De ce qu’il est convenu de nommer « la crise », deux choses, et sans doute guère plus, sont avérées : d’abord que nous ne savons pas la trancher, ensuite que, très vraisemblablement, nous ne savons pas la définir. Ou plutôt, dès qu’il s’agit de l’évoquer, nous la démultiplions, en une infinité de « crises » à l’évidence non décisives de par leur accumulation même. Pour les esprits conservateurs, il s’agira d’une « crise des valeurs » ; pour les progressistes, d’une « crise de croissance1 » ou d’une crise d’adaptation (aux nouvelles technologies, au new-deal de la géo-économie), bref, d’une crise de transition ; les sociologues parleront d’une crise de société, les économistes distingueront entre des crises de l’énergie, des matières premières et du système monétaire international ; on pourra aller, si l’on préfère décidément le grand style, jusqu’à invoquer et analyser déjà une crise de la civilisation occidentale comme telle, résultant d’une crise de l’« homme » qu’elle a construit et sur lequel, en retour, elle repose. Nous n’avons ni le goût ni la compétence de tenter un tel classement, suivant leurs pertinences respectives, de ces acceptions du terme de « crise ». Nous remarquons simplement une évidence ; la multiplication des occurrences implique la dévaluation du concept ; si nous possédions un concept de crise précis et si nous pouvions l’appliquer rigoureusement à la présente situation, il intégrerait une majorité de ces aspects, aujourd’hui éclatés et seulement juxtaposés. Il faut donc supposer une crise du concept de « crise », avant même toute crise de notre société ou de notre époque. À moins que la prétendue crise de notre société et de notre époque ne se repère précisément à la crise en elle de la notion même de « crise ».
Peut-on esquisser une notion de « crise » ? Même sans entrer dans l’étymologie et les occurrences médicales du terme, il apparaît que « crise » implique décision et jugement. Mais cette décision après jugement ne présenterait aucune urgence ni aucun enjeu si elle restait abstraite. La crise n’intervient qu’au terme d’une analyse des antagonismes qui la provoquent ; si ces antagonismes relèvent de l’échange des marchandises, la crise sera économique ; ainsi Marx : « La possibilité générale des crises tient à la métamorphose formelle du capital elle-même, à la non-coïncidence temporelle et spatiale de l’achat et de la vente2 » ; la crise ne consiste pas à décider seulement, mais à décider d’un dysfonctionnement entre l’offre et la vente, donc elle en suppose l’analyse ; faute de celle-ci, il n’y aura qu’une « crise en puissance3 », donc, en fait, aucune crise du tout. Les difficultés accidentelles ne suffisent pas à faire jouer la crise ; la preuve en vient de la résolution inconsciente des crises qu’en économie la bourgeoisie réalise sans analyser leur « raison ultime4 » ; faute de cette analyse, « elle [sc. la bourgeoisie] prépare des crises plus générales et plus profondes, tout en réduisant les moyens de les prévenir5 ». Aussi longtemps que restent ignorés les termes du conflit et la rationalité qui les oppose nécessairement, il ne convient pas de parler de crise : celle-ci commence, au contraire, avec l’intelligence rationnelle du conflit. Aussi, dans la tragédie classique, la crise culmine, avant toute décision, dans la prise en vue lucide du conflit et de ses antagonismes insurpassables parce que nécessaires. Quel meilleur exemple que, dans le Cinna de Corneille, le long monologue d’Auguste, qui vient d’apprendre la dernière trahison de son ami ? Ce qui apparaît comme insoutenable, c’est le pouvoir lui-même – « Reprenez le pouvoir que vous m’avez commis/Si donnant des sujets, il ôte des amis » (IV, scène 1, v. 1 123-4). Mais cette contradiction résulte inévitablement d’abord des crimes commis par Octave pour devenir Auguste (v. 1 129-1 148), ensuite de la tradition républicaine de Rome (v. 1 1149-1 179) ; en sorte que seules trois hypothèses sont possibles : tuer le traître, se suicider, ou tuer le traître et se suicider. Qu’au terme de cette analyse, Auguste n’ait pas encore décidé – « Qui des deux dois-je suivre et duquel m’éloigner ?/Ou laissez-moi périr, ou laissez-moi régner ! » (v. 1 191-2) – n’interdit pas de parler ici d’une crise, puisque le conflit a déjà reçu sa parfaite analyse. La solution ultérieurement choisie – la clémence sans condition – ne sera possible qu’en outrepassant radicalement toutes les hypothèses retenues par le monologue (comme souvent, d’ailleurs, chez Corneille) ; en effet, la résolution de la crise n’implique l’analyse des antagonismes et de leur nécessité irréfragable qu’autant qu’elle les transgresse par l’affirmation de la liberté absolue et donc sans raison suffisante : la décision ne s’ensuit pas de l’analyse – sinon, précisément, il n’y aurait pas de décision, mais une simple conséquence ; la décision transcende l’analyse et y tranche. Mais, pour cela même, elle la suppose.
Décision, analyse des conflits, il manque encore un dernier élément : la possibilité même qu’une décision puisse résoudre l’antagonisme des forces en contradiction. Il ne s’agit pas ici d’une banalité ; souvent, en effet, les éventuelles décisions ne tranchent pas les conflits, mais trahissent seulement l’affolement et l’impuissance à pouvoir les trancher ; la décision ou masque la crise par ignorance du conflit, ou dissimule l’incapacité affairée à le résoudre. Une crise authentique suppose ainsi la conjonction presque miraculeuse d’une analyse et d’une volonté ; elle implique que le choix d’un individu ou d’un groupe puisse aussi valoir comme solution théorique d’un conflit nécessaire6. Il ne s’agit pas ici de ne considérer comme crise qu’un conflit déjà résolu par décision ; mais de préciser que l’on ne peut parler de crise, que si reste ouverte la possibilité qu’une décision libre en offre la solution. Car une catastrophe naturelle, une guerre mondiale, un affrontement économique international, etc., ne constituent pas une crise pour des individus, mais seulement une fatalité à supporter, un combat à mener ; au contraire une maladie, un défi professionnel, une rencontre humaine, etc., peuvent provoquer une crise, parce qu’ils admettent la décision d’une volonté libre. Parler de crise économique ou politique n’a de sens que pour autant que, dans la démocratie et dans l’économie libérale, chaque individu, à titre de citoyen ou d’agent économique, participe à des décisions pourtant globales et collectives ; si tous ces modes de participation cessaient de fonctionner, il ne faudrait plus parler de crise, mais seulement d’états de fait défavorables. En ce sens, quand les victimes ne peuvent pas prendre une décision effective pour résoudre le conflit, il devient illégitime de parler de crise et encore plus de responsabilité individuelle. En bref, nous entendons par crise une situation de conflit analysée comme inévitable et telle qu’il soit au moins possible qu’une décision libre la résolve.
Nous pouvons revenir à l’interrogatoin de départ – sur la crise de la « crise ». Nous soutiendrons que nous, aujourd’hui en France, donc dans l’une des rares démocraties libérales encore présentables et dans l’une des à peine moins rares économies développées, nous ne sommes pas en état de crise. Autrement dit, nous reprendrons, mais pour d’autres motifs, le paradoxe d’A. Minc : « Nous entrons dans l’après-crise, parce qu’il n’y a pas eu de crise7. » Il n’y a pas eu de crise, parce que les termes du conflit ne sont pas connus. Ou plus exactement, des hypothèses, dans chaque conflit, peuvent se soutenir dans une indifférence étrange et nouvelle. En économie, la crise (authentique) de 1929 opposait deux options, clairement contradictoires donc également falsifiables : le libéralisme et la social-démocratie ; cette dernière l’a emporté dans tous les pays (fascistes compris). Or aujourd’hui, il est parfaitement possible d’analyser la stagflation régnante comme une faillite de la social-démocratie aussi bien que comme un échec du libéralisme (monétarisme, etc.). Politiquement, il est aussi loisible d’interpréter les blocages en des termes contraires : nous souffrons de « trop d’État », ou bien nous souffrons d’anarchie économique et d’entreprises apatrides ; que les politiques expliquent que ces formules restent compatibles ne fait qu’aviver l’inquiétude étonnée du citoyen. La tension internationale peut s’analyser aussi bien comme un renforcement de la politique des blocs que comme une atomisation incontrôlée des conflits locaux, en sorte que le concept de « crise internationale » ne s’applique plus aujourd’hui comme en 1905, en 1913-14 ou en 1939. La démographie mondiale, aussi déréglée soit-elle, ne fournit pas l’exemple d’une crise : elle peut s’analyser aussi bien comme une surpopulation (locale) que comme la conséquence de « décollages » économiques avortés ; inversement, la sous-démographie galopante des pays développés prouve que la croissance économique peut provoquer l’inverse de ce qu’elle rend pourtant possible matériellement : le Well-fare d’une population nombreuse. Les exemples pourraient, à l’évidence, se multiplier. Qu’il suffise de souligner leur enseignement commun : une crise ne devient possible que si des antagonismes constants, identifiables, rationnels la soutiennent ; un dysfonctionnement constaté mais encore incompréhensible par modèles et concepts ne fait pas une crise ; l’accumulation même de prétendues « crises », enchevêtrées et toujours déplacées, atteste que nous ne comprenons tout simplement pas ces conflits, et ne parvenons aucunement à les réduire en une seule épure. Des informations accumulées et des alarmes discordantes ne suffisent pas à dresser un diagnostic ; car un diagnostic suppose une étiologie et toute étiologie implique une science. Il n’y a pas eu de crise, non parce que les difficultés ont manqué, mais parce que leur identification fait défaut. Nous ne sommes pas entrés en crise, sinon en aveugles et par défaut d’intelligence. Certains combats ont été ou seront bientôt gagnés (ainsi la « crise » de l’énergie, la « crise » de l’inflation, etc.) ; mais ces combats ne concernaient que les effets induits d’un défi lui-même resté inconnu ; ces victoires ne résolvent aucune crise authentique ; elles exaspèrent au contraire le sentiment inconfortable de n’avoir pas même compris contre quoi ou contre qui il fallait se battre. D’où la lancinante certitude, mal cachée par les discours officiels, que le pire est encore à venir – le pire anonyme. Il n’y a pas eu de crise encore parce que nous en manque l’intelligence.
Pour parler de crise, il faut encore une décision, qui puisse se prendre effectivement. Mais qui pourrait, aujourd’hui, décider ? Sans doute un nombre indéfini d’agents économiques, politiques, militaires, culturels ne cessent, à titre de « décideurs », de prendre des décisions. Mais ces décisions ne concernent qu’un ordre particulier, et, aussi puissamment relayées qu’elles soient, ne peuvent que s’y restreindre. La plus puissante compagnie transnationale du monde, le plus immense des impérialismes du monde, le plus diffusé des networks du monde ne peuvent donner (ou prendre) que ce qu’ils ont (ou ambitionnent) ; leurs initiatives restent soumises à des règles d’airain, partiellement inconnues, qui prédéterminent leurs jeux réciproques. Dans tous les cas, ces pouvoirs décisionnels ne peuvent que prétendre dominer, sans frein ni fin, simplement pour satisfaire l’incoercible nécessité de leurs croissances. Or nous savons tous que l’enjeu se décidera en termes d’autolimitation (des armes, des naissances, des manipulations génétiques, de la production, de l’uniformisation, etc.). Ainsi, plus les décideurs décident, plus ils renforcent la méconnaissance de l’éventuelle question. Plus ils décident de l’accroissement de leur puissance, plus ils se révèlent décidément « décidés » par la logique de la puissance et non décideurs des termes de l’éventuel débat. L’impossibilité de la décision, donc de la crise, se marque tout aussi nettement à l’autre extrémité de la chaîne du pouvoir. Le libre arbitre des individus ne peut ici rien décider ; sans doute parce que chaque individu ne dispose que d’un pouvoir effectif très limité, sans doute parce que les informations lui font défaut ; mais surtout, l’impossibilité à décider résulte d’abord d’un sentiment d’irresponsabilité. À force de s’entendre répéter que « nous sommes tous responsables de tout ce qui advient dans le monde », nous avons compris que l’inverse seul doit être vrai : ce n’est pas moi, comme individu, qui suis responsable de la sous-alimentation, de la sécheresse, de l’échange inégal, des guerres dites de libération, des terrorismes et des totalitarismes, etc. Cette responsabilité n’est pas directement la mienne et pour une raison très simple : mes décisions concrètes, effectives, mesurables, (bref ce qui dépend de mon libre arbitre, qui reste la « seule chose qui nous puisse donner juste raison de nous estimer8 »), n’influencent en rien, du moins directement, ces maux permanents et structurels. Et si je suis responsable, c’est d’abord de mon prochain : tâche qui suffit à épuiser mon attention et mon altruisme. Si l’on avance des contre-exemples (engagements dans des associations humanitaires, aide au Tiers ou au Quart-Monde, solidarités avec Solidarité, etc.), on doit aussitôt marquer une différence essentielle : la décision personnelle y devient effective, parce que la responsabilté y est réelle. Et elle ne le devient que parce que les réseaux habituels des macrostructures y sont contournés, suspectés, disqualifiés ; bref, parce que d’autres analyses, d’autres paramètres et d’autres agents se trouvent, cette fois-ci librement, mobilisés ; ici c’est la liberté imprévisible des individus qui suscite l’analyse, les structures et les décisions, loin d’en résulter. Dans ce contexte très particulier la décision redevient, éventuellement, possible. Mais il est clair que présentement cette inversion reste marginale, sauf dans certains cas privilégiés et exemplaire : la société civile en Pologne, les communauté ecclésiales en Afrique et Amérique du Sud, et, peut-être, la communauté intellectuelle en Europe occidentale. Quant aux macrostructures, elles restent incapables des décisions, et les décideurs y restent fondamentalement des décidés. Il n’y a pas eu de crise encore, parce que nous manquent la possibilité et le pouvoir de décider.
Si font défaut ses deux éléments constitutifs, il n’est donc pas légitime de parler de crise. Nous vivons une apparence de crise, qui ne dure qu’autant que les apparences n’entreront pas en crise véritable : les apparences de la décision, les apparences d’une analyse des antagonismes. Ainsi nous continuons à faire semblant de savoir les enjeux, pour pouvoir faire encore semblant de prendre des décisions. Ce double, ou plutôt trop simple, jeu laisse percer son inadéquation dans la formule tristement célèbre « gérer la crise » ; à l’évidence, une crise ne se gère pas, elle se comprend et se décide. Un médecin devant son malade, comme Auguste devant la trahison de Cinna, ne gère pas, il analyse et tranche. « Gérer la crise » revient à avouer – ce qui vaut d’ailleurs mieux que de dissimuler9 – que nous manque soit la connaissance de la nécessité rationnelle en jeu, soit la décision libre, soit probablement l’une et l’autre. D’où la présente situation d’indifférence. En philosophie l’indifférence affecte la liberté, quand la volonté ne dispose pas d’une évidence d’entendement pour la guider ; ici l’indifférence résulte non seulement de l’absence d’évidence, mais encore de l’absence de décision ; il s’agit d’une indifférence à la puissance. Nous souffrons donc moins d’une crise que d’une absence de crise identifiable et décidable ; autrement dit, notre crise naît au second degré d’un état indécidable, d’un état en crise de n’être pas un état de crise. Nous n’entrons pas seulement dans l’après-crise, parce qu’il n’y a pas eu de crise ; nous entrons en crise, parce que aucune crise ne se présente, qui permettrait de comprendre globalement l’origine des dysfonctionnements et d’en décider nettement. Nous n’entrons pas seulement dans l’après-crise, parce qu’il n’y a pas eu de crise : nous sommes en crise précisément parce que les dysfonctionnements s’accumulent sans parvenir à une crise. Nous restons depuis dix ou cinquante ans (au court terme) ou depuis un siècle (au long terme, et selon Nietzsche10), dans l’avant-crise – et c’est cela même qui nous installe dans un état de crise. État de crise, la formule se contredit, puisque la crise marque justement le moment et le moyen d’une transition. Mais notre crise consiste exactement en ceci que la crise ne cesse de se faire attendre, que la décision n’est pas prise, que les antagonismes ne cessent de durer, en une attente sans cesse reportée et oubliée11.
Les acceptions courantes de « crise » rendent donc seulement manifeste la défaillance en elles des déterminations du concept de crise. Ni l’économie, ni la politique, ni la sociologie ne peuvent aujourd’hui présenter un objet qui satisfasse aux conditions de possibilité d’une crise authentique. Sans antagonisme clairement analysé, la décision ne décide pas mais reste un symptôme, lui-même indécidé, de la nécessité obscure ; il faut renoncer à l’espoir de la crise finale, ainsi thématisée par Nietzsche : « La valeur d’une telle crise est qu’elle purifie (…) qu’elle donne ainsi le branle, du point de vue de la santé, à une hiérarchie des forces12. » Au mythe de la crise finale succède, en notre histoire, la fin de la crise.
En notre histoire – laquelle ? Toutes nos analyses d’une éventuelle crise ont, jusqu’ici, admis comme une évidence son cadre historique, ou plutôt ont interprété l’histoire comme collective et universelle. Mais de fait l’histoire, sauf à s’en tenir à l’objet formel de la science historique, provient de mon histoire et s’y réduit. Même si, à force d’études et de communications, je parviens à tenir, un instant, le point de vue de Sirius, je reste encore pris dans l’histoire, parce que ma vie, décidément finie, ne partage qu’un temps le cours de l’histoire supposée universelle et neutre. La première et, finalement, la seule histoire que je connaisse et puisse accomplir, c’est mon histoire contingente, limitée, mortelle. Toute histoire revient à mon histoire parce qu’elle en provient : nul solipsisme à ce cercle, mais l’aveu que ma vie reste à moi, insubstituable, unique, irrépétable – jetée et perdue à la fois. Pourquoi l’histoire revient-elle à mon histoire et mon histoire à l’irrévocable unicité ? Parce que je dois mourir : sum moribundus. Mourir signifie mourir seul. Mourir signifie que personne ne mourra à ma place ; la preuve : si quelqu’un se dévoue pour mourir à ma place, cela ne me dispensera pas de mourir, plus tard, pour mon propre compte, et, si l’on peut dire, à ma propre place ; il n’y a que moi qui puisse véritablement mourir à ma place ; ma place se définit même par cette mort insubstituable. La mort, voilà ce qui ne nous sera jamais ôté, et, à la fin, ce qui atteste notre irréductible singularité. De ma mort, nul ne me privera ni ne me délogera, puisque pour me la prendre il devrait commencer par me la donner. Dans cette mort qui me fait moi au moment même où elle défait mon moi, tout se décide pour et par moi et se tranchent les anciens antagonismes. Il faut donc dire qu’une crise me reste accessible, quand toutes les autres s’émoussent et se dérobent – ma mort.
Toutes les prétendues « crises » de la macro-histoire, qu’elles n’éclatent à l’évidence pas (comme aujourd’hui), ou qu’elles se soient peut-être accomplies (comme autrefois), restent en tout état de cause des reflets atténués et des anticipations imprécises de la seule crise effectivement possible parce que nécessairement effective – ma mort. Ma mort comme le seul événement certain de ma vie, une fois ma vie née ; car une fois ma vie née, je ne suis assuré que de sa fin. Nous n’avons pas ici à esquisser une analytique de ma mort, puisque d’autres l’ont génialement déjà réussie. Nous n’avons qu’à insister sur un point : la mort n’interviendrait pas nécessairement comme ma mort, ni comme l’ultime horizon de ma possiblité, si elle ne m’advenait comme la crise par excellence. La mort ne me détermine comme (mon) être-pour-la-mort qu’autant qu’elle me détermine, c’est-à-dire s’impose à moi comme ma crise ultime.
Si la mort s’impose comme la crise, la première et la dernière, il devrait être possible de montrer qu’elle satisfait aux trois déterminations d’une crise. La mort achève un antagonisme connu, ou du moins éprouvé comme tel. Il peut s’agir de la santé longuement rongée par la maladie ou par la dégénérescence ; il peut s’agir, plus profondément, de la lutte entre le vouloir-vivre et le vouloir-disparaître ; il peut s’agir finalement du conflit entre l’égoïsme autoconservateur (conatus in suo esse perseverandi) et le don sans réserve de soi. En tous les cas se déroule une agonie, donc proprement un combat, que l’ultime coup ne décide qu’en l’exacerbant. Toute mort, et pas seulement celle de Jean Baptiste, « Comme rupture franche/Plutôt refoule ou tranche/Les anciens désaccords » ; et pas seulement les désaccords « Avec le corps13 », mais aussi et surtout ceux de l’esprit avec lui-même. Car le dernier antagonisme qu’affronte la mort consiste finalement dans la mort elle-même, qui signe la contradiction maximale en se désignant comme « la possibilité caractérisée de l’impossibilité de l’existence » (Heidegger14). La mort s’annonce comme l’horizon inéluctable, donc aussi comme la suprême possibilité de la vie ; mais ce qu’elle annonce, en s’annonçant elle-même comme possibilité, cela se nomme l’impossibilité radicale (de la vie) ; bref, la mort n’affronte pas tant un antagonisme, qu’elle n’est cet antagonisme lui-même – la possibilité de l’impossibilité d’où vient l’impossibilité de la possibilité.
La mort décide de cet antagonisme qu’elle est. Par une nouvelle contradiction, elle annule elle-même la contradiction qu’elle constitue. À la fin et en tous les cas, je meurs et cette mort décide de tout en finissant tout. Cette décision seule lève les contradictions par sa contradiction même. Et justement, ici, ce n’est pas un paradoxe que seul un paradoxe défasse un paradoxe, mais une nécessité absolue. Cette heure ultime révèle la vérité de toutes les précédentes, en les résumant plus encore qu’en les annulant : « C’est encore la première ;/Et c’est toujours la seule, – ou c’est le seul moment15. » L’absolu de cette décision tient à ce que, quoi qu’il arrive, non seulement je dois, mais aussi je peux mourir ; nulle situation conflictuelle ne m’enserrera au point de m’interdire la liberté de décider de son antagonisme par la mort ; il ne s’agit pas nécessairement ni d’abord du suicide, mais le plus souvent de la fuite en avant, du risque encouru, voire du sacrifice de soi pour d’autres, bref, de l’advenue surgissante de l’avenir. Ma mort peut toujours décider de la crise de ma vie. Inversement, ma vie reste indécidée tant que la mort n’en a pas décidé. Tant qu’Œdipe n’a pas atteint la crise de la mort, nul ne peut lui dire, même quand il en voit la plus éclatante prospérité, si sa vie est (ou fut) heureuse : « Sachez qu’aucun mortel, tant qu’il n’a pas encore vu sa dernière heure, ne saurait être appelé heureux, s’il n’a atteint la terme de sa vie sans avoir subi de douleur » (Sophocle16). Réciproquement, au soir d’une victoire, Soljénitsyne concluait : « Attends le soir pour bénir le jour, et la mort pour bénir la vie17. » La mort ne noue pas seulement le nœud gordien de la vie, mais elle le tranche.
Reste un dernier caractère de la crise : que la décision qui tranche l’antagonisme du conflit m’appartienne réellement. Ici, la crise pourtant privilégiée de la mort offre, si du moins l’on s’en tient à son acception purement naturelle et pour ainsi dire « païenne », une paradoxale insuffisance. Bien entendu, moi seul meurs, et, sans substitution possible, dois vivre ma mort. Bien entendu, seule la mort fera la vérité sur ma vie qu’elle décidera pour la première et dernière fois. Pourtant, au moment où je meurs et où se décide ma mort, cette décision même, je n’en suis ni le témoin, ni l’artisan. À s’en tenir – par hypothèse méthodologique ou par conviction « païenne » – à ce monde sans en admettre aucun autre après lui, il faut bien conclure que jamais je ne connaîtrai la décision que je laisse la mort prendre sur moi. C’est moi qui meurs, mais ce n’est pas moi qui vois la décision ainsi prise sur ma vie. À l’instant où je meurs et donc où se décide ma vérité, je ne suis pour la première fois déjà plus là pour la contempler. On dira et saura si j’ai été un menteur ou un fidèle, un aimant ou un amant, un penseur ou un bateleur, un aventurier ou un ouvrier, etc. – on, c’est-à-dire tous et personne, tout un chacun, tout homme possible, mes amis et mes ennemis, mes proches ou des inconnus, mais en tout cas pas moi. La mort se joue en moi et me met en jeu comme ma première crise ; mais elle décide de moi sans moi. Ce jugement, le premier à faire la vérité sur moi et mes contradictions, m’échappe au moment même où il m’étreint. La vérité se dérobe à moi par l’acte même où elle m’atteint. À mon propos la crise s’accomplit parfaitement aux yeux de tous, sauf aux miens. Quand je deviens enfin présent en une vérité publique, je suis absent pour la voir. Bref, la crise mortelle ne me juge que par contumace. La crise qui me vient avec ma mort me vole mon jugement. Jamais je ne saurai ma vérité, que tous sauront pourtant. Mais d’ailleurs, la sauront-ils ? L’indifférence, les préjugés, les passions, l’oubli n’offusqueront-ils pas, sans intermittence sinon au mieux de quelques heures dispersées, le jugement ? Et même, ne faut-il pas admettre qu’il n’y aura eu de crise que pour moi ? Une crise sans jugement, ni pour moi déjà absent, ni pour les autres indifférents à toute autre crise qu’à la leur – comme il est bien naturel.
La mort approche donc bien de la crise. Mais elle ne peut, par définition, m’attribuer jusqu’au bout la propriété d’une crise, puisqu’elle consiste précisément à me désapproprier de moi-même. La crise de la mort ne peut aller jusqu’à un jugement authentiquement dernier. La mort dépasse toutes les autres esquisses de crises, mais sans atteindre ni même esquisser le jugement dernier. Or je ne cherche une crise authentique que dans l’espoir, sans doute insensé, d’un jugement qui, en dernière instance, juge de moi et où je sache ce que je suis et ce que je fais. La mort m’arrête trop tôt pour me donner la crise. Elle suscite l’espoir d’une crise qu’elle me dérobe. Comme Tantale, plus je la vois s’approcher, plus je sais qu’elle me volera la crise. L’absurdité de la mort ne tient pas à la mise à mort de ma vie, mais à sa frustration de sens, non à l’exécution du jugement, mais au silence de tout jugement. Nous mourons – il n’y a là rien d’injuste ni d’absurde. Mais nous mourons sans savoir la vérité. Nous mourons absurdement parce que d’une crise sans jugement dernier. La mort ou la crise inachevée, le purgatoire en attente d’un jugement, car la « peine du purgatoire la plus grande est l’incertitude du jugement » (Pascal18).
Nous recherchons donc une crise achevée, soit une crise où l’antagonisme trouve une décision qui fasse la vérité sur moi, mais aussi pour et avec moi. Nous recherchons une crise achevée parce que menée jusqu’à la vérité. Donc, puisque la vérité sur moi se contredirait si elle ne se manifestait pas à moi et se décidait sans moi, nous recherchons une crise conforme à ma liberté – une crise libre. Une crise libre implique, selon les résultats antérieurs, au moins une mort libre. Nous devons donc reprendre la recherche à partir de l’hypothèse d’une mort libre. Fut libre la mort de celui qui a pu dire : « Voici pourquoi le Père m’aime : moi je donne ma vie d’une manière telle que je la prendrai à nouveau. Personne ne me la prend, mais c’est moi qui la donne de moi-même. J’ai la toute-puissance de la donner et aussi la toute-puissance de la prendre à nouveau. Tel est le commandement que j’ai reçu du Père » (Jean 10, 17-18). Jésus le Christ a la puissance (ἐξουσία) de donner sa vie – littéralement de la poser, de l’exposer, comme une victime au désert, comme une mise sur la table de jeu – précisément parce qu’il a aussi la puissance de la reprendre. Mais il la donne en une liberté toute-puissante pour se soumettre lui-même, le premier et par excellence, au mystère paradoxal qu’il vient révéler : « Celui qui aime son âme la perdra, et celui qui hait son âme en ce monde la gardera dans la vie éternelle » (Jean 12, 25). La question sur la crise libre devient désormais celle-ci : le Christ, absolument libre à l’orée de la crise pour nous restée inachevée de la mort, peut-il nous introduire dans une crise achevée, c’est-à-dire dans une crise de, pour et par notre liberté ?
La passion et la mort du Christ accomplissent « maintenant/réellement (νυ̑ν, nune) la crise de ce monde » (Jean 12, 31) : le monde se trouve jugé par cette crise ; que nous puissions (et devions) traduire ϰϱίσις aussi bien par « crise » que par « jugement » signifie que, dans la « ϰϱίσιϛ juste » (Jean 7,24 = 5,30) et dans la « ϰϱίσιϛ véridique » (Jean 8, 16 = Apocalypse 16, 7), la crise parvient à son achèvement en délivrant un jugement explicite et enfin public sur le monde. Avant d’indiquer une condamnation (comme en Jean 5, 24, 29), la ϰϱίσιϛ accomplit la crise par un jugement, ce jugement même qui, jusqu’ici, faisait défaut aux prétendues « crises ». Par son redoublement en un jugement, la crise devient enfin et pour la première fois cruciale. Pourtant le caractère crucial de la crise ne tient pas à l’ambivalence du mot ϰϱίσιϛ, simple donnée sémantique du grec en général. L’ambivalence de ce terme n’apparaît ici qu’autant qu’un événement effectif et unique la rend flagrante. Quel événement ? Il semblerait théologiquement correct de répondre : la mort du Christ provoque une crise cruciale, parce que Dieu y juge le monde, y compte les siens, y annonce et déjà réalise le jugement dernier ; d’ailleurs, l’exégèse nous a surabondamment souligné que les récits de la Passion reprennent consciemment les éléments traditionnels du discours eschatologique. Ces évidences ne sont pas discutables. Mais il reste que la crise ne devient, dans la mort de Christ, cruciale qu’autant que c’est, tout au contraire, le Christ qui y subit « le jugement de mort, ϰϱίμα θαν́ατου » (Luc 24, 20) de la part des hommes. La crise cruciale ne provient pas d’un jugement du Christ : « Moi, je ne juge personne. Et si je juge, mon jugement est véridique (κρίσις άληϴινή), parce que je ne suis pas seul, mais moi [je suis] avec celui qui m’a envoyé. Dieu n’a pas envoyé le Fils dans le monde pour juger (ϰϱίνη) le monde, mais pour sauver le monde par lui » (Jean 8, 15-16), « Si quelqu’un entend mes paroles sans les garder, moi je ne le juge pas ; car je ne suis pas venu pour juger le monde, mais pour sauver le monde » (Jean 12, 47). Le Christ ne cesse de refuser d’exercer le jugement et d’instaurer la crise en condamnant les pécheurs, comme les hommes le lui réclament ; jusque sur la croix, il prie le Père d’écarter le jugement de ses propres bourreaux (Luc, 23, 34). Et de fait, le Père lui-même précède le Christ en ce refus d’exercer un jugement qui condamnerait : « Le Père ne juge personne » (Jean 5, 22). Ni le Père, ni le Fils ne jugent les hommes. Ce sont au contraire les homme qui jugent le Christ et par lui le Frère, en contristant l’Esprit : « Pilate leur dit : “Prenez-le vous-mêmes, et jugez-le (ϰϱίνατε) selon la crise que permet votre loi” » (Jean, 18,3119). Les interrogations antérieures du Christ par les scribes et les prêtres, comme les outrages et les railleries à venir, ressortissent également à ce paradoxe scandaleux mais irrécusable : dans la crise entre les hommes et Dieu, le rôle du juge est toujours revendiqué par l’homme, le jugement est toujours la sentence de mort et le condamné toujours Dieu. Tous les hommes, même les plus saints, ont accusé Dieu. C’est même à cela que l’on reconnaît un homme – à sa condamnation de Dieu : les modernes « athées » démarquent seulement Adam, Caïn, mais aussi Job, Moïse, Pierre et les autres. Pareille inversion du jugement de crise, outre son scandale intrinsèque, interdit l’élaboration d’une crise enfin achevée : la crise libre se réduit à un jugement inique rendu par des hommes, et en attente d’une cassation.
Pourtant ce paradoxe ne nous dérobe pas l’accès à une crise achevée, mais, mieux considéré, il nous l’ouvre au contraire définitivement. Si Dieu ne juge pas et si seuls les hommes jugent, la crise n’en atteint pas moins son achèvement, car les hommes, en jugeant injustement Dieu, se jugent eux-mêmes en toute justice par rapport à Dieu. La crise touche à sa perfection non parce que Dieu jugerait, mais parce que le Christ, en désertant le rôle du juge et l’abandonnant aux hommes jusqu’à risquer sa propre mort, provoque les hommes à se juger eux-mêmes en parfaite connaissance de cause : chacun devient le juge de lui-même, selon la décision qu’il prend dans la crise que provoque le Christ par la pure annonce de la parole de son Père. Car le Christ n’a ni le droit ni le besoin de juger ; il n’a que le devoir de proposer aux hommes la crise que Dieu même tient pour achevée – la révélation insurpassable de Dieu même. Devant cette parole mise à nu, chaque homme entre en crise : soit il la refuse pour mourir (sous l’apparence de vivre) par lui-même, soit il l’accepte pour vivre (sous l’apparence de mourir) par l’Esprit de Dieu répandu en son cœur (Romains 5, 5). Le Christ ne juge pas, il provoque, par la parole que lui a remise le Père, la crise achevée et indépassable – celle où chaque homme doit décider de Dieu pour lui, donc décider de lui face à Dieu. « Telle est la ϰϱίσις : la lumière est venue dans le monde et les hommes ont mieux aimé les ténèbres que la lumière » (Jean 3, 19, voir Romains 1, 21-22). La crise ne s’accomplit point parce qu’apparaîtrait, devant l’homme impuissant, un juge étranger, mais parce qu’en rencontrant la parole ultime chaque homme entre dans sa propre crise – et doit, seul, se décider pour ou contre « la parole de Dieu (…) qui pénètre jusqu’à la jointure de l’âme et de l’esprit, des articulations et des moelles, pour juger (ϰϱιτιϰός) les sentiments et les pensées du cœur » (Hébreux 4, 12).
La crise se constitue pour ainsi dire comme un troisième terme entre Dieu et les hommes : Dieu ne juge pas, ni son Christ ; il ne décide rien, mais offre aux hommes les conditions de leur décision suprême. Le jugement neutre que réclame absurdement Job, Dieu l’accorde : il provoque la crise libre et achevée de l’homme, en lui livrant librement une parole absolue face à laquelle toute vérité se fera quant à ce que veut vraiment l’homme. L’homme va pouvoir enfin décider de lui-même par lui-même, selon la parfaite liberté que seul peut donner le Parfait et le Libre. « Si quelqu’un entend mes paroles et ne les garde pas, ce n’est pas moi qui le jugerai, car je ne suis pas venu pour juger le monde, mais pour sauver le monde » (Jean 12, 47) : ainsi, bien que le rejet par l’homme de ses paroles mérite, de droit, une condamnation, le Christ décide-t-il que la crise de droit n’aura pas lieu. Faut-il en inférer que, après avoir réuni les conditions de la crise cruciale, le Christ en suspende le cours ? Que non pas : il la remet seulement à la pleine liberté de l’homme lui-même : « Celui qui me méprise et n’accueille pas mes paroles, celui-là tient en sa main la crise qui le juge (τόν ϰϱίνοντα άυτόν) : le logos que j’ai dit, c’est lui qui le jugera (ϰϱινέι) au dernier jour » (Jean 12, 48). J’entre donc « déjà en crise » (ἤδη ϰεϰϱιται, Jean 3, 18) parfaite avant ma mort, parce que je rencontre, devant la parole que révèle le Christ, les trois conditions d’une crise cruciale : l’antagonisme (croire, ou non ; perdre son âme pour la gagner ou l’inverse), la décision (« Aujourd’hui, si tu entends sa voix… », ou jamais) et surtout le jugement prononcé à moi et sur moi – puisqu’il est prononcé par moi seul. En effet, je me juge moi-même et moi seul, puisque « quiconque agit mal hait la lumière et ne s’avance pas vers la lumière afin qu’elle ne récuse pas ses actes ; mais celui qui fait la vérité s’avance vers la lumière afin qu’elle manifeste ses actes, puisqu’ils sont le fait de Dieu » (Jean 3, 20-21). Ce que ma mort seule ne pourra jamais m’apporter – connaître la décision me concernant –, la parole du Christ, en sa lumière, me l’apporte : je connais la décision me concernant, puisque c’est moi, et moi seul, qui la prends. Je sais qui je suis selon que je vais m’exposer à la lumière, ou n’y vais pas. Celui qui offre la voie, la vérité et le chemin me donne aussi de me décider absolument – de faire la vérité sur moi par ma décision sur lui20.
La crise s’achève donc enfin en une crise vraiment cruciale, non parce que Dieu endosserait la fonction de juge – à la manière dont les hommes comprennent la justice –, mais parce qu’il s’expose devant nous en une telle innocence et un tel abandon, que chacun doit décider de son rapport à lui – se décider. Devant le Christ en Croix, je ne peux passer outre, puisque même cela, passer outre, constitue une décision ; je dois donc me décider : nul ne me décide que moi, et pourtant je décide de moi parce que je suis confronté au fait du Christ en Croix. Je me décide absolument, bien que je n’émette aucun jugement absolu (le critère, le pouvoir et le droit m’en font défaut) sur moi, parce que j’entre, devant le Christ, en une crise libre, sous le souffle de l’Esprit qui « récuse le monde en matière de ϰϱίσις (…), parce que le prince de ce monde a été jugé (ϰέϰϱιται) » (Jean 16, 8, 11). Cet auto-jugement ne peut intervenir que devant la face silencieuse du Christ en Croix, donc aussi devant son annonce par les croyants (Romains, 2,16) ; chaque annonce de la mise en Croix du Christ provoque donc, en chaque moment de l’espace et lieu du temps, l’occasion, pour chacun, de se décider : d’atteindre, de connaître et de trancher sa crise. Ce que l’on nomme habituellement le Jugement dernier n’a rien d’une menace, ni d’une horreur, puisqu’il s’agit sans doute de la limite extrême du délai généreusement départi pour que toutes les âmes puissent trouver leurs crises respectives – entendre dire le Christ, en sorte de performer, face à sa parole, l’auto-jugement. Le Jugement dernier énonce la promesse que chacun saura qui il est, parce qu’il sera qui il aura vraiment décidé d’être. Le long et sourd combat que nous menons entre et avec nous aura une fin : nous nous décidons et déciderons sur nous-mêmes à l’occasion et à cause du Christ en Croix : « Le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d’hommes ; mais la vision de la justice est le plaisir de Dieu seul » (Rimbaud21). Et, pour attendre ce Jugement comme pour assurer celui que chaque jour nous impose, il est remarquable que le Christ se donne en viatique pour nous retenir sur la voie de notre auto-jugement : car celui qui communie aux espèces eucharistiques « mange et boit son propre jugement (ϰϱίμα έαυτῷ) » (1 Corinthiens, 11, 29) ; la face nous advient toujours, sans laquelle nous ne pourrions en vérité nous décider22.
Nous recherchions une définition de la crise et de ses figures phénoménales. Au-delà des apparences de crises que nous proposent la politique et l’économie, au-delà de la crise inachevée de ma mort, une seule crise authentiquement accomplie s’ouvre devant nous : celle où je dois me décider face au Christ en Croix – crise cruciale, en tous les sens. Le Christ m’ouvre seul l’accès à ma propre crise libre, parce qu’il la provoque du simple fait d’exposer sa vie à la sainteté de Dieu – parce qu’il se révèle simplement comme le Fils qu’il est de Dieu. Dieu impose et exige que je dise soit oui, soit non à sa charité (Matthieu 5, 37) : « … que votre oui soit oui et votre non, non » (Jacques, 5, 12), sur le modèle de celui en qui toutes promesses ont reçu leur oui absolu (2 Corinthiens, 1, 19). Ce à quoi le Christ dit un tel oui, ce face à quoi chacun désormais est tenu de se décider se nomme la charité. Une seule crise complète et performable nous advient, dans un conflit identifié, décidable par un choix possible, et un choix que je puisse connaître : la crise dont la Croix libère la surabondance dans le monde, jusqu’à le submerger comme le secret de son tragique. La charité ne peut pas, du seul fait qu’elle apparaisse publiquement, ne pas imposer un scandale et susciter une crise.
D’où un double paradoxe. D’abord : seule la crise qu’ouvre la parole de Dieu dite par le Christ m’offre un libre accès à mon propre auto-jugement et me donne de me décider – en quelque sens que ce soit ; ce qui voudrait sans doute dire que nul homme n’atteint sa crise, donc sa vérité dernière, s’il n’affronte pas le Christ. Ensuite : la crise laisse croître son scandale à la mesure de la puissance inconditionnée mais sans violence de la Croix : du seul fait que la charité se révèle, elle s’offre ; du fait qu’elle s’offre, elle demande instamment d’être reçue ; plus cette demande se fait pressante, réitérée et universelle, plus elle peut s’exposer au refus – refus catégorique, refus de la décision elle-même, peu importe, puisqu’il s’agit de juger la possibilité de l’auto-jugement, donc de condamner celui qui libère. Car la mort du Christ signifie non seulement le meurtre d’un innocent (ce qui reste fort banal), non seulement la mort de l’Innocent parfait (M.-J. Le Guillou), mais surtout de celui qui innocente les coupables. La charité seule est digne de foi (H.U. von Balthasar), mais, en réclamant la foi, elle provoque la crise – et la crise cruciale. Pour répondre à notre exigence la plus intime – enfin connaître qui je suis –, la charité provoque, indissolublement, la crise où je me décide devant elle et la crise où je la refuse jusqu’à la mort ; car je peux préférer mourir que de recevoir la charité de vivre. Lorsque la crise de la charité suscite le refus, le plus souvent s’élève, comme un nuage toxique et dissimulateur, entre elle et ceux qui refusent, le discours sur « la crise ». « La crise », qui n’en est pas une, offre l’immense avantage de nous laisser bienheureusement impuissants, indécis, calmement agonisants : à la crise de la charité se substituent les « crises » de la civilisation, de la morale, de la famille, du dollar, des matières premières, du pétrole, de Moyen-Orient, etc., bref, de calmes inquiétudes, qui me concernent sans me décider à me décider. Le glaive de la violence qui ravage le monde nous effraie moins que le glaive que le Christ dit avoir apporté sur terre : car le premier apporte la mort que nous souhaitons, tandis que nous avons peur du second, qui apporte la charité et le jugement, que nous haïssons, tant ils nous restent étrangers. Ainsi l’homme se divise-t-il contre lui-même devant Dieu, lorsque Dieu lui accorde ce qu’il croyait vouloir et, en fait, craint – la crise cruciale : « Venez donc, et discutons, dit Yahvé » (Isaïe 1, 18). –
Rapporté à notre situation historiale, ce paradoxe se formule clairement. D’une part, toute la modernité peut souscrire à ce diagnostic : « La crise spécifique de l’homme (…) consiste en un manque croissant de confiance à l’égard de sa propre humanité23. » Toute la modernité désire que l’homme, entré en crise par le sur-homme en lui, accède à une crise cruciale. Mais notre monde a peur de souscrire à la seule crise cruciale et achevée qui soit, la parole dite par le Christ ; donc le monde esquive la conséquence inesquivable que souligne sans compromis Jean Paul II : « Les crises de l’Européen sont les crises de la culture chrétienne24. » Ce qui ne signifie pas tant que les crises de l’un sont identiquement celles de l’autre, que d’abord ceci : l’homme n’accédera à sa véritable identité – et, aujourd’hui, il n’a plus guère le temps d’attendre – qu’en s’exposant à la crise cruciale de la charité.
3 juillet 1983