Éployée sur le vieux chêne d’une table, j’en avais toute une trâlée. « Mais tu n’avais pas mis un plastique en dessous ! » C’était ma pointilleuse mère qui ne manquait jamais de surgir.
Je me souviens. Donc encombrant la table de Môman — au fond d’une souillarde ! — toute une trâlée de photos sur ce pays de terre et d’eau. L’alliance de mots semble faire fi de mes prétentions du moment. De trâlées, ici, on connaîtrait plutôt celles de saloperies. Et surtout, de gosses. Je crois me rappeler que trâlée descendrait d’un vieux mot — la traille — qui désignait un filet de pêche. Ce qui me ramène à mon sujet : mes photos. Sur la berge d’un étier, des joncs courbes et brisés ont fulguré des poissons-volants. Là, un agneau se désaltère dans le miroir d’une onde claire. J’ai renversé le cliché cul sur tête. Mais où est le reflet et où se trouve maintenant la bête ? Sur la table précieuse, mes photos commencent à rebiquer aux angles après une journée estivale de séchage. Je les ai tirées dans la nuit.
— Honoré n’est pas bien ! Lucile vient de nous faire prévenir par Nan-nand ! Je saute au Plessis !
C’est mon père qui vient d’entrer brutalement par la porte de derrière.
Honoré et nous, les Milcent, ça a toujours été une vieille histoire d’affaires et d’affection, un entrelacs de soutiens réciproques. Je te fais ci, tu me fais ça. Jusqu’à s’être enfin rendus bien inutiles les uns aux autres. Et finir par se voir juste pour se voir. Les Milcent : on a hérité d’un patronyme à l’effectif aussi pléthorique que les hordes de rats musqués colonisant ces lieux. Pour nous distinguer des Milcent-goret et des Milcent-la moule, nous sommes les Milcent-les sous ! Un patronyme que, à défaut de le pouvoir gommer, mon père n’a eu de cesse de le vouloir auréoler en lui adjoignant un titre, quelque chose comme « maître », « docteur » ou « professeur ». C’est le premier qu’il a réussi à décrocher.
Je ramasse ma trâlée de photos. Honoré les verra-t-il un jour ? Je pars. Mon père est déjà rendu. De Saint-Philibert à Sertaine, la route tire un trait tout droit sur le vieux socle primaire qui affleure ici et lève le nez vers l’écharpe verte de la Dune, là-bas. Entre cet éperon et l’écharpe, une terre emmaillée comme un filet, lacérée, couturée, craquelée et dont le couchant va allumer le vif-argent des fossés et redessiner le modeste bossuage : le Marais. Enfin le Plessis-Mingot, acagnardé sous ses tilleuls et ses marronniers. Ici, on parle souvent de l’étale de la marée. Moi, j’appliquerais bien le mot à cette demeure. Malgré son étage, elle est posée au sol, y prend ses aises, s’ébouse comme une poire molle, s’élargit avec nonchalance, s’arrondit lascivement aux angles et s’appuie sur des jambes de force que festonnent de belles bouillées d’hortensias bleus. À la verticalité conquérante du 18ème siècle surmontée de gâbles et de pinacles ostentatoires, le Plessis-Mingot oppose son horizontalité sereine et jouisseuse. Hédoniste : c’est tout Honoré, ça ! L’entrée du logis, maintenant : double porte de guingois surmontée d’une imposte. Jambages de pierres blondes comme des pains de ménage : le calcaire voisin de Sertaine. La boucharde d’un tailleur y a laissé une date : 1743. Et ce qui semblerait être un triangle : la voile d’un navire, peut-être ? Les Mingot étaient des armateurs nantais qui avaient contribué à colorer de noir la toute jeune Amérique. Dans l’église de Saint-Philibert, arborant leurs noms et armoiries, un vitrail qui leur a servi de monnaie d’échange contre un billet de groupe pour voyager en classe-confort dans l’éternité. Ils en avaient bien besoin.
Pas un mois, pas une semaine peut-être, à partir de l’année 60, sans que nous ne vinssions, mes parents, ma sœur et mon frère, faire notre visite chez les Dupuis, au Plessis-Mingot.
***
— Bonjour à la compagnie !
C’est Lucile sur le pied de guerre, depuis une belle heure, mais feignant la surprise, qui nous accueille. Privilège des familiers, nous avons négligé la porte de 1743 et fait le tour par-derrière. Nous sommes à la porte du plein sud, celle qui reste toujours ouverte, sauf un jour de grand vent à dérouler les nœuds.
— Alors je me disais, ils vont pas venir ! poursuit Lucile en tendant la joue.
— On ne vous ferait pas ça, voyons !
Emma, la servante — une fausse servante — ne tarde pas à pointer son long nez.
— Dame ! Je me demandais : c’est-il pas eux qui sont arrivés ?
Et bise que je te rebise ! Sur un bout de joue, près d’un poil qui danse sous l’oreille, dans rien du tout. La bouche ne baise pas, les bras n’embrassent pas. Une sensualité de carême où la répétition tente vainement de racheter des effleurements maladroits et retenus. C’est quatre fois dans ce pays faussement bisou.
— Eh bien, vous avez amené le soleil aujourd’hui ! reprend Lucile.
— Oh ! Il y avait quand même une belle gelée blanche, à matin ! rappelle Emma avec cet air de gravité dont elle ne se départit jamais.
Sagesse profonde ou sensibilité mal étalonnée, le baromètre de ses émotions manque totalement d’amplitude entre le petit bobo et la mort d’homme, une poussée de doryphores dans les patates et l’invasion teutonne. Sur le seuil de la maison, les propos météorologiques constituent le prélude obligé à ces rencontres. La seconde étape de la rencontre, et qui en constituera le corps même du sujet, abordera une question fondamentale : comment va le Monde ? Lequel commence au seuil du Plessis et s’arrête là-bas à la Dune.
Mais voici Honoré qui arrive, traînant la savate et tout nimbé de fumée.
— Ah ! Ils sont venus, ils sont tous là… chantonne-t-il, parodiant Aznavour qui ne cesse de bêler dans le poste en cette année 1963.
Et bise que je te rebise à nouveau avec Pôpa et Môman. Il s’approche de nous et s’enquiert de notre travail scolaire en fourrageant dans nos tignasses.
— Alors elle est rentrée, cette règle d’accord du participe passé à la forme pronominale ?
Mon frère Aubin — mon aîné, mais resté néanmoins avec moi dans le même cours — a le regard fuyant. Je rassure Honoré. Il nous tarde de nous entendre dire que nous pouvons filer dans le jardin. Nous y attend, sous un toit conique, une terrasse ceinte d’un balustre métallique à rinceaux très Art Nouveau. C’est notre passerelle de navire avec son bastingage. Les deux moussaillons s’y appuieront face à la mer immense du Marais. Honoré se tourne vers notre grande sœur à la grande crinière. Va-t-il encore lui demander si elle a fini le troisième mouvement du Quatuor pour cordes en sol mineur de Debussy ? Non ! Il s’extasie devant le nouveau collier d’Héloïse.
Sur le tulle noir bien tendu au-dessus de sa jeune poitrine, une croix de Jésus qui brille, nichée dans un val qui doucement ploie sous le pouce et l’index d’Honoré. Le vide ou la rondeur souple de la chair ? Une chose nous a bien mis en émoi et nous travaille depuis quelque temps : notre sœur aurait des seins ! Bien perceptibles à l’œil nu, comme ces montagnes que, pendant l’été, nous avons vues. Aussi les avons-nous appelés, ses seins : Mont-Blanc et Mont-Dore. Cela manque juste d’un peu de pertinence plastique avec la confusion dans les ères géologiques et la juxtaposition de profils montagneux aussi différents. Mais ces métaphores hardies nous enchantent. Et c’est comme deux sésames inlassablement répétés et annonciateurs de la belle à chaque fois que nous entendons son pas pétillant venant de la pièce voisine. Honoré tient enfin la croix entre ses doigts.
— Dis-moi, elle est très originale avec ses extrémités pattées…
— C’est mérovingien ! répond notre savantissime sœur de quinze ans.
Notre sœur Héloïse. Elle est enchâssée dans l’argenterie, sertie dans la ferraille, caparaçonnée de quincaillerie. C’est la fille aux bijoux : son solitaire — du gros toc, quand même ! — jamais esseulé, le ras-du-cou doublé d’un sautoir, des anneaux olympiques aux oreilles. Et je n’oublie pas les chevilles. Ah ! Les chevilles. Une enfilade de petits cercles — là, on ne peut pas dire colliers ou bracelets — qui, au-dessus des deux tétons pointés de ses chevilles, grimpent sur le mollet comme sur des cous de femmes-girafes. Pour nous, Héloïse est la copine de Babifer dont nous lisons les aventures hebdomadaires dans Bayard, le journal des enfants édité par la Bonne Presse, forcément catholique. Nous appelons donc Héloïse : Miss Fer. « Eh ! Miss Fer ! » De sa planète à elle, elle ne daigne pas condescendre à bien vouloir s’abaisser pour répondre à nos agaceries permanentes. Et elle laisse échapper un « pfffttt » méprisant pour ses deux chieurs de petits frangins inusables.
Enfin le « vous pouvez filer » du maître de céans ! Et Lucile, elle, conclut ces prolégomènes d’un « vous n’allez pas rester à la porte, enfin ! » C’est cet instant capital que choisit Nan-nand pour abandonner son poste — il nous avait évidemment vus du fond du jardin où il ne se tient pas le nez sur sa brouette — et venir saluer les Milcent. Nous avions déjà jailli de nos starting-blocks, mais nous rebroussons chemin. Même pas le sens des convenances. C’est que le pittoresque Nan-nand nous plaît beaucoup. Tout à l’heure, il va certainement encore nous proposer un tour de brouette à toute blinde dans les allées.
Nan-nand. Le redoublement de la syllabe a quelque chose de puéril et fait craindre le pire sur l’état de notre homme. Mais le gratifier de quelque simplesse avinée, il ne faudrait pas même une seule seconde y songer. Non, non ! Nan-nand n’est pas neuneu ! Son sobriquet : rien qu’un hypocoristique de Fernand, purement affectueux. Ou presque. Culotte de velours à grosses côtes d’une couleur qui reste à préciser. Un décamètre de ceinture de flanelle enviroillé autour des reins. Des bottes de dix lieues qui font « pliof » à chaque pas. Ainsi empaqueté va Nan-nand quand il n’assume pas en grande tenue sa première et haute fonction de sacristain. La façade rudement dégrossie de notre dignitaire ecclésial paraissait à priori bien mal appariée avec l’attendue finesse de l’emploi ! Mais par ce service d’église, Nan-nand était parvenu à régir, et même affiné, une nature brouillonne et mal équarrie. Sa nature ressurgit cependant quelquefois au fin fond du jardin du Plessis. Il y a été bombardé jardinier en chef, tenant sous sa coupe une centurie composée de pelles de réforme et d’une « beurouette » déhanchée et geignarde. Peu adepte des vertus de l’huile et de la graisse, il adopte à l’endroit de la brouette déficiente une thérapie basée sur le coup de pied botté assorti d’un juron. Mais un juron euphémique et elliptique : « nom de D…! » Comme si la brutale poussée remontée du tréfonds de notre Fernand tout bouillonnant pilait net des quatre fers à l’aplomb de ses lèvres. Une forme d’autocensure ultime et à l’arrache.
Après avoir salué Nan-nand sur le seuil, le vif du sujet peut désormais se mettre en place dans le salon cependant que nous gagnons enfin notre passerelle.
***
J’arrive enfin au Plessis-Mingot. Ici, je suis un peu chez moi. Mes pas me mènent à la chambre d’Honoré. À la tête du lit où il repose, mon père se tient déjà près de Lucile. La grande Elizabeth Derruyes, aussi. Je m’étonne que René Augizeau — celui que Honoré appelle son « parsonnier de peinture » (il y a là-dedans une vieille idée de camaraderie intellectuelle) — soit déjà arrivé de Saint-Jean. Peut-être était-il de passage avant que ne s’aggrave l’état de son ami ? Ou la prescience de l’inéluctable ? Je tiens embrassée la petite Lucile qui se presse contre moi. Pas de rétention charnelle, cette fois. Un abandon enfin. Une blancheur diaphane dans cette chambre comme une coulée de lait qui l’a enfondue au couchant. De derrière le fût échevelé d’un palmier, face à la double porte que Emma a laissée entrouverte, un rai de soleil gicle tout à coup. Qui tranche le visage d’Honoré. Comme sur mes photos dans la journée. La paupière d’Honoré frémit. Tenterait-il de tourner sa face blême et pourtant étonnamment placide vers cette clarté brutale ? Sa lèvre a un rictus. Lucile est stupéfaite.
— Le contrevent ! murmure-t-elle à Emma.
Un ressort bandé qui se détend de toute la vivacité de ses quatre-vingt-cinq années : la grise Emma court comme « un » souris sur le parquet souffrant. Le volet tiré jette une chape sombre sur le lit. Mais Lucile a déjà lu le visage de son mari.
— Non ! Laisse donc ouvert.
— Dame, c’est pas possible : il s’est revenu à lui ! fait la servante.
L’ombre du jardinier botté traverse soudain la chambre. Il vient de faire son ambassade à Saint-Philibert où tout à l’heure, en venant, je l’ai aperçu à la porte du curé et des bonnes-sœurs.
— Qu’a dit le docteur Blaizeau ? dis-je à mon père (ce n’est pas ma mère qui soigne Honoré, mais elle assure des contre-visites à titre gracieux et amical sans trop égratigner son collègue, histoire de ne pas troubler Honoré)
— Voir le curé Cottereau, me répond-il, d’une moue résignée.
Au travers des longs voiles de tulle, la lumière est à nouveau sur le visage d’Honoré. Par les carreaux, l’ombre portée d’une branche agitée par le vent du soir lui redonne quelque mobilité. Le ballet d’Emma cesse. Plantée toute droite, elle a repris sa place au pied du lit, apointuchant sa bouche qui sans cesse babinote. Sur son tablier, elle joint les mains en un geste coutumier qui tient davantage de la quiète résignation que d’une prière douloureuse. Lucile garde ses yeux attachés aux lèvres de son mari. Sa main est posée sur l’avant-bras de celui-ci. Ce sont les deux mêmes visages que sur le tableau accroché juste au-dessus à la tête du lit.
Autoportrait 1966. Lucile, entre deux âges alors, la main sur l’épaule de son mari assis au chevalet. Elle le regarde. À moins que ce ne soit le tableau qu’elle fixe, mais je ne le crois pas. Son regard semble à la fois effacé et étonnamment tutélaire ; sa présence discrète et néanmoins protectrice. Lui, tout à son œuvre apparemment, paraît possédé par cette présence dans son dos d’une épouse bienveillante. Pareil à l’enfant s’aventurant sur le gué incertain et bouillonnant sous le regard d’un ange (c’est une image désuète — un « cadre » — que je retrouve encore dans la salle à manger d’une de mes tantes de Sertaine). Ou semblable à Dante, l’artiste exalté qu’accompagne Béatrix aux lisières troublantes de la création.
Honoré laisse entendre un long râle rauque. Son visage fléchirait-il à nouveau vers la lumière ?
— Ouvre donc les rideaux ! fait Lucile à Emma.
La lumière crue baigne encore davantage le visage de l’homme. Lucile va poser la main sur le front de celui-ci quand elle voit se crisper les doigts du mourant — un appel ? — et s’ouvrir sa paume moite pour accueillir la sienne. Pendant soixante années communes, Honoré avait-il pu jamais recevoir sans un frémissement tout neuf dont le flux inonderait ses prochaines toiles, le plus ténu murmure des doigts de Lucile ? La vie résiste dans ce dernier sursaut. Honoré se laisse submerger par cette main dans la sienne. Et par cet éclat, venu de la porte du couchant, sur ses yeux clos. Des décennies durant, il n’avait cessé de les remplir des choses de la Création. Je mesure alors combien cette obsession de la lumière a toujours habité Honoré bien au-delà de ses toiles, au tréfonds de lui-même et aux confins de la conscience à l’ultime instant. Et maintenant il lui semble, si près d’être à jamais dépossédé de ces choses, les sentir encore plus fortement. Parce que la lumière qui les avait jadis auréolées, parce que la petite main qui les lui avait tant de fois désignées entrent maintenant en lui comme une marée infinie. Cette lumière tant cherchée, la quête d’une autre Lumière à venir ?
Il est dit quelque part dans les Évangiles que les chrétiens sont des « fils de la lumière ». Mon index des Notions théologiques pour tous me renvoie à ce texte d’un inconnu pour moi, Clément d’Alexandrie : » Du ciel, la lumière a brillé pour nous qui étions dans les ténèbres et emprisonnés à l’ombre de la mort. Recevons la lumière afin de recevoir Dieu. Recevons la lumière et devenons les disciples du Seigneur ». Honoré avait tenté de m’expliquer un jour que, après avoir ressuscité d’entre les morts, nous serions tous avec notre vêtement de lumière. Hyper blanc, quoi ! Au coude à coude, au corps à corps, au cœur à cœur ! Quelques milliards de milliards d’élus dont, en dépit de l’absence évidente d’un matricule — notre idée d’une éternité s’accommode mal en effet d’un anonymat concentrationnaire chiffré ! —les identités individuelles seraient néanmoins préservées et reconnues. Trop fort ! Au fait, supportons-nous bien l’idée de l’éternité et d’un jour sans fin, l’idée vertigineuse d’un temps qui n’en finit pas de ne pas finir ? Exaltant ? Non ! Carrément effrayant ! Enfant, cela me collait une panique du diable. Je me souviens avoir passé des heures interminables à tenter de comprendre — et circonscrire ! — cette éternité ! Alors j’admets volontiers que l’on puisse préférer le fini bien fini. Le béton. À bas l’éternité ! Vive le rien du tout. Avec Honoré, il nous était arrivé de tenter d’évoquer cette éternité débarrassée de notre temps d’ici-bas et de ses mornes longueurs.
Dans cette chambre aux murs d’ancien musée, une toile, toute petite, m’accroche l’œil, d’un coup là-bas. Parce que c’est le moment pile, sans doute. Près des berges d’un grand fleuve, une longue façade blanche que festonne une glycine torse et noueuse. J’en aurais le goût du pistil sur le bout de la langue ! Au premier plan, sur cette rive sans âge, entre deux saules qui font le gros dos, le couchant fait une coulée de lumière. Un jour, Honoré m’avait dit qu’il entrerait dans l’éternité par cette porte : c’est la maison de son enfance, près de Paris, sur l’île du Mineau, à Poissy. Certes il n’y retournera pas mourir, mais c’est bien dans cette même lumière qu’il partira aujourd’hui. Il me disait cela il y a peu, au fond du jardin, sur notre passerelle face au Marais.
***
Un soir du dernier juillet. Honoré me demande qu’à la fraîche, je sorte son fauteuil sur la terrasse au fond du jardin.
— Mais tu ne crois pas que ça va te faire du mal ?
C’est Lucile toujours en peur. Et Emma qui surenchérit :
— Dame, faisez attention au serin !
Rien à voir avec l’oisillon jaune de la cage. Dans serin, il y a soir. La servante veut parler de cette fraîcheur de l’air du crépuscule qui, tombant sur la terre encore tiède du jour, y dépose des myriades d’imperceptibles gouttelettes. Et quand les ménagères se hâtent vers leur fer filé y décrocher le linge, la patiente Emma, elle, l’y tient en sursis, attendant du serin qu’il anticipe son repassage, fasse la pattemouille et assouplisse ses torchons tout rêches encore du soleil de la journée. Honoré me lâche un regard et une moue complices, du genre : « laisse-les donc causer ! » Lucile et Emma repartent alors vers la cuisine d’où la servante ressort en brandissant un plaid « pour mettre sur les épaules ! » J’apporte le fauteuil dans lequel se glisse Honoré. Moi, je pose les fesses sur le bastingage. Par-dessus l’épaulement de la muraille, nous regardons sur le Marais jauni de l’été et la Dune verte le couchant s’éteindre lentement. La cloche de Saint-Philibert bat les neuf heures. Après une longue inspiration grinçante :
— Béranger, tu auras des photos à me montrer bientôt ?
En réalité, je patauge lamentablement et pourtant j’assure Honoré du contraire. Sa respiration reprend un flux plus régulier et ses yeux s’éclairent dans son visage trop blanc.
— Les Milcent ! ...après…vous vous occuperez bien de mes femmes, hein ?
Mes femmes ! Ce qu’il m’a lancé avec la gravité que le sujet impose glisse sur cette pirouette finale. Mes femmes ! Honoré est avare de mots et nous fait souvent du recel de sentiments. De la rétention chronique d’affectivité. Et quand celle-ci parvient à s’échapper, par mégarde ou par nécessité, il la lui faut alors bien vite masquer ou habiller de fantaisie à la chute. Un sourire suffit pour répondre à sa demande. Je fais de la rétention de mots, moi.
— À côté du pick-up dans l’atelier, il y a deux disques. Tu ne mettras pas la Sixième symphonie de Tchaïkovski, c’est trop sombre. Tu mettras la face b de l’autre. Tu ouvres la fenêtre et tu mets le plus fort. Le plus fort !
Je retourne vers l’atelier et ouvre grand les deux battants de la large fenêtre. Et me mets en quête du disque et de l’appareil en évitant d’allumer (j’ai bien intégré le rappel constant des femmes : « Honoré, voyons, tu fais rentrer les moustiques du soir ! ») Le tourne-disque Philips ! Un modèle post 1945, des sixties sans doute, mais dont la belle coque d’ébène n’a subi aucun carénage. Par quelle prouesse technique le mastoc bras articulé avec sa mini tête de lecture parvient-il à pénétrer délicatement le sillon sans en labourer et défoncer toute la surface comme une charrue à douze socs ? Un conventionnel couvercle en drapeau japonais : un rectangle avec le rond central du haut-parleur. C’est toujours un casse-tête — chinois, celui-là — de vous le remettre pile sur la platine. Guère plus aisé que d’emboîter une bernique et un coquetier, sans parler des fils enviroillés comme un peloton de laine tombé entre les pattes d’un mistigri obstiné. Aussi Honoré se dispense-t-il de tout ramassage.
Là-bas, à défaut de jouer le stentor, Honoré fait le sémaphore. Il est sur le pont installé, commandant la manœuvre d’un geste impérieux afin que je pousse la puissance. La voix de Lucia Popp s’élève dans le soir pour le Pie Jesu du Requiem de Fauré. Le sémaphore gesticule à nouveau. Encore plus fort ! Le Philips tremble, vibre, s’enfle de toute sa carcasse. Il va entrer en résonnance et exploser après que la voix de la divine Lucia Popp ait sombré sous l’accompagnement tempétueux des bois et le ronflement de tous les parasites de la caisse. Sur le quai, on se précipite. C’est Emma qui arrive en éclaireur catastrophé.
— Bé…pour qui faire tout ça ? Je me demandais.
Puis Lucile, muette et interdite.
— C’est Honoré qui veut écouter de la terrasse ! leur dis-je.
Je reviens près de lui qui jubile à son poste. Honoré regarde maintenant le soleil mourir derrière l’écharpe verte de la Dune.
— Bientôt, Béranger, un soir comme celui-ci, et pour l’éternité, je me coucherai de bonheur !
— De bonheur ? Oui, je vous ai bien entendu, Honoré. Marcel Proust n’y avait même pas songé !
***
À 21 heures 12, ce jeudi 2 septembre 1983, ce n’est pas un quarteron d’angelots poupins virevoltants, mais le soleil couchant qui sème soudain des petites croix sur le lit d’Honoré. Parfaitement. L’ombre portée des croisillons de la double porte dessine ces croix sur les motifs losangés du couvre-pieds. Mais personne ne semble les voir. Personne d’autre que moi ! Moi seul. Me voilà donc l’Élu de Là-Haut ! Totalement inattendu. Mais comment à de meilleurs catholiques que moi, ou d’infiniment moins mécréants que je ne le suis, cette chose a-t-elle pu échapper ? Il est 21 heures 13. Du pied du lit où je me tiens, je vois mon père avancer la main vers le poignet d’Honoré et puis plaquer sa joue contre sa poitrine. L’oracle va proférer sans grand mystère. Elizabeth Derruyes a déployé son cou de girafe. Le sphinx d’Emma continue de dérouler ses oraisons et enfiler les chapelets. Entre le pouce et l’index, un grain éclot toutes les quinze secondes marquant la fin d’un véloce et efficace Je vous salue, Marie. Mon père se redresse et hoche la tête. Lucile a compris. Et souris. Oui, elle a un étrange sourire. Elle se penche alors à l’oreille de son mari et semble lui murmurer quelque chose qui m’échappe, mais dont j’imagine assez bien la teneur. Elle fait ensuite glisser ses doigts sur les paupières déjà closes, se signe et se redresse vers nous. Aucune larme sur ses joues lisses. René, le parsonnier de peinture, lui, dégouline. Il a pris la main droite d’Honoré — celle qui peignait — et la serre. Je vois ses lèvres s’animer. Une prière dont le tempo ne cavale pas comme dans celle d’Emma, à moins qu’il ne parle à son ami. Elizabeth se retourne vers Lucile et la tient toute petite sous son aile que je n’arrive pas à trouver protectrice. Une manière d’étreinte brève à laquelle je ne trouve ni corps ni empressement.
— Ça y est. Honoré nous voit encore mieux maintenant ! fait Lucile, se tournant vers nous tous.
— Restez près d’Honoré. Avec Emma et monsieur Milcent, nous allons tout préparer, répond Elizabeth.
— Oui, mais je passerai la nuit, là, à côté !
— Voyons, vous n’y pensez pas ! reprend la grande dame.
— Je vais téléphoner à Blaizeau pour le constat, fait mon père, et avertir Sabine (c’est ma mère).
Elizabeth traverse alors la chambre, certaine de son fait, habituée à tromper ses émotions de l’instant par d’actives diversions et par-dessus tout exercée à toujours prendre en charge les opérations à mener.
— Il faudrait dire à Nan-nand de prévenir la sœur Félicité pour la toilette ! lance-t-elle.
— Et puis voir tout de suite Gus et Valentin, rajoute Lucile qui s’est tournée vers moi.
Jouer les tranquilles messagers de la Mort dans le voisinage, me voilà une tâche assignée qui me sied mieux que la mise en place du décorum funèbre. Je vais au fond de la propriété vers la remise où filtre un rai de lumière. Nan-nand y fait de son bon chef, et à titre gracieux, des heures supplémentaires. Sans doute aussi attend-il quelques nouvelles. J’appelle Nan-nand dans son dos. Quel maladroit je fais ! Nan-nand s’est retourné, surpris, cassé en deux, le visage fendu de crainte, réfugié sous son bras gauche levé. Pas la crainte d’une nouvelle mauvaise, mais un reste indélébile de la culture, familiale et paternelle. Pôpa Guilbaud l’a jadis tellement appelé, hélé, interpellé, assigné, convoqué, joignant le geste à la parole, que le pauvre Nan-nand en a gardé ce réflexe défensif et pavlovien. Quatre décennies après ! Je reprends donc mon annonce avec douceur et ménagement en lui mettant la main sur l’épaule. Il a compris.
— Ça y est, c’est fini.
Il regarde le ciel, se signe trois fois et pleure doucement en hoquetant. Sa peine — je ne dis pas désarroi devant une issue qu’il n’aurait pas vu venir — est simple et touchante. Je lui propose :
— Peux-tu prévenir la Sœur Félicité pour la toilette ? C’est Lucile qui demande.
Et bonne diversion à sa douleur, le voilà qui saute sur sa monture à moteur, un Gitan, cuvée 1957. Il ne me reste plus qu’à prier le Ciel pour que, dans sa diligence à bien faire les choses, Nan-nand respecte les « propriétés à droite » sur la route qui mène à Saint-Philibert.
Je vais maintenant passer chez Gus et Valentin, premier cercle des happy few autour de notre bourgeois. Deux représentants de la gent rurale de ce pays. Bien qu’Honoré et moi n’ayons guère le goût du portrait, nous les avons tous deux abondamment croqués sous tous les angles. Comment deux authentiques paysans du Marais n’étaient-ils pas réduits par un citadin sélect à de vulgaires objets d’étude ou d’exotiques curiosités ? Comprendrai-je un jour ces accointances cultivées par l’artiste avec son voisinage rustique ? J’arrive d’abord chez Gus à la Complaisance (le 19è siècle a nommé d’une vertueuse et sainte géographie toute cette terre rebelle : l’Obligeance, la Charité, l’Espérance, la Sainte-Famille, Saint-Joseph, Sainte-Marie et tout le cortège à suivre des saints du paradis). Gus et sa femme sont assis à table. Il y a le « vezon » du poste : c’est Gicquel qui cause dedans pour le journal de la nuit. Églantine a déjà fondu sur moi en déversant une envahissante faconde qui a moins pour effet de circonvenir un mari lourdaud que de le préserver dans son confortable engourdissement. Gus n’a toujours pas bronché sur sa chaise. Ils ont tout de suite compris l’objet de ma venue tardive. C’est Églantine, bien sûr, qui attaque, en digne patronne de la maison :
— Dame, mon pauvre Béranger, c’est bien une grande perte ! Tiens, assieds-toi donc. Et cette pauvre Lucile qui va rester toute seule avec Emma dans une grande maison de même. Pauvre Honoré, le voilà parti, lui aussi. Ce qui est sûr, il va bien nous manquer. Dame, on va y aller tout de suite veiller la mort. Parce que demain matin, Gus doit m’emmener me faire voir au médecin. On va tout de même pas attendre demain au tantôt.
— On en avait fait avec Honoré quand il est arrivé ! lâche Gus soudainement. Il y avait pas de semaine où on faisait pas la veillée, penses-tu ! À partir de la Toussaint, avec le voisinage. On jouait aux cartes, à la vache, à la manille, à la coinchée. Avec Valentin, c’était à qui baiserait les autres. On prenait de sacrées bosses de rire. Et on jouait pas à sec, tu penses bien ! Puis à la belle saison, ça nous arrivait de sortir. Dame, il était pas fier avec nous. Il mangeait dans sa musette comme nous. Au pèlerinage de Sainte-Anne, il avait pas bu que l’eau bénite de la fontaine. Avec Valentin, on l’avait bien avoiné. Il arrêtait pas de «teurcoler » d’un bord et de l’autre pendant la procession ! Lucile avait pas été trop contente après nous.
— Taise-te donc ! Tu devrais pas dire des hardes pareilles maintenant qu’il vient de partir !
Quand je les quitte tous deux, je n’ai pas moins de six ou sept verres dans ma petite musette. À cette heure tardive, je crains de trouver couchés Valentin et sa femme. Dans cette seconde étape de ma funèbre randonnée, mon quota de liquide sera largement dépassé cependant que Valentin m’assure que « Monsieur Dupuis, même s’il était près de ses sous, il était quand même le meilleur propriétaire et le meilleur gars de la ville qu’on pouvait trouver ! » Minuit bien sonné. Je rentre. Fussè-je jamais ensotté de mes lauriers lycéens et universitaires ou de ma jeunesse somptuaire au point de dédaigner ou ignorer ces « pécores » du Marais ? Peut-être bien. Mais maintenant je sais, et même sans le secours de libations tardives et renouvelées, que ces vieux à la maladresse bonhomme et aux vocables embourbés — dont papi et mamie Milcent ! — ne cesseront jamais de m’étreindre et retenir.