Avec l’automne, la vie professionnelle de Mitch s’installa dans une routine qui était sinon tranquille, du moins confortablement organisée. Les séances de thérapie de groupe avaient lieu les lundi, mercredi et vendredi, le mardi et le jeudi étant consacrés à la paperasse et aux séances individuelles. C’étaient justement ces rendez-vous en face à face qui lui faisaient le plus peur. Avec une seule autre personne dans la pièce, la pauvreté de l’équation lui paraissait dangereuse et potentiellement explosive : des yeux qui soit fuyaient les siens, soit le transperçaient avec douleur ou colère. C’était trop intense. Afin de réduire le nombre de ces séances, il se portait volontaire pour toutes les tâches administratives possibles et imaginables, depuis les dossiers de subventions jusqu’à la gestion de projet en passant par le bilan des procédures hospitalières. Au déjeuner, il fermait la porte de son bureau et mangeait un sandwich qu’il avait préparé chez lui, en écoutant les émissions de sport à la radio. Avec la saison de hockey qui reprenait, il se laissait inonder par les pronostics et les commentaires, les dispositifs défensifs et les lignes d’attaque, les joueurs retenus et les autres laissés sur le banc, les scandales liés aux paris, les blessures. Parfois il prenait même des notes, s’amusait à retenir ou à écarter des joueurs pour son équipe idéale. Quand les gens frappaient à la porte et entraient, ils le voyaient souvent griffonner et froncer les sourcils d’un air concentré, et il les laissait croire qu’il était plongé dans son travail.
Un week-end, il alla voir Malcolm à Mississauga. Son frère et Cindy vivaient en banlieue, dans une maison désordonnée et bruyante où ils géraient le chaos en l’alimentant constamment. Trois enfants, deux chats et un chien ; des jeux vidéo, des pianos jouets, des télévisions. À leur ménagerie ils venaient d’ajouter un lapin. Il était dans une cage au milieu du salon, caché sous une boîte à mouchoirs vide, et les enfants essayaient de le faire sortir avec des carottes ou du céleri. Une fois, même, déjouant la surveillance des parents, ils utilisèrent un hamburger.
« Je sais que vous aimez beaucoup les hamburgers, mais Boule de Neige, lui, n’aime pas ça, expliqua gentiment Cindy à sa fille en larmes après avoir jeté la viande à la poubelle. Ce n’est pas son truc. »
Malcolm rigolait. « Boule de Neige était à l’école, dit-il à Mitch, mais il est allergique aux néons de la salle de classe ou quelque chose comme ça. Alors on est une sorte de famille d’accueil. De Charybde en Scylla. »
De petit garçon maigre et bon à rien, Malcolm était devenu un homme ventru, aimable, dégarni, avec une moustache et un sourire permanent. Sa présence n’avait pas son pareil pour détendre Mitch. Quand il allait les voir, il se sentait comme une nouvelle pièce rapportée, heureux, discret, mais aimé, sans qu’on exige beaucoup de lui, un peu à l’image du lapin. Qu’importe s’il dormait sur le canapé, si, quand il se réveillait le matin avec une sensation de brûlure dans la jambe, il trouvait un Transformer coincé sous sa cuisse, ou si Emily, la plus jeune, lui vomissait dessus dans le jardin après avoir joué à chat un peu trop violemment. Les enfants le tapaient, le faisaient participer à leurs jeux et le laissaient tranquille quand il disait qu’il était fatigué. Dans cette maison sale et hystérique, il pouvait se fondre, oublier jusqu’à lui-même, comme nulle part ailleurs.
Il ne comprenait pas comment Malcolm avait réussi à devenir un aussi bon père sans avoir de modèle, ni comment Cindy et lui arrivaient encore à rire de leurs blagues et à s’engueuler joyeusement pour savoir qui devait faire la cuisine ou la vaisselle. Malcolm n’était pas un ingénieur brillant. Il avait atteint un certain niveau mais cela faisait des années qu’il n’avait pas eu de promotion. Il n’était pas non plus très bon cuisinier, ni particulièrement drôle, ni même si bosseur que ça. Cindy lui reprochait d’être mal organisé, nul en bricolage et peu doué avec l’argent. Il n’était pas très fort pour demander à Mitch comment ça allait. Son seul et unique don, depuis l’enfance, était ce qu’on pouvait rêver de mieux, un don qui l’avait entouré toute sa vie, élastique, spacieux, capable d’inclure sa femme, leur famille, leur maison et même, quand il était là, son frère : il avait le don d’être heureux.
Pour Mitch, c’était toujours un choc, lorsqu’il quittait ces confins surpeuplés, de retrouver son appartement calme à Westmount. Il entendait ses voisins du dessous, un couple d’hommes, qui recevaient des amis et riaient aux éclats avec eux.
L’avenir qu’il voyait était sans couleur, sans bruit. Désespérément calme. Il passait ses nuits éveillé, incapable de conjurer le silence qui s’était emparé de sa vie.
Et donc il était seul. Pour combattre cette solitude, il ne disposait que de quelques armes : son travail, ses rares amis et, de plus en plus, Grace et Sarah. Octobre céda la place à novembre, et Mitch continuait de les aider du mieux qu’il pouvait. Grace s’était fait retirer son plâtre, elle marchait de nouveau, mais elle grimaçait parfois de douleur et une raideur persistait, dans ses gestes et ses épaules un peu voûtées, qui la faisait paraître plus âgée qu’elle n’était. Quatre jours par semaine, elle allait à la rééducation et rentrait épuisée, au bord des larmes, alors que, comme elle l’expliqua à Mitch, elle passait le plus clair de la séance allongée, la kiné lui poussant les jambes dans une direction, puis dans l’autre, pour travailler sa mobilité. « On ne penserait pas, mais ça fait vraiment mal, dit-elle. Quand c’est terminé, j’ai envie d’étrangler cette pauvre fille qui essaie juste de m’aider. C’est comme le jour où Sarah est née et que j’ai dit aux médecins que je les détestais.
— Tu détestais les médecins ? demanda Sarah. Pourquoi ? »
Elle était dans la pièce d’à côté mais, comme les enfants intelligents, elle avait l’habitude d’écouter attentivement quand il ne fallait pas.
Grace fit la grimace. « Je ne les détestais pas pour de vrai. Je croyais que je les détestais. »
Sarah entra alors dans la cuisine, où Grace et Mitch étaient assis à la table. Le front plissé d’inquiétude, elle tenait du bout des doigts un dessin. « Parce que tu as eu mal quand je suis née ?
— J’ai eu un peu mal au début, répondit prudemment Grace. Mais après, non. Et ensuite tu es sortie, et j’étais folle de joie. »
Elle l’attira à elle et l’enveloppa de ses bras. Sarah passa les siens autour de la taille de sa mère, et Mitch vit Grace serrer les dents de douleur. Elle déposa un baiser sur le front de Sarah et dit : « Allez, retourne à ton dessin. Tu n’as pas des devoirs à faire ?
— J’ai terminé. »
Sur ce, Sarah quitta la cuisine, ses inquiétudes apparemment dissipées.
Mitch apporta à Grace un verre d’eau et deux cachets de paracétamol ; il la connaissait suffisamment bien pour savoir quand elle en avait besoin. Sur son visage se lisait une lassitude nouvelle, comme si sa tête pesait trop lourd pour son cou, et son regard se fit vague, nébuleux.
« Merci », dit-elle.
Maintenant qu’elle avait presque recouvré son autonomie, Mitch venait moins souvent. Mais il continuait de faire quelques courses, ajoutait leurs commissions hebdomadaires aux siennes, passait changer une ampoule, sortir les poubelles, réparer la tringle de la douche, autant de tâches que Grace ne pouvait toujours pas exécuter. Il s’était habitué à ce que ces activités donnent une forme et un but à ses journées, et il attendait avec impatience le bonjour joyeux de Sarah et ses discussions avec Grace. Il ne savait plus trop s’il aidait ou s’il était aidé, ni même si cette distinction avait une importance quelconque. Ensemble, Grace et lui étaient détendus, puisqu’ils étaient passés à une amitié concrète, paisible. Elle finirait bien par ne plus avoir besoin de son aide, et il ne savait absolument pas s’ils continueraient de se fréquenter.
Un jour, alors qu’il sortait de chez elle, il croisa Azra dans l’escalier. La dernière fois qu’il l’avait vue remontait à la mi-septembre, quand Grace était alitée.
« Salut ! » dit-il avant de lui donner une brève accolade. En se détachant, il nota qu’elle avait une mine plus perplexe que chaleureuse.
« Salut, répondit-elle. Qu’est-ce que tu fais là ?
— Comment ça ? »
Elle semblait nerveuse. « Non, rien... Tu l’aides toujours ? C’est gentil. » Le rattrapage était médiocre. Manifestement, elle considérait sa présence aussi inattendue qu’étrange.
« Oh, mais pas tout le temps, dit-il maladroitement, en se demandant pourquoi il se comportait comme s’il devait en avoir honte. Grace ne t’en a pas parlé ?
— Non, elle ne m’en a pas parlé. »
Ils digérèrent tous deux le sous-entendu de cette remarque. La seule chose que Mitch trouva pour abréger ce silence gênant fut de dire qu’il devait y aller.
De retour chez lui, il décida de ne plus téléphoner à Grace et de ne plus lui rendre visite, sauf si elle le lui demandait expressément. Il se sentait honteux sans savoir pourquoi. Devait-il s’en vouloir d’avoir été là à un moment difficile ?
Mais il ne réussit pas à tenir sa résolution. Il aimait passer du temps en compagnie de Grace et de sa fille, et il s’entendait bien avec Grace. Il n’y avait aucune raison, se dit-il, pour qu’ils ne soient pas amis. Le week-end suivant, il lui téléphona pour lui proposer plusieurs idées de sortie. C’était ce que Martine aurait attendu de lui : une exposition au musée, ou un nouveau film pour enfants, ou une leçon de cerf-volant. Il avait préalablement étudié les possibilités.
Grace parut touchée, intriguée aussi. « Ça me paraît assez ambitieux. Tu sais, on est plutôt casanières. Flemmardes. Parfois, on va au parc. »
Il fut décontenancé. « Mais qu’est-ce que vous faites en général le week-end, alors ? Ou du moins qu’est-ce que vous faisiez avant l’accident ? »
Tous les enfants qu’il connaissait — y compris sa nièce et ses neveux — se voyaient proposer une multitude d’activités et de goûters le samedi et le dimanche. Ils commençaient à faire du sport avant d’avoir cinq ans, et à peine savaient-ils marcher que leurs vies étaient remplies de leçons de musique et de cours de dessin. Que Grace aille à rebours de la tendance générale à ce point, cela ne lui ressemblait pas vraiment, pensa-t-il. Mais, encore une fois, peut-être qu’il ne la connaissait pas si bien que ça.
« Pas grand-chose, répondit-elle. Pourquoi est-ce que tu ne passerais pas ? »
Alors il passa. Grace était assise sur le canapé, comme elle l’avait fait tout au long de sa convalescence, cernée par un journal aux pages défaites, du courrier qu’elle n’avait pas lu, un mug rempli de thé et un demi-sandwich sur une assiette. Sarah était allongée devant elle, par terre, occupée à faire un puzzle, sa longue chevelure blonde séparée en deux tresses. Dans la cuisine, des gens débattaient à la radio sans que Grace ne semble les écouter.
Elle lui proposa une tasse de thé, un en-cas, un livre — aurait-il dû penser à en apporter un ? Il déclina. Il préféra s’asseoir en face d’elles, dans un fauteuil, avec le cahier principal du Globe and Mail sur les genoux. Il se disait que c’était la scène la plus féminine qu’il ait jamais vue de sa vie. Peut-être que sa mère aurait préféré passer un samedi comme ça, plutôt que de les emmener au parc, Malcolm et lui, et de les voir se mettre des coups de crosse.
L’atmosphère était tellement sereine qu’il fut tout étonné de voir Grace regarder sa fille d’un air soucieux. Il savait qu’elle craignait encore que l’accident ne l’ait marquée psychologiquement. Si c’était le cas, les dégâts étaient discrets et bien dissimulés. Couchée sur le ventre, vêtue d’un jean et d’un sweat-shirt blanc, Sarah balançait ses jambes en l’air. Elle avait troqué son puzzle contre un livre, le menton posé sur ses mains, les yeux si près des pages qu’ils en louchaient presque. Mitch s’attendait à ce que Grace la gronde — sa propre mère l’aurait certainement fait —, mais elle ne dit rien.
« Ça veut dire quoi, “interner” ? » demanda soudain Sarah. De toute évidence, elle lisait un livre d’adulte. Mitch se demanda si c’était raisonnable.
Grace, elle, ne sembla pas étonnée. « Quel est le contexte ?
— La fille a été internée contre son gré et elle est restée sous la surveillance des médecins pendant cinq ans.
— D’accord. Donc si c’était contre son gré, qu’est-ce que ça sous-entend ?
— Que quelqu’un d’autre l’a mise dans un endroit.
— Bien. Et si dans cet endroit il y a des médecins ?
— C’est comme un hôpital ?
— Bravo. Être interné, ça veut dire être placé dans un établissement, souvent un hôpital, quand on ne peut pas se soigner tout seul.
— Mon père a été interné. »
Mitch leva les yeux. C’était la première fois qu’il entendait parler du père.
« Non, Sarah. Il n’a jamais été interné.
— Mais il était malade.
— C’est exact. Il était malade, et il est mort.
— Dans un hôpital.
— Dans un... Ah, je vois ce que tu veux dire. »
Grace parlait avec beaucoup de calme. Si le sujet la bouleversait, elle n’en montrait rien. « D’habitude, quand on se fait interner, c’est dans un établissement psychiatrique ou dans une prison, quelque chose comme ça.
— Et mon père n’était pas là-dedans.
— Non, ma chérie. Il n’était pas là-dedans. »
Sarah se replongea dans sa lecture. Sa mère leva les yeux et son regard glissa sur Mitch. Il lui connaissait cette expression : en partie culpabilité, en partie souffrance, en partie quelque chose de non identifiable. Comme si elle écoutait une voix intérieure, un appel que personne d’autre ne pouvait entendre.
Quelques minutes plus tard, lassée de son livre, Sarah demanda à Mitch de jouer avec elle. Flatté, il s’agenouilla, mais la petite fille secoua la tête et l’emmena dans sa chambre. Lui tenant la main, elle lui en fit faire le tour et lui expliqua tout avec force détails : ses poupées, ses livres d’école, ses vêtements d’hiver, ses vêtements d’été. Elle possédait une collection de coquillages rapportés d’un séjour à l’Île-du-Prince-Édouard, et une autre de barrettes qu’elle avait amassées, lui dit-elle sur un ton très sérieux, « toute sa vie ». Elle lui montra une tirelire et lui demanda de deviner combien elle pesait.
« Elle est lourde, répondit-il. Peut-être trois kilos.
— Il y a plein d’argent là-dedans, dit-elle gaiement. J’économise pour les mauvais jours.
— C’est très sage de ta part.
— Je suis mûre pour mon âge. Ma maîtresse l’a dit à Grace. Je n’étais pas censée entendre, mais j’ai entendu. »
C’était de l’affectation, il le savait, que d’appeler sa mère par son prénom, pour lui dire qu’elle était une grande fille. S’agissait-il de séduction enfantine ? Cela le mit mal à l’aise. Sa nièce, Emily, était un garçon manqué, et ses neveux étaient des brutes qui ne s’intéressaient qu’au hockey et au catch. Avec ces trois-là, pour les lancer, il suffisait de faire semblant de leur donner un coup de poing dans le ventre. C’était comme jouer avec des chiots, tout en éclats de rire et en bousculades. Sarah, elle, était un animal très différent.
« Viens voir, dit-elle. Regarde ça. »
Juchée sur la pointe des pieds, elle sortit d’une étagère une boîte à chaussures, puis s’assit sur son lit et la posa sur ses genoux. Il s’installa à côté d’elle. Elle ouvrit la boîte avec un geste solennel qui montrait clairement que c’était l’objet le plus important de la chambre.
« Qu’est-ce que c’est ?
— Ça, chuchota-t-elle, c’est les mauvais jours. »
De prime abord, il ne vit pas de quoi il s’agissait. On aurait dit une boîte remplie de terre et de déchets, avec quelques enveloppes et de minuscules objets ratatinés, emballés dans des Kleenex.
Elle sortit les objets un par un et les plaça dans la main de Mitch. « Ici, ce sont des graines de myosotis. Là, des graines de pâquerettes. Ça, un bulbe de tulipe, et ça c’est un iris. Ça, c’est un freesia, et ça, une clématite.
— Mais dis-moi, c’est un vrai jardin que tu as là-dedans.
— Non, ce sont juste des graines et des bulbes, répondit-elle, impatiente. Je mets de côté mon argent de poche et je les achète sur catalogue. Au printemps prochain, on les plantera derrière la maison. On devait le faire l’année dernière mais je n’avais pas encore assez d’argent. Depuis mon anniversaire, j’ai ce qu’il faut. Et j’en ai encore à la banque. L’été, on pourra avoir des plantes vivantes. »
Les mains de Mitch débordaient de bulbes et d’enveloppes. Sarah posa la boîte sur les cuisses de Mitch et il commença à les remettre soigneusement à l’intérieur.
Là-dessus, la petite fille bondit du lit et ouvrit un album photos. « Voilà à quoi ça va ressembler, dit-elle dans un murmure théâtral. Le jardin secret. »
Il n’y avait pas de photos, mais des pages découpées dans des revues, des dessins sur du papier cartonné, des collages, des catalogues de graines avec les prix entourés. Chaque page était une explosion de jaune, de violet et de rose. Sarah connaissait tous les noms par cœur ; elle voulait mettre les pâquerettes à côté des iris et des jonquilles. Ce jardin, elle l’avait agencé mille fois dans sa tête, expliqua-t-elle en tournant les pages pour lui.
« Pourquoi est-ce que tu t’intéresses tant aux fleurs ? »
Elle pencha la tête sur le côté. Il crut qu’elle envisageait sérieusement de répondre, mais il s’avéra qu’elle préféra ne pas entendre sa question. Après avoir feuilleté tout l’album, elle le posa, reprit la boîte à chaussures des mains de Mitch et la rangea délicatement sur l’étagère.
Puis elle revint vers le lit et se blottit contre le mur, avec un oreiller sur les jambes. « Voilà l’histoire, dit-elle. C’est l’histoire d’une petite fille, et ses parents meurent, et elle doit partir vivre dans une grande maison qui appartient à son oncle. Mais il n’est pas là. Elle trouve la clé qui permet d’entrer dans un jardin secret derrière la maison ; elle ouvre et refait pousser toutes les fleurs. Là, il y a un garçon infirme qui s’appelle Colin. Elle le fait sortir du jardin et il apprend à marcher, et puis l’oncle revient et tout le monde est content grâce au jardin.
— C’est pour ça que tu veux un jardin, toi aussi ? »
Sarah haussa les épaules. « C’est juste une idée qui m’est venue. »
Elle sortait ce genre de phrases, ces expressions d’adulte dites avec un haussement d’épaules, tellement décalées pour son âge. Mitch mettait ça sur le compte de ses lectures. Mais cela lui donnait une étrangeté qui, malgré sa tête de blondinette mignonne et son intelligence criante, n’était pas à proprement parler charmante. Elle et Grace étaient un peu cérébrales, elles semblaient former un cercle fermé, protégé du reste du monde. Un jardin secret. Mitch aurait voulu les sortir de l’appartement pour leur faire voir le monde, les faire rire et courir dans tous les sens. Les aider à être plus désordonnées. Plus bêtes.
« Attention ! » s’écria-t-il en attrapant l’oreiller sur les genoux de Sarah.
Elle rigola et tendit les bras pour le reprendre. « Rends-le-moi !
— Il va falloir que tu viennes le chercher », dit-il, brandissant l’oreiller encore plus haut.
Elle faisait des bonds sur son lit, tournait autour de Mitch, poussait des cris de joie et d’excitation. Les graines et les bulbes étaient oubliés. Finalement, elle se hissa sur les cuisses de Mitch. Il la laissa reprendre l’oreiller et lui taper sur la tête avec.
« Oh, tu m’as eu ! dit-il. Tu es trop rapide.
— C’est vrai, fit-elle modestement avant de sourire. Je suis extrêmement rapide. »
Elle sauta du lit et disparut de la chambre en courant.
Environ une heure plus tard, emmitouflés dans des blousons et des bonnets, ils se rendirent au parc. Sarah tomba presque aussitôt sur une de ses amies et l’accompagna aux balançoires. Mais au lieu de jouer, elles s’assirent et se lancèrent dans une grande discussion.
Les mains fourrées dans les poches, Grace les regardait. « Elles sont déjà adolescentes à dix ans, dit-elle. Pauvre de moi. »
L’autre mère, une jeune femme aux longs cheveux frisés qui portait de grandes boucles d’oreilles, acquiesça vigoureusement. « Et ça va être de pire en pire. Elle me demande du maquillage.
— Oh non. »
Les deux femmes conversèrent, échangeant leurs sombres pronostics quant à l’avenir, tandis que leurs filles bavardaient à moins de quinze mètres de là. Le vent se leva. Mitch regardait avec envie un groupe de types qui jouaient au Frisbee à l’autre bout du parc. Il ne voyait pas du tout pourquoi cette discussion statique devait avoir lieu en plein air. Les femmes, pensa-t-il.
Toutes les autres personnes présentes dans le parc bougeaient : les gens qui lançaient des bâtons à leurs chiens, les bambins qui couraient en tous sens, poursuivis par leurs parents, et les couples d’amoureux, la main dans la poche arrière de l’autre. Un groupe péruvien déballait ses flûtes et ses tambours. Malgré les nuages, l’ambiance était festive et joyeuse.
Une jeune femme extrêmement belle arriva. Elle était habillée légèrement, avec un jean et un chandail, sans bonnet, et sa longue chevelure blonde flottait autour d’elle comme un drapeau. Ses bottes à hauts talons rendaient sa démarche chaloupée, sensuelle. Au moment de les croiser, elle jeta un coup d’œil dans leur direction. Mitch n’en fit pas cas, sinon pour remarquer sa beauté. Mais elle fit demi-tour et revint vers eux. Mitch se passa aussitôt la main dans les cheveux. De toute évidence, ce n’était pas lui qu’elle regardait — il aurait pu être son père — mais elle était indéniablement intriguée.
La jeune femme observait Grace. Lorsqu’elle se rapprocha, Mitch se dit qu’il la connaissait, mais c’était tellement lointain qu’il aurait été incapable de dire où il l’avait vue. Grace la remarqua à peine. Elle l’aperçut, hésita une seconde, puis se tourna de nouveau vers son amie. Elles parlaient de la meilleure méthode pour inciter les enfants difficiles à goûter de nouveaux aliments.
« J’essaie de lui dire que c’est bon pour elle, expliquait Grace, mais elle ne veut rien entendre. »
La jeune femme les dépassa, sans dissimuler sa curiosité, puis elle traversa la rue et disparut.
Ils repartirent en direction de l’appartement.
« Dieu que c’est bon de pouvoir marcher », dit Grace avec un sourire. Elle étira ses bras de chaque côté, savourant sa santé recouvrée. Sa posture contrainte se déployait, ses épaules se redressaient, et le vent avait rosi ses joues. Dans les cernes qu’elle avait sous les yeux, dans sa manière de faire attention quand elle descendait du trottoir, Mitch percevait encore le souvenir de la douleur, qui nuançait le bonheur de Grace, lui donnait un poids, une forme. Elle et Sarah se tenaient par la main.
Ses pensées glissèrent vers Martine et Mathieu, puis, à contrecœur, vers Thomasie. Il avait fait de son mieux pour ne plus penser à eux, et tout le temps passé avec Grace et Sarah l’y avait aidé. Mais bien entendu ils étaient toujours là, soldats vigilants qui resteraient indéfiniment au garde-à-vous dans un coin de sa tête. Il se dit, en voyant Sarah, que la vie que lui donnait Grace, malgré les turbulences récentes et l’absence de père, était belle et protégée, et il lui fut impossible de ne pas la comparer aux existences blêmes et difficiles d’autres personnes qu’il avait connues, qu’il avait abandonnées ou qui l’avaient abandonné.
Toutes ces présences et ces absences. Un enfant arrive sur la terre. Un enfant quitte la terre. Il se sentait lourd de responsabilités et de regrets.
Parfois, il se haïssait simplement parce qu’il était en vie quand d’autres ne l’étaient plus, et il voulait effacer le souvenir de tous les patients qu’il avait eus, de tous les problèmes qu’il avait causés, ou dont il avait entendu parler, ou qu’il n’avait pas su régler. À d’autres moments, il se disait qu’il n’oublierait jamais toutes ces choses-là, qu’il était important de ne pas les oublier, que c’était peut-être la mission la plus importante de sa vie. Témoigner de la souffrance des autres, c’est le moins qu’on puisse faire en ce bas monde. C’est comme ça que l’on sait que, quand notre tour viendra, quelqu’un sera là pour nous.
Sarah était en train de raconter à sa mère l’histoire d’un magicien qui parcourait le monde en volant, qui arrêtait les cascades et faisait pousser les arbres. L’avait-elle lue dans un livre, vue dans un film, ou inventée ? Mitch n’en avait pas la moindre idée. Sarah était une petite fille à l’imagination fertile, qui n’avait pas l’air de toujours distinguer la réalité de la fiction. Peut-être que, sur ce point, sa mère se montrait un peu trop indulgente.
De retour à l’appartement, Grace commanda une pizza et demanda à Mitch s’il voulait rester. Il fit signe que non. Sarah était partie dans sa chambre.
Ils se retrouvèrent tous les deux seuls. Ils avaient beau avoir passé un grand nombre d’heures ensemble au cours des derniers mois, ce jour-là c’était différent, plus malaisé. Sans doute parce qu’il n’était pas venu pour aider — il était venu tout court. Que ce fût dans l’appartement ou au parc, il s’était senti loin d’elles, comme une entité distincte, un parasite. Il en déduisit que la parenthèse avec Grace avait atteint son terme logique ; leurs vies continueraient, sur des chemins différents, comme elles l’avaient déjà fait pendant tant d’années.
Grace s’affairait dans la cuisine, rangeait la vaisselle, essuyait le plan de travail. Elle avait accepté son aide sans rien dire, de bon gré, mais elle l’avait caché à Azra. Elle avait pris ce qui lui était nécessaire et laissé le reste. La seule chose qu’il avait voulue, c’était ne pas avoir honte de ce qu’il faisait, or voilà qu’il avait honte, et par la faute de Grace. Il pestait en silence.
Grace s’en aperçut. Elle se retourna et s’appuya contre le plan de travail en s’essuyant les mains sur un torchon. « Azra m’a dit qu’elle t’avait croisé, l’autre jour.
— Oui, dehors. Je ne savais pas que mes visites étaient un secret, Grace. »
Elle eut la courtoisie de rougir. « Ce n’est pas un secret. » Elle croisa les bras. « C’est juste qu’elle n’a pas compris.
— C’est elle qui m’a demandé de t’aider, au départ.
— Pour prendre le courrier et arroser les plantes. Elle trouvait ça bizarre que tu t’impliques à ce point.
— Ce n’est pas si bizarre, Grace. Enfin si, un peu. Mais pas incroyablement bizarre, sinon je ne l’aurais pas fait.
— Je sais, dit-elle. Évidemment. Mais Azra s’inquiète pour moi dès qu’il s’agit des hommes. Elle pense que je vis déjà assez dans le passé comme ça.
— À cause du père de Sarah, j’imagine ? »
La même expression lointaine ombra son visage.
« Ne me dis pas que c’est une longue histoire », ajouta Mitch.
Elle rit. « Pas si longue que ça. Je me suis complètement emballée quand je l’ai rencontré. Je voulais connaître ça, peu importe si c’était vrai ou non. Le sentiment de se donner corps et âme. De ne pas regarder en arrière.
— Et ensuite quoi ? »
Elle avait les larmes aux yeux. « Aujourd’hui je me rappelle à peine son visage. Ça me rend triste. »
De sa main droite, il serra la main gauche de Grace, en une sorte de geste inversé, secret. « Je suis désolé », dit-il.
Elle hocha la tête et retira sa main, dont la chaleur s’attarda une fraction de seconde sur la paume de Mitch. « Tu devrais peut-être venir un peu moins.
— D’accord », dit-il. Puis : « C’est fini ? »
Elle ne répondit pas. Ils restèrent plantés là, dans la cuisine. Ça avait été une drôle de collision, cette parenthèse qu’ils avaient vécue ensemble. Il se demanda quand, et si, ils se reverraient. Le mot adieu lui parut trop définitif, alors il ne le dit pas, et elle non plus.
Les nuits suivantes, Mitch perdit le sommeil. Il regardait des vieux films en pleine nuit, passait des heures devant la chaîne météo. Il allait au travail et dirigeait les séances de thérapie de groupe en mode autopilote ; il écoutait attentivement les histoires des patients, puis les oubliait aussitôt. Au moment de mettre ses notes au propre, il ne se rappelait plus grand-chose de leurs propos, et ses observations griffonnées lui semblaient être les réflexions d’un inconnu. Il ne téléphonait à personne. Il courait huit kilomètres chaque jour ; sa peau se gorgeait de chaleur face au froid de plus en plus rigoureux. En novembre, une tempête enferma les arbres nus dans une cage de glace, et Mitch sentit craquer sous ses pieds le sel jeté sur les trottoirs. Les Habs perdirent face aux Maple Leafs. Ses choix d’équipe idéale étaient désastreux.
Il ne se mit pas à boire ; il ne manquait pas un jour de travail. Il n’était même pas certain que les autres puissent percevoir sa paralysie intérieure, l’aspect mécanique de son implication dans sa propre vie.
Arriva un moment où, d’abord sans le remarquer, il dormit de nouveau. Le jogging aidait, de même que le travail. Il n’aurait pas dit que son moral, faute d’avoir autre chose à faire, remontait ; il n’aurait pas voulu l’admettre. Il aurait dit qu’il était issu d’une famille dont chaque membre possédait un don. Celui de sa mère ? S’occuper de ses enfants. Celui de Malcolm ? Être heureux. Le sien ? Savoir tourner la page.
Lorsque la carte arriva au courrier, une enveloppe blanche épaisse et un timbre en forme de sapin de Noël, il reconnut l’écriture de Grace avec un mélange de plaisir, de culpabilité et de regret. Elle avait toujours adoré les jours fériés, sans exception — elle offrait des cadeaux à la Saint-Valentin, à Pâques, et même le jour du Souvenir —, et Noël plus qu’aucun autre. Elle commençait ses achats en septembre et entassait les cadeaux sous son lit. En y repensant ce jour-là, Mitch sourit. Tout va bien pour nous, disait la carte. Merci encore pour ton aide cette année. Embrasse ta famille. Grace et Sarah. La carte était une photo d’elles deux en pull rouge, une tête blonde et une brune souriant devant l’objectif. Les yeux de Grace étaient ridés et fatigués, mais elle paraissait moins éreintée ; les bras sur les épaules de sa fille, elle avait l’air à la fois déterminée et amusée.
Embrasse ta famille, relut Mitch.
Il lui téléphona. En décrochant, elle avait la voix essoufflée.
« Oh, Mitch ! s’écria-t-elle. C’est toujours une période de l’année complètement dingue, non ? »
C’était l’avant-veille de Noël. Mitch avait une semaine de congé devant lui, il fêterait Noël chez Malcolm et rentrerait le lendemain. En ce qui le concernait, la période n’avait rien de particulièrement frénétique, mais il savait que pour d’autres elle l’était.
« Merci pour la carte, dit-il. Comment ça va ?
— On fait aller. On part demain pour Vancouver. Je ne sais pas ce qui m’a pris de vouloir faire un voyage. Sur le coup, l’idée paraissait bonne.
— Ce sera agréable, à Vancouver. Il fera bon.
— Je suis sûre que ce sera génial une fois qu’on y sera. Mais j’ai quinze mille choses à acheter avant de partir, et pas de baby-sitter pour Sarah. La folie habituelle. »
Mitch hésita, une petite seconde. « Je peux dépanner ? »
Il crut que sa question allait susciter de la gêne, mais Grace sauta sur l’occasion.
« Ce serait fabuleux, dit-elle. Tu peux passer nous prendre dans une heure ? Ah oui, au fait, ma voiture a des pépins. Tu vois un peu le genre de vacances ?
— C’est comme si j’y étais. »
Il enfila son manteau, attrapa son portefeuille et ses clés, puis éteignit les lumières. Il se surprit à fredonner. Il aurait pu prendre le temps de ranger son appartement avant de partir, mais ce n’était pas nécessaire. Tout était déjà en ordre. Il n’avait strictement rien à préparer.
Il les conduisit dans le centre, en prenant la rue Sainte-Catherine pour que Sarah voie les décorations de Noël chez Ogilvy’s, et se gara dans un parking du boulevard de Maisonneuve. Dehors, l’air hivernal leur mordit les joues et le nez. Ils entrèrent par la façade d’église en pierre des Promenades Cathédrale, puis prirent les longs escalators qui descendaient vers la ville souterraine. Les boutiques illuminées de néons s’étiraient indéfiniment, toutes grouillantes de monde, dans une atmosphère chaude et confinée. Chaque magasin diffusait un chant de Noël différent, à plein volume. Noël arrive, chantaient sans entrain les Payolas, l’année a été longue. Des groupes de jeunes en vadrouille se bousculaient autour des kiosques. L’un d’eux, un garçon, faillit renverser Sarah, et quand Mitch lui hurla dessus, il fila aussitôt en marmonnant. « C’est bon, dit Grace, laisse tomber. »
Sarah fendait la foule, manteau ouvert, montrant du doigt les décorations, les arbres étincelants, le bonhomme de neige automate qui bougeait les bras et hochait la tête, les enfants qui faisaient la queue pour voir le Père Noël. Au bout d’un moment, elle commença à être grognon, et Mitch l’emmena manger une glace pendant que Grace cavalait pour faire ses achats.
« Comment tu le trouves ? » demanda-t-elle à Mitch lorsqu’elle revint avec un pull pour son oncle. Mitch soupçonnait que ce dernier préférerait ne pas recevoir de pull, mais il n’en dit rien. Il sentait un mal de tête se profiler et était plus sensible à la fatigue de Sarah — elle était penchée sur le côté et traînait sa cuiller en plastique dans une flaque de sauce au chocolat — qu’aux angoisses de Grace concernant le cadeau idéal.
« Écoute », dit-elle en repliant le pull dans le sac. Elle s’assit face à lui et enlaça Sarah, qui se blottit contre elle. « Je suis désolée pour la manière dont on s’est quittés la dernière fois.
— Tout va bien, Grace. Tu avais raison. C’était bizarre. »
Elle lui sourit. Son manteau était ouvert. Dessous, elle avait un jean et un vieux sweat-shirt McGill. Ses mouvements étaient toujours lents, elle marchait d’un pas hésitant, comme si elle portait des talons hauts au lieu de ses bottes fourrées à semelles en caoutchouc. Pourtant, malgré cette apparence de fragilité persistante, elle avait l’air en forme. Ses yeux brillaient, ses joues rougissaient, et ses longs cheveux tombaient en vagues soyeuses sur ses épaules.
« Comment tu vas, alors ? dit-elle.
— Je vais bien.
— Tu passes Noël à Mississauga ?
— Oui. Il faut que j’enseigne de nouvelles mauvaises habitudes pour 2007 aux gamins de Malcolm. »
Grace inclina la tête sur le côté. « Je suis contente pour toi. Je trouve que tu es trop souvent seul. »
Il ne réagit pas.
« J’ai l’impression que je ne t’ai jamais assez remercié de m’avoir aidée.
— Tu m’as remercié plus qu’il ne faut. »
Lorsqu’ils ressortirent du centre commercial, le jour avait disparu et les lampadaires faisaient scintiller les trottoirs verglacés. Ils se dépêchèrent de regagner la voiture, le dos voûté contre le froid, Grace et Mitch chargés de cadeaux dont ils remplirent le coffre. Il mit le chauffage au maximum. Sarah s’endormit sur la banquette arrière en quelques secondes, sa figure presque dissimulée sous le bonnet et la capuche.
Il prit la rue Sherbrooke vers l’ouest, vers le quartier de Grace. Au-delà du campus de l’université McGill, la silhouette arrondie de la montagne surplombait l’horizon avec sa croix illuminée. Grace alluma l’autoradio, trouva une station de musique classique, et les douces notes d’un concerto pour piano emplirent la voiture. Ils ne parlaient pas. Grace regardait à travers la vitre embuée. Telle une enfant, elle ôta un de ses gants et, du bout du doigt, traça quelques lettres illisibles, avant de les effacer avec le dos de sa main et de remettre son gant. Surpris par son silence, qui jurait tant avec son état surexcité au centre commercial, Mitch n’arrêtait pas de détacher les yeux de la route pour la regarder. Elle aussi devait être exténuée. Attiré par ce corps à la fois fort et mince assis sur le siège passager, par le bonnet bordeaux et les cheveux foncés qui s’en échappaient, il se sentit frémir d’une énergie inhabituelle. Elle lui avait manqué.
Dix minutes plus tard, il ralentit devant l’immeuble de Grace et se gara. Sarah dormait toujours à l’arrière.
Grace se frotta les yeux et se tourna vers lui. « Tu m’as sauvé la vie aujourd’hui. Merci infiniment.
— Ce n’était rien.
— Non, ce n’était pas rien. »
Elle se pencha et l’embrassa sur la joue. Un baiser d’ex-femme, amical, asexué.
Et pourtant, quelque chose dans ce baiser le submergea et il se retrouva à lui prendre la main, avec leurs doigts gantés qui s’entrecroisaient. Il pouvait tout juste sentir le contour de sa main sous le cuir et la laine, ses muscles, sa chaleur. « Je suis content que tu ailles mieux », dit-il.
Grace hocha la tête. Dans la pénombre de la voiture, son regard était à la fois grave et tendre. Quoi qu’elle eût décelé dans la voix de Mitch, elle dut y être sensible, car elle serra fort sa main. Elle semblait savoir exactement ce dont il avait besoin, et Mitch n’arrivait pas à comprendre par quelle magie elle y parvenait, à moins qu’il s’agît là de son don à elle. Elle sortit de la voiture et prit sa fille dans ses bras. Mitch ouvrit le coffre, déchargea les nombreux cadeaux et resta là, à attendre, sur le trottoir, les gants cisaillés par les poignées des sacs.
Dans l’obscurité de l’hiver, elle lui sourit et l’invita chez elle.