Grace n’avait pas l’habitude d’être menacée par les parents d’une patiente et elle n’arrêtait pas de penser à ce que le père d’Annie Hardwick lui avait dit. Vous ne devriez pas avoir le droit de fourrer votre nez dans la vie des gens. Elle n’avait fourré son nez nulle part ; elle n’avait fait qu’écouter la jeune fille et lui prodiguer les meilleurs conseils possible — ce pour quoi ces gens la payaient, après tout. Elle avait poursuivi son altercation avec M. Hardwick dans sa tête, car il n’était pas là pour l’écouter. En revanche, un soir, à 22 heures, il avait laissé un bref message sur son répondeur professionnel, avec une voix qui semblait chargée d’alcool : « Vous aurez des nouvelles de notre avocat », avait-il dit.
Or elle n’eut aucune nouvelle, ni d’un quelconque avocat ni d’Annie elle-même, qui manqua trois rendez-vous d’affilée.
En attendant, avec Tug, les choses devenaient sérieuses. L’homme distant et réservé qu’elle avait connu était en train de se métamorphoser sous ses yeux. Il souriait souvent, et il avait un rire, en particulier, qui ne se faisait entendre que quand ils étaient seuls ; ça la faisait rire à son tour, un instant de bonheur d’autant plus intense qu’il était intime, comme un langage qu’ils avaient inventé et qu’eux seuls parlaient.
Pour son anniversaire, il l’emmena dans un restaurant grec sombre et bruyant, quelque part au nord de la ville. Ils s’installèrent dans un coin, tout au fond, burent un vin rouge râpeux et mangèrent du poulpe et de l’agneau grillés. Les joues échauffées, Tug lui raconta une longue histoire, celle d’un de ses amis d’enfance qui sautait tout le temps — d’abord des arbres, ensuite du haut des viaducs ferroviaires et des immeubles — sans jamais se faire mal, quelle que fût la hauteur. « C’était impossible, dit Tug, mais il a toujours survécu.
— Dingue », répondit Grace avec un sourire.
Il avait posé sa main sur la sienne. Lui aussi avait survécu.
De temps en temps, elle essayait de le faire parler de cette fameuse journée dans la montagne. Il se montrait non pas tant fuyant que lapidaire. Il disait : « J’étais malheureux, Grace », et s’arrêtait là. Elle posait deux ou trois autres questions, pour creuser un peu plus, et il répondait toujours en une seule phrase.
Plus il refusait d’en discuter, plus elle s’interrogeait sur cette cicatrice mystérieuse. Bien sûr, elle voulait savoir ce qui, au juste, l’avait poussé à une telle extrémité. De son divorce, il parlait plutôt facilement. Son ex-femme vivait à Hudson, chez ses parents. Ils étaient restés ensemble quatre ans mais, étant très différents l’un de l’autre, l’échec de leur couple, quoique triste, n’avait pas été une immense surprise. Ça ne ressemblait pas à un mensonge, seulement à une version aplatie et simplifiée de la vérité. Quant à sa vie professionnelle, il lui parla de son poste à l’UNESCO en Suisse, qu’il décrivit comme ennuyeux et bureaucratique. Il en avait eu marre. Bien entendu, il ne comptait pas travailler dans la papeterie toute sa vie. Il faisait juste une pause, le temps de décider de la suite.
Il répondit de la même manière, précise et néanmoins laconique, aux questions de Grace concernant sa situation financière, sa convalescence, ses rapports avec sa famille. En essayant d’en apprendre davantage, elle avait l’impression de taper indéfiniment sur le même clou récalcitrant.
Tug, de son côté, lui posait très peu de questions. D’après elle, ce n’était pas par manque d’intérêt, mais parce qu’il savait que cela déséquilibrerait leurs conversations. S’il n’en posait pas beaucoup, elle passerait pour une inquisitrice. Et cela fonctionna : elle cessa de l’interroger.
Mais les questions n’avaient pas disparu pour autant ; elles étaient simplement nichées un peu plus profond dans le cerveau de Grace. Pour tout dire, elle ne connaissait de la vie de Tug que les grandes lignes : ses études, le fait qu’il s’était marié et qu’il avait travaillé à l’étranger. Sa vie intérieure était dissimulée derrière un rideau, sur une scène secrète. L’abîme entre ce qu’il disait et ce qu’elle ignorait formait désormais entre eux une bulle qui n’arrêtait pas d’enfler. Parfois, quand elle tendait les bras pour l’enlacer, elle avait l’impression de ne pouvoir toucher que cette bulle.
Un jeudi après-midi, Grace était en train de remplir de la paperasse en retard pendant ce qui avait été le créneau d’Annie Hardwick ; elle ne l’avait pas encore attribué à quelqu’un d’autre mais comptait le faire dès la semaine suivante. C’était justement un des documents qu’elle étudiait — son emploi du temps. Là-dessus, à son grand étonnement, elle entendit frapper à la porte. Annie entra.
« Salut », dit-elle avec un sourire.
Elle était plus jolie, moins gamine, et on lui avait enlevé son appareil dentaire. Elle se délesta de son manteau d’hiver et le jeta sur le divan, dévoilant un pull échancré et un jean en lieu et place de son traditionnel uniforme d’écolière. Elle se tenait bien droit, pleine d’assurance, et n’avait clairement pas l’intention de s’excuser d’avoir mis Grace dans le pétrin vis-à-vis de ses parents.
« Comment vas-tu ?
— Je vais très mal, répondit Annie avant de s’asseoir en faisant onduler ses cheveux blonds. J’imagine que vous êtes au courant de la catastrophe. J’ai été interdite de sortie pendant des semaines. Pas d’Ollie, pas d’amis, pas de centre commercial. Ma mère a découvert mon journal intime et s’est mise à flipper. Et cette histoire de grossesse ? Oh la la.
— Et comment est-ce que tu te sens par rapport à cette histoire de grossesse ?
— Je suis contente que ce soit terminé, dit Annie avec emphase.
— D’accord. »
Grace avait le sentiment d’avoir affaire à une créature totalement nouvelle, qui se serait débarrassée de son ancienne peau d’adolescente pour se transformer en un animal plus sauvage, plus étincelant.
Elles bavardèrent pendant quelques minutes — l’école, les amis, l’appareil dentaire enlevé — avant d’en revenir aux parents d’Annie et aux turbulences des dernières semaines.
« Alors j’ai dit à ma prof, Mme Van den Berg, que j’avais la grippe. Et là, j’ai eu un peu honte, parce que... c’était tellement facile de mentir. C’est ça que je n’avais pas compris avant : si on ne ment pas, c’est qu’on pense qu’on ne va pas s’en tirer comme ça. Or en fait il n’y a que nous pour savoir.
— C’est sans doute vrai, répondit posément Grace. Ça veut dire que tu ne vas plus mentir à tes parents ? »
Annie rigola. « Mes parents... » Elle poussa un soupir consterné, comme s’ils étaient eux-mêmes ses enfants égarés, et non l’inverse. Quelque chose dans son visage s’adoucit ; elle eut l’air sincère et triste. Elle croisa ses mains sur ses cuisses, presque pieusement. « Mon père a une maîtresse qui habite à Saint-Lambert, reprit-elle d’une voix calme, résignée, sans commune mesure avec la discussion animée des dernières minutes. On est tous au courant. C’était sa secrétaire. Maintenant elle ne fait plus rien et il l’entretient. Mes parents s’engueulaient à son sujet l’autre soir. Ils croient encore que je m’endors de bonne heure, mais à minuit je les écoutais dans mon lit. Il semblerait qu’elle soit enceinte de lui. Ça aurait été dément, non, si elle et moi on avait accouché en même temps ? D’ailleurs on aurait été quoi l’une vis-à-vis de l’autre ?
— Je ne sais pas.
— J’aurais peut-être été ma propre tante, ou quelque chose comme ça. Là-dessus, ma mère menace de prendre aussi un amant, par vengeance. Mais elle ne quittera jamais mon père, on le sait tous. Elle est trop faible. Je pense qu’elle ne prendra même pas d’amant. À la place, elle se fera prescrire de nouveaux médicaments, rien de plus. »
Elle baissa les yeux vers ses mains, comme en prière. Elle pleurait. Un filet de larmes coulait silencieusement sur ses joues.
« Ce n’est pas ta faute, lui dit doucement Grace. Tu ne peux rien y faire.
— Il venait... »
Grace attendit.
« Il venait s’allonger à côté de moi le soir et me disait que j’étais sa fille chérie. Il ne le fait plus. » Annie pleurait maintenant à chaudes larmes, ses épaules tremblaient, elle avait de la morve au nez.
Grace lui donna un mouchoir. « Raconte-moi.
— Non. Non. »
Lorsqu’elle releva la tête et s’essuya les yeux, elle paraissait plus calme, plus dure aussi ; la façade de son visage se recomposa, comme une porte coulissante se refermant sur ses traits. Le fait qu’il y ait des fissures dans son apparence extérieure, qu’elle ait de toute évidence besoin de fournir un effort pour se fabriquer un masque d’indifférence, rendait sa prouesse d’autant plus pathétique aux yeux de Grace. Elle s’entraînait à maintenir les autres à distance, et plus elle vieillirait, plus elle s’y révélerait excellente, mais à quel prix ?
« Annie, dit Grace avec fermeté, tu n’as que seize ans. Bientôt tu seras une adulte.
— Et donc ?
— Tu pourras être tout ce que tu veux. Tu n’es pas obligée d’être comme eux. »
Grace fut étonnée de la voir sourire. Elle s’essuya les joues, tachant de morve et de maquillage la manche de son pull. Elle avait l’air plus soulagée par cette perspective que Grace ne l’aurait pensé. « Vous savez quoi ? Vous avez raison, dit-elle en se levant soudain. Vous avez totalement, complètement raison. »
Grace sentit son estomac se retourner. Quand un patient se rangeait aussi vite à son avis, c’était rarement bon signe. « Voyons un peu ce que ça voudrait dire pour toi, au juste.
— Non, je crois que je vais bien. »
Annie, toujours avec le sourire, récupéra son manteau ; elle était radieuse, en effet, elle avait les joues roses et l’œil pétillant. Devant la porte, elle se retourna. « Merci, Grace. Vous m’avez énormément aidée. »
C’était la première fois qu’elle montrait un semblant de gratitude. Puis elle disparut. Grace resta assise, la tête entre les mains. Quelque chose venait de déraper sérieusement, mais elle ne savait pas très bien quoi. La séance lui avait glissé entre les doigts. Elle avait laissé la jeune fille partir. Cette fois, elle en était convaincue, Annie ne reviendrait jamais.
Le soir, Tug passa chez elle. Elle prépara le repas et ils dînèrent en silence. Grace ne pouvait pas s’empêcher de repenser à la séance avec Annie, de se demander si les allusions de la jeune fille concernant son père étaient vraies, de s’interroger sur ce qui lui avait redonné un tel sourire à la fin de la séance, et sur ce qu’elle-même aurait pu dire ou faire autrement. Elle avait eu le sentiment de parler à une patiente totalement nouvelle, quelqu’un qu’elle n’avait jamais vu.
Si Tug s’aperçut qu’elle avait la tête ailleurs, il n’en montra rien. Une fois le dîner terminé, il fit la vaisselle et Grace lut un magazine dans le salon. Ce n’est qu’une demi-heure plus tard, lorsqu’il revint pour lui demander ce qui n’allait pas, qu’elle se rendit compte qu’elle pleurait.
Elle reposa son magazine. « Je ne peux pas faire ça, dit-elle.
— Quoi donc ? »
Il restait planté là, impassible, et elle savait qu’il se tenait à bonne distance d’elle exactement comme l’avait fait Annie. Elle ne pouvait pas subir ça à la fois au travail et à la maison. C’était trop. « J’ai besoin de savoir », lui dit-elle.
Tug lâcha un soupir exaspéré, haussa les épaules et détourna le regard. « Ça ne changera rien », répondit-il, toujours debout, refusant de s’asseoir.
Encore en larmes, elle déglutit et, aussi calmement que possible, rétorqua : « Je ne suis pas d’accord.
— Je ne suis pas ton patient, Grace, dit-il sur un ton rude. Tu ne peux pas me soigner. Je sais que pour toi l’important c’est de jouer les sauveuses, mais ce n’est pas comme ça que je vois les choses. »
Les larmes de Grace coulaient sans retenue. Elle se leva et lui fit face. Ils étaient tous les deux prêts à quitter la pièce, un peu tremblants. L’équilibre précaire qu’ils avaient instauré entre eux était en train de rompre, de tanguer.
« Je ne sais pas du tout comment tu les vois, répliqua-t-elle. Et tant que tu ne me l’auras pas dit, je ne veux plus te voir.
— Oh, Gracie. On était en train de passer un bon moment. »
Il la prit dans ses bras et elle ferma les yeux, se laissant aller à la chaleur de son corps, à sa barbe de trois jours qui lui grattait la joue. Puis elle recula. « Tu ferais mieux de partir », dit-elle.
Elle resta au lit en attendant qu’il appelle, ou qu’il revienne, mais il était parti sans protester. Ses pensées la ramenaient sans cesse vers Annie, qui semblait s’être libérée d’une manière qu’elle-même n’avait jamais soupçonnée. Qu’avait-elle dit pour redonner à la jeune fille ce sourire aussi radieux qu’étrange ? Au bout d’un moment, elle se mit à penser à Tug et à leur dîner au restaurant grec. Ce dont elle se souvenait, c’était l’histoire de son ami d’enfance qui sautait du haut des immeubles, grimpait aux arbres, se jetait des viaducs. Sur le coup, elle y avait vu l’histoire d’un personnage devant lequel on ne pouvait qu’être consterné, tant ses choix étaient incompréhensibles. Aujourd’hui, elle se rendait compte que Tug en faisait une tout autre interprétation. Pour lui, c’était une source d’émerveillement. Un prodige.
Il eut beau revenir à 5 heures du matin, s’excuser, se glisser sous les draps et promettre de tout lui raconter, elle comprit que cet ami d’enfance, Tug ne le méprisait pas, qu’il lui enviait le peu de cas qu’il faisait de la vie. S’il avait pu rejoindre son ami, pensa-t-elle, il l’aurait fait. Il aurait voulu être celui qui sautait dans les airs sans se soucier de savoir s’il atterrirait vivant ou mort.
Le lendemain soir, après qu’elle fut rentrée du travail, Tug servit deux grands verres de vin et commença à parler. Il parla jusqu’à minuit, sans s’arrêter, sauf pour les resservir et ouvrir des bouteilles. Visiblement, il lui fallait du vin pour continuer : hormis cela, il n’eut besoin d’aucun encouragement de la part de Grace, d’aucun murmure d’attention. Elle resta assise et écouta.