Grace hésita pendant plusieurs jours à faire le déplacement. Qu’espérait-elle ? Elle pesa le pour et le contre, imagina les pires et les meilleurs scénarios. Finalement, elle décida d’y aller : au moins elle arrêterait d’y penser et aurait à affronter quelque chose de réel.
Tug n’avait jamais beaucoup parlé de sa ville natale et de sa vie là-bas. Quand Grace évoquait son enfance, ce qui lui arrivait spontanément de temps en temps, il hochait la tête et écoutait, mais sans presque jamais raconter la sienne. Avec le recul, elle s’aperçut que ce côté insaisissable faisait partie de son charme ; il se dissimulait, et elle en voulait toujours davantage.
En avoir conscience ne la retint pas de céder à cette envie.
À l’enterrement, elle était restée au fond et avait regardé les parents de Tug — des gens bien habillés et posés, sa mère avec des lunettes, son père un peu chauve, légèrement courbé — diriger la cérémonie. Ils ne savaient pas qui elle était, ni même qu’elle existait, et elle ne comptait pas se présenter à eux. Peut-être que le moment n’était pas mieux choisi aujourd’hui, mais elle ne pouvait s’empêcher de vouloir y aller.
La route de Brantford serpentait à travers une région agricole, avec des silos argentés, des granges rouges, des vaches çà et là. Le ciel était gris, il tombait de la bruine. Grace sentit sa poitrine se comprimer et son cœur se serrer face à la beauté maussade du paysage. Elle passa du Québec à l’Ontario, ses jolies fermes bien entretenues, ses arbres fruitiers noirs sous la pluie. Autant de choses que Tug ne reverrait jamais.
Se sentant mal, elle s’arrêta à une station essence et laissa son estomac se vider, comme si une part intérieure d’elle-même voulait s’échapper. Ensuite, elle resta assise au volant, apaisée par le va-et-vient régulier des essuie-glaces. On était samedi. Elle n’était attendue nulle part.
Les parents de Tug étaient dans l’annuaire. Elle se gara devant une maison à un étage en brique rouge, avec des volets noirs, aussi bien entretenue que les fermes qu’elle avait croisées. Le père était un pharmacien à la retraite, la mère n’avait jamais travaillé hors de chez elle. Les années où Tug avait séjourné à l’étranger, ils étaient toujours restés à Brantford, ne voyageant que rarement. « Ils n’ont jamais voulu voir le monde », lui avait dit Tug un jour, avec un ton de reproche très clair. Maintenant qu’elle était là, Grace fut tentée de faire demi-tour et de retourner à Montréal. Peut-être avait-elle simplement voulu voir la maison d’enfance de l’homme qu’elle avait aimé, savoir qu’elle existait encore, comme une trace de lui sur terre.
Une femme en ciré jaune passa à côté de la voiture avec son chien. Pendant quelques secondes, elle la regarda en fronçant les sourcils. Ce n’était pas le genre d’endroit où on pouvait rester assis dans sa voiture sans attirer l’attention. Ici, tout le monde devait connaître tout le monde et savoir quelles étaient les voitures des uns et des autres. Cependant, elle ne bougea pas. Dans la chaleur de sa voiture, elle fut submergée par une fatigue qui, étrangement, ressemblait à de la satisfaction. Était-ce suffisant ? Avait-elle obtenu ce qu’elle était venue chercher ? Elle alluma l’autoradio, se cala au fond de son siège et ferma les yeux. Radio-Canada diffusait un opéra. Une voix de femme se baladait, gracieuse et haut perchée, dans une aria que Grace ne reconnut pas.
Elle pourrait dormir ici quelques minutes, pensa-t-elle, avant de rentrer à la maison.
Le bruit d’une porte que l’on fermait lui fit rouvrir les yeux. Apparut la mère de Tug, une petite vieille dame en train de descendre l’allée pavée qui reliait la maison à la rue. Vêtue d’un imperméable rouge foncé, la tête baissée face à la pluie, elle serrait son sac à main contre son ventre comme si elle aussi se sentait mal. Elle se dirigeait vers la Honda marron derrière laquelle Grace s’était garée mais, avec sa tête penchée et la pluie qui commençait à tomber plus fort, elle avait peu de chances de remarquer sa présence. Sur ce, la porte d’entrée s’ouvrit encore et une autre femme sortit — blonde celle-ci, jolie, beaucoup plus jeune. Grace sentit son ventre de nouveau se nouer. Elle avait aussi vu Marcie à l’enterrement.
Comme si elle entendait ses pensées, Marcie tourna la tête vers sa voiture. Semblant à peine prêter attention à la pluie, elle fixa Grace avec une expression indéchiffrable. La seule chose que se dit Grace, c’est que Marcie était très belle.
Dès que les essuie-glaces eurent balayé le pare-brise, leurs regards se croisèrent. Marcie quitta l’allée, marcha jusqu’à la voiture et frappa à la vitre de la portière conducteur. Grace, l’impression d’être dans un rêve, baissa la vitre.
« Je vous reconnais, dit Marcie. Vous étiez à l’enterrement. »
Grace confirma par un hochement de tête ; elle avait la langue pâteuse, épaisse. Les sourcils froncés, Marcie attendait qu’elle réponde quelque chose.
Grace déglutit avec peine et dit : « J’étais une amie de Tug. »
Marcie fit la grimace. « J’imagine bien. »
Ce n’était pas ce à quoi s’attendait Grace. « Pardon ? »
La femme jeta un coup d’œil vers la voiture de la mère de Tug. Le moteur était allumé, les feux arrière rougeoyaient sous la pluie. Lorsqu’elle se tourna de nouveau vers Grace, elle haussa les épaules d’une drôle de façon, un peu désinvolte. « Vous savez, dit-elle, mon mari avait beaucoup d’amies. »
Grace ne comprenait pas ce que ça voulait dire et ne voulait pas comprendre. « Je vois, répondit-elle à voix basse.
— Ah oui, vraiment ? »
Marcie était toujours penchée vers elle, sa tête à hauteur de Grace, dans une position qui ne pouvait pas être confortable. Elle avait les joues toutes rouges. Des gouttes de pluie tombaient à l’intérieur de la voiture. « Alors c’est parfait, reprit-elle. Je suis très contente que vous voyiez. »
Ce fut au tour de Grace de rougir. Dans son malheur, dans son besoin de voir d’où venait Tug et de retrouver ses racines, elle avait oublié que celles-ci, évidemment, plongeaient vers d’autres personnes. « Je suis désolée de vous avoir dérangée.
— Bien », dit Marcie.
Grace se demanda ce qu’elle faisait là, où elle allait avec la vieille dame. Tug lui avait raconté que, après leur séparation, Marcie était retournée vivre chez ses parents, à Hudson.
« Je vais y aller, dit Grace.
— Déjà ? Mais on vient à peine de se rencontrer.
— Quoi ?
— Vous arrivez de Montréal ?
— Oui.
— Pourquoi ? »
Grace ne sut absolument pas quoi répondre. Elle ne ressentait que de l’embarras et des regrets. La voix de cette femme était tendue par la colère ; ses yeux brûlaient d’un feu ardent. Elle regardait un point fixe, juste à droite de Grace. C’était comme si elle savait que Tug, un jour, s’était assis sur ce siège passager, affalé contre la portière.
« Je crois que je ferais mieux d’y aller », dit Grace. Elle attendit que Marcie recule pour remonter sa vitre et faire marche arrière. Au lieu de ça, Marcie approcha encore un peu plus sa tête, et Grace vit alors que ses yeux étaient cernés de cercles sombres, ou peut-être son mascara avait-il coulé. Devant elles, les feux arrière de l’autre voiture s’éteignirent. La mère de Tug en sortit et les rejoignit.
Marcie se redressa. « Joy, dit-elle avec un grand sourire faux, cette femme est une amie de Tug. »
Grace était mortifiée. Elle n’avait pas vraiment réfléchi à ce qu’elle dirait aux parents de Tug – pour autant qu’elle dirait quelque chose —, mais tout ce qu’elle avait pu imaginer était très loin de ça. Une sensation d’écœurement s’empara d’elle comme un début de grippe ; elle contracta ses abdominaux et pria pour qu’on la délivre de cet instant. Lorsque la vieille dame se pencha, son visage à côté de celui de Marcie, Grace tourna la tête et vomit sur le siège passager.
« Oh, ma chérie, dit la mère de Tug. Vous feriez mieux de venir à la maison. »
Un quart d’heure plus tard elle était sur le canapé de la maison d’enfance de Tug, une tasse de thé entre les mains, tandis que trois inconnus étaient assis autour d’elle, faussement calmes. Dehors c’était le déluge, la pluie fouettait violemment les vitres. Grace avait la nausée et crevait de chaud. Personne ne disait rien. Le père de Tug, un grand type mince aux cheveux blancs coupés court, n’arrêtait pas de jeter des coups d’œil frustrés vers le coin télé, où passait un match de hockey de l’après-midi, avec, en fond sonore, les cris du public qui montaient et descendaient.
Grace promena son regard autour d’elle. Elle n’imaginait pas Tug assis sur ces meubles ou, enfant, courant partout dans cette pièce. Les canapés étaient rose foncé, avec des motifs à fleurs, et des tables basses supportaient des vases blancs contenant des fleurs en plastique, posés sur des napperons en dentelle. Tout, ici, sentait le produit d’entretien.
Un soir, au lit, Grace avait raconté à Tug son divorce et la manière dont Mitch avait déménagé ses affaires de l’appartement avec une telle vitesse et une telle efficacité qu’elle avait eu l’impression de s’être fait cambrioler. En le voyant faire frénétiquement ses cartons, elle s’était résolue à lui voler quelques petits objets — une photo de lui enfant, une théière qui avait appartenu à sa mère — pour ne pas avoir le sentiment que l’univers qu’ils s’étaient créé se désintégrait complètement. Ensuite, il avait mis ses affaires au garde-meuble et il était parti pour l’Arctique sans laisser ni numéro de téléphone ni adresse. Elle s’était sentie doublement lésée : à la fois divorcée et abandonnée. Tug avait haussé les épaules. « Quand on se rend compte qu’on n’est pas à sa place, lui avait-il dit, je comprends qu’on puisse se tirer. »
À présent, c’était sa mère qui la scrutait. « Vous êtes sûre que vous ne voulez pas un cachet d’aspirine ?
— Non, merci. »
La politesse était de rigueur. Du moins avec les parents de Tug. Marcie était assise dans un fauteuil, le regard noir, les jambes croisées.
Grace s’était déjà excusée plusieurs fois. La tête lui tournait ; elle regrettait de ne pas être restée chez elle. « Est-ce que vous auriez des biscuits salés ? demanda-t-elle.
— Je vais aller voir ça, ma chérie », dit la mère de Tug. Elle courut presque jusqu’à la cuisine, ravie d’avoir une mission à accomplir, et Grace l’entendit ouvrir et refermer plusieurs placards. Joy était une petite femme ronde avec des yeux verts pleins de bonté. Tug lui ressemblait davantage qu’à son père — les mêmes cheveux bouclés, les mêmes épaules voûtées. En plus de la nausée, une autre sensation physique lui emplit la poitrine. Le corps de Tug lui manquait, la chaleur de son bras posé sur elle pendant qu’ils dormaient, l’odeur de ses cheveux, de sa peau.
Joy revint avec des biscuits Peek Freans joliment disposés sur une assiette. « Ça ira ? dit-elle. J’ai bien peur qu’on n’ait pas de crackers.
— C’est parfait. Je suis vraiment désolée pour tout ça.
— On vous a dit d’arrêter de vous excuser », lui intima tendrement le père. Malgré sa gentillesse, il la jaugeait, gardait ses distances, comme Tug l’avait toujours fait. Il attendit qu’elle ait fini de manger un biscuit, lentement, en se forçant. « Alors, reprit-il, comment l’avez-vous connu ? »
Grace baissa la tête. Elle leur raconterait tout, bien sûr ; c’était le prix de sa présence ici. « Je l’ai rencontré un jour où je skiais dans la montagne. On est devenus... amis. »
Marcie soupira. Un long sifflement triste.
La mère de Tug n’y prêta pas attention. Elle était assise très droit sur sa chaise, les mains croisées sur ses genoux. Sa dignité était immense ; comme sa souffrance. « Mon fils adorait le ski.
— Oui, dit Grace. On en a fait deux ou trois fois, après. Cet hiver.
— Vous étiez avec lui, dit Joy, lentement. Cet hiver.
— Oui. »
Joy et Marcie échangèrent un regard.
Grace était complètement perdue, sans aucune prise sur la conversation ; elle regretterait vraiment d’être venue ici. Elle en voulait à Tug de ne pas lui avoir dit grand-chose sur sa famille, d’être resté aussi mystérieux, d’être parti. Pourtant, voyant devant elle ses parents et le patchwork de traits qui s’étaient combinés pour donner naissance à Tug, elle eut l’impression, une fraction de seconde, qu’il était dans la pièce. Et elle en fut contente.
« Eh bien, maintenant on sait », dit Marcie.
Elle ne s’adressait pas à Grace, qui répondit quand même. « Quoi donc ? »
Marcie lui jeta un regard aussi acéré qu’une lame. « On sait où était mon mari avant de mourir. »
Dans le silence qui suivit, Grace resta parfaitement immobile sur le canapé, comme si cela pouvait atténuer sa vulnérabilité. Mais elle n’arrêtait pas de regarder la porte d’entrée, préparant sa sortie. Qu’avait-elle espéré de sa visite ? Pas une confrontation avec la famille de Tug. Elle avait eu si peu de lui, sa présence dans sa vie avait été si fugace, qu’elle voulait peut-être juste avoir une photo de lui enfant. Un petit souvenir de ce genre. Elle était comme une mendiante dans cette maison, la main tendue pour obtenir quelques miettes.
Là-dessus, un cliquetis se fit entendre dans le couloir, et le teckel qu’elle avait vu le premier soir entra sans se presser, en clignant des yeux, l’air endormi. Il fonça droit vers elle et s’installa sur ses genoux, exactement comme il l’avait fait chez Tug. Grace se mit à pleurer sans bruit, des petites larmes intarissables.
« Oh, ma chérie, répéta Joy.
— Sparky, viens ici », ordonna sèchement Marcie.
Le teckel abandonna les genoux de Grace et trottina jusqu’à sa maîtresse.
Marcie vivait-elle là ? Grace ne se sentait pas le droit de poser la moindre question. Avec un haussement d’épaules intérieur, elle lâcha tout, y compris le peu de dignité qui lui restait. « Je suis vraiment désolée d’être venue ici. Je ne voulais pas vous déranger. Simplement... »
Elle sentait le regard de Marcie sur elle, son incandescence presque palpable.
« Je ne connais personne qui le connaissait », reprit-elle.
Lorsqu’elle leva les yeux, la mère de Tug pleurait. Il y avait tellement de souffrance dans cette pièce, et si peu de chose à en dire.
« Donc vous vous êtes dit que vous viendriez ici pour m’enfoncer encore plus, c’est ça ? lança Marcie d’une voix éraillée par la colère.
— Marcie, dit le père de Tug.
— Mais enfin, Will ! Elle débarque ici pour trouver un peu de compassion ? Sa petite amie ? Qu’est-ce que vous voulez que je fasse ? Que je la prenne dans mes bras ?
— Restons calmes », dit Joy avec un faible sourire.
Grace n’arrivait pas à imaginer Tug venant de cet endroit, du moins pas l’homme raffiné au regard triste qu’elle avait connu. Son cynisme, son désir de voir le monde, son pragmatisme, tout cela paraissait totalement étranger à cette maison, à ces napperons brodés, à ce chintz. Elle se dit que c’était une explication qui en valait d’autres sur la manière dont les gens deviennent ce qu’ils sont. En réaction au foyer dans lequel ils ont grandi.
« Marcie, embraya le père, quand tu as demandé à pouvoir passer un peu de temps ici, nous n’avons rien dit. »
Les yeux de Marcie lancèrent des éclairs. « Vous êtes en train de me comparer à elle ?
— Et si on reprenait un peu de thé ? » demanda Joy.
Grace se leva en secouant la tête. Avec deux biscuits dans le ventre, elle se sentait déjà mieux, plus forte, enfin capable de prendre les rênes de la situation. « Je vais y aller, dit-elle avant de se tourner vers Marcie et de la regarder, non sans mal, droit dans les yeux. Je suis vraiment navrée. »
Elle se dirigea vers la porte d’entrée et ouvrit. Mais Joy se planta à côté d’elle et posa sur son bras une main, petite, presque inconsistante. « S’il vous plaît, dit-elle. Racontez-moi comment c’était, à la fin. »
Il s’avéra qu’il y avait des choses qu’ils désiraient tous connaître, des vides qu’ils avaient tous besoin de combler. Même si bien sûr personne ne pouvait combler le plus grand de ces vides, à savoir l’absence de Tug dans leurs vies, présentes et futures. Néanmoins, estimant qu’ils pouvaient se dire les uns aux autres certaines choses utiles, ils scellèrent un pacte provisoire. Joy prépara du thé, et Grace songea qu’il y avait quelque chose de rassurant dans les rituels, dans les places assignées à table, dans le tintement de la porcelaine et des cuillers. Puis le calme s’installa et chacun prit une longue inspiration.
Sauf Marcie, qui regarda ses beaux-parents comme des traîtres et quitta la pièce en emmenant le chien.
Le père de Tug sortit une bouteille de whisky et en versa une goutte dans son thé. Sa femme ne fit aucune remarque. Il pencha la bouteille en direction de Grace ; elle déclina. Elle portait un secret à l’intérieur d’elle, vieux de quelques semaines seulement. Le leur dirait-elle ? Elle ne savait pas. Elle souleva une tasse filigranée et but.
Au début, ce fut Joy qui parla. Quelque chose semblait avoir été libéré en elle — par le thé, ou la présence de Grace, ou l’absence de Marcie. Alors qu’ils étaient tous les trois assis autour de la table de la salle à manger, elle parla pendant presque dix minutes, en un flot ininterrompu de souvenirs qui, Grace le sentait bien, maintenait son fils à ses yeux vivant.
« Johnny a toujours eu un penchant pour les contrées lointaines, dit-elle, même quand il était petit. »
Pendant un moment, Grace fut désorientée, habituée qu’elle était à son surnom, qui semblait lui correspondre si bien, lui dont les pensées et les souvenirs le tiraient toujours vers ailleurs1. Mais évidemment il avait reçu un prénom, il avait été un petit enfant, ici, dans cette maison même, avec ces parents-là.
« Il adorait les cartes. Et les livres sur les pirates, sur les voyages dans l’espace, et sur l’Inde. Il avait la tête remplie de connaissances très diverses, des choses que j’avais du mal à suivre. Quand j’étais occupée dans la cuisine, il venait me raconter des histoires sur tous les endroits qu’il avait découverts en lisant, et c’était incroyable. Comme s’il y avait été en personne. »
Grace ne put s’empêcher de prendre la main de Joy. Pourtant celle-ci ne la regarda pas, et sa main était froide, inerte ; elle ne voulait pas qu’on la touche. Grace rougit et reposa la sienne sur ses cuisses, tout en regardant la nappe. On aurait cru un cercle de prière, comme le bénédicité avant le repas.
« Sa sœur, elle, a toujours été différente. C’était une vraie petite femme au foyer, qui s’amusait avec son four miniature. Elle ne voulait jamais sortir de la maison, même pour aller à l’école. Ce qu’elle préférait, c’était m’aider à préparer le dîner et ensuite mettre la table. Mais attention... Johnny se débrouillait aussi très bien à la maison. Les deux aimaient ça. Je me disais toujours que j’avais de la chance d’avoir ces enfants-là. » Sa voix flancha légèrement, mais elle déglutit et se ressaisit. « Ça a été dur pour Marcie. »
Grace ne leva pas les yeux.
« Quand ils ont perdu leur bébé, elle était dévastée, reprit Joy. Ses parents sont des gens bien mais ils veulent qu’elle tourne la page et pense à l’avenir. Elle est venue habiter chez nous pendant un moment, le temps qu’elle se remette sur pied. Vous savez, ça nous a tous rapprochés, je crois, de traverser cette épreuve. »
Jamais Grace n’aurait pensé, à n’importe quelle époque de son mariage, s’installer chez sa belle-mère. Mais en même temps elle n’avait jamais vécu une chose pareille. Elle se rappelait avoir joué aux cartes et bu le thé chez la mère de Mitch, et ce souvenir la fit à la fois grimacer et sourire. Puis la phrase de Joy résonna dans sa tête. Quand ils ont perdu leur bébé. Tug ne lui en avait jamais parlé.
« Je sais que mon fils n’était pas parfait, continua Joy, comme pour chambouler encore un peu plus le monde. Marcie raconte qu’il l’a trompée plus d’une fois. Mais il a aidé tellement de gens. C’était un garçon bien, vraiment bien. Je le sais. »
Grace se triturait les doigts. Elle portait une moitié d’inconnu à l’intérieur d’elle.
Joy parlait encore, les mots sortaient de sa bouche avec lenteur et constance, s’écoulaient comme une perfusion dans les veines de Grace, réguliers et paralysants. Elle avait vu Tug et Marcie environ un mois auparavant, quand il était venu leur rendre visite et qu’ils avaient dîné tous ensemble. Elle savait qu’il n’était pas heureux — il avait vu tant de choses et travaillé tellement dur — mais il envisageait de changer de voie, peut-être de suivre des études de droit.
Il avait été dans cette pièce, pensa Grace, s’était peut-être assis sur cette même chaise. En tremblant, elle tendit le bras, attrapa la bouteille de whisky et en versa quelques gouttes dans son thé. Le père de Tug lui adressa un imperceptible hochement de menton. En d’autres circonstances, se dit-elle, ils se seraient appréciés. Ou alors le silence de cet homme lui rappelait celui de Tug, et par conséquent lui semblait familier.
Le whisky la réchauffa et apaisa son estomac.
Joy la regardait avec ses yeux pâles, mouillés, un peu dans le vague. « S’il vous plaît, parlez-moi de lui. »
Grace attendit un long moment avant de répondre. « Il était malheureux. Il n’arrivait pas à oublier les choses qu’il avait vues. »
La mère de Tug acquiesça. Grace comprit que Joy rejetait la faute sur ces choses-là, et sur les endroits où son fils les avait vues ; elle créait des compartiments pour cette faute, des placards dans lesquels la ranger. Mais en voyant ce processus à l’œuvre, Grace se mit à douter. Elle ne savait pas si le Rwanda avait un quelconque rapport. Cette noirceur qui avait conduit à sa mort, peut-être l’avait-il toujours eue en lui ; c’était peut-être elle qui l’avait d’abord poussé à partir à l’étranger, autant que son envie de bouger, ses accès de colère, son désir de fuir. C’était comme s’il avait toujours eu le sentiment d’être cerné.
« Est-ce qu’il envisageait de... » Les parents attendirent qu’elle finisse sa phrase. Le père avait posé ses coudes sur la nappe blanche. « De revenir ici ? » Revenir vers Marcie, voulait-elle dire, mais elle n’était pas sûre qu’ils aient compris.
Ils la regardèrent. Ils étaient tous les deux vieux, courbés, la peau de leur visage était fripée et molle, comme si les récents événements les avaient marqués physiquement, tirés vers le sol. Le père de Tug haussa les épaules. « Vous en savez autant que nous. »
La perspective lui parut terrible. À eux trois, ils savaient si peu de chose de lui.
Assise là, à cette table, Grace comprit qu’elle était venue parce qu’elle espérait que ça l’aiderait, peut-être, à décider quoi faire au sujet du bébé. Or elle constatait que les parents de Tug n’avaient aucune réponse à lui offrir ; ils se posaient autant de questions qu’elle.
Elle en connaissait tellement, des patients qui attendaient d’elle — de quelqu’un, de n’importe qui — qu’elle choisisse à leur place, en partie pour se décharger de toute responsabilité. Elle leur répondait toujours que personne d’autre ne pouvait vivre à leur place, qu’ils devaient s’emparer de leur propre vie, et ça ne leur faisait jamais plaisir d’entendre ça. Qu’y a-t-il de pire que de devoir assumer tout ce que l’on fait, tout ce que l’on ressent, tout ce que l’on dit ? Assumer la manière dont nos actes irradient jusqu’à changer non seulement notre vie mais celle des gens autour de nous ? Elle voyait clairement, à présent, comme il était difficile de suivre son propre conseil.
Et puis Marcie. Grace avait mal pour elle et regrettait profondément d’être venue. Annoncer qu’elle était enceinte ? C’était impossible, même si elle décidait de garder l’enfant. Cela rendrait tout le monde encore plus malheureux et entraînerait des complications sans fin. Garder le secret était terrible, certes, mais le partager était encore pire. Elle repensa à ce que Tug lui avait dit à propos de la vie dans les « pays confortables ». Cette maison en était un, pensa-t-elle, ou du moins aspirait à l’être, à protéger ses frontières et à veiller sur ses habitants. Autant ne pas l’importuner davantage.
« Je suis désolée, dit-elle peut-être pour la centième fois. Je suis désolée d’être venue ici. Je ne voulais pas vous déranger. » Sa voix s’interrompit, comme consciente de sa propre insincérité. De toute évidence, sa visite n’avait eu d’autre but que de déranger, mais les parents de Tug étaient trop polis pour le souligner. Des Canadiens silencieux.
Son cœur saignait pour eux, pour le deuil qu’ils devaient supporter, beaucoup plus dur, beaucoup plus profond que le sien. « Je n’ai ni très bien connu Tug, ni très longtemps, dit-elle d’une voix de plus en plus assurée. On était juste amis. Je suis psychologue, et il m’a un peu parlé de ses problèmes. »
Joy gardait la tête baissée, comme si elle recevait une bénédiction ou un coup.
Grace opta résolument pour la bénédiction. « Il me parlait tellement de vous, dit-elle. Et de Marcie. De vous tous. De ce que vous lui avez donné pendant toutes ces années. Il regrettait énormément d’avoir été séparé de vous par tout ce qu’il avait enduré. »
Joy renifla.
« Il vous aimait beaucoup, continua Grace. Il me le répétait souvent. »
Ni le père ni la mère ne parlèrent. Grace se demanda s’ils reparleraient un jour. Elle se leva. Joy l’imita, puis la prit dans ses bras avec une vitesse et une force étonnantes. Elle était petite, frêle, et Grace eut l’impression d’être étreinte par une enfant malade.
Malgré ses larmes, Grace réussit à dire : « Je suis désolée de ne pas avoir pu l’aider. »
Elle enlaça les épaules de Joy, d’une manière hésitante, forcée. Elle avait proféré tous les mensonges réconfortants possibles et elle ne le regrettait pas. En vérité, si triste fût-elle, elle se sentait proche comme jamais de Tug, lui qui avait tant menti. L’idée qu’il puisse tourner la page, survivre, trouver un peu de bonheur sur cette terre — c’était celui-là, le plus gros mensonge, non parce que c’était absurde, ou bidon, mais parce que ça avait été tellement envisageable et près de devenir réalité.
Lorsqu’elle partit quelques minutes plus tard, la pluie avait cessé et le ciel était d’un gris perlé. Elle tenait une boîte de biscuits dont Joy avait insisté pour qu’elle les prenne — un souvenir qu’elle n’aurait jamais imaginé rapporter chez elle. En montant dans sa voiture, elle regarda la maison. La plupart des rideaux étaient fermés mais, au premier étage, une fenêtre était ouverte et une lampe était allumée. Elle vit Marcie faire les cent pas, les mains dans les cheveux.
Grace se sentait absolument seule au monde. Après s’être isolée dans l’univers miniature que Tug et elle avaient créé ensemble, et si décidée à le sauver, elle avait presque oublié comment vivre dans le monde réel. Maintenant qu’il avait disparu, émerger de cette expérience équivalait à se réveiller d’un sommeil sous sédatifs.
Devant son volant, avec le chauffage allumé et le moteur qui ronronnait, elle tremblait, non pas de froid, mais à cause du champ des possibles, de l’énormité de ce qui l’attendait. Elle savait qu’elle aurait l’enfant d’une personne qu’elle n’avait aimée que quelques mois. Malgré sa douleur et son chagrin, elle avait le sentiment que c’était précisément ce qu’elle avait toujours voulu — que sa vie change d’une manière qu’elle n’aurait pas pu prévoir. Elle adressa un adieu silencieux à la famille de Tug et démarra vers l’avenir, vers l’inconnu.
1. To tug, en anglais, signifie « tirer ».