Ce matin, j’émerge des brumes de la nuit. Il convient maintenant de retourner au Plessis pour vaquer aux préparatifs de la sépulture. Je passe par-derrière comme toujours, et longe le jardin à main droite. Surprise à mon arrivée quand je veux me mettre à la tâche. C’est un chapelet qui rassemble déjà tout le monde avec quelques voisins, dont Valentin, autour du lit mortuaire. Prière vigoureusement cornaquée par celle qu’on appelle ici : la « Bonne Mère ». Ah ! Cette Bonne Mère.
Elle l’est bien peu, bonne, je trouve. Et mère, encore moins. Pour n’avoir point livré son ventre aux laideurs de l’enfantement. Pour s’être attachée, en outre, à gommer, à aplanir, à laminer les protubérances femelles de son buste, à les momifier d’une bandelette arrachée à un vieux drap de coutil comme il s’en trouve toujours dans les fonds de placards des bonnes sœurs. Mère dans l’Esprit majuscule, mais jamais dans la chair si minuscule. Peu rebelle à l’appareil de l’Église, elle n’avait pourtant pas adhéré à l’aggiornamento vestimentaire proposé par Vatican II quand ses jeunes consœurs dévoilaient enfin à l’avide concupiscence des fidèles mâles assemblés qui, une irrésistible cheville fine et prometteuse, qui encore, à l’endroit d’un cou blanc, l’aube d’une gorge inviolée. La tête enturbannée de noir, le front bardé d’un plastoc blanc, les yeux barricadés d’écaille derrière des loupes, elle ne livre que sa bouche, seul orifice vertueux dans sa chair et fait pour tancer les pécheurs, proférer le Verbe et louer le Seigneur. La vox populi locale l’a même auréolée d’un glorieux titre : « le gendarme du Ciel ». Au-delà de cette rigueur, sa glorieuse automutilation me la rend néanmoins à la fois intéressante et risible, touchante et pathétique. Et tout à coup je comprends son zèle matinal quand, tordant le cou à ses propres préjugés à l’encontre d’Honoré, poussée par la nécessité d’œuvrer à la rédemption d’un artiste aussi impie, elle vient diriger d’une voix assurée ces oraisons matinales qui ne l’empêcheront pas de doubler la mise dans la soirée avec le traditionnel chapelet pour les morts.
***
— Tu sais, on ne nous disait rien à nous, les filles. À part monsieur le Curé qui nous grondait en confession, des fois. Je ne devrais pas te le dire, mais Emma m’a raconté une fois que le curé lui avait demandé si elle était allée avec un gars. Elle avait répondu que oui. Évidemment, dans le confessionnal, elle ne pouvait pas mentir à un prêtre. Tu imagines ? Ce n’était pas pensable. Eh bien, elle s’était drôlement fait disputer. Et pourtant elle avait vingt ans.
C’est Lucile qui me parle, quelques mois après le décès d’Honoré quand, obstinément restée seule avec Emma au Plessis, elle se laissait enfin aller à déverrouiller sa mémoire. Elle évoque lors d’une conversation les rapports entre la Bonne Mère et Honoré, usant parfois d’attitudes et de mots de petite fille.
— Elle n’aimait pas Honoré.
— Et pourquoi ?
— Parce qu’il était un artiste, tiens !
— Un artiste chrétien et pratiquant.
— Il peignait trop d’objets et pas assez de statues de la Sainte-Vierge. Et puis il aimait trop les fêtes et la danse. C’étaient pourtant des belles danses d’autrefois. C’est à ce moment-là que la Bonne Mère est arrivée, « le gendarme du Ciel ». Elle n’avait pas aimé la fête paysanne qu’Honoré avait organisée avec d’autres après la guerre. Tous les jeunes, les gars et les filles, avaient dansé ensemble, en sortant des vêpres. Pour elles, ça n’était ni plus ni moins que la fête du diable. Elles avaient interdit aux Enfants de Marie d’y aller. On se serait cru aux temps du Père de Montfort.
Mais ce jour, Lucile se garde bien de me rappeler ce secret éventé qui n’avait cessé de passer par la goule de tout le monde à Saint-Philibert, qui avait fait se hérisser la religieuse consacrée au corps rassis, qui avait valu enfin cette visite matinale à Honoré dans la chambre mortuaire : les époux Dupuis n’avaient pas collaboré au plan divin du Créateur. Ils avaient sciemment refusé de procréer. Ils s’étaient vautrés dans le stupre conjugal. Ils avaient forniqué, copulé tant et plus. Ils avaient pour cela usé de moyens qui n’avaient pas eu l’imprimatur de la Catholicité. Et pour couronner le tout, ils avaient l’impudence de s’afficher chaque dimanche à l’église, au premier rang !
***
Seconde journée donc. Dans la chambre mortuaire. La Bonne Mère est en train d’officier. Je me joins au groupe de bonne parole sur les chaises disposées autour du lit, à distance. Dans cette discipline, la grande Elizabeth Derruyes a laissé le leadership à la Bonne Mère et se tient à côté, raide comme le cierge de Pâques. Lucile, dont je ne vois pas les yeux clos de recueillement ou de fatigue s’arrondit. La vieille Emma dispute la palme de la rigidité militaire à Elizabeth. Valentin se tient coi, comme il sied chez tout homme en pareille circonstance, près de sa femme Philomène, toute désignée pour le rôle de pleureuse, ce à quoi elle n’a pu encore s’adonner, car elle vient d’arriver. Quelques autres voisins ont également pris place. Quand Lucile sort pour raccompagner la Bonne Mère à la fin de son marathon oratoire, Valentin ne bronche pas sur sa chaise. Philomène, elle, se précipite pour embrasser Lucile et déverser une émotivité trop longtemps contenue dans les douelles de son cœur ou sur le bout de sa langue. Une vraie hémorragie à gros bouillons. Je l’entends dans le couloir puis dans l’atelier.
— Dame ! Ma pauvre Lucile, on a bien du chagrin pour vous et ça nous a viré la figure à l’envers hier au soir. Voilà ce pauvre Honoré parti, lui aussi. C’était son tour sans doute. Enfin, c’est comme ça. Mais on va bien le regretter, lui qu’était si d’arrangement avec nous. Et dire que vous allez rester toute seule ici avec Emma dans cette grande maison. Avec Églantine, on viendra vous tenir compagnie. On n’est quand même pas bien loin pour venir. Et puis si vous voulez passer votre temps, Valentin viendra vous chercher avec la voiture.
Cette nuit, j’avais eu un avant-goût de ces refrains funèbres avec le bref lamento d’Églantine. L’Espagne pousserait-elle sa corne ou une brise sicilienne soufflerait-elle jusque chez nous aux confins de l’Armorique et de l’Aquitaine dans cette position avancée de l’Occitanie ? Simple affaire de paquetage plutôt : serrées dans leurs sarraus noirs, les fuseaux de leurs jambes saucissonnés dans des bas noirs, un fichu noir enveloppant leurs anguleux visages aux yeux noirs, Églantine et Philomène ont, il est vrai, quelque chose des mamas de Palerme ou de Cadix. Et donc toutes les mamies ainsi harnachées sont « méditerranéennnnnnes » comme je l’entends bêler dans le poste par quelque chanteur qui ne doit pas être Aznavour, cette fois. Je rajoute à cette panoplie vestimentaire l’esprit du marais. Avec elles deux, l’art du patelinage — cette trop exquise caresse dans l’échange qui parfois confine à la roublardise ! — se convertit, les jours de deuil, en ce débordement de cris et de pleurs puis en un royal panégyrique du défunt qui anticipera sur celui, attendu, du curé Cottereau.
Je rejoins mon père dans la cuisine. René, le peintre de la Dune, vient d’arriver, livide, échevelé, comme à son habitude. Tous deux vont soigner leur mine insomniaque à petits coups de café bien noir. La machine crachote de quoi les rebooster pour la journée.
— Elizabeth et Emma ont failli se bigorner ! fait mon père à l’oreille de René.
— Ça, je ne suis pas étonné !
— Tout a été bien pour disposer la table mortuaire, le cierge, l’eau bénite et le buis après que la sœur Félicité soit passée pour la toilette. Il était déjà une heure du matin. C’est quand Elizabeth est arrivée avec l’aspirateur.
— Il ne faut pas balayer la chambre mortuaire, fait Emma.
— Mais tout le monde va venir ici, réplique Eliza.
— Non, ça ne se fait pas de même, refait Emma.
Alors Eliza a remballé son matériel.
— Tout pourrait finir en jeu de chiens ! fait René à mon père qui ne dit rien et consent peut-être intérieurement, étant évidemment au courant des dispositions testamentaires de Honoré, lesquelles ne correspondent sans doute pas totalement aux attentes de Eliza.
— Et Lucile dans tout ça ?
— Tout lui échappe. Elle ne s’occupe de rien. Elle a voulu passer la nuit à côté d’Honoré. Je lui ai répondu que ça n’était pas bien raisonnable à son âge. Elle a répliqué qu’on ne laissait pas un mort tout seul. Alors on a proposé avec Elizabeth de se relayer pendant la nuit. C’est ce qu’on a fait. Je suis revenu ce matin à cinq heures. Bon, si le curé Cottereau peut faire la sépulture demain après-midi plutôt que lundi, ce serait mieux tout en nous laissant tout de même le temps de nous retourner. L’annonce de la sépulture dans la presse aurait lieu le matin, c’est un peu juste, mais on va jouer du téléphone avant. Et même sans ça, tout se sait ici. Je vais aller voir le curé. Il est déjà au courant. En plus, Lucile ne souhaite pas du tout attendre lundi. Et puis le corps risque de ne plus être en bon état. Je saute voir le curé.
— N’oubliez pas le papier préparé par Honoré pour sa messe d’enterrement ! fait René. Il est dans l’atelier. Je vais le chercher. Ce sera à toi de le lire à la sépulture, Béranger !
René me tend le carton, format menu de noce. C’est un carton de couleur bis sur lequel figure un titre soigneusement écrit à l’encre de Chine avec une superbe lettrine : un d pour demande de pardon. Honoré a toujours eu un sacro-saint respect de la chose écrite et encore davantage de la forme. Je m’attelle à la lecture.
— Alors vous pensez que je dois lire ça ?
— Mais oui, regarde : il a même mis ton nom. C’est tout de même bizarre qu’il ait écrit ce texte quand la liturgie lui en proposait des tout-prêts. Il doit avoir une importance énorme pour lui. Et ce n’est pas vieux. Ces dernières années, il ne nous avait fait que des « vanités », tous ces tableaux avec des crânes et des sabliers. Et depuis un an, c’était la miséricorde divine, le pardon, qui le tenaillait. Rappelle-toi le tableau qu’il a voulu offrir à la paroisse. C’est ce dimanche de juin dernier qu’il a en même temps laissé une copie de la demande de pardon au curé. Juste après avoir discuté de l’emplacement définitif du tableau dans l’église de Saint-Philibert. Je me souviens, j’étais venu exprès de Saint-Jean, ce dimanche-là, ça devait être un de ses derniers dimanches à aller à la messe.
***
Du groupe de toutes les vieilles femmes que la messe a contraintes à une cruelle rétention de paroles — Églantine et Philomène, les pleureuses, sont là — Lucile et Emma se sont extraites. Si le silence les a oppressées, toutes ces bavardes, elles le lui font payer bien cher maintenant. Et même avec la bénédiction du curé qui voit, un peu plus chaque dimanche, son saint lieu se transformer en une case à palabres d’un autre continent. Honoré est resté à sa place. Lucile, toute minuscule, s’avance vers le massif buffet d’orgue où est posé le buste du chantre.
— Monsieur Constant, vous avancerez prendre l’apéritif au Plessis !
— Oui ! Le curé m’a dit que vous deviez voir où mettre le tableau de monsieur Dupuis.
Cependant que la rumeur des conciliabules, colloques et autres apartés, enfle dans la nef, le curé Cottereau arrive au milieu des « bonjour, monsieur le Curé » de la gent féminine. Il va droit vers Honoré qui est resté assis. Le curé est un fort bel homme comme le sont les curés de ces années d’abondance cléricale qu’un confortable ministère a maintenus frais comme des petits gardons de ce marais. Donc un bel homme à femmes, dirait-on, n’était son engagement de n’en point prendre. Lesquelles femmes d’ici, parfois bien mal appariées, se laissent souvent aller à fantasmer à son endroit, à se consumer même, sans craindre un probable risque d’être un jour consommées. Sans s’imaginer non plus avoir pu devenir l’élue de cet Apollon des chœurs, plus d’une regrette qu’il se soit ainsi mis au ban et ait privé une épouse de ses largesses et qualités. D’ailleurs, bien des maris doivent aux platoniques élans de leurs épouses vers le séduisant orateur de ne pas porter de cornes. L’homme et la femme vivent et survivent parfois de l’image enfantée par leur esprit.
— Bon, où allons-nous mettre votre tableau, monsieur Dupuis ?
— Vous êtes le maître chez vous ! répond Honoré.
— Je sais bien, mais je voudrais avoir votre sentiment, répond l’orateur de curé. Voyez-vous, c’est l’œuvre d’art la plus récente que nous ayons dans notre église si ancienne. Mais c’est surtout la plus valeureuse, la seule dont on connaisse l’auteur et donateur. On ne sait pas toujours ce qui a inspiré les artistes qui font des sujets religieux. Parfois ce sont les circonstances et l’argent. Mais cette fois, nous savons les sentiments qui ont fait naître cette œuvre. Monsieur Dupuis, vous me rappeliez, il y a quelque temps, que vous aviez toujours les paroles du Notre Père à l’esprit, que vous aviez toujours le Seigneur à vos côtés, que vous lui parliez souvent et que tout ce que vous faisiez, et tout ce que vous avez fait, ne pouvaient être que sa louange. C’est alors que vous m’avez dit que ce Christ, sur ce tableau, vous l’aviez voulu « étonné, mais miséricordieux », étonné devant ce qui se passe aujourd’hui dans le monde et dans l’Église, mais néanmoins plein de compassion et assuré d’accorder son pardon à ceux qui le lui demanderaient.
— Mais pourquoi pas là ? fait René qui montre un pan de mur au-dessus d’un confessionnal.
— Ah oui ! Qu’en pensez-vous, monsieur Dupuis ? poursuit le curé, manifestement heureux qu’on lui souffle la solution à laquelle il avait déjà songé.
— Oui, c’est très bien en effet.
Sur le tableau figure le buste du Christ, le traditionnel Sacré-Cœur des dévotions populaires. La dextre de Jésus y est pointée vers l’organe irradiant au milieu de la poitrine. Rien de bien original. Mais c’est le visage qui retient l’attention. Si différent et tellement plus fort que les pâlottes figures de plâtre des statues domestiques, ou des plates représentations des sanctuaires. Car ce visage vit, ses yeux brûlent doucement, vous suivent. Il n’a rien d’impérieux pourtant, ni de solennel ou de douloureux.
— N’est-ce pas parfait comme ça ? conclut le curé.
— Alors je vous invite à passer au Plessis prendre quelque chose ! rajoute Lucile.
— Monsieur le Curé, glisse Honoré en quittant l’église, pourriez-vous lire ce texte que j’ai écrit ?
— Mais c’est quoi ?
— C’est une demande de pardon dont j’aurai un jour besoin !
***
Midi. Nous venons de nous retrouver dans la grande cuisine du Plessis. Pour un briefing agrémenté d’un brunch sur le pouce. Mais au Plessis, il convient de parler français.
— Oui, ce serait peut-être bien de donner une petite collation après la cérémonie, glisse Lucile.
— Je m’en chargerai, si vous voulez, répond Elizabeth. Brioche et café ? Mettrai-je du fromage et de la charcuterie également ? Certains vont avoir de la route à faire, après.
— Il faudrait surtout le café ! fait Emma.
Pour le quart d’heure, c’est table abondamment garnie, comme un étal de charcutier-traiteur sur le mode stabulation animale. On mange donc sur le pouce, ce qui n’est pas pour autant frugal. Faisons ripaille. Si tous les rituels ont été accomplis, qu’y aurait-il en effet à craindre pour le sort outre-tombe du défunt ?
— Lucile, monsieur le Curé est bien d’accord pour la sépulture demain à 16 heures ! fait René, en se coupant une large tranche de pâté de campagne que vient d’apporter Emma.
Comme Françoise, la servante du petit Marcel Proust à Combray, Emma est le bon génie de ce foyer, la grande pourvoyeuse qui tient caché au fond, dans une resserre, un sacré Graal de nourritures peu spirituelles, ou une antique corne d’abondance dégoulinante de victuailles. De quoi soutenir un siège au Plessis. La crainte séculaire de manquer, sans doute nourrie de l’expérience renouvelée des huches vides dans les basses maisons du marais, au début de ce siècle. Elle n’a eu qu’à tendre la main pour décrocher sur vingt mètres linéaires de planches — œuvre de Nan-nand — ici, un bocal de pâté de campagne et, habillés de graisse, une douzaine de rillons ; là, un bocal de gros cornichons ; plus loin des poires William dans leur sirop — ces « longs fruits d’or » du poète que l’on n’a jamais ici appelés autrement que « poires Rouillame » — Mais aujourd’hui, ce ne seront que les prémices qui feront mentir le vieux dicton local cher à Honoré : « Rien vaut les produits de chez soi. » Car Emma a jugé indispensable de rajouter un fromage de chèvre frais de la Garguinière parce que le marchand était sur la place, une botte de radis qu’Églantine a apportée, se disant qu’il y aurait bien du monde pour les manger au Plessis, avec en prime une jointée des dernières fraises de son jardin, sans oublier la gâche de chez le boulanger Barreteau parce que décemment on ne peut pas faire sans.
— Rabreau aura préparé la boîte pour ce soir, glisse mon père à l’oreille de René avant de reprendre de manière plus elliptique et appropriée pour le chœur des convives. Le menuisier aura fini pour ce soir ! Maintenant on peut appeler les journaux. Elizabeth, on va voir pour rédiger l’avis d’obsèques, si vous voulez bien. Béranger, aurais-tu le temps de passer quelques coups de fil ? Il y a une liste d’une bonne trentaine de noms laissés par Honoré : beaucoup d’amis, pas toujours dans le coin. Il y a quelques noms dont je n’ai aucune idée, d’ailleurs ! J’ai eu Héloïse, ce matin, avant son départ de Paris. Elle ne pourra pas être là. Mais je pense qu’elle doit être un peu retournée. Peut-être même très mal, j’ai peur. Sans doute ne peut-elle faire autrement.
Ma sœur, la concertiste, ne sera donc pas à la sépulture. C’était prévisible. Samedi, elle est à Aix et dimanche, à Turin. Souvent heureuse entre deux trams, deux trains ou deux aéroplanes. Toujours malheureuse entre deux transes avec ses amants. Et consentante. Elle portera sa croix au-dedans et son violon à l’épaule. Elle accepte de souffrir en son corps et son cœur pour servir la Musique. Christique ! Une secrète admiration pour Héloïse, ou je ne sais quoi, habitait Honoré qui gardait une grande photo d’elle dans son atelier. On n’y voit guère son visage, mais la longue coulée de sa chevelure de jais sur ses épaules. J’aurais aimé avoir fait ce cliché. Honoré souhaitait certainement qu’elle fût là, le jour de ses obsèques. Il m’a encore parlé d’elle il y a peu de temps.
***
C’est pour tous ces gens du Marais qu’Honoré disait être revenu ici dans les années 30 : « Leur bonheur tient à si peu, hors de la matérialité. Ne pourrions-nous pas faire un peu comme eux ? » Revenu n’est d’ailleurs pas le terme exact puisqu’il n’y était pas né. Mais ses racines puisaient bien là et il se plaisait à assurer néanmoins qu’il y était né « quatre siècles avant ». Aussi loin qu’il avait pu remonter dans les archives et retrouver un Jehan Dupuis, maître-taillandier de son état, en 1581, à Saint-Philibert. C’est Constant, l’organiste, né en 1928, qui m’avait rappelé le retour du couple Dupuis au Plessis-Mingot.
— Moi, je n’étais pas avec lui comme l’étaient ton père, ou Bricourt, le prédécesseur de ton père, ou René Augizeau avec qui il parlait sans doute de choses plus personnelles. Et je ne faisais pas partie non plus de ces paysans, comme Gus et Valentin et quelques autres, avec qui il faisait la veillée et parlait de la pluie et du beau temps. En traversant la place de l’église pour aller au café après la messe, ça lui arrivait de venir prendre un verre avec tout le monde. Au début, ça paraissait bizarre. Il détonait un peu dans le lot. Il faisait bourgeois. Ou artiste. Mais un artiste rangé, pas dérangé. Quand il était en face de moi, je pensais à Pierre Fresnay, tel qu’on le voyait dans La grande illusion, le film de Renoir. J’ai même eu l’impression, bien après, qu’il avait pris de l’âge comme Fresnay. Il avait de la prestance, de l’élégance. Et les femmes étaient certainement séduites. Il impressionnait un peu les gens tout en n’étant pas pourtant inabordable. Il faut le reconnaître.
— Impressionnant, il l’était, bien sûr. Mais vous croyez réellement qu’un Parisien revient pour les gens du pays ? Mon père prétendait que c’était pour cela aussi.
— Ton père était bien placé pour le savoir. C’est ce qu’il disait en petits comités sans faire de déclarations aux intéressés. Il n’était pas du genre tribun. Il ne voulait pas enrôler des gens dans ses idées. Il n’avait rien à vendre : il n’était pas marchand. Même pas marchand de ses propres tableaux. Pas prédicateur non plus : je ne l’ai jamais entendu sermonner quelqu’un. Ni faire le boute-en-train pour amuser. Non, il se contentait de regarder et d’écouter. Il ne se trouvait jamais aussi bien qu’autour d’une table ou devant un feu de cheminée. Ou dans une cave aussi parce qu’il avait bien appris à boire « du vin de la barrique » comme il disait et puis au bout d’un champ quand il se promenait autour du Plessis. Et par-dessus tout, ce qu’il aimait, c’était son jardin, la grotte et le kiosque. « Je suis assis là depuis quatre mille ans », disait-il sans rire. J’aimais bien cette phrase. Alors justement, ce kiosque, c’est la première chose qu’il avait fait faire en arrivant. C’était le père de Nan-nand qui avait bricolé ça. Alors tu vois, quand il était dans le kiosque, il avait tout le Marais à ses pieds. Cette terre entre Saint-Philibert et la Dune, en hiver quand c’était inondé, faisait comme un golfe intérieur avec une flottille de voiles blanches : les habitations, quoi ! Ce paysage l’enchantait. Au printemps, c’était reverdi. En été, c’était un paillasson jauni et chaque soir, ça s’embrasait au couchant. Et le marais prenait la couleur d’un pain de ménage. Il appelait ça « l’heure blonde ».
— Il était revenu pour ça ?
— Les mal intentionnés affirmaient évidemment qu’il avait trouvé au Plessis chez sa cousine germaine un bon nid où il pouvait vivre du bien de sa femme. Non, je ne crois pas. Je crois plutôt que la cousine faisait partie d’un rêve un peu plus large. Et ce rêve, c’était de trouver, derrière la Dune, un pays encore fermé sur lui-même, épargné par les désordres du progrès, une sorte d’éden préservé avec son parler, ses danses, ses coutumes, et puis des gens selon son cœur, hospitaliers et joyeux. Pour lui, un paysan d’ici était plus proche du sens profond de la vie qu’un publicitaire parisien ou un marchand de nouveautés sur la place de Nantes. Je l’ai entendu dénoncer ce qu’il appelait « la tyrannie du bazar et des camelots ». C’était quand on prenait l’apéritif après la messe. Sur la fin, il pensait vraiment que les gens de la ville écoutaient trop la radio, regardaient trop la télévision et les devantures de magasins, s’abrutissaient de slogans et de messages qui leur vantaient l’immédiat, et tout, et tout, et tout. Il prétendait que les paysans, eux, ne souffraient pas de manques factices, qu’ils savaient intégrer les frustrations — d’ailleurs, ils en avaient peu, selon lui — et qu’ils savaient être patients. Il disait aussi qu’on est plus heureux — c’était le côté artiste à qui il ne manque pas grand-chose — avec du « faîtis », ce qu’on fabrique soi-même, qu’avec de « l’achetis ». C’est joli, non ?
— Cela aurait pu faire de lui un adepte de mai 68.
— Non, loin de là ! Je me souviens. Il avait peur que les grévistes et les jeunes viennent faire la sarabande autour du Plessis, le couteau entre les dents. Les images de la télévision montrant Paris l’avaient effrayé et il n’en dormait plus ! Mais, tu vois, il avait déjà commencé un peu à déchanter en voyant les paysans remplacer le cheval par le tracteur, ne plus faire de meules recouvertes de tresses de foin et fourrer celui-ci dans d’atroces hangars métalliques, troquer la bonnetière en chêne contre du formica. Pourtant, lui, il avait estimé devoir acheter du formica à ton frère Aubin ! René se moquait gentiment de lui — moi, je n’osais pas — et il lui disait : « Enfin, Honoré, tu peux regretter qu’ils ne fassent plus le boudin et le jambon dans la cheminée. Mais qu’ils prennent une douche après une journée de fenaison et qu’ils se torchent avec du papier hygiénique, reconnais que c’est une avancée bénéfique ! » Le rêve commençait à ficher le camp. Il avait vraiment cru que le temps pouvait s’arrêter dans le Marais. Mais non ! Le pays n’était plus comme il l’avait trouvé. Alors il s’est de plus en plus replié sur le Plessis ou les environs immédiats, et sur la peinture. René disait aussi qu’à cette époque-là, même sa peinture avait changé de technique.
— Pour expliquer ce rêve, il y avait peut-être eu des échecs parisiens ou alors des images de l’enfance ?
— Tu m’en demandes trop, Béranger !
— En tout cas, s’extasier devant la vie simple des paysans quand on est soi-même installé confortablement, c’est vraiment un truc de nanti !
***
Dans la cuisine du Plessis, le cercle des convives s’agrandit à nouveau, cependant que s’égrène la théorie des visiteurs vers la chambre mortuaire. J’en profite alors pour disparaître et aller m’acquitter de ma sombre tâche de messager de la mort, dans une traduction bien terre à terre et téléphonique. Mon père m’a dit ce matin que Gus et Valentin sont mandatés pour aller jouer cet après-midi dans tout le voisinage la version traditionnelle : « Dame, je suis venu vous prier à l’enterrement d’Honoré Dupuis qui est mort au Plessis-Mingot, jeudi au soir, et qui sera enterré samedi à 4 heures dans l’église de Saint-Philibert ».
Je m’installe seul dans l’atelier d’Honoré après avoir déroulé comme un sapeur des longueurs de câble qui me permettront de communiquer dans la discrétion. Sans troubler les pieuses pensées et les douleurs secrètes des passants de la chambre, juste à côté, car je sais trop bien comment, dans le silence de ce lieu, les oreilles sont à l’affût de la moindre diversion. Pour ma part, je ne vais pas lésiner sur le confort, vu la mission qui m’incombe et le matériel mis à disposition : une boîte noire au design de blockhaus et surmontée, non pas d’efficaces petites touches tamponnées de crasse, mais d’un disque translucide à trous fort hygiéniques. La durée de mon entreprise se voit du coup multipliée par deux et enrichie d’intermèdes musicalement agrémentés par le gargouillis du téléphone. Je ne mesure pas encore les difficultés qui m’attendent et la gestion des réactions, mais je compte bien arguer diplomatiquement de l’urgence et de la longueur de la liste pour abréger les débats avec mes interlocuteurs.
Une correspondante retient néanmoins mon attention, de ceux et celles dont mon père ne semble guère avoir connaissance : Flora Hellouin-Desnarel, une Nantaise.
— Je suis bouleversée… vraiment… des années et des années passées… mais il a plus de quatre-vingts ans ? Quatre-vingt-sept, je pense, n’est-ce pas ? Je suis particulièrement touchée, monsieur, que vous ayez songé à me prévenir. Mais sans doute était-ce le vœu de monsieur Dupuis lui-même ? Ce qui n’atténue pas mon émotion. Dites-moi le jour et l’heure de la sépulture. C’est à Saint-Philibert, je présume ? Je ne peux pas ne pas être présente. J’apporterai de ces lis qu’il aimait particulièrement. Je vous remercie encore, monsieur.
Je lui ai précisé en outre, à sa demande, que si elle voulait voir monsieur Dupuis sur le lit mortuaire — voir, a-t-elle dit avec une lente insistance — elle devait venir dans la matinée, car la mise en bière aurait lieu dans l’intimité au tout début de l’après-midi. Enfin, elle me demande si « Madame Dupuis vit toujours ? » Tout cela a redonné un peu de couleur à ma communication. L’accent méridional de cette Nantaise a certes coulé, mais en subsiste la découpe de chaque syllabe. Malgré les suspensions du débit, cela reste clair, mélodieux, distingué, irrésistiblement classe. Je ne saurais dire l’âge. Entre deux, sans doute. Est-elle une artiste ?
Fin d’après-midi. Ma polyvalence trouve à exceller en ce moment. Mon frère Aubin me colle dans les bras mon neveu Gaby-Gaby — « juste deux minutes » — le temps d’aller faire sa petite visite à Honoré. Ma tête de tonton n’a pas l’heur de plaire au bambin qui témoigne de bien peu de reconnaissance à celui qui, encore la semaine dernière, lui a rapporté un super imagier pour décupler ses capacités d’éveil et de perception des couleurs et des formes. Je parviens enfin à mater mon mutin de neveu au fond du jardin. J’ai empoigné une des chaises du kiosque, l’y installe à califourchon les mains sur le dossier et l’entraîne dans une ronde digne de celle des Teutons en goguette dans La Grande Vadrouille. Arrêt brutal. Face à l’infini monotone du marais à ses pieds, Gaby-Gaby se tient en imperator équestre, quelque peu brandigolant du chef. Du bas de ces platitudes maraîchines qui virent chevaucher Louis XIII parti hacher du huguenot, s’agiter César venu armer ses vaisseaux pour virer les Vénètes, piquer une tête ceux du Grand-Pressigny livrant leur silex ou, pris dans les marigots du jusant, s’échouer des cétacés étiques rendus au bout du rouleau, c’est bien plus de quarante siècles qui te contemplent, toi, mon neveu ! Mais avant même que nous ayons pu tenter quelque échange jubilatoire, tel Blucher à Waterloo, voici Elizabeth qui nous fond dessus.
— Mais, Béranger, je vais vous débarrasser, si vous voulez ?
— Vous voulez l’accrocher où ?
— C’est que, mon petit, je n’arrivais pas à vous imaginer en père de famille faisant sauter des bambins sur ses genoux ! me fait-elle en souriant après avoir mesuré sa méprise.
— Je n’en suis encore qu’à faire sauter les mamans potentielles !
— Honoré aurait aimé ! me fait-elle.
— Il pouvait tout entendre en dépit de ce l’on dit. Pourvu que ce fût bien emballé et restât un peu sous le manteau !
— Je l’ai connu bien avant vous, mon petit Béranger. À Paris, il n’était pas un ennemi de la joie et de la vie, vous savez.
— Mais c’était un homme du siècle dernier. De cette génération qui avait renfermé le sexe dans le noir et dans le boudoir ! Mais qui ne l’avait pas pour autant coupé !
— C’est bien dit, monsieur le professeur. Néanmoins je n’ai jamais compris pourquoi il était devenu aussi discret, prude et coincé même, sur ces matières, avec les gens de Saint-Philibert, s’effarouchant comme une jeune fille de certaines paroles en public ou de certaines images de la télévision.
— Le sexe, c’est privé. Point. Et quand il est sur la voie publique, c’est le désordre, la débauche et l’incitation au vice.
Ces passionnantes et opportunes considérations sur notre mort — mais qui pourrait soutenir que dans les salons mortuaires les conversations ne s’égarent jamais sur la touche ? — tournent court avec l’arrivée du papa. La vie parisienne d’Honoré m’eut pourtant vivement intéressé. Retraversée du jardin derrière dame Elizabeth. Cette sexagénaire, sans que j’exagère, peut franchement prétendre faire quinqua. Soixante-sept ans elle a, en réalité. C’est dire comment elle a bien géré sa couenne et son encore joli derrière !
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Ce jardin du Plessis est né de l’imagination d’Honoré relayée par les mains et les reins tout courbatus de Nan-nand, Emma et quelques autres bonnes volontés locales. Honoré, qui n’avait jamais voyagé en Italie, en dépit de la passion qu’il portait aux arts de ce pays, avait voulu faire, dans les années 1955-1960, quelque chose évoquant les jardins du Quattrocento, ceux réalisés par Bramante, Raphaël et Peruzzi. J’ai trouvé dans les rayonnages de la bibliothèque un gros ouvrage abondamment illustré sur ce sujet. Seul, le kiosque de la Belle Époque avait été édifié plus tôt, avant la guerre. De la porte de l’atelier, une petite allée centrale conduit, en descendant, jusqu’au fond. Deux axes transversaux croisent cette allée et dessinent trois niveaux de terrasses à ce jardin. Renfermé dans ses murs, ce « giardino segreto » trouve à l’extrémité méridionale une échappée vers le paysage du Marais à ses pieds. C’est le petit kiosque qu’Honoré appelait parfois pompeusement : le « belvédère ». Aucune perspective classique ici dans ce lieu qui n’a rien de versaillais. Le Plessis est un jardin en damier propice au repli, fait de pièces vertes ceintes de buis, de troènes, de palissades d’osier.
Et puis il y a la folie d’Honoré, adossée au mur de la clôture et de la grande remise, cachée derrière les damiers : la grotte des Trois Amours. Cachée comme la statue de la déesse Athéna dans la cella antique et réservée aux seuls initiés après la démarche initiatique. Ce n’est pas une déesse qu’on vénère ici, mais trois dans un syncrétisme religieux de tout poil à faire s’engouer de surprise le bon curé Cottereau : Diane, déesse de l’amour spirituel, Vénus qui fait plutôt dans le charnel et Marie, celle de Bethléem, toute désignée pour l’amour mystique. Les trois statuettes sont toujours là. C’est à grands frais qu’Honoré avait fait extraire dans une carrière voisine les roches nécessaires à la construction. René, qui s’en souvient encore, m’a assuré qu’il avait les photos de l’inauguration avant 1960. « On était un peu costumé à l’italienne. Les femmes avaient de grands drapés avec des couronnes de fleurs sur la tête. Botticelli, quoi ! Toi, Béranger, je crois que tu étais en petit page à lancer des pétales de fleurs comme à la Fête-Dieu. Sous le clair de lune, on s’était avancé vers la grotte. Devant, ta sœur Héloïse jouait du violon, immobile. Je me souviens d’avoir vu Valentin pleurer en l’écoutant jouer… enfin, ce n’était peut-être pas la musique ! Lucile faisait la Sainte-Vierge, grimpée au sommet de la grotte, en blanc avec une ceinture bleue. Je ne sais plus qui faisait Diane, mais, au fond, c’était Elizabeth qui ne devait pas être très habillée sous ses voiles, elle ! C’était dans l’ombre. Elle faisait Vénus, évidemment ».
Voici le Père Cottereau qui arrive, flanqué de son gendarme du ciel et de l’embaumeuse, pour le traditionnel chapelet au mort. L’angélus sonne. Gus et Valentin et leurs épouses font leur entrée également. On me dit que papi et mamie Milcent sont là. Je ne serai pas des leurs. Retour à mon campement de base. J’entrevois ma mère, le docteur Milcent qui, en ce début de septembre, doit en outre assurer le remplacement d’un confrère en vacances. Et Honoré qui a choisi ce moment pour quitter Sabine Milcent qui était assidue au Plessis depuis trente années !
— Béranger ! Héloïse vient d’appeler. Pourras-tu aller la chercher demain matin à l’aéroport ? Elle peut venir. Et Lucile vient de me demander de faire des photos d’Honoré sur son lit de mort.