grace passa sa langue sur ses lèvres, qui étaient gercées et diaphanes. « Comment va-t-elle ? » Sa voix flancha. Mitch prit une carafe sur la table de nuit, versa de l’eau dans un verre et le lui tendit.

« Elle va très bien. Elle voulait vraiment venir aujourd’hui, mais je lui ai dit que tu n’aimerais pas qu’elle rate son cours de natation. Je l’amènerai demain.

— Je ne sais même pas comment te remercier.

— Oh, tais-toi, répondit Azra avec tendresse.

— Qui est Sarah ? » demanda Mitch.

Le regard de Grace croisa le sien. « Ma fille. »

Mitch avala sa salive, surpris de ne pas avoir appris qu’elle s’était mariée et avait fondé une famille. D’un autre côté, après leur divorce, ils avaient évolué dans des cercles sociaux distincts et ne s’étaient jamais croisés. Il avait cessé de fréquenter leurs amis communs, il avait changé de quartier et de lieux de sortie. C’était plus facile comme ça.

« Elle habite chez Azra et Mike pendant mon séjour ici, continua Grace. J’ai l’impression qu’elle s’amuse comme une folle. Je crois qu’elle ne voudra jamais rentrer chez nous.

— On est tous ravis de l’avoir à la maison, dit Azra.

— Elle a toujours détesté être fille unique. »

Bien que son propos fût triste, Grace parlait d’une voix calme.

Aucune mention du père. Mitch en conclut qu’il n’était plus dans le paysage. Il se rendit compte que les deux femmes le regardaient avec insistance. « Est-ce que je peux faire quoi que ce soit ? demanda-t-il, plus à Azra qu’à Grace.

— Eh bien, en fait, oui, répondit Azra. C’est peut-être un peu bizarre de te demander ça, mais Mike et moi, on travaille tous les deux, et avec les gamins et toutes leurs activités... Bref, est-ce que tu pourrais aller chez Grace pour prendre le courrier et arroser les plantes ?

— Bien sûr. Tu n’y vois pas d’inconvénient, Grace ? »

Lorsqu’elle le regarda, son visage était hagard. De toute évidence, elle n’avait pas la force, pour le moment, d’y voir un inconvénient.

« Elle habite avenue de Monkland. Je vais te noter l’adresse. Tiens, j’ai un double des clés. C’est vraiment gentil à toi, Mitch. Merci. »

Il se sentit congédié. Il serra de nouveau la main de Grace — froide contre la sienne —, puis s’éloigna dans le couloir vert, les clés dans sa poche.

 

Tandis que le soleil couchant transperçait son pare-brise, Mitch prit la rue Sherbrooke vers l’ouest et dépassa les tourelles rouge foncé de la bibliothèque Westmount. Partout dans la rue, les gens se dépêchaient de rentrer du travail, affrontant le vent qui arrachait les feuilles mortes aux arbres et les faisait tourbillonner. Il connaissait beaucoup de monde dans ce quartier mais n’y allait que rarement ; ça faisait longtemps qu’il s’était débarrassé de cette strate de sa vie.

Devant l’immeuble de Grace, les arbres étaient une débauche de vert et de jaune précoce. Il monta les marches du perron et repensa à l’appartement où ils s’étaient installés, jeune couple marié, bien des années auparavant. À l’époque, ils avaient été tout excités d’acheter leurs premiers objets ensemble, les meubles et la vaisselle, la nouveauté de la vie domestique. Il avait du mal à croire qu’un jour ils aient été si jeunes. Il déposa le courrier sur une table du couloir et entra dans la cuisine, à la recherche d’un arrosoir. Il y avait des assiettes sales dans l’évier, le plan de travail était jonché de paquets de céréales, de barres chocolatées et de fruits. Mais c’était une cuisine agréable, avec, collées au frigo, des peintures au doigt faites par un enfant. Sur le plan de travail, la photo d’une petite fille blonde avec un sourire édenté et de grands yeux verts. Elle ne ressemblait pas beaucoup à Grace, qui, même enfant, avait toujours eu les cheveux foncés.

Il ne trouva aucun récipient convenable pour arroser jusqu’à ce que, en farfouillant dans les placards, il tombe sur une théière. Gêné, il la reconnut : elle avait appartenu à sa mère. Dieu savait quand elle la leur avait offerte. Cela faisait sept ans qu’elle était morte.

Il remplit la théière et arrosa chacune des plantes. Au fond de l’appartement se trouvait la chambre de Grace. Il y jeta un bref coup d’œil puis, ne voyant aucune plante, s’en éloigna avec une sensation de soulagement. L’autre chambre n’était que draps rose vif, peluches, livres et jouets. Là non plus, aucune plante.

Cinq minutes plus tard, il avait terminé. Il rangea la théière exactement là où il l’avait trouvée, ce qui semblait idiot étant donné le désordre de cette cuisine — mais quand même. Il trouvait ça normal.

De retour chez lui, pendant qu’il préparait le dîner, il pensa à Grace. À l’époque de leur rencontre, il était à mi-chemin de son PhD et enseignait comme professeur assistant dans un cours que Grace suivait, intitulé Personnalité. Plus tard, elle lui confia garder un souvenir encyclopédique de cette période — ce qu’ils s’étaient dit, où ils étaient allés, comment ils étaient habillés. Il sourit et hocha la tête, mais en vérité il se souvenait très peu de ces premiers instants passés ensemble. Ce qu’il se rappelait, c’était le travail de Grace, ses rapports de laboratoire, professionnels et détaillés, tellement supérieurs à ceux de ses camarades que, en cours de route, il finit par ne plus les lire et lui donna systématiquement la meilleure note. La sophistication de sa production contrastait furieusement avec son écriture lors des interrogations écrites, une écriture ronde et large. Elle ne mettait ni cœur ni fleur sur ses i, mais elle avait tout de la fille qui l’avait fait pendant longtemps, et jusqu’à une période récente. Elle appuyait tellement fort que son stylo, parfois, transperçait la feuille. C’était l’écriture d’une personne très jeune, très déterminée.

Alors qu’en ce temps-là il se croyait déprimé, avec le recul, ses années étudiantes furent en réalité les plus heureuses de sa vie. Les angoisses qui l’avaient tant taraudé semblaient désormais être du luxe. La psychologie était-elle importante ? efficace ? Est-ce que ça comptait ? Il ne dormait pas la nuit, occupé à ruminer les divers fiascos intellectuels et affectifs de sa discipline, et ces inquiétudes faisaient office de ballast, le détournant du soupçon que c’était lui, et non la profession, qui était médiocre. Pour finir, lorsqu’il commença à travailler, les angoisses se dissipèrent et, la nuit, il ne pensait plus à ses problèmes, mais à ceux des gens avec lesquels il travaillait.

Une fois ce cours-là terminé, il commença à voir Grace dans le département de psychologie, discutant avec ses professeurs, travaillant dans un labo. Ils se croisaient tard le soir devant le distributeur, ou essayaient d’attraper en même temps le pot de lait à la cafétéria à 8 heures du matin. Ni l’un ni l’autre n’avait de vie, alors ils en construisirent une ensemble.

Il était incapable de se souvenir d’un seul mot que lui avait dit Grace à l’époque où ils sortaient ensemble. En revanche, il se rappelait comment lui se sentait, les choses que lui disait et qui la faisaient rire ou hocher la tête d’un air admiratif. Pendant les dîners à la chandelle, elle donnait parfois l’impression de regretter de ne pas avoir un carnet à portée de main. Au début, c’était fabuleux ; ensuite, cela devint gênant. Il voulait qu’elle comprenne qu’il n’était pas si merveilleux que ça.

Mais une fois qu’il eut appris à la connaître, il se rendit compte que c’était dans sa nature. Elle portait sur vous toute son attention, vous enivrait d’elle et de vous-même. Ce n’était pas de la manipulation ; elle était sincèrement intéressée. Pourtant, du jour où il comprit cela, il commença à lui en vouloir de ne pas le trouver extraordinairement doué. C’était injuste, mais il ne pouvait pas s’en empêcher. Il cessa de l’appeler, cessa de l’inviter au restaurant. En réaction, elle lui proposa de venir chez elle, lui prépara à manger et se mit à lui parler d’elle, de sa famille, de son enfance. Puis elle le manœuvra tranquillement jusque dans son lit, et là, sans être tout à fait l’agresseur, elle lui fit savoir qu’il l’avait ignorée et que c’était maintenant à lui d’écouter. Ce qu’il fit.

 

Un an plus tard ils étaient mariés. Ils avaient la vingtaine, et toutes les personnes mariées qu’ils connaissaient avaient l’âge de leurs parents. Tout le monde semblait trouver ça mignon — ou insensé. « Vous aurez divorcé avant vos trente-cinq ans », maugréa la mère de Mitch lorsqu’il lui annonça la nouvelle. Et elle avait raison, comme sur la plupart des sujets. Pourtant, elle aimait beaucoup Grace. Mitch se demanda si, le jour où elle leur avait donné sa théière, elle pensait toujours qu’ils divorceraient. C’était une matérialiste, sa mère, une dame qui lors de ses derniers instants à l’hôpital caressait sa couverture et son cardigan préférés, alors qu’elle avait oublié le prénom de son fils depuis longtemps.

Il n’avait jamais voulu l’admettre, mais il regrettait la disparition de Grace l’étudiante, la jeune fille en état d’adoration devant lui. Lorsqu’elle décrocha son diplôme à son tour et qu’ils devinrent confrères, les plaques tectoniques sous eux se déplacèrent, se ré-agencèrent. Ils cessèrent de faire l’amour. Ils devinrent camarades. Ce que cela disait sur lui, sa perte de désir, son besoin de dominer, était si peu flatteur — et si indiciblement, inexorablement vrai — qu’il ne pouvait même pas y penser.

Grace était parfaite pour lui. Elle était fiable, attentionnée, loyale et intelligente ; elle le comprenait et comprenait son travail. Aussi leur divorce fut-il pendant quelque temps le grand échec de sa vie — jusqu’à ce qu’il enchaîne avec d’autres échecs.

Il découvrit la vérité sur son mariage le jour où il faillit coucher avec une patiente, Marisa, une banquière de quarante ans malheureuse en mariage dont le mari était atteint d’un cancer du pancréas. Fripée et plantureuse, elle avait une tignasse de cheveux bruns emmêlés, son rouge à lèvres bavait toujours et son parfum était aussi désagréablement épicé que capiteux. Chaque fois qu’elle entrait, il se disait qu’elle avait la tête de quelqu’un qui vient de faire l’amour, alors qu’il savait, de par leurs séances, que ce n’était pas le cas. Seule, perdue, elle voulait que quelqu’un lui tienne la main ; elle adorait parler avec Mitch et, rapidement, s’installa entre eux une tension qu’il laissa s’électriser. Il commença même à miser sur cette excitation ; elle lui donnait parfois le sentiment d’être la seule chose capable de le faire tenir jusqu’à la fin de la semaine.

À la maison, Grace et lui dormaient dans le même lit mais à des horaires différents : elle se couchait tôt, lui restait debout jusque bien après minuit, aussi se croisaient-ils le moins souvent possible. Puis le mari de Marisa mourut. Le lendemain de l’enterrement, elle déboula dans son cabinet bouleversée, en larmes, et lui avoua que malgré sa peine elle était on ne peut plus soulagée. Mitch lui caressa la main. Il comprit qu’elle l’avait choisi pour cette confession de préférence à un prêtre, et que violer sa confiance serait sacrilège.

Des années plus tard, il la revit au marché Jean-Talon. Elle avait l’air en pleine forme. Elle avait perdu du poids, ses cheveux et sa tenue étaient moins froissés, même si elle n’arrivait toujours pas à garder son rouge à lèvres intact. Elle était à cinq mètres devant lui, en train de choisir une aubergine. Lorsqu’elle leva les yeux et le vit, elle fit une tête horrifiée. Mitch hocha la sienne, l’air de rien, et décampa, se rendant compte qu’elle n’avait rien eu de sexuel pendant cette période terrible de sa vie, à laquelle elle venait juste de repenser. Elle avait été simplement dévastée. Seul un être aussi solitaire et narcissique que Mitch avait pu y voir autre chose. Il abandonna la moitié de sa liste de courses, marcha d’un pas rapide jusqu’à sa voiture et remercia sa bonne étoile d’avoir limité les dégâts.

 

Deux jours plus tard, il passa revoir Grace à l’hôpital, pendant les heures de visite, les mains vides. Apporter des fleurs à son ex-femme lui paraissait incongru, quelles que soient les circonstances. Il y avait une autre patiente dans la chambre, et la télévision fixée au mur diffusait un bruyant feuilleton français. Il compatit avec Grace. Elle détestait la télévision, qui lui donnait mal à la tête quand elle était fatiguée. Elle contemplait le plafond, la bouche ouverte, le regard vide, les mains posées de chaque côté. Lorsqu’il toqua à la porte, ses yeux se ranimèrent. Elle avait l’air si contente qu’il en rougit. Il aurait dû repasser plus tôt.

« Comment est-ce que tu te sens ? dit-il en approchant une chaise de son lit.

— En pleine forme. »

Malgré la douleur évidente, elle sourit. Même si elle était encore pâle, même si elle avait les joues creuses, elle avait perdu son regard vitreux. Quelqu’un lui avait fait une tresse. « Azra m’a dit que tu étais passé à la maison. Merci beaucoup.

— Pas de quoi. »

Il posa la clé de l’appartement de Grace sur la table de nuit, sur ce qui ressemblait à un dessin fait par sa fille.

Sur l’autre lit, une femme entre deux âges gémissait, elle aussi manifestement agacée par la télévision. Mitch se tourna vers l’écran. Le feuilleton se déroulait dans un hôpital, où une jeune femme très maquillée était reliée à un appareil de respiration artificielle, sous le regard affligé d’un beau médecin.

« Mais non, mais non* », marmonna l’autre patiente. Mitch ne voyait pas bien à quoi elle faisait objection. Arriva une publicité pour un détergent, avec un slogan criard, et Grace fit la grimace. D’autres bruits parvenaient du couloir : des médecins qu’on appelait, le bavardage sonore des infirmières, les ronronnements et autres sonneries de lointaines machines. Il était tellement habitué aux hôpitaux qu’il y pensait rarement du point de vue des patients, à quel point ce devait être difficile de se rétablir au milieu du bruit et du chaos. Il regretta de n’avoir rien apporté, ne serait-ce qu’une revue ou un livre. « Est-ce que je peux faire quelque chose d’autre pour toi ?

— Je ne sais pas. Raconte-moi un peu. Ça fait des siècles que je ne t’ai pas vu. »

Il haussa les épaules, ne sachant pas par où commencer.

« J’ai appris que tu étais avec quelqu’un, une avocate, quelque chose comme ça. »

Il hésita. « Où est-ce que tu as entendu ça ? »

Les yeux de Grace pétillèrent. « C’est une petite ville, tu sais. Quelqu’un l’a rencontrée à une soirée. » Elle avait raison, évidemment — c’était une petite ville —, et il n’y avait pas de quoi fouetter un chat. Malgré tout, il se sentit en position de faiblesse. « Ça n’a pas marché », dit-il.

Grace tendit le bras et lui serra la main. « Je suis navrée. »

Elle le regardait fixement, attendant de voir s’il avait quelque chose à ajouter. C’était si typique d’elle, et si différent de Martine, qui aurait changé de sujet, qu’il en sourit. Maintenant, le premier choc passé, il se rendit compte que Grace était toujours belle. Elle avait gardé la ligne, elle devait sans doute encore courir et skier. L’espace d’une seconde, il ne put s’empêcher de la revoir, au début de leur relation, les jambes écartées sur leur lit et lui susurrant avec une urgence dans la voix : « Viens en moi. » Elle ne l’avait jamais formulé autrement et, quand il s’exécutait, elle prononçait son nom, comme si l’identité de Mitch, jusque-là un peu mystérieuse pour elle, était désormais, en cet instant crucial, confirmée. C’était à cette Grace-là qu’il repensait sans cesse : jeune, intelligente, et tellement compétente qu’il lui avait fallu des années pour découvrir combien elle était vulnérable. À présent elle lui souriait, tristement — on aurait dit qu’elle suivait ses pensées.

« Ce n’est pas grave, finit-il par répondre. Et toi ?

— Oh là, non. Entre le boulot et Sarah, je n’ai le temps de rencontrer personne.

— Où est ton cabinet, maintenant ? Tu es toujours chemin de la Côte-des-Neiges ? »

Elle secoua la tête en grimaçant, comme si ça lui faisait mal. « J’ai arrêté. Je suis devenue instit. En CM2, à L’Ouest-de-l’Île.

— Quoi ? C’est vrai ? »

Il était sous le choc. Des psys qui craquaient, épuisés d’entendre parler jour après jour de problèmes existentiels inextricables, la chose n’était pas rare. Mais la passion de Grace pour son travail lui avait toujours paru inextinguible, et sa curiosité à l’égard des autres, enracinée dans sa personnalité. Elle était celle que tout le monde prenait à part dans les soirées, celle à qui ses amis téléphonaient, éplorés, en pleine nuit. Des inconnus s’épanchaient devant elle, à l’aéroport ou chez l’épicier, et elle ne s’en plaignait, ne s’en agaçait ou ne s’en lassait jamais. Ce métier, pensait-il, lui allait mieux qu’à quiconque, y compris à lui-même.

« C’est une longue histoire », dit-elle, manifestement sans l’intention de la raconter.

Là-dessus, elle regarda derrière Mitch. Il se retourna et vit une petite fille blonde entrer dans la chambre — au pas de l’oie, balançant les bras comme un petit soldat —, suivie d’Azra. En découvrant Mitch, elle s’arrêta net et inclina la tête sur le côté. Elle devait avoir neuf ans.

« Viens me voir, toi », dit Grace avec tendresse.

Mitch recula et la petite fille caressa doucement le bras de sa mère, comme si elle craignait de la voir se briser.

Grace sourit. « Ça chatouille. »

Sarah sourit à son tour et continua de la chatouiller, faisant courir ses doigts de haut en bas, telles des petites souris.

« Arrête, chérie, fit Grace. Dis plutôt bonjour à mon ami Mitch.

— Bonjour, dit Sarah sans le regarder.

— Bonjour, Sarah. Comment vas-tu ? »

Ce n’était pas le genre de question qu’on pose aux enfants, que les banalités n’intéressent pas, et la petite l’ignora. Elle n’avait pas l’air gênée par sa présence. C’était un événement de plus, tout simplement — après sa mère dans cet étrange endroit, et les médecins, et le séjour chez Azra.

« Qu’est-ce qui t’est arrivé de plus beau aujourd’hui ? lui demanda Grace.

— Azra m’a offert un Snickers. »

Derrière elle, Azra eut un rire coupable. « Pardon, Grace, je sais que d’habitude tu ne lui donnes pas de chocolat.

— Pas grave », répondit Grace sans conviction.

Sur l’autre lit, la femme semblait s’être endormie. Mitch leva le bras pour éteindre la télévision. Dans le silence soudain, la voix aiguë de Sarah résonna ; elle était au chevet de sa mère et lui décrivait sa journée. La récréation, une histoire d’éléphants, un garçon qui lui avait tiré les cheveux, une phrase de sa maîtresse, un insecte dans le préau — il sentait bien que Grace adorait entendre toutes ces petites choses, les yeux rivés sur sa fille. Au bout d’un moment, Sarah s’éteignit comme une batterie déchargée. Elle reporta son attention sur la fenêtre et s’en approcha en racontant quelque chose qu’elle venait d’apprendre au sujet des oies du Canada.

Azra sortit de son sac des crayons de couleur et du papier, et lui proposa de dessiner une oie pour sa mère.

« D’accord. » La petite s’assit sur une chaise, posa le papier sur ses genoux et se mit à dessiner, la langue tirée d’un côté, en une caricature de concentration.

Adossée au mur, Azra poussa un long soupir, visiblement exténuée. Mitch se demanda où étaient les parents de Grace, et ses autres amis. Elle en avait toujours eu beaucoup.

Azra s’excusa une seconde pour aller aux toilettes, non sans adresser un signe de tête à Mitch afin qu’il garde un œil sur Sarah.

Il retourna près de Grace et lui dit d’une voix douce : « Elle est vraiment adorable.

— Merci.

— Elle te ressemble.

— Non. Elle ressemble à son père.

— Ah oui ? »

Mais Grace n’embraya pas. Le sujet était tabou, de toute évidence. « Est-ce que je peux faire quoi que ce soit pour t’aider ? »

Elle le regarda avec un petit sourire fugace et une lueur dans les yeux. Il s’aperçut — encore capable de la déchiffrer après toutes ces années — qu’elle souffrait beaucoup, qu’elle avait peur et qu’elle n’était certainement pas en état de lui dire en quoi il pouvait l’aider. Il ressentit le besoin soudain, intense, de la prendre dans ses bras ou, tout aussi fort, de partir pour ne jamais revenir. Il baissa les yeux, de peur de trahir ses pensées. Lorsqu’il la regarda de nouveau, elle souriait toujours, comme si l’ensemble de son visage était maintenu par cette expression crispée. Il lui prit la main et adopta une voix forte et calme. « Ne t’en fais pas, dit-il. Tout va bien se passer. »

Elle acquiesça à peine. « C’est bizarre, hein ? dit-elle. De se revoir. »

 

Au travail, il essayait de faire comme si sa confiance en lui n’avait pas été ébranlée. Tout — son bureau, ses collègues, les infirmières — lui paraissait non pas familier, comme il eût été normal, mais étrange. Toutes ses journées étaient à contretemps. Il se demandait si son fauteuil avait toujours été un peu trop bas pour le bureau, ou s’il avait appelé la secrétaire du deuxième étage par le bon prénom. Il n’était plus sûr de rien. En arrivant chaque matin avec sa veste légère et son pantalon de toile, gobelet de café à la main, il avait le sentiment de tricher encore plus qu’à l’époque où, étudiant puis interne, il trichait pour de vrai. Même sa voix semblait lointaine. Le temps s’étalait, poisseux, et chaque minute s’agrippait à lui comme si elle ne voulait pas le lâcher.

Ses collègues avaient entendu parler de ce qui s’était passé pendant sa mission dans le Nunavut. Ils avaient réagi en l’évitant, exprimant leur compassion, quand ils le croisaient dans les couloirs, par des hochements de tête distants, des sourires forcés et des regards fuyants. Mitch comprenait cette peur de la contamination. Échouer avec un patient comme il l’avait fait restait le pire cauchemar de tous les psys, et mieux valait ne pas s’en approcher, même pour des gens dont le métier reposait sur la compréhension. Il aurait aimé seulement pouvoir ne pas s’en approcher lui-même.

Entamant une nouvelle séance de thérapie de groupe sur les dépendances, il essaya de conjurer les doutes qui l’assaillaient et de se cramponner au cœur de son métier. Il y avait là dix patients, âgés de vingt et un à soixante ans, réunis par leur dégoût de la cigarette. Ils étaient assis en cercle, déprimés, nerveux, leurs chaises séparées par une distance savamment calculée ; dans cette salle pleine de détresse et de colère, personne ne voulait toucher personne, même par inadvertance. Heureusement qu’il y a les problèmes des autres, pensa-t-il.

« Bien, dit-il. Allons-y. »

Il expliqua les règles de base dans un laïus qu’il connaissait par cœur depuis si longtemps qu’il n’accentuait même plus ses mots. Ensuite vinrent les présentations. Il avait beau écouter attentivement et noter tous les détails, il n’arrêtait pas de se sentir dériver, détaché de l’instant présent, et devait à chaque fois se raccrocher au wagon.

Une heure et demie plus tard, il se retrouvait désagréablement seul avec ses pensées. La séance s’était plutôt bien passée, et tous les patients étaient repartis avec leurs « devoirs » pour la semaine, acquiesçant devant ses consignes. D’expérience, il savait qu’il y aurait une sérieuse baisse d’assiduité ; il avait même pour habitude de parier sur ceux qui reviendraient et ceux qui abandonneraient. Cette fois, il n’en eut pas envie. Le visage de Thomasie le hantait.

Il jeta son stylo sur la table et poussa un soupir.

À 17 heures, il quitta le bureau et se rendit chez Martine. Il ne voulait pas la prévenir. Il n’était pas sûr que ce qu’il avait à lui dire pouvait l’être au téléphone, pendant les brefs instants que la politesse de Martine lui accorderait, et il n’arriverait pas à le faire sans voir son visage en même temps.

Il se répéta un discours, plusieurs fois, conscient qu’il n’aurait que quelques secondes pour la convaincre. Il était tellement absorbé par la formulation de sa requête qu’il ne vit même pas Martine dans la rue, jusqu’à ce qu’elle se retrouve pratiquement devant lui — les joues rougies par le vent d’automne, une écharpe bleue nouée sous son menton. Elle portait des sacs de courses ; il tendit le bras pour l’aider, mais elle secoua la tête. Ses cheveux étaient arrangés en une de ses habituelles coiffures chaotiques, avec des mèches qui s’échappaient de tous les côtés. Ils s’immobilisèrent sur le trottoir, au milieu du trafic de l’après-midi et des klaxons. Elle était magnifique.

« Martine. S’il te plaît. »

Le rire qu’elle émit, sec et dénué d’humour, plana entre eux comme un nuage de fumée. Le petit texte qu’il avait appris s’évapora dans l’air glacé. Il ne put dire que : « Veux-tu m’épouser ? »

Il n’avait pas de projet, pas d’alliance. Martine inclina la tête sur le côté, avec une expression neutre, et le scruta, comme on étudierait une nouvelle pièce à conviction lors d’un procès. Il était incapable de lire dans ses pensées.

« Te voilà donc revenu, finit-elle par répondre.

— Je sais, j’aurais dû passer plus tôt. Beaucoup plus tôt. Simplement, je ne... Je suis désolé. Mais je t’en supplie, je t’aime. Et j’aime Mathieu. »

Martine posa les sacs de courses par terre, chercha une cigarette dans une poche, l’alluma et tira une longue bouffée. « Je sais que tu es attaché à lui.

— C’est beaucoup plus que ça, répondit Mitch sur un ton impatient. Je n’aurais jamais dû partir. Je n’aurais jamais dû permettre qu’on s’éloigne l’un de l’autre. J’aurais dû te dire à quel point tu comptes à mes yeux, j’aurais dû insister. Je n’aurais jamais dû te laisser me laisser partir. »

Presque sans le vouloir, aurait-on dit, elle acquiesçait. « C’est vrai. Tu n’aurais pas dû. »

Puis elle leva les yeux vers son appartement. Comme les fenêtres du salon et de la chambre de Mathieu donnaient sur la rue, Mitch pensa qu’elle vérifiait si son fils regardait, pour l’inclure dans sa décision. Il en déduisit qu’elle allait peut-être l’inviter chez elle. Encore cinq minutes et il serait à l’intérieur.

La perspective l’enchanta, de même que celle de revoir le petit garçon, de jouer avec lui, d’entendre sa voix flûtée et nasillarde. Les week-ends passés ensemble, les dîners en famille, et même les leçons de science... tout ça lui avait manqué.

Martine le regardait fixement, attendant qu’il en dise davantage.

Il se demanda pourquoi elle n’était pas allée chercher Mathieu à la garderie, comme d’habitude. Elle avait peut-être trouvé une baby-sitter. En tout cas, le petit ne pouvait pas être seul dans l’appartement. Ce qui expliquait pourquoi elle hésitait, alors qu’en temps normal elle aurait dû inviter Mitch, afin qu’ils poursuivent cette discussion au chaud plutôt que dans la rue.

« Martine », dit-il.

Elle jeta sa cigarette par terre et l’écrasa sous le bout pointu de sa chaussure, étalant la tache de cendre noire sur le trottoir. Lorsque leurs regards se croisèrent de nouveau, elle haussa les épaules. Mitch comprit alors que Mathieu était non pas avec une baby-sitter, mais avec un homme, et que cet homme, en l’espace de quelques semaines, était déjà allé plus loin avec Martine que lui pendant toutes ces années.

« C’est le médecin ? demanda-t-il. Vendetti ?

— Ça se passe bien. Mathieu l’aime beaucoup aussi. Tu lui as appris à être plus sociable. Et ça, je t’en sais gré. »

Elle parlait avec une vraie solennité. Il eut l’impression qu’on lui remettait une médaille lors d’un banquet. Cela le mit en colère, et il ne put contenir les inévitables et tristes sentiments, si rebattus, jusqu’à ce que vous vous sentiez concernés et qu’ils éclatent soudain de vérité nouvelle. « Il n’est pas pour toi, dit-il. Toi et moi, on est faits pour être ensemble. »

Avec un sourire forcé et distant, Martine ramassa ses sacs de courses, un dans chaque main, équilibrée, autonome. « Tu devrais y aller », dit-elle avant de monter les marches.

Et ce fut terminé. Il s’était senti tellement en roue libre ces dernières semaines que cet ultime coup de massue, au lieu de le faire partir en vrille, ne fit que l’envoyer un peu plus au fond du même puits sombre. Le lendemain matin, il était de retour au travail, saluait ses collègues, buvait du café dans sa tasse habituelle. Il était assis à son bureau, mélancolique et nauséeux, lorsqu’il se souvint de quelqu’un qui souffrait beaucoup plus que lui. Il profita de la première pause venue pour prendre l’ascenseur, descendre à l’étage du dessous et frapper doucement à la porte de Grace.

Elle était seule, les yeux au plafond, les traits tirés, sa tresse défaite et emmêlée. Elle portait toujours sa grosse chaussette rouge au bout du plâtre.

« Salut », dit-il à voix basse.

Elle tourna lentement la tête, comme si son cou lui faisait mal. Lorsqu’elle le vit, une fois de plus son regard s’alluma, ce qui procura à Mitch son premier plaisir de la journée, voire de la semaine. « Mitch... Je ne m’attendais pas à te voir.

— J’espère que je ne te dérange pas. Je profite d’une pause.

— Tu ne me déranges pas du tout. Je suis toujours couchée là, dans un brouillard de médocs. »

Elle tapota son lit à côté d’elle, en agitant mollement sa main, et lui dit : « Viens ici. »

Il tira une chaise et s’assit.

Sur sa chemise d’hôpital, elle portait une liseuse rose qui semblait tout droit sortie de la garde-robe d’une vieille dame. L’autre patiente étant manifestement rentrée chez elle, Grace avait la chambre pour elle.

« Comment tu te sens ?

— Pas mal », dit-elle.

À voir sa posture raide, ses mains posées de part et d’autre de son corps et sa tête lourdement calée sur le mince oreiller, Mitch comprit qu’elle souffrait beaucoup plus qu’elle ne le montrait.

« Je peux te demander un service ? demanda-t-elle.

— Je t’écoute.

— Tu peux me trouver un stylo ? »

Il pencha la tête sur le côté. « Tu comptes rédiger tes Mémoires ici même ? »

Au lieu de rire à cette blague certes mauvaise, elle tendit la main avec un air désespéré. Il sortit un stylo de la poche intérieure de sa veste et le lui donna. Elle le glissa aussitôt sous son plâtre et se servit du bout pour se gratter. Elle lâcha un grognement de satisfaction sonore, et Mitch, gêné, regarda ailleurs. Elle continua pendant deux bonnes minutes, fiévreusement, puis lui rendit son stylo. « Merci.

— Garde-le. »

Elle fit la grimace. « Tu ne peux pas savoir à quel point un plâtre ça démange. C’est presque pire que la douleur.

— Ça m’a l’air horrible, Grace.

— Oh non, répondit-elle sans conviction. Ils pensent que je pourrai bientôt rentrer à la maison. Pour ce qui est du travail, par contre, je ne sais pas.

— Tu enseignes où, déjà ? »

Elle ferma les yeux. « En sixième, dit-elle d’une voix faible, lointaine. À Beaconsfield.

— Et ton cabinet, qu’est-ce qu’il est devenu ?

— C’est une longue histoire. »

C’était la deuxième fois qu’elle employait cette expression convenue, et Mitch ne sut pas quoi dire. Il ne savait même pas très bien pourquoi il était là. Certes, il s’inquiétait pour elle, comme pour n’importe qui dans cet état. Mais il y avait peut-être autre chose. Ces derniers temps, il se sentait déconnecté de tout, même de son propre passé, et revoir Grace après toutes ces années semblait lui apporter quelque chose : un fil, un espoir de se recoudre lui-même.

« Bon, et toi ? demanda Grace. Comment se passe ton boulot ? »

C’était la dernière chose dont il avait envie de discuter. Mais il voyait qu’elle en avait marre de parler. Il lui décrivit donc son groupe du matin. Le jeune homme qui tombait déjà amoureux de la consultante en management de trente ans assise à côté de lui (Grace hocha très légèrement la tête), le vieux chauffeur de bus dont la seule contribution à la discussion avait été : « C’est ma femme qui m’a fait venir. » La brune très effacée qui n’avait pas prononcé un mot après s’être présentée et qui, au milieu de la séance, avait éclaté en sanglots. Le chauffeur de bus, mû par un instinct paternel immédiat, lui avait tapoté l’épaule pendant qu’elle se prenait la tête entre les mains. Et tous les autres s’étaient détendus parce que au moins une personne dans la pièce avait l’air aussi désespérée et abîmée qu’eux. Grace écoutait les yeux fermés ; hormis ce hochement de tête initial, elle demeura parfaitement immobile. Elle respirait doucement, et Mitch ne savait pas trop si elle était éveillée, s’il lui tenait compagnie ou s’il meublait le silence de la chambre. Au bout d’un moment, il se retrouva à court d’anecdotes sur les dépendances. Ils restèrent tous les deux silencieux, et il se sentit étrangement apaisé. Entre les stores à lames, un rayon de soleil hivernal pénétra dans la chambre, fin mais puissant, et caressa le visage de Grace, qui plissa les yeux. Lorsqu’il comprit qu’elle ne pouvait pas bouger la tête, il se leva et ferma les stores.

« Bon, dit-il. Il vaut mieux que je te laisse tranquille. Désolé de t’avoir ennuyée avec mes histoires. »

Grace lui sourit, mais son regard était las. « C’était bien. Mais tu sais, ne te sens pas obligé de venir ici. C’était gentil de m’aider avec l’appartement et tout le reste, mais tu en as fait assez comme ça. »

Mitch poussa un grognement — l’idée qu’il en ait jamais fait assez lui parut grotesque, étant donné les vérités récentes de sa vie —, mais il hocha la tête. « Je ne veux pas t’embêter.

— Tu ne m’embêtes pas. Tu as été formidable. Mais tu en as déjà fait beaucoup. »

C’était une invitation à partir en bonne et due forme. Pourtant, quelque chose le retenait dans cette chambre — le regard triste de Grace, ou le besoin qu’il éprouvait de se rendre utile. « Où sont tes parents ? »

Elle soupira. « Mon père est mort il y a quelques années. Ma mère est trop faible pour voyager.

— Tu m’en vois désolé. »

Elle agita légèrement la tête, en un geste qui était censé être un haussement d’épaules. Elle était épuisée, ses yeux papillotaient, ses mains étaient posées de chaque côté, paumes vers le ciel. Mitch se rapprocha. Il voulut toucher son bras, lui transmettre un peu de sa force physique, parce qu’elle en avait besoin.

« Écoute, dit-il. Je n’ai pas grand-chose à faire en ce moment, alors laisse-moi t’aider. En souvenir du bon vieux temps.

— Ce n’est pas une raison valable », dit-elle, et la sécheresse de son ton lui rappela que tout n’était pas simple entre eux.

 

Elle dut changer d’avis, cependant, car environ une semaine plus tard, un soir, le téléphone sonna, et c’était elle, avec une voix calme mais déterminée.

« C’est moi, Grace. Je suis sortie de l’hôpital.

— Félicitations ! Comment vas-tu ?

— Je vais survivre. Écoute, j’ai décidé que j’acceptais ton offre.

— Je suis ravi », dit-il, ce qui était vrai.

« Azra est déjà très sollicitée, et j’ai deux autres amis qui m’ont lâchée. Tu penses pouvoir m’aider à faire quelques courses et à amener et aller chercher Sarah à l’école ?

— Mais bien sûr. »

Il y eut un silence. « C’est... c’est gentil à toi, dit-elle, gênée.

— Ce n’est pas grand-chose, Grace. Ça me fait plaisir. »

Le lendemain, il passa chez elle. Il la trouva sur le canapé, vêtue d’un pull gris, le bas de son corps enveloppé d’une épaisse couverture de laine, avec son plâtre qui formait une bosse dessous. Elle avait meilleure mine qu’à l’hôpital, mais ne respirait pas non plus la santé. Une petite table avait été installée à côté d’elle, avec l’essentiel : un verre d’eau, un paquet de mouchoirs, des tas de flacons remplis de pilules.

« Merci encore pour tout.

— Arrête de me remercier, tu veux bien ? »

Elle fit une petite grimace, comme si sa fierté la faisait autant souffrir que ses blessures. En étudiant les lieux un peu plus attentivement que la première fois, il remarqua que les meubles étaient recouverts de housses aux couleurs préférées de Grace, des bleus et des verts clairs, et reconnut plusieurs des aquarelles accrochées aux murs. À la fin de leur liaison, lors d’un épisode douloureux, il lui avait dit qu’elle n’avait pas de goût ; à présent il trouvait la décoration agréable et il se sentait étrangement chez lui. C’était un endroit calme, aussi serein qu’un étang.

« Sarah est chez une copine, dit Grace. Tiens, j’ai fait une liste. »

Sur un calepin — Mitch se souvint qu’elle en avait toujours un sur elle quand elle était étudiante —, elle avait dressé une longue liste de choses à faire. La lessive. Les courses, y compris la marque précise pour chaque article. L’emploi du temps de Sarah, quand la déposer et quand la ramener. Ce que la petite mangeait à déjeuner. Un vrai manuel d’éducation, où tout était expliqué, dans la belle écriture ronde de Grace.

Elle parlait sur un ton très terre à terre. « Je te dirai où sont les machines à laver et les paniers à linge. Tu es sûr que ça ne t’embête pas de faire ça ?

— Je t’en supplie... Je suis très content d’avoir quelque chose à faire. »

La phrase était plus pathétique qu’il ne l’avait voulu, comme s’il n’avait rien d’autre à faire, ce qui n’était pas tout à fait vrai. Ou c’était peut-être un peu vrai. En tout cas, il s’affaira chez Grace pendant une heure, puis fit un tour chez Loblaws et revint ranger les courses dans le réfrigérateur et les placards. Pendant ce temps-là, Grace resta allongée sur le canapé, à regarder la télévision, plongée dans un état semi-conscient. Au début, elle fit l’effort de lever la tête quand il entrait dans le salon. Mais après qu’il lui eut dit de se reposer, elle ferma les yeux avec soulagement.

Il fit une lessive au sous-sol, non sans saluer un voisin qui le regardait d’un œil bizarre, puis, pendant l’essorage et le séchage, fit certaines courses indiquées sur la liste de Grace. Une fois les vêtements secs, il les remonta à l’appartement et les rangea dans son dressing, en s’efforçant de ne pas regarder de trop près ses sous-vêtements. Les habits incroyablement petits de Sarah finirent dans l’armoire blanche de sa chambre. Lorsqu’il retourna dans le salon, Grace avait les yeux ouverts, mais le visage encore plus crispé.

« Tout va bien ? dit-il aussitôt. Tu as encore plus mal ?

— Il faut que je te demande de faire quelque chose. Je suis vraiment, vraiment désolée. »

Il comprit tout de suite de quoi il s’agissait. Curieusement, il n’hésita pas une seule seconde. C’était un soulagement pour lui que d’avoir une autre tâche précise, physique, à accomplir. « Pas de problème. J’ai déjà connu pire. Tu te souviens de ton intoxication alimentaire en Inde ?

— Merci de me rappeler ce beau souvenir », dit-elle avant de sourire quand même.

Il s’accroupit à ses côtés. Elle sentait à la fois le rance et le produit chimique, comme un spécimen animal qu’on aurait laissé moisir trop longtemps dans quelque laboratoire poussiéreux. Une odeur de sale se mêlait au renfermé des bandages et des pommades. Elle montra du doigt le bassin hygiénique sous la table de nuit. Il le plaça sous elle ; elle eut les larmes aux yeux, à cause de la douleur de la poussée. « Désolé, murmura-t-il.

— Ce n’est pas ta faute. »

Il la laissa seule quelques minutes, puis récupéra le bassin et le vida. Lorsqu’il revint, Grace s’était nettoyée. Mitch jeta le papier toilette dans une poubelle près du canapé. Elle avait dans le regard quelque chose de brûlant, de fébrile, moitié humiliation, moitié souffrance.

« Pire qu’en Inde, alors ? dit-il.

— Bien pire. »

Il lui serra fort la main et, le plus délicatement possible, passa son bras autour de son cou. Elle laissa aller sa tête contre son torse, entre deux sanglots. Pendant un moment ils restèrent assis comme ça, jusqu’à ce qu’elle secoue la tête et se sèche les yeux. Le moment le plus atroce, comprit Mitch, était passé.

Sur les coups de 17 heures, la mère de la copine de Sarah la déposa en voiture. La petite s’approcha du canapé avec la même prudence inquiète que Mitch lui avait vue à l’hôpital. Il fit chauffer des pizzas au micro-ondes, lui servit du jus de fruits et mit une cassette vidéo pour elle. Elle était très calme, assise à côté de sa mère sur le canapé, les genoux sous le menton, blottie timidement dans les coussins d’angle.

Une heure plus tard, lorsqu’une amie de Grace vint les aider à se préparer au coucher, Mitch annonça qu’il était temps pour lui d’y aller.

« Merci, lui fit Grace, les yeux de nouveau mouillés de larmes.

— Je t’en prie. Pas de problème. »

Ainsi s’introduisit-il dans sa vie par la petite porte, sans trop y réfléchir, sans se demander si c’était bien ou mal. Il avait dit vrai : il était heureux d’avoir quelque chose à faire.

 

Les deux semaines suivantes, il passa chez elle tous les deux ou trois jours. Il achetait à manger. Il emmenait Sarah à l’école, allait la chercher. Il faisait la lessive.

Lorsqu’il raconta ça à son frère, au téléphone, Malcolm éclata de rire : « S’il y a bien quelqu’un que je n’ai jamais imaginé jouer les mamans, c’est toi. »

Mitch s’en agaça. « Ce n’est pas ça. » Il lui expliqua que d’autres amis de Grace participaient à cette rotation pour l’aider. Il n’en demeurait pas moins qu’il ne s’était jamais trop soucié de ces tâches domestiques dans sa vie, où il n’avait à s’occuper que de lui-même.

« D’accord, répondit Malcolm, compréhensif. Mais ça doit quand même faire bizarre de traîner avec Grace et sa gamine, non ?

— Non. Pas après toutes ces années, en tout cas. »

Or, par certains aspects, c’était un peu bizarre. Sarah, par exemple, n’avait rien à voir avec Mathieu. Alors que celui-ci vivait dans un monde délimité par son propre cerveau, une planète où tout n’était que dinosaures et équations de physique, celle-là cherchait constamment à échanger avec autrui. Elle courait toujours vers la porte pour ouvrir à Mitch, mue davantage par un ardent désir de parler avec quelqu’un que par une affection particulière à son égard. Elle lui racontait des histoires, mettait des déguisements et dansait devant lui, le prenait par la main et lui demandait de jouer. Son besoin d’attention était incommensurable. Mitch se demandait si elle était déjà comme ça avec Grace avant l’accident, ou si son côté collant venait du fait qu’elle savait son seul parent fragile et susceptible de disparaître. Mitch rentrait souvent chez lui épuisé, non par les tâches ménagères, mais d’avoir joué avec Sarah.

Quant à Grace, elle passait des journées parfois pénibles quand son bassin lui faisait mal — elle essayait de diminuer ses doses d’antidouleur. Dans ces cas-là, elle lui parlait sèchement ou remarquait à peine sa présence. D’autres fois, cherchant désespérément de la compagnie après être restée couchée toute la journée seule chez elle, elle avait presque autant besoin de parler que sa fille.

Un soir, ils jouèrent tous les trois aux petits chevaux. Mitch n’y avait pas joué depuis qu’il était petit et il fut étonné d’apprendre que ce jeu existait encore. Penchée au-dessus des pions, Sarah avait les deux mains serrées, concentrée comme jamais. Elle connaissait toutes les règles, le dé de six ou le retour à l’enclos, et les lui expliquait avec autant de sérieux que de dédain, comme si c’était lui qui avait neuf ans. Mais il n’arrêtait pas de se tromper et faisait avancer son cheval n’importe comment, au départ parce qu’il avait oublié comment jouer, ensuite uniquement pour énerver Sarah, qui levait les yeux au ciel et s’écriait, avec une irritation forcée : « Mitch ! Combien de fois je vais devoir te le répéter !

— Pardon, Sarah. Tu sais, je suis vieux et lent. »

Elle acquiesça. « Je suis au courant. Tu n’y peux rien. »

De l’autre côté de la table, le regard de Grace, pétillant d’un rire réprimé, croisa le sien, et il sourit. Il s’amusait. C’était étrange pour lui de se retrouver, une fois de plus, en compagnie d’une femme seule et de son enfant. Elles n’étaient pas non plus des substituts de Martine et de Mathieu. Les moments qu’il passait avec elles étaient à la fois moins angoissants, car dénués de charge amoureuse, et plus malaisés, car son rôle était plus trouble. Sarah était moins radicale dans son comportement que Mathieu, et Grace, beaucoup moins volcanique que Martine. On aurait dit non pas une réédition du triangle précédent, mais une nouvelle version, sous un autre angle. Un schéma qui courait sur les dernières années de sa vie.

Ils laissèrent Sarah gagner. Grace lui lut une histoire, puis ils l’aidèrent à mettre son pyjama. Mitch l’emmena dans la salle de bains pour qu’elle se lave les dents et guida gentiment la brosse autour de sa petite bouche, craignant de lui faire mal. Elle dévoila toutes ses dents devant le miroir, un sourire de démente, et dit : « Toutes propres. »

Dans sa chambre, où régnait l’obscurité à l’exception de la veilleuse bleue, elle grimpa sur son lit en bredouillant une vague histoire. Elle se la raconta jusqu’à ce qu’elle s’endorme, comme une formule magique, et ne sembla pas remarquer le départ de Mitch.

Dans le salon, Grace était assise sur le canapé. Lorsque Mitch entra, elle le scruta avec une telle franchise, une telle curiosité, qu’il se sentit gêné. « Mes amies pensent que tu es un saint. Elles disent qu’aucun autre mec ne ferait ce que tu fais. »

Il haussa les épaules, un peu rouge.

« Je leur réponds que tu te sens coupable de quelque chose. Mais de quoi, alors ? »

C’était Grace tout craché. Elle ne vous laissait jamais vous en tirer comme ça. Mitch haussa encore les épaules. « J’abandonne les gens, répondit-il.

— Tu veux qu’on en parle ?

— Non.

— Un verre de vin, ça te dirait ? Je crois qu’il y a une bouteille de bordeaux dans le placard. »

Mitch fut touché par cette attention. Quand ils étaient mariés, il buvait presque exclusivement du bordeaux, et le plus cher possible, par peur de passer pour un rustre. Ces derniers temps, en revanche, il buvait tout ce qui se présentait. Dans la cuisine, il déboucha la bouteille et se servit un verre, puis regagna le salon et s’installa dans un fauteuil, à la diagonale de Grace. Elle avait repris des couleurs ; la veille, Azra était venue l’aider à prendre un bain et à se laver les cheveux. Elle ne grimaçait plus de douleur constamment. Elle leva sa tasse de thé pour trinquer.

« Tu m’as l’air d’aller beaucoup mieux, dit-il.

— Non, répondit-elle fermement. Comme disait ma grand-mère, je ressemble à soixante bornes de mauvaise route. »

Cela fit rire Mitch. Ils burent en silence. Sans tâche précise à accomplir, rester avec elle lui semblait en effet bizarre ; la familiarité, mêlée à la distance qui les séparait, le rendait nerveux. C’était comme se voir dans un miroir déformant : les traits du visage sont tordus, le corps ratatiné, et pourtant ce sont définitivement, malheureusement, les vôtres. Ce n’est qu’à cet instant, assis dans le salon, qu’il se rendit compte à quel point il s’était échiné à enfouir les aspects douloureux de leur divorce, et avec quelle violence ils vibraient toujours, malgré les années.

Contrarié, il dit : « Pourquoi tu n’exerces plus ?

— Oh, je continue de m’exercer. » C’était une vieille blague entre eux, tellement éculée qu’il fut surpris qu’elle s’en souvienne. « C’est juste que je ne suis pas très douée.

— Institutrice... Raconte-moi comment tu en es arrivée . »

Le visage de Grace fut traversé par quelque chose — de la douleur, bien sûr, mais pas seulement, peut-être un souvenir, voire de l’amusement, le tout selon un agencement mystérieux qu’il ne sut pas déchiffrer. Elle avait vieilli et elle était moins belle, son ex-femme, et il n’était plus amoureux d’elle ; mais voir sa souffrance le faisait souffrir aussi, lui qui pendant si longtemps en avait été partiellement responsable.

« Le coup classique, je crois. Le burn-out. »

Il ne la croyait pas mais ne se sentit pas le droit de la titiller. « Je n’aurais jamais imaginé ça. Pour moi, tu avais une énergie inépuisable. »

Elle le regarda d’un air songeur. « Peut-être que le problème, c’est que j’en avais trop. Que je pensais qu’on peut accomplir des choses en réalité impossibles. »

Il attendit.

« J’ai eu quelques patients, reprit-elle lentement, avant de s’interrompre.

— Et tu t’es aperçue que tu ne pouvais pas les aider autant que tu l’espérais. »

Elle haussa les épaules. « Sans doute, dit-elle, les yeux embués.

— Mais il arrive parfois qu’on en fasse trop. On a presque trop de pouvoir, tu ne crois pas ? »

Elle fit non de la tête. « Je crois que les gens font ce qu’ils veulent, quoi qu’on dise.

— Peut-être bien.

— Enfin, j’ai fermé mon cabinet, j’ai repris les études et je suis devenue institutrice. Ça marche bien avec Sarah, aussi, parce qu’on a les mêmes vacances. Et toi, Mitch ? Tu aimes toujours ton boulot ? D’après ce que j’entends à l’hôpital, ça a l’air de bien se passer pour toi.

— Oh, il n’y a pas grand-chose à raconter. »

Le sourire de Grace était crispé. « Quelle chance. »

 

Mitch sortit dans la nuit venteuse et fit un tour dans le parc voisin avant de prendre sa voiture. Le vin l’avait rendu un peu pompette, et l’air frais lui fit du bien. Il y avait beaucoup de monde dans le parc — des gens avec leur chien, d’autres qui jouaient au footbag, des groupes d’adolescents. Ils ne voulaient pas renoncer aux longues soirées d’été face à l’automne qui se profilait, sombre, devant eux.

Il longea l’avenue de Monkland. Ils l’avaient peut-être fait ensemble, ce chemin, bien des années auparavant. Aux terrasses, les gens buvaient, riaient, bavardaient. La porte du pub Old Orchard était ouverte, les notes aiguës et virevoltantes d’un violoneux irlandais émaillaient l’atmosphère. Mitch abandonna la grande avenue bourdonnante pour retrouver la petite rue dans laquelle il s’était garé, où le bruit était estompé par les arbres encore feuillus.

Les fenêtres de l’appartement de Grace étaient obscures. Avant de partir, il lui avait demandé comment, à son avis, allait Sarah. Elle avait légèrement hoché le menton, et il avait compris qu’il aurait dû lui poser cette question en premier.

« Elle a l’air en forme. Sa maîtresse dit qu’elle a de très bonnes notes. Mais en même temps je ne sais pas... J’ai peur qu’elle soit affectée de me voir comme ça. Je me dis que je devrais lui en parler, mais tout le monde me conseille de laisser les choses en l’état.

— Et c’est ce que tu vas faire ? Laisser les choses en l’état ? »

Grace l’avait fixé du regard. « Non. »

Éclairé par la lampe, son visage était cireux et jaunâtre. Elle paraissait à la fois triste et pleine d’espoir, comme quand elle était jeune, et il s’était approché d’elle, poussé par les souvenirs, ou par l’habitude, ou par un instinct qui ne mourrait jamais en lui tant qu’ils seraient tous deux vivants.

Elle avait posé la main sur son bras. « Ça ne se passera pas comme ça », avait-elle dit sur un ton ferme.

Il avait acquiescé, l’avait embrassée sur la joue, comme un frère ou un ami, avait mis une couverture sur elle et était parti.

 

Le lendemain, il se réveilla plus optimiste, sinon pour lui-même, du moins pour le monde. Allongé sur son lit, il pensa à l’expression vieille flamme ; il trouva qu’elle décrivait mal la réalité de la situation. Entre Grace et lui, rien ne brûlait, ce que son geste la veille au soir n’avait fait que confirmer. Mais il y avait autre chose, quelque chose de solide et de résistant, plus proche du vieux meuble, avec l’aspect toujours rassurant des objets qui durent.

Presque tous les matins depuis son retour à Montréal, il bondissait du lit et partait courir une heure, avec l’espoir de purger son corps des pensées dérangeantes et indésirables. Cela relevait autant de la discipline que de la pénitence. Mais ce jour-là il resta chez lui à boire du thé et à lire le journal.

« Tu fais la grasse matinée ? » lui disait souvent sa mère, essayant pour la deuxième ou la troisième fois de le réveiller avant l’école. En guise de cadeau spécial, tous les deux ou trois week-ends, ils faisaient la grasse matinée, tous ensemble, et sa mère les laissait, lui et son frère, traîner dans la cuisine pendant qu’elle préparait des pancakes et du bacon.

Sa mère était une femme forte et capable qui les avait élevés seule. Elle était secrétaire aux Chemins de fer canadiens et chaque matin, après leur départ pour l’école, elle prenait le bus jusqu’au centre-ville. Mitch se rappelait encore son parfum, et cet horrible rouge à lèvres orange qu’elle semblait considérer comme une exigence professionnelle. Elle avait quitté l’école à seize ans pour travailler dans le restaurant familial, mais n’avait jamais exprimé le moindre regret à cet égard. De même, elle ne se plaignait jamais de devoir cuisiner, faire la lessive et aider aux devoirs de ses enfants après une grosse journée de travail. « Vous êtes mes petits garçons chéris », leur disait-elle en les bordant.

Et c’était vrai. Ils avaient tous deux de bonnes notes, comme leur père, expliquait-elle. Mitch avait cinq ans quand il était mort. Malcolm, qui avait deux ans de plus, prétendait avoir des souvenirs de lui, et la nuit, parfois, après l’extinction des feux, Mitch le suppliait de les lui raconter. Mais les histoires de son frère variaient si souvent, puisqu’il lui arrivait régulièrement d’y intégrer son émission ou sa BD préférées du moment, que Mitch, tout en voulant y croire, avait de sérieux doutes. Voici ce qu’ils savaient de leur père : il était né en 1921 à Winnipeg et avait servi dans l’infanterie canadienne pendant la Seconde Guerre mondiale. Il était devenu ingénieur, également dans les Chemins de fer canadiens ; il avait rencontré Rosemary dans le restaurant familial où elle était serveuse, l’avait emmenée à Montréal et épousée. Il était vif comme l’éclair (autre expression favorite de leur mère). Et puis il était mort, beaucoup trop jeune, d’une crise cardiaque, ce qui expliquait pourquoi ils devaient écouter leur mère et ne jamais, au grand jamais, fumer.

Tout cela, Mitch l’accepta comme parole d’évangile pendant son enfance et son adolescence, tandis que Malcolm, devenu ingénieur lui aussi, s’installait à Toronto. Peu tenté par la carrière d’ingénieur, Mitch décrocha un diplôme de psychologie. Mais un jour, à Noël, lorsqu’il annonça à sa mère son projet de continuer dans cette voie, elle éclata en sanglots.

Ils étaient assis autour de la minuscule table de la cuisine. Il regarda sa mère fixement, sidéré. Il n’avait pas l’habitude de la décevoir, et il s’attendait à ce qu’elle soit contente, elle qui avait toujours été fière de ses bonnes notes à l’école. « C’est presque comme médecin », dit-il un peu pathétiquement.

Rosemary secouait la tête. « C’est à cause de ton père, pas vrai ? »

Mitch ne voyait pas du tout de quoi elle parlait. Cela faisait belle lurette qu’il ne pensait presque jamais à son père.

Les joues de sa mère ruisselaient de larmes. « Je le savais, dit-elle. Je te regardais tout le temps en sachant que ça finirait par arriver. Et voilà. »

Il se leva et la serra dans ses bras. « C’est juste que ça m’intéresse. C’est ce qui compte pour moi. »

Elle le fit se rasseoir, lui prit les mains et le regarda droit dans les yeux. « Cette fascination que tu as pour le cerveau des gens, toute ta curiosité... C’est parce que tu veux comprendre ce qui l’a poussé à faire une chose pareille. Mais tu n’es pas comme lui. Tu le sais, n’est-ce pas ? Et il y a certaines choses qu’on ne pourra jamais comprendre. »

À cet instant, il sentit quelque chose s’allumer en lui. C’était comme si un tableau accroché à l’envers venait soudain d’être remis à l’endroit, et qu’à présent il voyait clairement l’image.

La crise cardiaque, ça avait été la version pour les voisins, car Rosemary ne voulait pas de leur pitié et ne voulait pas que les garçons souffrent des rumeurs. Elle avait toujours eu pour premier réflexe de les protéger. Mais la vérité tombait désormais sur Mitch avec toute la force de l’évidence : son père dans la cave, allongé sur un sac de couchage, un flacon de pilules vide posé par terre, à côté d’une bouteille également vide. Il se souvint de la puanteur atroce mêlée à l’odeur d’eau de Javel, sa mère ayant tout nettoyé avant d’appeler le médecin et de lui demander quoi faire.

Rosemary sécha ses larmes, délicatement, rapidement ; elle ne se laissait jamais aller, pas même aux pleurs. « C’était un homme adorable, vraiment. Mais il avait une énorme part d’ombre en lui. Ses parents m’ont raconté qu’il n’avait plus jamais été le même après son retour de la guerre. Toutes ces choses qu’il avait vues en France, ça lui pesait. »

Mitch serra fort les mains de sa mère.

« J’ai toujours été triste qu’il nous ait quittés, reprit-elle. Je savais que je ne vous suffirais pas, mes garçons.

— C’est faux. »

Il aurait aimé répondre : Tu m’as donné tout ce dont j’avais besoin. Il aurait aimé répondre : Regarde à quel point les gens t’aiment. Au lieu de quoi, il resta assis avec elle et la laissa parler de son père.

 

Au départ, sa mère eut quelques doutes concernant Grace, si jeune, si enthousiasmée par la psychologie. Elle était incapable de faire la cuisine et n’avait pas l’intention de fonder une famille à brève échéance.

« C’est très bien, disait Rosemary. Tu prends ton temps. »

Mais il était évident qu’elle réservait son jugement. C’était en partie dû à la psychologie, qu’elle avait toujours regardée avec méfiance : elle pensait qu’on ne pouvait pas arriver à un vrai résultat avec tout ce bavardage. Comparé au métier de Malcolm — il travaillait sur des ponts et des routes, des projets sur lesquels leur mère aurait aimé apposer des plaques —, celui de Mitch était invisible, intangible, et vraisemblablement absurde. En général, quand il lui rendait visite, il lui donnait les nouvelles les plus succinctes possible, puis changeait de sujet pour parler de l’actualité ou de la météo.

Dans cette famille, la neige réconciliait tout le monde : ils la détestaient tous, les trois s’étant partagé pendant des années la corvée du déblaiement. Ils pouvaient en parler pendant des heures — à quel moment elle commencerait à tomber, en quelles quantités, quand elle finirait. Rien ne les soudait plus que la neige.

Mais revenons à Grace. La première fois qu’elle les entendit maudire la neige, elle s’écria : « Vous n’avez qu’à sortir dedans ! »

Rosemary lui sourit et alluma une cigarette. Malgré toutes ses mises en garde à ses fils, elle n’avait jamais réussi à arrêter de fumer. « Et pourquoi est-ce que je ferais ça, ma chérie ?

— Il faut accepter la neige. S’amuser avec elle. Allez skier, faites un bonhomme de neige, lancez des boules de neige. Voilà ce que vous devriez faire, lui dit Grace, les yeux pétillants. Je vous jure que ça vous changera la vie.

— Oh, fit Rosemary. Je crois que ma vie me plaît comme elle est. »

Au cours du bref silence qui suivit, les joues de Grace devinrent toutes rouges. Elle baissa les yeux vers la table, jusqu’à ce que la femme de Malcolm, Cindy, une âme charitable, change de sujet en annonçant à Rosemary qu’elle allait commencer à vendre des produits de la marque Avon.

« On a des rouges à lèvres magnifiques. Je vous en apporterai quelques-uns. »

Le rouge à lèvres orange de Rosemary était l’objet d’une blague récurrente entre Cindy, Malcolm et Mitch.

« Eh bien, ce serait adorable, ma chérie, répondit-elle. J’ai tellement de mal à trouver la couleur que je veux que je commence à croire qu’ils ont arrêté de la fabriquer. La dernière fois que je suis allée chez Cumberland’s, la fille m’a dit qu’elle n’en avait pas vu depuis des mois. »

Ainsi se poursuivit la conversation, et Grace se remit d’aplomb, comme toujours. Elle ne capitulait jamais. Ce fut son opiniâtreté, au bout du compte, qui vainquit les résistances de Rosemary — ça et le premier Noël qu’ils passèrent ensemble. Grace n’avait pas dit grand-chose de la journée, et Mitch la sentait nerveuse. Elle restait à distance, écoutait, essayait de voir comment s’introduire dans cette famille déjà constituée sans en bouleverser les contours. Les cadeaux furent ouverts le matin de Noël, après un petit déjeuner de pancakes. Lorsque Rosemary ouvrit le cadeau de Grace, elle resta silencieuse pendant un long moment. Mitch se prépara au pire, se demandant ce qui n’allait pas. Sur ces entrefaites, il vit avec horreur qu’elle pleurait — sa mère qui ne pleurait presque jamais.

Il se tourna vers Grace. Elle n’avait pas remarqué son inquiétude. Elle regardait Rosemary et attendait.

C’était une boîte de rouges à lèvres orange. Elle avait dû écumer toutes les boutiques de Montréal et acheter l’ensemble du stock disponible dans cette couleur, la préférée de Rosemary. Il y avait dans cette boîte assez de rouges à lèvres horribles pour toute une vie.

La mère de Mitch dit : « C’est peut-être la chose la plus gentille que j’aie jamais vue. »

 

En vieillissant, Rosemary devint moins avare de ses larmes. Elle pleura au mariage de Mitch et de Grace ; elle pleura le jour de la naissance de ses petits-enfants ; enfin elle pleura, et même sanglota franchement, lorsque Mitch dut lui annoncer que Grace et lui divorçaient.

« Maintenant tu n’auras jamais de famille », réussit-elle à dire.

Pendant un bref instant, et pour la première fois de sa vie, il la haït. Comment pouvait-elle dire une chose aussi terrible à quelqu’un qui se voyait déjà comme un raté ? Et puis qu’est-ce qu’elle en savait ? Il était encore jeune, peut-être qu’il se remarierait. S’il voulait une famille, il pouvait encore en fonder une.

Mais elle avait raison, bien sûr. Il ne fonda jamais de famille.

 

Cinq ans après le divorce, on diagnostiqua chez Rosemary un cancer de l’estomac.

« Je m’étais toujours dit que ce seraient mes poumons, fit-elle avec sa rudesse caractéristique. Du coup, je suis contente de n’avoir jamais arrêté la cigarette. »

C’était l’hiver, et Mitch l’avait conduite à l’hôpital. Ils étaient assis dans sa voiture garée ; il humait l’odeur familière de cigarettes mêlée au parfum Jean Naté.

« Je ne sais pas trop », dit-il.

On leur avait donné une échéance, et elle était proche. Malcolm devait arriver de Mississauga en avion. Cindy et les enfants viendraient plus tard, en voiture, pour une ultime visite. De tout ça, ils avaient discuté calmement dans le hall, autour d’un café ; sa mère avait organisé les quelques mois à venir, sachant exactement ce qui devait être fait. Son talent d’organisatrice était monstrueux. Elle aurait dû, pensa-t-il, se voir confier les rênes de la planète.

À cette époque, Mitch avait une petite amie nommée Mira, une infirmière rencontrée au travail. Petite et joyeuse, elle cuisinait de délicieux plats indiens qu’elle tenait de sa mère, et elle le soutint pendant toute la maladie de Rosemary. Elle l’accompagnait à l’hôpital s’il voulait qu’elle y aille et restait à la maison s’il ne voulait pas qu’elle y aille. Elle rencontra Malcolm et Cindy, mais n’essaya pas de se faire bien voir d’eux. La nuit, quand Mitch pleurait, elle le prenait dans ses bras.

En quelques semaines, la fin arriva. Malcolm avait pris un congé et habitait chez Rosemary. Mitch y passait souvent la nuit, et les deux frères veillaient tard, buvant du whisky, assis en silence, sans avoir grand-chose à se dire, mais incapables de s’arracher à leur compagnie mutuelle réconfortante. Un des derniers soirs, Malcolm l’interrogea sur Mira.

« Je ne sais pas trop, répondit Mitch. Elle a été très bien par rapport à tout ça, c’est sûr.

— Maman serait contente. Elle s’inquiète toujours de te voir aussi seul. »

Mitch se souvint de la phrase. Maintenant tu n’auras jamais de famille. Et il commença à se dire qu’un jour il pourrait rendre la politesse à Mira, lui offrir un peu du même réconfort qu’elle lui avait donné tout au long de cette épreuve.

Le lendemain après-midi, il emmena Mira à l’hôpital. Elle n’avait pas vu Rosemary depuis deux semaines. Celle-ci respirait avec difficulté, ses joues émaciées souffraient, ses yeux papillotaient. Elle parvint quand même à les lever vers Mira et à sourire.

« Oh, Gracie, dit-elle. Je savais que tu reviendrais. »

Sans broncher, Mira lui caressa la main. En tant qu’infirmière, elle n’avait évidemment pas besoin que Mitch lui explique que les médicaments ballottaient sa mère à travers l’espace-temps, que, parfois, elle croyait qu’il avait cinq ans et lui demandait ce qu’il voulait au petit déjeuner. Néanmoins, quelque chose changea entre eux à cet instant précis. Après la mort de Rosemary, ils cessèrent de passer toutes leurs soirées ensemble, puis s’éloignèrent petit à petit, jusqu’à ce que Mira rencontre quelqu’un d’autre et déménage à Ottawa.

Longtemps après le décès de sa mère, il repensa à sa phrase. C’était un de ces nombreux moments où il comprenait, non pas avec stupéfaction mais cependant horrifié, à quel point sa douleur intime, à savoir sa décision de divorcer, avait opiniâtrement refusé de rester confinée à sa propre vie. Cela le fit culpabiliser plus que jamais.

Pourtant, peu à peu, il commença à changer d’avis sur la remarque de sa mère. Rosemary avait été une femme capable, débordante d’amour, prête à se sacrifier, mais aussi autoritaire et despotique. Elle avait décidé d’aimer Grace, et le divorce l’avait mise en colère parce qu’elle avait dû défaire cette relation, qui plus est à contrecœur. Elle ne lâchait pas les choses facilement. Ni les gens. Mitch se souvenait d’une phrase qu’elle avait dite à propos de son père, le jour où ils avaient fini par évoquer son suicide. « Il ne me laissait pas entrer, et moi je refusais de rester dehors. »

Même pendant ses derniers jours, alors que son corps se flétrissait et que son esprit s’embrouillait un peu plus, elle ne racontait pas d’événements fictifs, ne voyait pas des gens qui n’existaient pas. Confondre Mira et Grace fut sa seule erreur. Peut-être était-ce intentionnel, d’ailleurs, une façon de rappeler à son fils ce qu’elle lui avait dit après le divorce, moins un regret qu’une malédiction. Tu n’auras jamais de famille.

Il comprenait, enfin, qu’il ne saurait jamais comment interpréter sa remarque, car la seule personne à qui il aurait pu demander de la lui expliquer n’était plus de ce monde.

Elle lui manquait encore, pas tout le temps, mais par éclairs, des éclairs d’une clarté si puissante qu’il en avait le tournis. C’était le cas à présent. Il aurait aimé lui dire qu’il avait revu Grace, qu’il essayait de l’aider. Il aurait aimé montrer ça à sa mère non pas comme un trophée ou une récompense, mais comme une cicatrice, quelque chose de rude mais de guéri, aplani par le passage du temps. Car s’il y avait quelqu’un qui savait ce que perdre sans jamais renoncer voulait dire, c’était bien elle.

Ou peut-être était-ce aussi simple que ça : il aurait aimé entendre cette voix surgie de son enfance, de ses grasses matinées, la voix du rouge à lèvres orange et des Craven A, parler de nouveau. L’entendre dire : « Oh, Gracie. Je savais que tu reviendrais. »