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MONTRÉAL, 1996

 

Après avoir appris la vérité sur Tug, Grace pensait que tout serait différent. C’était comme si elle avait franchi une barrière et s’était retrouvée dans le pays de Tug, plus près du cœur des choses. Tug changea de comportement — heureux de lui avoir raconté, heureux qu’elle ait compris pourquoi il n’avait pas voulu en parler jusque-là. Revivre ça, il l’avait déjà fait. Maintenant, il voulait passer outre et vivre ailleurs.

« Je ne suis plus la même personne, dit-il. Je dois m’habituer à la vie dans les pays confortables.

— Les pays confortables ? demanda Grace.

— Un jour j’ai entendu un humanitaire employer cette expression. Il expliquait que le plus dur n’était pas de vivre là-bas, mais d’en revenir. Les supermarchés. Les voitures partout. Trop de choix. Ce genre de choses.

— Ce n’est pas si horrible d’avoir des supermarchés et des choix, si ?

— Non, ce n’est pas si horrible. »

Dans ce pays confortable-là, le printemps fut froid. Grace et Tug allaient skier dès qu’ils en avaient l’occasion. Elle adorait le voir devant elle, avancer à grandes enjambées, avec ses larges épaules qui se découpaient contre le ciel gris. Parfois, il se retournait pour voir où elle était, et elle adorait ça.

Ils passaient leurs week-ends ensemble, sauf quand Tug devait travailler le samedi à la papeterie. Ils allaient au cinéma ou, plus souvent, restaient chez Grace et faisaient la cuisine. Pendant que les ragoûts mijotaient ou que la viande rôtissait, ils lisaient, somnolaient, discutaient. Il lui posait mille questions ; elle lui en posait autant. Leur conversation était désormais sans limite. Il voulut tout savoir de son enfance, de sa famille, de sa vie avec Mitch ; elle lui parla même de Kevin et de l’enfant qu’elle avait choisi de ne pas garder. Elle apprit tout de son adolescence, de sa première petite amie, de la maison d’été de ses parents à Muskoka, de sa sœur à Toronto et de ses deux enfants gâtés.

La plupart du temps, Tug avait l’air d’aller bien, mais il lui arrivait de piquer des colères à propos de choses qu’elle jugeait futiles. Il ne pouvait pas rester jusqu’à la fin d’un film qu’il trouvait idiot. Il ressortait dans le hall et faisait les cent pas, sous le regard inquiet des ouvreurs. Peu à peu, Grace comprit que souvent il ne dormait pas parce que son cerveau s’échauffait au point de contracter ses muscles. Il montrait la même explosivité au lit, couvrant son corps du sien, lui embrassant le cou, les épaules et tout le reste, lui susurrant des choses à l’oreille. Ensuite, alors qu’ils étaient serrés l’un contre l’autre, il dégageait une telle chaleur que son torse en était glissant de sueur.

Grace ne s’en faisait pas plus que ça, et Tug semblait vraiment aller mieux. Ce qui la dérangeait, c’était qu’il ne voulait pas entendre parler de ses patients. Il ne l’interrogeait jamais sur ses séances et, dès qu’elle lui racontait une anecdote, il changeait de sujet aussi vite et poliment que possible, faisant la sourde oreille. Elle finit par comprendre qu’il avait vécu assez de traumatismes comme ça et qu’il n’avait pas besoin qu’on le lui rappelle. D’une certaine façon, c’était une bonne chose pour elle aussi, car cela lui permettait de tracer une limite nette entre le travail et la maison. Le travail s’arrêtait dès l’instant où elle quittait son cabinet, et de ne pas en parler avec Tug, elle s’aperçut qu’elle y pensait moins. Dans la journée, elle se concentrait sur ses patients, les idées claires, l’esprit affûté, puis elle se consacrait à Tug.

Quand elle le faisait rire, le plaisir qu’elle en tirait était tellement fort qu’il en devenait presque physique. Apprendre à connaître cet homme, à en saisir la profondeur : elle voyait là sa vocation, une mission adaptée à ses propres paramètres. Tug était difficile, et les termes de leur relation étaient complexes. Pourtant, être avec lui avait quelque chose de parfait. Cela faisait des années qu’elle attendait de ressentir ça.

 

Un dimanche, ils avaient prévu d’aller faire du shopping. Comme elle avait besoin d’une nouvelle machine à café et d’autres ustensiles de cuisine, elle voulut l’emmener dans un magasin qu’elle aimait bien, à Little Italy. Ils n’avaient pas passé la nuit ensemble. Tug avait expliqué qu’il ne se sentait pas bien et voulait se coucher de bonne heure. Le matin, il ne passa pas chez elle, ce qui ne lui ressemblait pas — jamais elle ne l’avait vu ne pas venir quand et où il l’avait promis. Et il ne répondait pas au téléphone.

Elle se dit qu’il était peut-être malade. Elle se rendit chez lui en voiture et appuya sur la sonnette. Les lumières étaient éteintes. Elle n’entendit rien dans l’appartement. Il ne lui avait pas donné de double des clés. Mais lorsqu’elle actionna la poignée, elle s’aperçut que la porte n’était pas fermée. Elle entra et appela : « Tug ? »

Comme ils passaient le plus clair de leur temps chez elle, Grace n’était presque jamais allée chez Tug depuis les premières semaines après leur rencontre. Pas grand-chose n’avait changé. L’endroit était toujours aussi impeccable : pas de poussière, pas de désordre, pas même le moindre courrier. Tout en se demandant où il rangeait ses affaires, elle l’appela une deuxième fois.

Aucune réponse. Elle monta les marches. L’appartement était tellement calme qu’elle pensa qu’il était sorti. Elle entra dans sa chambre et s’arrêta net.

Tug était allongé sur le lit, sur les couvertures, les yeux au plafond, la bouche ouverte. Ses lèvres étaient entourées de petits points blancs. Elle se précipita, le secoua par les manches de sa chemise, le cœur chancelant. « Qu’est-ce que tu as avalé, Tug ? Qu’est-ce que tu as avalé ? »

On aurait dit qu’il la regardait par le mauvais bout d’un télescope. Il lui fallut une longue minute pour faire le point et la reconnaître. « Je n’ai rien avalé, dit-il. Qu’est-ce que tu fais là ? »

Agenouillée sur le lit à côté de lui, elle voulut essuyer les points blancs sur sa bouche — de la salive, comprit-elle — mais sentit, comme s’il y avait une vraie barrière entre eux, qu’il ne voulait pas être touché.

« On avait prévu de sortir, dit-elle doucement. Tu as oublié ?

— Ah. »

Il regarda de nouveau le plafond, puis Grace. « Je suis désolé. » Ses mots sonnaient creux, comme inconsistants, incolores.

« Hé ! fit-elle. Parle-moi. Tout va bien ? »

Il déglutit. « Je suis un peu malade, je crois.

— Je vais te chercher quelque chose, répondit-elle en lui touchant la main avec le plus de délicatesse possible, consciente qu’il n’était pas malade physiquement. De l’eau ? »

Il fit signe que oui. Elle quitta la chambre pour aller chercher de l’eau, ébranlée par son regard, un regard qui n’était ni tristesse ni torpeur, ni regret ni remords. Il savait qu’elle voulait s’occuper de lui et il la regardait avec pitié.

Lorsqu’elle revint avec le verre d’eau, Tug était assis contre les oreillers, comme un vrai malade. Pendant qu’il buvait, elle écarta les rideaux, laissant cette journée humide de mars emplir la chambre d’une lumière fade, laiteuse, bleu-gris.

Il avait passé sa langue sur ses lèvres, et sa bouche était propre. « Je suis désolé.

— Ne te sens pas obligé de t’excuser.

— Je me sentais mal hier soir et je n’ai pas réussi à dormir. Et puis les heures se sont un peu embrouillées. J’ai perdu le fil.

— Je me doutais que c’était un truc comme ça. »

Elle aurait pu lui dire certaines choses, mais elle ne le fit pas — elle savait qu’il les avait déjà entendues. De sa propre bouche. Alors elle préféra s’asseoir à ses côtés sans rien dire et, au bout d’un moment, les nuages semblèrent se dissiper et la lumière devenir un peu moins blafarde.

 

Après, ils n’en reparlèrent pas beaucoup.

Tug s’était levé, avait pris une douche, et ils étaient allés à Little Italy. D’abord il se montra vague, distant, tel un enfant qui vient de se réveiller de la sieste, à moitié plongé dans le monde des rêves. Mais très vite il l’aida à choisir sa machine à café et lui offrit même un lot de tasses. Au déjeuner, il était redevenu normal — il lui posait des questions, la faisait rire. Ils rentrèrent chez Grace et se mirent au lit, et ce fut comme la discussion qu’ils auraient dû avoir : d’abord hésitants, ils se détendirent et finirent par trouver leur rythme ensemble. Le reste de la journée se déroula comme si rien d’étrange n’était jamais arrivé.

Cependant, Grace avait été ébranlée. Elle se surprit à scruter Tug et à se demander ce qui avait déclenché cette crise. Un enfant qu’il avait vu dans la rue ? Un coup de fil de son ex-femme ? Elle voulait à la fois lui poser la question et ne pas la lui poser, car elle espérait qu’en ne demandant rien il le lui dirait de son propre gré. Dès qu’il voyait qu’elle le regardait d’un air perplexe, il secouait la tête — il savait exactement à quoi elle pensait et la priait d’oublier.

Mais elle n’y arrivait pas. Le surlendemain, alors qu’ils préparaient le dîner, elle lui servit un verre de vin et dit : « Est-ce qu’on peut en parler ?

— Bien sûr qu’on peut en parler », répondit-il sur un ton qui disait tout le contraire. Il avait les yeux rivés sur une gousse d’ail qu’il était en train de hacher méticuleusement. « Qu’est-ce que tu veux savoir ?

— Je ne sais pas. Ça t’arrive souvent ?

— Qu’est-ce qui m’arrive souvent ?

— Tu vois très bien ce que je veux dire. »

Il poussa un long soupir et s’essuya le front, visiblement plus agacé qu’autre chose, le couteau serré dans sa main. « Non, fit-il, pas souvent. » Sur ce, il saisit une tomate et commença à la découper ; des tranches rondes tombèrent dans leur propre jus sur la planche en plastique.

« C’est à cause de quelque chose que j’ai dit ? »

Elle voulait blaguer, mais il lui lança un regard noir d’exaspération. « Oui, Grace, c’est à cause de quelque chose que tu as dit. C’est ta manière de poser des questions avec cette voix spéciale de psy qui est censée inciter les gens à tout déballer. »

Attends un peu, se dit-elle. Respire. Elle se servit un verre de vin et regarda le liquide monter dans le cristal, comme une petite mer sombre. « Pourquoi est-ce que ça t’énerve tant que je te pose des questions ?

— Oh, mais bordel de merde ! Si tu ne le sais pas, alors je ne peux pas te le dire.

— Si, tu peux, rétorqua-t-elle doucement. Mais tu ne veux pas.

— Tu as raison. Je n’ai pas du tout envie de te parler. »

Il posa son couteau et quitta la cuisine, puis l’appartement.

Grace resta plantée là, devant les aliments à moitié découpés et les verres pleins. Elle n’avait jamais vécu une chose pareille. Même dans leurs pires moments — surtout dans leurs pires moments —, Mitch et elle n’avaient jamais abandonné une conversation avant qu’elle ne soit terminée. Si brouillés qu’ils aient été, ou en colère, ou terriblement tristes, ils avaient toujours échangé, à un point presque exaspérant. Et depuis, elle n’avait jamais été assez intime avec quelqu’un pour être déprimée par une dispute, ou un départ, comme elle l’était maintenant.

Elle se sentait perdue. Elle rangea la nourriture dans des boîtes en plastique, but le vin et alla se coucher sans manger. Elle resta allongée sur le dos, dans la position préférée de Tug, comme si, en l’imitant physiquement, elle pouvait accéder à son espace mental. Bien entendu, il était encore loin, et elle se sentit d’autant plus seule.

À minuit, on sonna à la porte. Elle ouvrit. Tug était là, avec son manteau détrempé par la pluie glacée, ses cheveux bouclés sombres et humides, les yeux hagards.

« Je suis désolé », dit-il.

Si elle avait pu, elle l’aurait porté à l’intérieur dans ses bras. Au lieu de ça, elle ouvrit plus grande la porte et fit un pas en arrière. Il se dirigea vers la chambre, se débarrassa de son manteau et de son pull, frotta ses cheveux mouillés, expliqua qu’il était à cran et fatigué, qu’il serait capable d’en parler plus tard mais pas tout de suite. Avec ce flot de paroles il l’attira vers le lit et ils s’y glissèrent ensemble. Elle sentait son cœur battre comme celui d’un animal affolé. Il lui embrassa les cheveux.

 

Le lendemain, il paraissait fatigué. Ses rides étaient marquées, il avait les joues rouges. Même ses mains étaient rugueuses et squameuses. Il avait été érodé par le monde. Grace voulait lui infuser toute son énergie, la siphonner jusque dans son sang et ses organes, insuffler l’air de ses propres poumons dans les siens.

Ils étaient au lit, enlacés, le torse de Tug contre le dos de Grace, et elle pleurait. Elle ne voulait pas, mais elle pleurait, le visage sur le coude de Tug, dont les poils du bras la grattaient.

« Je suis désolé, dit-il. Ne pleure pas, je t’en supplie. »

Elle acquiesça, mais elle pouvait à peine bouger la tête, tant Tug la serrait fort. « Tu as besoin de voir un médecin. Les bons médicaments...

— Tu vas être en retard à ton boulot, dit-il d’une voix douce, l’embrassant sur la joue. Ne t’inquiète pas. Ça ira. Rien que d’être avec toi, ça m’aide beaucoup. »

 

Quelques semaines passèrent et Tug semblait aller mieux. Il commença à parler davantage de son expérience au Rwanda, des autres travailleurs humanitaires, des paysages ondulés, des gens. Il parlait de Marcie, aussi, de ses échecs avec elle chaque fois qu’ils avaient été ensemble, tout en ne voulant pas cesser d’échouer — car l’échec était désormais son univers, sa nouvelle maison confortable. Les histoires lui revenaient à des moments inopportuns, étranges, même. Un jour qu’ils étaient au supermarché, devant l’étal du boucher, il se tourna vers elle et lui parla d’un homme qu’il avait vu sur le bas-côté de la route, le corps criblé de plaies béantes, une nuée de mouches attendant qu’il se dépêche de mourir. Grace l’écouta en acquiesçant jusqu’à ce que Tug dise : « Enfin bon. » Et c’était terminé. Il se retourna vers le boucher et acheta des côtes d’agneau. Ce n’est qu’en partant qu’elle vit les regards des autres clients, méfiants et effarés.

Une autre fois, ils dînaient avec leurs amis Azra et Mike dans un restaurant portugais de l’avenue Duluth. La première moitié du repas se déroula sans problème. Ils burent deux bouteilles de vin et discutèrent de la nourriture, du temps froid, du travail d’Azra. C’était la plus ancienne amie de Grace, depuis le lycée. Elle avait un cabinet dentaire chemin de la Côte-Saint-Luc et disait toujours en rigolant qu’elles devraient monter un bureau ensemble, une suite où elles auraient chacune un cabinet et se verraient entre les rendez-vous.

« Je percerai les dents, et toi les cerveaux ! s’écria-t-elle en riant alors qu’arrivait le dessert.

— Tu es ivre, lui dit tendrement Mike.

— Et toi, Tug, qu’est-ce que tu en penses ? » insista Azra.

Il ne répondit pas. Grace lui lança un coup d’œil. Il avait les joues rouges, son front luisait de sueur. Elle posa une main sur sa cuisse mais elle vit que ça ne le rassurait pas, qu’il n’avait même pas remarqué son geste.

« Je pense que c’est un tissu de conneries », dit-il.

Azra haussa les sourcils. « Je te demande pardon ?

— Tu es fière de la douleur que tu infliges. Grace, non. Les gens dont le corps souffre ne peuvent pas avoir les idées claires sur leur vie. Il faut être bête pour croire le contraire.

— Mais c’était juste pour rire...

— Tug », dit gentiment Grace.

Soudain il se leva et quitta le restaurant.

Bouche bée, Azra regarda Grace, qui secouait la tête. Elle n’allait pas le suivre. Si elle le suivait, il n’en serait que plus furieux. « Ce n’est pas à cause de toi, dit-elle à Azra.

— À cause de quoi, alors ? Mon Dieu !

— Il en a bavé. C’est même bien, d’ailleurs, que ses émotions sortent comme ça. Ça veut dire qu’il ne les refoule pas. »

Azra tendit la main et la posa sur le bras de Grace. « Fais attention à toi », dit-elle.

Lorsqu’elle rentra chez elle, il n’était pas là. Pourtant, quand elle se réveilla le matin, elle découvrit les jambes de Tug autour des siennes, leurs doigts entrelacés. Elle se retourna et lui fit l’amour doucement, comme s’il était malade ou blessé. Lorsqu’ils eurent terminé, il était toujours collé contre elle.

Voilà comment ça se passait : un jour délicieux, le lendemain difficile. De ce point de vue-là, était-ce une vie si différente des autres ?

 

Elle n’attendait rien de spécial, en ce mardi matin d’avril, lorsque sa séance avec Roch Messier fut interrompue par un coup à la porte. Elle se dit que ce devait être la patiente précédente qui avait oublié son parapluie ou autre chose. Mais en voyant les deux agents de la Sûreté du Québec dans le couloir, avec leur uniforme bleu, elle fut saisie par l’effroi qu’elle couvait depuis longtemps en elle, l’impression qu’elle savait que ça finirait par arriver.

Il y avait un homme et une femme.

« Madame, dit celle-ci, vous êtes Grace Tomlinson ? »

Elle fit signe que oui et les conduisit jusqu’à la salle d’attente. Ils déclinèrent son invitation à s’asseoir et restèrent plantés au milieu de la pièce, un peu patauds, comme deux invités arrivés en avance à une fête.

La femme demanda : « Vous connaissez John Tugwell ?

— Oui. »

Sa poitrine était congelée, comme si elle renfermait un bloc de glace.

De la poche de son lourd manteau, la femme sortit un bout de papier qu’elle déplia et lui tendit. Grace ne le prit pas, elle se contenta de le lire dans la main de la policière. Il n’y avait que son nom et les mots : Je suis désolé.

« On l’a retrouvé dans la montagne », indiqua la femme.

Elle savait que c’était lâche de s’évanouir, mais elle sentit en elle le besoin de fuir cette situation aussi vite que possible. Elle ne pouvait pas se permettre d’être courageuse, d’être calme, d’être vivante. Pas pour le moment. Elle se laissa aller et tomba.

 

Azra vint chez elle et resta assise à ses côtés pendant des heures interminables et vides. Tout échappait à Grace : ce n’était pas à elle d’identifier le corps, de faire les préparatifs pour l’enterrement, de prévenir la sœur de Tug, ou son ex-femme, ou des amis dont elle n’avait jamais entendu parler. Ses racines dans le terreau de Tug n’allaient déjà pas bien loin ; maintenant le terreau lui-même avait disparu.

À 23 heures, Azra dormait sur le canapé et Grace était dans son lit, seule, éveillée. Elle avait désespérément envie de parler à quelqu’un et pensa réveiller Azra. Mais elle ne le fit pas. La seule personne à qui elle voulait parler, c’était Tug.

 

La cérémonie eut lieu à Toronto, où vivait la sœur. Azra y conduisit Grace et la ramena. Elles s’assirent au fond de l’église et ne parlèrent à personne. Grace ne se voyait pas aller à la rencontre de la famille, Tug n’ayant jamais fait les présentations. D’ordinaire peu encline à prendre des cachets, elle avala suffisamment de Valium pour tenir jusqu’au soir, puis jusqu’au lendemain, puis toute la semaine suivante.

Elle s’aperçut qu’elle avait hâte de reprendre le travail, de se perdre dans le monde des autres. Ses patients étaient sa seule consolation, les séances avec eux le seul moment où elle arrivait à endiguer ses propres pensées, ce dont elle leur était infiniment reconnaissante. Elle avait besoin d’eux autant qu’eux d’elle, si ce n’est plus.

Mais chaque soir elle se retrouvait piégée chez elle, envahie par une colère impuissante contre Tug, et elle n’arrêtait pas de pleurer, déversant de grosses larmes chaudes sur ses joues, hoquetant, paralysée par le malheur. Clouée sur les toilettes, dans la douche. Sur le sol du salon.

Son cerveau la ramenait constamment à cette journée dans la montagne. Elle se rappelait qu’elle avait été à deux doigts de prendre un chemin totalement différent, que, l’espace d’un instant infinitésimal, elle avait songé à l’abandonner sur place — autant de choix qui lui auraient épargné les souffrances qu’elle endurait aujourd’hui.

Tout cela — les larmes, les questions, les choix, ses souvenirs, les souvenirs de son corps — ne changeait rien au fait qu’il n’était plus là.

 

Tous les matins elle se réveillait avec les yeux gonflés, déformés, la gorge enrouée et salée. Un vendredi, elle découvrit que le monde était couvert de neige — à coup sûr la dernière tempête de l’année. Dans la pâle lumière du matin, elle appela son secrétariat et demanda que tous ses rendez-vous de la journée soient annulés. Là-dessus, elle mit ses skis dans la voiture et partit vers l’ouest, en direction du parc de la Gatineau. Sous la neige qui tombait doucement, elle fila sur l’autoroute. Avec Mitch, elle allait souvent là-bas, à une époque tellement ancienne que ça lui semblait être une autre vie. Elle n’y était jamais allée avec Tug.

Elle comptait s’abîmer dans une gigantesque étendue de calme blanc et vide. Elle commença à toute vitesse, en grandes enjambées, les quadriceps bandés, le souffle rapide, le cœur au galop dans sa poitrine. Elle avait beau être épuisée par le manque de sommeil, son corps lui donnait l’impression d’être puissant, plein d’énergie. C’était toujours comme ça juste avant ses règles, qui étaient pourtant en retard ce mois-ci, sans doute à cause du stress. Un soupçon clignota dans son esprit comme un lointain néon, puis s’éteignit, puis se ralluma. C’était possible ; ce n’était pas impossible. Elle n’était pas une adolescente. Elle faisait toujours attention. Certes, comme le lui avait toujours dit sa mère, chaque méthode avait ses failles.

Tout à ses pensées, elle manqua un virage et faillit s’écraser contre un arbre. Elle se rattrapa brusquement au dernier moment, fit valser son bâton droit, dévala une pente, traversa un bosquet de bouleaux chétifs jusqu’à atteindre une clairière, où elle se retrouva seule dans une poche de vide et de neige.

Elle resta immobile pour reprendre son souffle, les muscles de ses jambes crispés, le nez coulant. À vingt mètres de là, un renard courut se mettre à l’abri. Elle se retourna vers Tug pour lui montrer le renard, comme s’il était là. À cet instant, elle se dit qu’il serait toujours à ses côtés, qu’il serait toujours la première personne à qui elle voudrait raconter n’importe quel événement, extraordinaire ou banal, toujours le premier dont elle souhaiterait connaître la réaction, toujours la voix dans son oreille.

« Tug ! » cria-t-elle. Puis elle se mit à genoux et se nettoya la figure dans la neige.

 

Deux semaines plus tard, alors qu’elle était dans la salle de bains avec entre les mains un test de grossesse — le signe positif du bâtonnet ne faisait que confirmer les changements qu’elle avait déjà décelés en elle —, le téléphone sonna. Elle ne répondit pas. Elle ne savait pas comment réagir. Elle y avait toujours pensé, mais de façon abstraite. Au début de leur mariage, avant que la situation ne dégénère, Mitch et elle en avaient discuté, et un jour, pendant un voyage vers l’ouest pour aller voir ses parents, elle n’avait pas pu s’empêcher d’acheter, dans un magasin d’artisanat chic, un minuscule bonnet violet tricoté à la main. Avec le divorce et ses conséquences, la perspective de devenir mère avait perdu de son immédiateté. Désormais, aux turbulences du mois passé venait s’ajouter l’idée qu’elle pouvait avoir un enfant.

La personne qui voulait lui parler n’arrêtait pas de rappeler. Le téléphone sonnait sans cesse. Elle posa le test de grossesse et passa au salon pour décrocher.

C’était la mère d’Annie, hystérique, qui bafouillait : « Comment est-ce possible ? Où est-elle partie ? »

Grace l’écouta, essayant de comprendre. Annie avait fugué, semblait-il, laissant un mot pour dire qu’elle ne reviendrait jamais et qu’ils ne devaient pas essayer de la retrouver.

« Comment a-t-elle pu faire ça ? » demanda la mère d’Annie.

Pour tout réconfort, Grace ânonna une vague réponse. Elle était tellement préoccupée qu’elle avait du mal à se concentrer.

« Je ne comprends vraiment pas, disait la mère d’Annie. Ça ne se fait pas. Les gens ne disparaissent pas comme ça. »

Grace trouva les mots justes, les mots rassurants, et elles restèrent au téléphone pendant une heure. Mais tout au long de la conversation, elle pensait : Si, ils font ça. Les gens disparaissent tout le temps.