Samedi 3 septembre. L’aube du troisième jour. Direction Nantes avec une nouvelle casquette de taxi-driver. Des lambeaux de brouillard ondulent au ras des roseaux qu’une orange fluorescente transperce au levant, juste en face dans mes yeux, au bout de la ligne. Tant pis, je m’arrête. Le Zénith, fidèle compagnon, est là sur la banquette. Je fusille pacifiquement un héron et repars.
9 heures 10. Héloïse m’attend dans la salle des pas perdus. Je suis confus et m’excuse sans invoquer le brouillard et mon addiction à la photo. Je ne l’ai pas vue depuis Pâques, ma grande sœur. Je serre dans mes bras une longue forme éthérée dont je ne reçois pas en retour une manière de résistance. Ma sœur serait-elle devenue un ectoplasme ? Elle doit pourtant tenir, quelque part, latente et disponible, une incommensurable réserve d’énergie qui entre en tension pour épauler le violon et faire danser un archet. Ou chevaucher le corps d’un amant. Le visage, émacié et anguleux, me rappelle tout à coup celui sur la couverture de Thérèse Desqueyroux, le numéro 188 dans l’édition du Livre de poche de l’année 1964 — que je n’ai pas rendu à la Bibliothèque Universitaire — mais la chevelure d’Héloïse, nouée, peut lui descendre jusqu’en bas des reins.
— Alors tu as réussi à venir ?
— Oui et je regrette qu’il m’ait fallu un coupable délai de cinq minutes, le temps de la conversation avec papa pour m’en rendre compte. Je ne pouvais pas ne pas venir.
Dans la bouche d’Héloïse, la même double négation employée déjà hier par la mystérieuse Flora Hellouin-Desnarel. Qu’est-ce qu’elles ont, toutes ces femmes, à l’endroit du vieil Honoré ?
— La mise en bière se fera quand ?
— En tout début d’après-midi.
— Je veux le voir une dernière fois. Il ne me semblait pas devoir mourir si tôt. Depuis l’âge de quatre-vingts ans où il y avait eu une cassure, le compteur des rides semblait être bloqué. Et puis, tu sais, il a été mon premier auditeur, hors du cercle familial, le plus exigeant, car connaisseur. Même si Chostakovitch et Bartok n’étaient pas ses mets préférés.
— Et ton violon, c’était une idée de lui, aussi.
— Non. Il a toujours pensé que cela venait de lui. Mais il avait alors fortement approuvé, puis encouragé ensuite quand je fléchissais. Il était effectivement persuadé d’en avoir fait la proposition. Aussi, avec Maman, pour ne pas le blesser, on avait convenu d’en rester à son idée.
— Tu es surtout la fille qu’il n’a pas eue !
— Oui…mais restée toute petite fille qui n’aurait pas grandi. Tu sais quelles photos il a de moi dans l’atelier ? Des concerts ? Non. Moi, à quatorze ans devant la grotte du Plessis, ou dans l’atelier, ou sur le kiosque. Te souviens-tu des tours de jardin que nous avons faits pendant quinze ans à chacun de mes retours ? Des tours de jardin où nous n’étions que tous les deux, évidemment. Quand j’arrivais, d’abord, il ne m’embrassait jamais que sur le front. Pas le baiser sur les joues. Non ! Sur le front. Sans m’enserrer de ses bras, mais …
—… en posant ses deux paumes de mains sur tes joues ! Ça faisait plus paternel, en effet.
— Il lui arrivait aussi de prendre ma main gauche pour déposer une suite de petits baisers sonores et puérils.
— C’était pour la main de l’artiste.
— Bien sûr, mais sais-tu ce qu’il me disait à ce moment-là pour accompagner le geste ? « Qu’il ne leur arrive rien à ces jolis petits didis. » Parfaitement. À trente ans, me dire cela ! Et en faisant le tour du jardin, il n’y avait pas un banc, pas une pierre, pas un damier qui ne lui rappelaient pas un souvenir de moi, enfant. Ici, une chute où je m’étais foulé la cheville. Là, un concert de plein air pour je ne sais quelle occasion. Et souvent, comme à un enfant dont on se soucie, il me répétait en me titillant le bras : « Dis-moi, ma petite Héloïse, de quoi as-tu besoin ? Te manque-t-il quelque chose qui te ferait plaisir ? »
— Un peu normal pour le vieil homme qu’il était devenu. Mais il ne te parlait pas de ta vie par ailleurs ?
— La vie d’artiste seulement. Les salles et les répertoires et les autres artistes rencontrés. Mais pour ce qui était de ma vie privée, son attitude était bien davantage que de la discrétion, du tact venant d’un homme bien élevé. Peut-être un jour, quand j’avais vingt ans, m’avait-il parlé d’un fiancé ? Mais je ne m’en souviens pas. De cœur, nous n’avons jamais parlé. Il se gardait de poser des questions pour ne pas ternir l’image enfantine qu’il gardait de moi. Ou bien il pensait que mon violon était un sacerdoce qui n’allait pas avec le mariage. Honoré, lui, savait faire de grands choix : entre le grand amour sans enfants avec sa cousine et le bonheur d’une descendance, il avait choisi ! Moi, je crois qu’il me voyait petite, toute petite, et qu’il voulait me garder ainsi, en père aveuglé, au creux de sa main.
C’est au retour de Saint-Philibert que je fais ma seconde rencontre de la journée. Je viens de jouer le grand pourvoyeur de victuailles pour les agapes funèbres de ce soir. Dans mon coffre, trois terrines de pâté — « de chez Gaborit, pas celles du magasin, Béranger ! » — et quelques camemberts pour n’en pas rester aux seules brioches. En dépit de la qualité des gens qui passeront, les femmes se sont résignées à m’envoyer quérir de « l’achetis » plutôt que de toucher aux réserves du Plessis. La route plane à cinquante pas au-dessus du paillasson jaunasse de ce marais. J’aime cette route à fleur d’éperon. Honoré, également, qui, dans le kiosque du jardin, en avait tiré un arrêt sur image. Elle a beau ne pas être sur la baie de Naples, elle exerce sur chacun un charme insidieux, un « carmen » qui vous capte et, malgré vous, vous emmène. C’est pour ces raisons sans doute que, devant moi en ce moment, une Deux-Chevaux Charleston — la couleur des liturgies funèbres catholiques, est-ce un signe ? — musarde sur la route et y dessine de gracieuses sinusoïdes que seules les Citroën peuvent tenter sans risques, tout en m’adressant des clins d’œil du rouge de ses feux-stop pour m’exhorter à la patience. Un 44 en villégiature dans ce dernier week-end d’été et sur qui opère le fameux charme ! Car les plus imbibés des ultimes survivants de la nuit doivent être rentrés et il est encore un peu tôt pour invoquer les mêmes motifs à cette stylistique ornementale et routière. La prudence me commande néanmoins de tenir mes distances avec l’artiste. J’ai juste le temps de voir tanguer sa chevelure blanche au-dessus du dossier. Ah ! C’est que Mamie est de sortie à la « campâgne » ! Puis j’ai tout à coup un éclair qui sidère toutes mes insinuations malveillantes d’avant. Mamie recherche Honoré ou plutôt la pancarte du Plessis-Mingot. Ce sera dans deux cents mètres, ma vieille. J’anticipe en ralentissant. Bien vu. La Charleston s’engage et se déhanche dans les nids de poules, franchit timidement le portail et se gare. Je suis, intrigué. La portière s’ouvre. Jaillissent et se plantent au sol deux longues jambes scotchées que prolonge une longue silhouette ponctuée d’une blanche chevelure de mamie, jeune. Trop jeune, la mamie ! Qui replonge à nouveau à l’arrière de sa Charleston. La bien-nommée en ressort, brandissant une gerbe de fleurs : des lis ! Je bondis.
— Vous êtes Flora …
— Flora Hellouin-Desnarel. Et vous êtes la voix du téléphone.
— Béranger Milcent. Mes parents sont les amis d’Honoré et Lucile. Vous avez eu quelque peine à trouver ?
— Je ne me souvenais plus très bien, en effet.
— Vous connaissiez !
— Monsieur Dupuis m’avait un peu situé la propriété. Et je passe de temps en temps ici pour aller sur la côte.
— Je vous accompagne vers la porte si vous voulez faire votre visite.
— Je vous remercie.
— Si vous voulez, nous pouvons nous revoir après. Je vais préparer le petit en-cas qui suivra la cérémonie. Je me permets de vous y convier avant que vous ne remontiez sur Nantes.
— Pourquoi pas ? Je vous remercie encore.
Mais qui donc est cette Flora, surgie de nulle part et dont le prénom n’a jamais émaillé nos conversations pendant vingt années ? Je la regarde, s’arrêtant, hésitante, devant la porte. Intrigué, je le suis encore davantage. Le charme discret et la beauté sans fard de la mamie Charleston me laissent en effet bien songeur, car toujours je reviens à cela : dans le halo de figures féminines rayonnant autour de Honoré — Lucile, Elizabeth, Héloïse, sans parler de ma mère ni des autres —, l’arrivée inopinée de Flora, son intrusion, jettent le trouble. Mais enfin, Honoré, la Lucile qui porte aujourd’hui sur le visage quelques flétrissures et cette expression faite des tracas du quotidien et des bobos de l’âge — cette petite déchirure près de la commissure des lèvres — qui va maintenant d’une démarche chaloupée en traînant la savate, dont les formes sans forme enflent mal le corsage, avec ces mollets tout de gris capitonnés qui ont fondu sur les tétons des chevilles, ne fut-elle pas en son temps — sans parler de la vingtième année, revenons seulement trente ans en arrière — ne fut-elle pas la grâce même faite pour donner la tendresse, l’amour, l’ivresse, le feu et la passion ? Ne supportait-elle pas aisément la comparaison avec ces trois jeunes challengers, Héloïse, Elizabeth et cette nouvelle venue ? Non ! Un peu trop prise au sol, Lucile ! Tu veux dire : trop petite ? Face à ces trois sylphides, élevées, élancées, éthérées, Lucile a un handicap de treize centimètres ? Une céleste trinité, d’un bord et de l’autre, l’humble réalité bien terre à terre ! Alors, Honoré, ce n’est que physique, tout ça ? Pas seulement ! Héloïse est concertiste, Flora, nous verrons, Elizabeth était mannequin ! Et Lucile popote et papote ! Mais ne voulais-tu pas d’une jolie petite nymphe du Marais plutôt qu’une « créature » de la ville ? Tout en descendant à la cave, voilà le tour que prennent soudain mes interrogations, sous cette forme plaisamment dramatique.
C’est sur le coup de midi — j’entends une sirène retentir comme chaque samedi — que je retrouve la mamie nantaise et l’entraîne vers le fond du jardin sur le belvédère.
— Je suis très heureuse d’avoir revu ce visage. Si peu défait par l’âge. Mon dernier souvenir a bien plus de vingt ans. Je rencontre beaucoup de peintres. Ils sont tous singuliers et lui, encore davantage.
Je ne peux tout de même imaginer, entre la jeunette d’alors et le vieux qu’il était déjà, une aventure aux senteurs charnelles. Et je la laisse poursuivre, avec une fausse légèreté presque désinvolte. Comme si elle sentait devoir me donner des éclaircissements qu’en réalité j’aurais été bien déçu de ne pas recevoir. Mais l’objet de mon attente est-il encore Honoré ? Ou Flora Hellouin-Desnarel, elle-même ? L’amorce de son récit tient quelque peu d’une intrigue amoureuse.
— Nous nous étions rencontrés à Nantes. En 1961, je crois, et j’étais bien jeune alors. Ce jour-là, je me trouvais seule dans la galerie où je travaillais, près de la Place Royale. J’étais près d’une table où était posé un vase avec des fleurs de lis — vous avez saisi maintenant — et je me suis retournée, le visage seulement, vers la porte qui s’ouvrait. Je croise le regard de monsieur Dupuis. Un regard totalement sidéré, l’espace d’une seconde. Ce à quoi j’ai pensé alors ? Il croit m’avoir déjà rencontrée ou bien il est surpris par ma ressemblance avec quelqu’un de ses relations. Puis il a fait le tour de la galerie et je m’étonnais, non de ses longues stations muettes devant les toiles, mais de le voir ne pas se poser devant l’axe des tableaux. Je trouvais cette perception fuyante un peu curieuse. Était-il distrait ou rêvait-il ? Était-ce une façon singulière d’appréhender la composition d’un tableau ? C’est ainsi que tout a commencé. Après, lors de chacune de ses venues à Nantes, chaque trimestre à peu près, pour voir des expositions ou faire provision de matériel, il venait régulièrement me voir. Mais je n’ai jamais eu l’occasion de voir son épouse qu’il me disait laisser chez une belle-sœur aux Cinquante-Otages. C’était un monsieur absolument délicat — il me faisait le baisemain — tout à fait charmant, très érudit et intarissable. Sauf une fois. Il avait assisté à une conférence que j’avais donnée sur la peinture hollandaise. Il y était venu avec un ami peintre dont j’ai oublié le nom. Ensuite nous étions allés prendre un verre, Place du Commerce, et là il se faisait damer le pion par son ami qui était alors plus bavard et plaisantin que lui. En partant, il m’avait simplement serré la main et salué d’une manière plutôt civile et distante. C’était étonnant. Mais je reviens au lis. Un jour, plus tard, il m’avait offert une belle toile, peinte à la manière hollandaise, où je figurais de dos, le visage tourné vers l’arrière, avec des fleurs de lis sur la table. La scène de la rencontre ! Oui, cela faisait un an. Nous étions en 1962, alors. Nous sommes restés en relation jusqu’à mon départ à Paris en 1967.
L’inventaire des circonstances me laisse finalement sur ma faim. Le tout dans « c’est là que tout a commencé » semblait si prometteur ! Je me garde néanmoins de titiller la narratrice qui, avant de partir pour la côte d’où elle reviendra pour 16 heures, me laisse sa carte et son numéro de téléphone. Nous retraversons le jardin aux lis. Ah ! La suave odeur du lis qui, reconnaissant pour votre intérêt manifesté, vous gratifie d’un baiser d’or sur le bout du nez. Honoré n’a eu de cesse de vouloir célébrer sur la toile les royales tiges. J’ai compté pas moins de dix tableaux où apparaît tout ou partie de ladite fleur.