Quand une critique facile et fréquente s’acharne contre le discours communément qualifié d’« apologétique », que vise-t-elle, sous l’apparence du réquisitoire ? Habituellement, la critique stigmatise la prétention qu’aurait eue l’intelligentsia cléricale de prouver rigoureusement la vérité du christianisme par un système conceptuel contraignant ; prétention insoutenable, d’abord et avant tout parce qu’elle suppose que la pensée chrétienne, et nommément catholique, dispose d’un système conceptuel suffisant, se marquant donc ainsi d’un condamnable « triomphalisme » ; or la foi chrétienne n’aurait rien à gagner de s’avancer avec pareil train de raisons ou d’arguments, parce que la « pauvreté » et le « dépouillement » conviennent à son humilité fondamentale. Laissons de côté la question de savoir si, historiquement, l’Église a pu pratiquer une apologétique conquérante à l’excès1, et si l’humilité de la charité implique le misérabilisme intellectuel, pour demander si pareille attitude ne procède pas, à l’égard de l’apologétique, à une récupération subreptice, et aussi à un contre-sens théologique.
Une récupération : renoncer en effet aussi ostensiblement à toute préparation ou confirmation rationnelle de la foi, donc assurer l’interlocuteur non chrétien ou « athée » (comme on croit pouvoir dire) que l’on ne déploiera à son encontre aucune machine d’argumentation (faute d’en disposer), et qu’ainsi son identité se trouvera parfaitement respectée (même au risque, pour le chrétien de service, de perdre la sienne), cela entraîne au moins une conséquence : le chrétien, à l’évidence revenu de tout impérialisme intellectuel, ne gêne plus les « confrontations d’idées » (même s’il peut, en un autre sens, devenir gênant à force de souriante pusillanimité), y tient sa place, et rien que sa place. Renoncer à toute apologétique, cela peut aussi faciliter le bon accueil du chrétien dans son entourage culturel, lui permettre de s’y faire admettre. Mais alors, en quoi la non-apologétique diffère-t-elle, quant au résultat, de l’apologétique ? Certes, il faut payer la bienveillance d’une certaine défaillance : c’est un chrétien déjà presque anonyme, puisque sans théologie, sinon sans Église, qu’admettront dans leur cercle ceux qui toléront qu’on les pare du titre de « chrétiens anonymes », parce que leur bienveillante commisération en sait parfaitement l’inoffensive et puérile impolitesse. Une différence pourtant : l’apologétique, avec ses raisons, tente de faire admettre le Christ (au risque que le chrétien en soit mal reçu), tandis que la non-apologétique, libre de raisons, tente de faire recevoir le « chrétien » (au prix, parfois, qu’on n’admette pas le Christ). L’intention de convaincre, ou du moins de complaire, demeure ; simplement, son point d’application se déplace.
On pourrait ainsi soupçonner que le changement d’attitude à l’égard de l’apologétique reflète un déplacement conceptuel dans la dogmatique, et que le renoncement au discours apologétique construit devrait se reconnaître des motifs décidément conceptuels : à une dogmatique qui éprouve de croissantes difficultés (au moins en France) à définir et son statut épistémologique et, d’abord, l’irréductible et spécifique primauté de la « christianité » du fait christique, ne peut évidemment correspondre qu’une non-apologétique, qui ne dispose peut-être même plus des moyens de soutenir un dialogue avec qui que ce soit. Pareille continuité entre dogmatique et apologétique ressort donc d’autant mieux qu’un même indice négatif, parfois, semble les affecter ; pour notre propos, ce point dit beaucoup, puisqu’il fait signe vers un nouveau statut de l’apologétique. Il ne s’agirait plus de viser (l’a-t-on jamais fait d’ailleurs ?) à une machine d’argumentation, qui prétendrait, comme une propagande bien faite, forcer l’intime conviction à force de raisons, ou plutôt de slogans populaires, marquant donc ainsi plutôt une volonté de dominer et de renforcer un appareil qu’un geste d’amour révélant l’Amour ; mais de viser l’expansion externe de ce qui travaille, soulève et suscite la dogmatique du fond d’elle-même, ou plutôt du fond de ce qui la convoque et l’institue : la formidable et incompressible δύναμις τοῦ θεοῦ qui expose son explosion en liturgie, contemplation et théologie dogmatique, pour se prolonger naturellement en apologétique, à supposer bien sûr que soit naturelle une parfaite, humble et pauvre disponibilité à « l’Esprit de Dieu répandu dans nos cœurs » (Romains 5,5). L’apologétique ne constitue pas tant une autre discipline que la dogmatique, ni même son prolongement ou sa transcription pastorale, qu’elle n’offre l’indice de l’imprégnation par la puissance de Dieu de la méditation théologique tout entière. Car la puissance de conviction d’une pensée ne repose pas tant sur l’énergie du zélateur (ainsi le militant compense-t-il de son zèle indiscret l’inanité du slogan, le publicitaire soutient-il de sa « stratégie agressive » l’inutilité de son produit), que sur la puissance de la pensée. Combien plus si cette pensée nous provient de Celui qui « soutient toutes choses par son verbe de puissance » (Hébreux 1, 3).
Contresens théologique, avons-nous risqué : on voit pourquoi. Le rapport spirituel d’expansion entre la dogmatique et l’apologétique devient méconnaissable dès qu’on croit pouvoir fixer comme but à l’apologétique de convaincre nécessairement et par raisons. – Dans cette première hypothèse, de deux choses l’une. Ou bien, et c’est présentement le cas le plus courant, l’apologétique paraît inutile, puisque son but – convaincre, ou du moins « ouvrir un dialogue » – peut s’atteindre par d’autres moyens que les raisons ; l’échange confiant des opinions, la communauté silencieuse des expériences, le partage des espoirs et des luttes, en un mot l’irrationnel du « vécu », permettraient beaucoup plus efficacement de convaincre de la vérité du Dieu qui se révèle en Jésus-Christ, ou du moins de se faire admettre comme chrétien parmi ceux qui ne le sont pas. Mais le silence, ici, à refuser de parler, dit déjà trop : il implique que la foi, pour se transmettre, ne requiert pas la parole ni l’écoute (contre Romains 10, 14-18), donc finalement et très logiquement, que la foi ne se transmet pas du tout ; suivant cette assertion, il faudrait supposer une « invention de la foi », dont la prise de parole ne se fait pas sans fracas et implique à nouveau un ou plusieurs discours en théologie dogmatique. Celle-ci devra justifier le silence apologétique, dont le taciturne apparaîtra souvent bavard, à force d’explications.
Ainsi se trouve-t-on ramené à l’autre possibilité : l’apologétique peut avoir le sentiment de pouvoir convaincre nécessairement par démonstration ; cette tentation ne nous menace certes pas prioritairement pour l’instant, mais sa disparition actuelle reflète peut-être d’autant mieux que telle fut longtemps sa visée, et cette visée demeure sans doute encore à l’œuvre dans les critiques les plus acerbes de l’apologétique. Supposons – cas extrême et impensable – qu’un discours apologétique atteigne à un tel point de rigueur qu’il puisse prétendre convaincre nécessairement un esprit normalement rationnel ; quel résultat serait, en fait, acquis ? Le moment volontaire de l’adhésion n’interviendrait que comme une simple conséquence de l’évidence, par une manière de nécessité morale, suivant le principe que, d’une grande lumière dans l’entendement, s’ensuit une grande inclination dans la volonté (Descartes). Or ce qu’on nomme la « conversion » se joue précisément sur cette conséquence, qui devrait aller de soi et qui, la plupart du temps, va d’autant moins de soi que les preuves prétendent avoir établi leur résultat. Qui n’a vu de ces esprits qui, bons connaisseurs de la dogmatique et de la spiritualité chrétienne, intellectuellement disposés à les exposer et les justifier, ne cessent, leur vie durant, d’en éviter la conséquence et esquivent, par le nuage d’encre d’une sympathie sans borne, la rudesse d’une décision de foi ? Tant que la volonté ne veut pas librement aimer, l’apologétique n’a rien gagné. Aussi, à ne pas reconnaître le facteur le plus décisif, une apologétique qui se voudrait absolument démonstrative se condamnerait, par son succès même, à l’échec le plus patent ; ce qui peut se démontrer n’a aucune valeur, répétait Nietzsche ; car, à tout et même trop dire, elle dirait infiniment trop peu. – Renoncer à l’apologétique comme y réussir conduisent à l’échec. Pourquoi ?
Parce que l’apologétique ne conçoit pas correctement son office, tant qu’elle prétend convaincre nécessairement et par raisons, là où elle ne doit prétendre que contraindre (à moins qu’elle ne vise à contraindre, là où elle devrait espérer convaincre). Précisons : une contrainte ne se peut légitimement tolérer que là où son exercice n’introduit aucune hétéronomie ; ainsi, les raisons qu’enchaîne une argumentation peuvent contraindre la raison, puisque ainsi la raison ne suit encore que sa propre nécessité. Si donc l’apologétique ne prétendait qu’à l’évidence rationnelle, elle pourrait, à supposer qu’elle en ait les moyens, se contenter de contraindre : c’est-à-dire de mener un esprit, nécessairement, au terme d’une démonstration. Mais il s’agit, pour elle, de tout autre chose : de convaincre. Or convaincre suppose un nouveau facteur, la volonté (ou comme on voudra nommer l’instance ultime de la décision existentielle) qui se décide : se décide, c’est-à-dire décide d’elle-même à partir d’elle seule, en sorte que toute autre instance apparaisse désormais comme extérieure et donc inefficace, qu’elle prétende menacer ou secourir. Seule la volonté peut se laisser convaincre, et toute contrainte de la raison par des raisons lui demeure totalement hétérogène, reste au seuil et ne décide rien. L’apologétique, à user de raisons seulement, peut, dans le meilleur des cas, contraindre la raison ; mais, même en cette occurence, elle ne pourra pour autant convaincre la volonté, et manquera son office à l’instant précis où elle croira le remplir. Quant à tout confondre, et espérer contraindre la volonté, puisque les raisons ne le peuvent, on ne saurait y prétendre qu’en recourant à la force ; mais celle-ci, aussi subtile qu’elle se fasse, souligne et entérine d’autant plus l’extériorité de sa violence qu’elle ne cesse de l’accroître. L’apologétique, si elle ne voulait rien laisser hors de la contrainte rationnelle, perdrait toute l’adhésion de la volonté, qui peut seule se laisser convaincre. Bref, ce n’est qu’en admettant l’écart irréductible de la contrainte (de la raison par des raisons) à la conviction (de la volonté par elle-même) que l’apologétique reconnaît sa tâche propre, qui commence au-delà de toute démonstration. Non seulement quand la démonstration se révèle impossible, mais aussi bien quand elle semble acquise. Car c’est alors à la volonté de se laisser convaincre, en son for intérieur. Ainsi, du fait même qu’elle accède à sa tâche propre, l’apologétique se découvre démunie : sans raisons, puisque toutes les raisons suffisantes du monde ne suffisent pas, de droit, à convaincre une volonté. À bien distinguer la contrainte de la conviction, l’apologétique rencontre du même coup son originalité et son dénuement : elle ne devient possible comme telle qu’en admettant l’impossibilité d’un succès nécessaire. Son identité coïncide avec son échec.
Mais que veut dire ici échouer ? Ce terme ne s’impose qu’autant qu’on pense l’apologétique à partir d’un modèle caduc – la méthode rationnelle pour contraindre la volonté par raisons. Une fois ce paradigme récusé, la même impossibilité pourrait, d’un autre point de vue, s’interpréter tout autrement, sinon plus comme une défaillance, mais comme une surabondance. Comment ? Si la conviction de la volonté par elle-même outrepasse décidément la contrainte par raisons de la raison, c’est d’abord que la volonté (ou comme on voudra nommer l’instance de la décision ultime) surpasse le jeu des arguments. Que celles-ci ne puissent la contraindre révèle la surabondance, l’exsuperentia de la volonté. Parler ici d’un quelconque irrationalisme supposerait encore que la raison garde valeur normative. Concevoir l’excès de la volonté comme l’importation du concept métaphysique de volonté (volonté de puissance par exemple) ne fait peut-être qu’accroître la confusion, puisque la volonté de puissance constitue, pour Nietzsche et la métaphysique qui s’achève en lui, la vérité de la raison elle-même ; donc la volonté s’abolit et aussi bien s’achève comme en son essence dans la volonté de puissance2.
Volonté indique ici moins une faculté, un attribut ou un pouvoir de décision existentielle que l’instance dont Pascal dit que « la volonté aime naturellement », alors que l’esprit « croit naturellement », c’est-à-dire émet et admet des opinions ou des vérités (Pensées Br. § 81/L. 661). L’irruption irréductible de la volonté marque le passage inconcevable et discontinu de l’évidence à l’amour. Entre l’évidence des raisons et la volonté de la foi, le passage va d’un ordre à l’autre. Si donc nous connaissons la vérité non seulement par la raison, mais encore par le cœur (Pensées, Br. § 82/L. 44), c’est que seul le cœur peut accéder à la vérité ultime, seule non figurative d’autre chose, seule symbolique d’elle-même, la charité. Or, les raisons, aussi contraignantes et rigoureuses soient-elles, ne peuvent rien là où ce qu’il s’agit d’atteindre en fait de vérité se nomme charité, car « tous les corps ensemble, tous les esprits ensemble et toutes leurs productions ne valent pas le moindre mouvement de charité. Cela est d’un ordre infiniment plus élevé. (…) De tous les corps et esprits, on n’en saurait tirer un mouvement de vraie charité, cela est impossible, et d’un autre ordre, surnaturel » (Pensées, Br. § 793/L. 308). La volonté n’outrepasse la raison contrainte par raisons qu’autant que l’ordre de la charité transcende infiniment, surnaturellement l’ordre des esprits. Faut-il répéter que le prétendu « argument » du pari s’ordonne tout entier à souligner ce déséquilibre ? Sa difficulté ne tient pas le moins du monde à la rigueur du raisonnement, qui conceptuellement contraint – « Cela est démonstratif ; et si les hommes sont capables de quelque vérité, celle-là l’est » (Pensées, Br. § 233/L. 418) –, qu’à la césure que Pascal souligne lui-même d’un trait insistant : si le libertin se rétracte, ce n’est pas que l’argument ne puisse le contraindre ; mais au contraire, précisément parce que, contraignant en lui la raison, l’argument l’accule à envisager une décision de la volonté : « On me force à parier, et je ne suis pas en liberté ; on ne me relâche pas, et je suis fait de telle sorte que je ne puis croire » (ibid). Le libertin ne peut discuter l’argumentation ; il lui faut donc porter le débat en son véritable lieu – disputer de la volonté qui doit aimer. Faire connaître Dieu à la raison, si la volonté ne le veut reconnaître, ne sert de rien, sinon à confondre la mauvaise volonté (au sens strict) de la volonté. L’apologétique ne vise qu’à conduire l’homme à ce point précis et à cet inesquivable débat : laisser la volonté assez libre d’elle-même (et sans échappatoire dans la discussion rationnelle) pour admettre que l’amour de Dieu, à savoir Dieu comme amour, est à aimer volontairement, ou à refuser. Lorsque pour toute réponse le libertin s’entend dire : « Travaillez donc non pas à vous convaincre par l’argumentation des preuves de Dieu, mais par la diminution de vos passions » (ibid.), on ne lui demande pas de régresser en deçà de la raison, mais bien de rendre la volonté apte à vouloir l’amour. S’abêtir, ce conseil n’invite à aucune stupidité (V. Cousin), ni au moindre scepticisme (L. Brunschvicg) ; il incite à ne pas se réfugier ni dérober dans la raison, là où il ne s’agit que du jeu de la volonté avec elle-même. La volonté seule peut aimer, et les raisons ne peuvent en rien, même par surabondante contrainte, dispenser la volonté de se décider. Bref, comme décidément « il y a loin de la connaissance de Dieu à l’aimer » (Pensées, Br. § 280/L. § 377), seule la volonté pourra aimer ce que la raison connaît, sans par définition, pouvoir mieux faire que connaître. Rigoureusement, si « Dieu est amour » (1 Jean 3, 8), seul l’amour – donc la volonté – pourra y atteindre.
Sans doute se trouve-t-il des dieux que l’amour ne caractérise pas essentiellement, et qu’il ne s’agit que de connaître ; pareille gnose convient peut-être au « Dieu des philosophes et des savants » ; mais, pour ce qui concerne le « Dieu d’Abraham, Isaac et Jacob », qui se révèle en Jésus-Christ comme amour, seul l’amour peut convenir pour l’atteindre. Certes, peut-être parce que le semblable connaît le semblable, mais surtout parce que « l’amour de Dieu est répandu dans nos cœurs par l’Esprit Saint qui nous est donné » (Romains, 5,5) : en connaissant Dieu par l’acte d’amour de la volonté, l’homme imite Dieu en son plus haut nom3, et devient, par grâce de l’amour, lui-même Dieu. Dieu ne s’aborde que par celui qui en lui saborde tout ce qui ne relève pas de l’amour ; Dieu, qui ne se donne comme Amour que par amour, ne peut s’atteindre qu’autant qu’on le reçoit par amour ; et le recevoir par amour, cela ne devient possible qu’à celui qui se donne à lui. Se rendre à l’amour, non pas se rendre à l’évidence. L’apologétique n’a donc aucunement pour fonction, insensée et contradictoire, de combler l’abîme de la décision volontaire pour ou contre l’Amour, par quelque inflation infatuée d’arguments ; au contraire, réglant le plus vite et le mieux possible le débat théorique, elle a pour rôle de dégager si nettement le lieu où doit intervenir la décision de volonté, que la volonté sache ce qu’elle doit, sans échappatoire, accepter ou refuser, et surtout Celui qu’elle doit répudier ou confesser.
Paradoxalement, l’apologétique ne doit donc viser qu’à renforcer la difficulté, en la hissant à son authentique dignité : la foi ni ne compense le manque d’évidence, ni ne se résout en arguments, mais se décide par la volonté pour ou contre l’amour de l’Amour. Il s’agit donc pour l’apologétique d’amener, avec la contrainte des raisons, à ce lieu où, enfin, le « cœur » peut, devant l’éventuelle évidence des vérités, transir l’évidence elle-même jusqu’à l’Amour. Car chacun croit seul (aux yeux du monde, car, dans le fait, chacun ne croit qu’au sein et en vertu de l’Église), comme chacun meurt seul (au regard du monde, car, dans le fait, chacun meurt avec l’unique et éternel agonisant de Gethsémani) ; pour accomplir l’ultime transition, ou s’en déclarer soit orgueilleusement incapable, soit misérablement dispensé, chacun se retrouve radicalement solitaire, abandonné en un sens de Dieu même. Aussi le Vendredi Saint reste-t-il le paradigme de toute conversion, mort à soi, résurrection filiale au Père. Conduire au seuil de l’Amour, que seul un amour peut franchir, d’un pas que son déséquilibre uniquement met en mouvement et qui s’éprouve souvent comme une chute, c’est là que culmine l’apologétique. Elle vise à laisser le mal-croyant seul face à sa peur, son amour et sa volonté qui oscille entre eux deux. La défaillance de l’apologétique s’achève dans la défaillance où elle abandonne l’amour (ou le refus) à l’Amour. Pourtant c’est en ces défaillances fraternelles que l’apologétique s’authentifie comme chrétienne.
Mais une objection, immédiatement, se lève : à ainsi en délimiter le champ et la portée, l’analyse donne certes à l’apologétique une rigueur théologique plus digne de l’Amour où Dieu se donne ; reste que pareil acquis se paie d’un prix élevé : le mal-croyant se découvre abandonné à une puissance d’autant plus grave qu’il la reconnaît souvent et la comprend maintenant nécessaire. Que lui importe que la défaillance authentifie théologiquement l’apologétique, si cette authenticité se paie d’un indépassable échec ! Que répondre à celui (et nous avons tous dit ou entendu cet aveu) qui objecte : « Je n’ai pas la foi que je voudrais avoir, j’ai l’incroyance que je ne voudrais pas avoir » ? Rien.
Rien, et pour plusieurs raisons. Parce que cette formulation se donne comme une objection, donc comme une argumentation et tente, ne serait-ce qu’inconsciemment, de ramener l’enjeu de la volonté à une discussion de raisons, au risque de se masquer l’écart infini des ordres. Ensuite, parce que même s’il ne s’agit pas là d’une dénégation en forme d’argument, il ne peut s’agir que d’une constatation – parfaitement juste, quoique douloureuse – de ce que, comme le répète l’usage, la foi est une grâce. Mais enfin, cela même doit s’entendre correctement. Que signifie ne pas avoir assez de foi ? Au moins que la volonté n’a pas la force de vouloir et qu’elle ne peut vouloir, encore qu’il lui semble qu’elle le veuille. Ce manque de volonté, sauf si elle s’y résigne comme à un excellent prétexte pour justifier son déni, la volonté souhaite le surmonter par l’adjonction extérieure, en quelque manière, d’un supplément de volonté. Lorsque Senancour objecte à Pascal « Croire a-t-il jamais dépendu de la volonté4 ? », il indique seulement et indirectement que le fait de croire dépend de la volonté, bien qu’en son parfait accomplissement, au contraire de son avatar commun. Or, pareille assistance introduit inévitablement une hétéronomie, qui, si elle comblait la demande, disqualifierait radicalement la volonté défaillante au moment même de la secourir ; le secours externe interdirait en effet à la volonté d’accomplir cela même qui lui est demandé – aimer l’Amour –, en lui en ôtant la responsabilité, du fait même qu’elle lui en fournirait des moyens étrangers. Rien ne peut se substituer, même partiellement, à la volonté en son débat avec l’Amour, puisque rien ne constitue plus essentiellement l’homme que le « cœur ». Modifier – même pour l’accroître – une volonté – même défaillante – reviendrait à l’aliéner, donc annuler aussi bien la dignité théologique de son vouloir. La volonté doit donc croître avec son peu de foi, et avec lui seul, puisque ce peu de foi seul la constitue comme unique et irréductible.
Seule avec elle-même, la volonté doit vouloir croire, lors même qu’elle ne dispose pas de moyens de croire ou plutôt qu’elle croit n’en pas disposer. Car ce qui retient la volonté de croire, qu’est-ce sinon de croire qu’elle ne peut croire, en un mot de croire qu’elle ne croit pas ? Rien ne sépare, peut-être, celui qui croit de celui qui ne croit pas, que ceci : non des raisons bien sûr, non une quelconque certitude (comme s’il s’agissait d’une manière d’influx nerveux et magique, proche du fanatisme ou de la stupidité inconsciente), mais seulement de croire malgré la croyance que l’on ne croit pas. Croire en l’Amour et qu’il m’aime, moi, malgré ma croyance que « je n’ai pas la foi » ; autrement dit, faire plus grande confiance à l’Amour donné qu’à notre volonté défaillante ; compenser la défiance envers soi par la confiance envers Dieu ; préférer l’immensité du don proposé (au risque de défaillir à le recevoir par faute de capacitas) à la certitude de l’impuissance supposée (au prix du suicide par une autosatisfaction résignée au néant) ; se décider pour l’infini qu’on ne saurait maîtriser ni posséder plutôt que pour une impuissance de dandy ; risquer l’abandon à la surabondance d’un don, au lieu de se figer en l’idiotisme d’une pénurie. Rien ne sépare le croyant de l’incroyant, sinon la foi, qui se joue sur rien ; rien, soit ici une manière de dire l’oscillation de la volonté face à l’Amour. À la volonté, mal-croyante ou incroyante, ne manque pas l’apport extérieur de quelque volonté aliénante, mais sa propre transvaluation en amour : non plus vouloir (pour) s’affirmer, et ainsi maîtriser une possession, vaine si elle est assurée, mais vouloir (pour) s’abandonner à la distance, parcourue, reçue et insurpassable. Pour croire, la volonté n’a besoin que de vouloir autrement : s’abandonner au don, au lieu de s’assurer d’une possession. Pour croire, la volonté n’a besoin que de se convertir. Rien ne la sépare de la foi, que l’amour. Devant ce plus petit abîme, non seulement la volonté reste seule, mais il faut encore renoncer à sa solitude, se défaire de la solitude idiote, strictement, pour se perdre dans l’altérité où, avec l’autre, qui s’y trouve toujours déjà, on accède à la distance. La grâce, dans ce jeu, n’intervient pas comme un surcroît, illégitime et incompréhensible, mais comme une nouvelle modalité (tropos, dit Maxime le Confesseur5) de cette même volonté. Ainsi la grâce constitue-t-elle aussi bien le fond le plus propre de la volonté – interior intimo meo – que son plus intime étranger6.
Reste qu’ainsi définie, l’apologétique paraîtrait mener de l’évidence à l’obscurité et s’en remettre à l’irrationnel. Mais, outre que le domaine de la volonté, étant ici radicalement étranger à l’ordre des raisons, reste donc aussi indemne de toute irrationalité, il faut comprendre correctement la nature de l’obscurité dont il s’agit ici. À cette condition seulement, cette obscurité pourra accéder à une autre évidence. – Si « Dieu ne se manifeste pas aux hommes avec toute l’évidence qu’il pourrait faire » (Pascal, Pensées, Br. § 556/L. § 449), sans doute est-ce pour marquer à la volonté le jeu qui lui revient en propre, mais surtout parce que, de même que « les premiers principes ont trop d’évidence pour nous » (Pensées, Br. § 72/L. § 199) : ce que révèle Jésus-Christ de Dieu montre trop d’évidence pour notre regard. Car si Dieu opte pour « la présence d’un Dieu qui se cache » (Pensées, Br. § 449/L.§ 156), c’est qu’aucune autre présence ne resterait supportable : nul mortel ne peut le voir sans mourir, nul œil ne peut en fixer l’éclat sans s’aveugler d’un tel éblouissement. Ce que l’aveuglement interprète comme une simple obscurité doit s’entendre dans son fond comme un éblouissement, où, dans la figure de révélation de Jésus-Christ, le Père entre en une épiphanie absolue, bien que filtrée par la finitude. Si l’aveuglement n’y voit rien et ne soupçonne même pas l’éblouissement, la faute n’en incombe pas à la révélation, mais au regard qui ne supporte pas l’évidence. En effet, si ce qui se révèle se résume toujours en l’Amour, alors seul le regard qui croit, donc seule la volonté qui aime, peut l’accueillir7. La conversion du regard peut ainsi seule rendre l’œil enfin apte à reconnaître dans ce qui l’éblouit l’évidence aveuglante de l’Amour. Devant le Christ en Croix, qui concentre en Lui toutes les prophéties, qu’un écriteau identifie – en trois langues ! – comme le Roi des Juifs, ceux qui n’accèdent pas à l’aimer ne voient rien, sinon la confirmation de leur dénégation ; ceux qui aiment (le « bon larron », Marie, Jean, le soldat de Marc 15, 34) y voient avec une clarté, certes variable mais toujours indiscutable, la suprême figure de Dieu, royale dans la kénose. La même et unique figure provoque donc cette ambivalence, non que la grève la moindre ambiguïté, mais parce que chaque esprit l’interprète à sa mesure : cette mesure se définit à partir de ce que le regard peut supporter ; car pour seulement voir une figure (donc la laisser se constituer d’elle-même dans le visible), il convient d’abord d’en supporter l’éclat, d’en soutenir la vue ; comme devant l’obscène (c’est-à-dire aussi bien le menaçant que l’interdit), devant le divin, et par excellence devant la kénose du Fils, notre regard ne peut tenir, cligne et se clôt : il y trouve trop à voir, trop à envisager et à regarder en face, donc, à interpréter et à laisser nous interpréter, et notre regard fuit ; notre regard fuyant se détourne et déserte le visible dont le front nous menace ; bref, notre regard déserte et se ferme. Seul l’amour, « qui supporte tout » (1 Corinthiens 13,7), peut supporter du regard l’excès de l’Amour. À la mesure de notre amour, notre regard pourra s’ouvrir, ne serait-ce qu’en clignant, à l’évidence de l’Amour. À cette mesure aussi, les éblouissements pourront devenir des évidences, du simple fait que nous pourrons envisager de les soutenir. Mais encore une fois, seul l’amour peut supporter certains spectacles sans défaillir : la souffrance d’un esprit qui agonise corporellement, la nudité d’un corps que la jouissance rend spirituel, l’abandon de Dieu dans la figure manifestée d’une humanité8.
C’est bien pourquoi, dans l’apologétique, l’on commence toujours par les plus faibles évidences, qui exigent un moindre investissement d’amour pour être vues et donc interprétées ; aussi débute-t-on, à la limite, par des arguments de fait (Jésus a historiquement vécu ; il a revendiqué la divinité, et fut pour cela mis à mort ; une communauté a cru à sa résurrection jusqu’à risquer elle aussi sa vie : depuis vingt siècles, ses disciples demeurent) – les plus faibles précisément parce qu’ils « interpellent » tout un chacun, sans exiger de lui un choix ni une réponse. Puis l’apologétique propose d’autres arguments qui, demandant à chaque fois plus d’interprétation, imposent un plus grand effort au regard (ainsi l’accomplissement des prophéties, l’enchaînement doué de sens des événements historiques, etc.) ; pour, à la limite, culminer dans l’ultime éblouissement, devant lequel les regards humains, aussi aimants soient-ils, ne cesseront pourtant pas de cligner jusqu’à ce que l’Esprit les qualifie absolument et leur permette de recevoir l’éblouissement comme une évidence indépassable ; donc (selon le sens anglais du mot evidence) comme une preuve : la Résurrection, théophanie absolue. En ce sens seulement, la foi dispose bien de preuves, mais ne repose pas sur elles, puisqu’elle seule les voit ; par quoi, précisément, ces preuves échappent radicalement à tout soupçon de « subjectivisme ».
On comprend ainsi que les arguments fondamentaux échappent au domaine de l’apologétique courante : non qu’elle en manque, mais parce que manquent des interlocuteurs, qui ne défailleraient pas devant eux. La défaillance de l’apologétique se justifie donc, en un second sens, par la défaillance du regard humain, résigné frénétiquement à ses limites, rivé à mort sur sa bienheureuse impuissance, orgueilleusement figé dans son manque d’ambition – devant l’ampleur du visible. Il est des choses que M. Homais jamais peut-être ne verra, au sens où, devant une montagne Sainte-Victoire du dernier Cézanne, maint visiteur distrait, comme l’on dit, « n’y voit que du feu » (c’est-à-dire n’y voit même pas le feu que Cézanne, qui cessait de travailler sur le motif au milieu du jour, tente d’en tirer)9. À défaillir ainsi, l’apologétique confirme encore que seul l’amour accède à l’Amour, parce que seul le regard qui supporte le visible peut s’abandonner à l’infinie profondeur de l’icône pascale du Père, le Christ. Comprise comme l’instance qui, propédeutiquement, aide à voir, l’apologétique paraît bien comme une machine, non certes à faire des dieux (Bergson), mais à faire, avec des aveuglements, des évidences, pourvu du moins – et cela ne dépend pas d’elle – que l’amour ouvre les yeux. Ouvre les yeux : non comme une violence ouvre les yeux au désabusé, mais comme un enfant ouvre les yeux au monde, ou un sommeillant ouvre les yeux à un matin.
Confirmée par sa double défaillance, l’apologétique peut retrouver une légitimité théologique, comme manière de phénoménologie (mais strictement étrangère à la philosophie) de l’esprit en travail de conversion. Elle ne progresse donc vers son but – accéder à l’Amour par l’amour – qu’en devenant peu à peu inutile (quant aux arguments), puisque finalement seul l’amour, et non le discours, peut aller là où elle prétend conduire. Sa disparition volontaire et progressive implique moins son renoncement que sa transformation lente dans la confession de foi : le catéchumène dira un jour le Credo et prendra part à l’Eucharistie, c’est-à-dire professera Celui qu’il aura reçu. De l’apologétique préparatoire, il passera à l’apologie de la foi par le croyant, donc à cette forme de témoignage que fut, aux premiers siècles, l’apologie ; « faire apologie devant le peuple » (Actes 19, 33), cela indique moins une démonstration qu’une reconnaissance du Ressuscité, dont nous avons à rendre compte (Hébreux 4, 13), en plaidant le bien-fondé et le bon droit de son Évangile. De l’apologétique ainsi entendue, rien ne pourra jamais en dispenser l’Église, sauf à risquer l’apostasie. Car dans l’apologétique, il y va moins de notre accès à Dieu, que de sa venue vers nous : « Pouvoir démontrer Dieu n’est pas suffisant pour l’atteindre, car Dieu excède sa propre “démonstrabilité”. On peut faire la preuve de Dieu jusqu’à l’absurde, elle n’aura jamais de fin. Son terme est un bond, un élan de l’amour de Dieu vers sa créature, qui fait éclater l’intelligence pour faire face à la foi dans l’amour » (A. von Speyr10). Mais le passage d’une acception de l’apologétique à l’autre en constitue finalement le sens et l’enjeu.
mai 1978