Pâques innove et innove radicalement. Ou bien le Christ n’a plus aucune importance à ce jour, ou bien « il a apporté toute nouveauté en apportant lui-même, qui fut annoncé par avance ; car ce qui était annoncé par avance, c’était justement ceci : que la Nouveauté viendrait pour renouveler et revivifier l’homme » (saint Irénée1). L’innovation a un nom – le Christ – et une fonction – rendre l’homme nouveau, ainsi que toutes les choses de la vie. Depuis la Résurrection du Christ, nous pouvons dire, pour une fois sans naïveté ni crainte d’un démenti, que désormais plus rien ne sera comme avant. Depuis la Résurrection du Christ, nous devons donc tout réapprendre, comme des enfants (ou plutôt, aussi bien, comme des vieux, dépassés par la nouveauté). « Cours, frère, le monde nouveau est devant toi ! » – tel est, depuis deux mille ans, le mot d’ordre du Christ (d’où Philippiens 3, 13). Nous sommes projetés dans un monde trop jeune pour nous. Nous n’avons que trop tendance, pour nous sécuriser, à tenter d’y répéter les catégories, raisonnements et habitudes de l’ancien monde. Mais il faut assez de modestie et de cohérence pour admettre que, si le second Adam ne sauve le monde qu’en y accomplissant une nouvelle création – « Si quelqu’un est dans le Christ, il est nouvelle création : les archaïques puissances sont passées et voici qu’adviennent des choses neuves » (2 Corinthiens 5, 17) –, la « nouvelle création » (Galates 6, 15) résulte directement de la Croix. La Croix met ainsi à la croisée des interprétations notre compréhension la plus élémentaire du monde.
Et quoi de plus élémentaire que la présence elle-même ? La présence, que nous soyons philosophes ou non, nous la connaissons d’emblée, nous ne connaissons qu’elle : tout ce qui est dans le monde, nous ne l’abordons que grâce à la présence que nous lui accordons par notre attention et qu’il honore en retour par sa permanence. Ce qui est – donc toute chose – est en ce qu’il est présent. La présence, assurée, attendue, ou défaillante, s’exerce par la vue et le toucher. Nous avons la saine habitude de voir et de toucher, de toucher ou au moins de voir (ne fût-ce que par l’esprit) toutes les choses qui, alors seulement, peuvent entrer dans notre monde. Le Christ, dans sa gloire pascale, « récapitule toutes choses sous un seul chef » (Éphésiens 1, 10) et devrait ainsi nous donner la « présence (parousia) du Fils de l’Homme » (Matthieu 24, 27). Mais, une fois admise la Résurrection, quelle présence nous est donnée ? Nous ne devons pas toucher (« Ne me touche pas », Jean 20, 17), même si, par condescendance du Christ pour leur manque de foi, certains l’ont pu : « Porte ton doigt ici : voici mes mains ; avance ta main, et mets-la dans mon côté » (Jean 20, 27). Nous ne voyons finalement plus qu’une absence : le vide du tombeau (Jean 20, 2), ou le vide d’une disparition après le signe (sacramentel) de reconnaissance : « Lui, était devenu non visible pour eux, ᾰφαντος, evanuit » (Luc 24, 30-31), ou le vide enfin final d’une « nuée » (Actes 1, 9) et d’un « ciel » d’absence (Luc 24, 51), où l’on « ne voit personne » (Actes 9, 7). Se ferme ainsi l’accès à la plus élémentaire présence, à l’instant même où s’accomplissent pourtant les promesses eschatologiques. Sans doute admettons-nous, dans la foi, que « par la Résurrection le Révélateur de la volonté eschatologique de Dieu est devenu l’incarnation de la réalité eschatologique elle-même » (W. Pannenberg2). Mais nous pouvons d’autant moins, à cause même de notre foi en l’accomplissement de toutes choses (Jean 19, 28 = 13, 1), concevoir pour quelle raison « l’incarnation de la réalité eschatologique elle-même » doit se traduire, paradoxalement, par la non-présence – bref, par le contraire de l’incarnation achevée. Une tentation, grossière, mais donc d’autant plus courante et efficace, nous inciterait même à « murmurer » contre Dieu (Exode 16, 2) : pourquoi, après la si longue absence qu’impliquait l’attente messianique, et après l’accomplissement que réalise enfin la Résurrection du Crucifié, imposer aux hommes l’épreuve d’un délai sans fin prévisible (Actes 1, 7 = Matthieu 24, 36) ? Pourquoi annuler la présence incarnée par un retrait qui n’a pour effet que d’éprouver notre foi faible ? Ne sous-estimons point cette tentation, puisque sa grossièreté même a suscité deux réponses aussi courantes et insatisfaisantes qu’elle.
La première provient de l’exégèse libérale, rationaliste ou fidéiste : la disparition du Ressuscité serait la condition et le motif d’apparition de l’Église ; le récit mythique de l’Ascension s’inscrit dans la tactique d’ensemble qui permet à la première communauté de surmonter sa déception devant l’éloignement indéfini de la fin des temps. Bref, l’impatience eschatologique ne pouvait se tempérer que par un nouveau mythe – celui de l’Ascension3. La seconde provient des philosophes : l’Ascension dissoudrait tous les liens empiriques des croyants avec le Ressuscité ; après cette ascèce forcée, seule la foi offrirait encore un accès ; et donc l’esprit, dans une intériorité enfin purifiée, pourrait se déployer. Ainsi, la pure relation spirituelle ouvrirait la carrière à un rapport rationnel, moral, ou même spéculatif entre les hommes et Dieu. La chair du Christ n’aurait joué qu’un rôle pédagogique, provisoire et désormais révolu4. Ces deux réponses trouvent leur borne et leur contraire dans l’affirmation constante de la loi chrétienne que c’est « dans son corps » (Symbole d’Épiphane, 325 ?), « avec la chair de sa Résurrection et son âme » (Symbole de Léon, 1053), « également dans l’un et l’autre » (Latran IV, 1215), que le Christ est monté aux cieux5. En d’autres termes, la foi chrétienne écarte toute atténuation « spiritualiste » de l’Ascension, et donc impose aussi d’en renforcer le paradoxe : la mise hors jeu des modes communs de la présence (toucher, voir) n’exclut pourtant pas la présence corporelle. La foi chrétienne prétend la maintenir, d’autant plus radicalement que désormais cette chair et ce corps appartiennent pleinement et définitivement à la divinité. Il ne suffit donc pas, pour comprendre le mode de présence par absence qu’inaugure l’Ascension, de « spiritualiser » la présence en excluant le corps, puisque l’Ascension elle-même inclut ce corps de chair à jamais en Dieu. Le dualisme (platonicien, gnostique, cartésien, etc.) ne nous servira de rien. Ce qui s’offre paradoxalement à méditer ne consiste pas en une réduction de la présence à l’esprit, mais en un renforcement de la présence du corps et de l’esprit tel que, dans l’absence, l’un et l’autre se trouvent incompréhensiblement maintenus, conservés, sauvés – ressuscités en un mot. Si l’Ascension mérite méditation, bref si l’Ascension offre un mystère, c’est parce qu’il y va d’une modification radicale de la présence – d’un effet de la Résurrection sur la présence en général. D’une résurrection de la présence.
Adossés à ces exigences, lisons le seul texte évangélique incontestable qui nous rapporte l’événement énigmatique de l’Ascension, Luc 24, 50-53, dans l’intention d’y pressentir les dimensions, ou plutôt les axes qui traversent cette présence paradoxale – comme des forces, appliquant à un corps leurs tensions divergentes, l’équilibrent ou plutôt le mettent, dans son immobilité apparente, sous tension. « Puis il les emmena jusque vers Béthanie et, élevant les mains, il les bénit (εὐλόγησεν). Et il arriva que, dans le geste même de bénir (έν τῷ εὐλογε̃ιν), il prit une distance d’avec eux (διέστη) et fut enlevé au ciel. Quant à eux, après s’être prosternés devant lui, ils retournèrent à Jérusalem avec une grande joie ; et ils étaient toujours dans le Temple, à bénir Dieu (εὐλογου̑ντες). »
Première remarque : il s’agit pour le Christ de quitter Jérusalem (et ce monde) ; et pour les disciples de quitter Jérusalem (où ils vivaient cachés dans la crainte), pour finalement y revenir, mais cette fois-ci à découvert et au milieu même du Temple. Où va le Christ pour quitter Jérusalem et le monde ? Près de Béthanie. Quand auparavant, selon Luc, vint-il à Béthanie ? « Ayant ainsi parlé, il montait, marchant le premier à leur tête (ἔμπϱοσθεν) à Jérusalem. Or, aux approches de Bethphagé et de Béthanie… » (Luc 19, 28-29)6. Pour Luc, comme pour tous les évangélistes, Béthanie servit de point de départ pour l’entrée finale à Jérusalem, c’est-à-dire indissolublement pour le triomphe populaire des Rameaux, la glorification dans le Temple et la Passion. Ainsi le Christ partit de Béthanie, une première fois (Jean 12,1), pour glorifier le Père dans le Temple (et recevoir une glorification) (Jean 12, 27-36). Cette glorification même du Père par le Christ (et du Christ par le Père) provoque, à terme, l’arrestation et la mise à mort, parce que les Juifs ne peuvent la concevoir ni surtout la dire eux-mêmes comme le Christ la dit sous leurs yeux aveugles. Aussi bien le Christ les quitte-t-il7 en les sommant de bénir : « Car je vous le dis : vous ne me verrez plus jusqu’à ce que vous-mêmes disiez : “Béni celui qui vient au nom du Seigneur” » (Matthieu 23, 39 citant Psaume 118, 26)8. Le Christ retire sa présence (du Temple, de Jérusalem) parce que l’envoyé du Père, et donc le Père lui-même, n’y reçoit pas la bénédiction du peuple. Or la présence dépend directement de la bénédiction : là où les hommes ne bénissent pas le Père, le Père ne peut se rendre présent ; et d’ailleurs, ceux qui ne bénissent pas le Père non seulement ne bénissent pas Celui qui vient en son nom, ni les prophètes, mais ils le mettent à mort – après avoir mis à mort les prophètes. Pas de présence de Dieu parmi les hommes, si les hommes ne le bénissent, lui et son envoyé.
Cette règle fondamentale de la révélation culmine, avec le Christ, dans la crise eschatologique. Non que la bénédiction des hommes vaille comme la condition de possibilité de la présence du Christ – puisque le Christ expose sa présence, même sans bénédiction, au risque final de la mise à mort. Sa bénédiction par les hommes ne constitue pas la condition de possibilité de la présence du Christ, mais de la reconnaissance du Christ par eux. Tant que les hommes ne bénissent pas Dieu, le Christ a beau faire le présent de sa présence sans aucune condition, cette présence offerte demeure totalement méconnue, donc rejetée et défigurée : « Le monde ne l’a pas reconnu. Il est venu parmi les siens et les siens ne l’ont pas reçu » (Jean 1, 11) ; car « le monde ne peut le recevoir, puisqu’il ne le contemple pas (οὐ θεωϱεί), ni ne le reconnaît » (Jean 14, 17). La présence du Christ, donc aussi celle du Père, se décèle par un don : elle ne peut donc se reconnaître que par une bénédiction. Une présence, qui se donne par grâce et s’identifie à ce don, ne peut donc se voir qu’en se recevant, et se recevoir qu’en étant bénie.
Dès lors, nous comprenons pourquoi les disciples doivent, à leur tour, monter à Jérusalem, et pourquoi ils doivent partir de Béthanie : le Christ les reconduit au point même d’où il partit, pour monter se faire reconnaître (en fait : méconnaître) par une foule qui pouvait bien crier : « Béni celui qui vient au nom du Seigneur ! » (Psaume 118, 26 = Luc 19, 38 et parallèles), mais pas l’accomplir en vérité – bénir effectivement au point de reconnaître le don de Dieu. Cette même bénédiction qu’avant Pâques le peuple ne pouvait performer, après Pâques et en vertu de la Résurrection, les disciples, prémices réelles d’un peuple nouveau, parviennent, eux et pour la première fois dans toute l’économie du salut, à la prononcer : « Ils s’en retournèrent à Jérusalem avec une grande joie ; et ils étaient toujours dans le Temple à bénir Dieu (εὐλογου̑ντες τόν θεόν) » (Luc 24, 53)9. Désormais les disciples, c’est-à-dire l’Église, c’est-à-dire l’humanité enfin réconciliée avec son destin, n’ont plus qu’une fonction et une mission en mille diverses attitudes : bénir, pour ainsi l’accueillir et le reconnaître, le don de la présence de Dieu en et comme son Christ.
Comprenons bien ici la double et indissoluble signification des derniers mots de Luc (donc des premiers mots de l’Église, qui parle dans les Actes). En un premier sens, parce qu’ils bénissent la présence de celui « qui s’élève parmi l’acclamation » (Psaume 43, 6), les disciples, en remplaçant la foule et en constituant le peuple nouveau, rendent possible la véritable entrée des Rameaux ; parce que le peuple bénit maintenant le don de la présence du Christ, le Christ peut véritablement entrer à Jérusalem, dans la véritable Jérusalem, la Jérusalem d’en-haut. Sans paradoxe, il faut dire que le Christ monte aux cieux précisément parce que les disciples, enfin, bénissent à Jérusalem le don de sa présence10. Mais il y a plus : en un second sens, il faut dire que les disciples ne pourraient pas bénir en vérité celui qui vient au nom du Seigneur, s’ils ne répétaient d’abord eux-mêmes les gestes du Christ offrant le don pascal de sa présence comme Dieu : monter, depuis Béthanie, à Jérusalem, pour, devant tout le peuple et dans le temple, bénir Dieu d’avoir fait le don charnel de sa présence. Par cette répétition, ils parviennent – pour la première fois – à accomplir dans leur propre corps ce par quoi le Christ recevait d’être le don corporel de la présence de Dieu : la bénédiction du Père. Pour la première fois, de spectateurs du don, ils deviennent les acteurs de la présence : reçue, incorporée en eux (et surtout eux en elle), donnée à tous. S’ils reçoivent l’injonction de ne plus « regarder au ciel » (Actes 1, 11), ce n’est pas seulement parce qu’il faut se soucier, maintenant, des hommes. Ou plutôt, ils ne le doivent que parce qu’ils le peuvent ; et ils ne le peuvent que parce qu’ils accèdent concrètement – charnellement – à la situation du Christ : ils deviennent eux aussi, en en répétant la montée pascale à Jérusalem, le « plus beau des enfants des hommes » (Psaume 45, 3), qui « n’a pas dérobé sa face aux outrages et aux crachats » (Isaïe 50, 6). Cette répétition identificatrice s’accomplira, en chair et en os, pour la première fois, avec le martyre d’Étienne (Actes 6, 8-7, 60).
Ici surgit une nouvelle question, pour une seconde remarque. Nous ne pouvons reconstituer la montée pascale des disciples à Jérusalem, comme dimension fondamentale de la présence donnée dans le mystère de l’Ascension, qu’en privilégiant décidément la bénédiction de Dieu par les disciples (Luc 24, 53). Ces derniers mots de l’évangile peuvent-ils pourtant constituer vraiment le dernier mot de la présence donnée ? La bénédiction ultime des disciples suffit-elle à rendre compte de l’Ascension ? Elle n’y suffirait sans aucun doute pas, s’il ne s’agissait en effet que de la bénédiction des disciples ; mais celle-ci ne fait que répéter, sur- le-champ et strictement, une bénédiction seule fondatrice – celle du Ressuscité. Luc la marque avec insistance, comme le dernier mot de ses manifestations en ce monde : « et, élevant les mains, il les bénit. Et il arriva que, dans le geste même de bénir (έν τῴ εὐλογεῖν), il prit une distance (διέστη) d’avec eux et fut enlevé au ciel » (Luc 24, 51). Une pareille insistance, puis l’application du même terme aux disciples ne doivent, à l’évidence, rien au hasard. Elles soulèvent deux questions, dont l’imbrication désigne l’enjeu de notre lecture. Première question : quelle signification la bénédiction, ici et en général chez Luc, a-t-elle quand Jésus la prononce ? Seconde question : quelle relation devons-nous établir entre le geste de bénir et la prise de distance de l’Ascension proprement dite, puisque ici la disparition ne vient pas après (ηετὰ) comme en Marc 16, 19) la bénédiction, mais en même temps qu’elle – mieux, en elle (ἐυ) ? Tenter de répondre à la première question revient à chercher quand Jésus, selon Luc, prononce une bénédiction. L’occurrence majeure de ἐυλόγειν apparaît dans le récit des pélerins d’Emmaüs : « prenant le pain, il prononça sur lui la bénédiction (ἐυλόγησεν), le rompit et le leur donna » (Luc 24, 30). Le même terme apparaissait déjà lors de la multiplication des pains (Luc 9, 16 = Marc 6, 41 et Matthieu 14, 19), en correspondance stricte avec εὐχαϱίστειν, louer en rendant grâce, (Matthieu, 15, 36 = Marc 8, 6 et Jean 6, 11 et 23). Pour l’institution elle-même, Luc (22, 17 et 19) se range à l’usage commun du Nouveau Testament : έυχαϱίστειν (Matthieu 26, 27 = Marc 14, 23 = 1 Corinthiens 11, 24). Ces rapprochements suffiront à établir que la bénédiction, au sein de laquelle s’accomplit l’Ascension, ne peut se distraire de la bénédiction eucharistique en général – figure achevée de la bénédiction du Père aux hommes et de Jésus au Père. Le Christ bénit fondamentalement à partir de son eucharistie au Père et en vue de l’accomplir.
Or comment, pour Luc, après la Résurrection, s’exerce la bénédiction eucharistique du Christ ? Le récit des pélerins d’Emmaüs, ici, jette une surprenante lumière sur l’ultime bénédiction. Les disciples en effet, comme le peuple dans le Temple, côtoient le Christ sans parvenir à y reconnaître le don de la présence : la proximité corporelle concrète empêche ici, loin de la faciliter, la reconnaissance qui exige une bénédiction. Quand donc « leurs yeux s’ouvrirent-ils » (Luc 24, 31) ? Non lorsqu’ils ne pouvaient voir qu’une présence empirique et muette, mais lorsqu’un sens, le sens, leur fit y « reconnaître » (Luc 24, 31) le don de Dieu. Mais pareil sens ne peut se manifester directement comme un objet subsistant et disponible pour un spectacle indifférent et neutre ; il se manifeste comme un signe, qui rend la réalité empirique symbolique de la réalité invisiblement incarnée – le signe eucharistique : « Or, une fois à table avec eux, prenant le pain, il prononça sur lui la bénédiction, le rompit et le leur donna » (24, 30). Le signe eucharistique provoque la présence corporelle de l’esprit : dans le récit de l’institution, cette présence corporelle de l’esprit (don de la présence) s’accomplit d’abord dans le pain consacré : « Ceci est mon corps » (22, 19) ; dans le récit d’Emmaüs, elle s’accomplit aussi et en sus dans la reconnaissance du Christ – à savoir : la reconnaissance du don de la présence de Dieu dans cet homme, puisque cet homme peut se donner au point de s’abandonner comme se distribue du pain, de s’abandonner comme du pain, comme ce pain, puisqu’il peut concentrer toute sa présence en un don, soit en corps charnel, soit en prenant corps du pain, toujours sans réserve aucune. En bénissant, le Christ se fait reconnaître comme don de la présence ; le pain consacré incarne le don parfaitement abandonné d’un « corps donné pour nous » (Luc 22, 19). Ainsi le Christ se fait-il reconnaître – comme don de la présence – depuis Pâques par le signe de la bénédiction11.
L’identification eucharistique de la bénédiction chez Luc nous permet une première conclusion : le Christ, en bénissant au moment même de son ultime élévation, et justement, parce qu’il disparaît « dans le geste même de bénir », se fait reconnaître comme tel par les disciples. Le Christ atteste sa divinité et la fait reconnaître dans l’acte même de bénir. Bénir, pour lui, ne constitue pas un geste, même religieux, parmi d’autres gestes et que d’autres hommes pourraient accomplir aussi bien que lui. La bénédiction fait reconnaître la sainteté sans égale et sans mesure de son rapport au Père. Ainsi bénit-il lorsqu’il reconnaît avec une jubilation divine le dessein miséricordieusement paradoxal du Père : « À cette heure même il exulta (ἠγαλλιάσαιο) d’Esprit Saint et dit : “Je te rends pleine grâce (ἐξομολογõυμαι), à toi, Père, Seigneur du ciel et de la terre, parce que tu as caché ces choses aux sages et aux avisés et que tu les as révélées aux petits. Oui, Père, parce que telle a été ta bonne volonté. Tout m’a été remis par mon Père, et nul ne connaît qui est le Fils, sinon le Père, ni qui est le Père, sinon le Fils et celui à qui le Fils veut le révéler” » (Luc 10, 21-22). La communion absolue du Fils avec le Père, comme du Père avec le Fils, peut seule les faire apparaître chacun comme tel ; cette reconnaissance s’accomplit dans une jubilation inconcevable que provoque l’Esprit (et qui l’atteste) : la bénédiction de la volonté du Père par le Christ, du plus profond de son âme (comme verbe) – ἐξομολογου̑μαι. L’extase de cette communion, en soi éternelle, devient ici possible pour les disciples : ils voient et entendent, par des sens humains, un écho de la jubilation trinitaire : « Se tournant vers les disciples, il leur dit en particulier : “Heureux les yeux qui voient ce vous voyez” » (Luc 10, 23 ; voir Matthieu 13, 16).
La bénédiction, qui culmine ici en une confirmation et confession radicale de la volonté du Père, constitue donc l’instance indépassable aussi bien de la reconnaissance du Christ comme Fils par le Père selon l’Esprit, que de la reconnaissance de Jésus comme le Fils par les disciples. La profération elle-même de ἐξομολογου̑μαι rend reconnaissable le Christ. Ici culmine ce que déjà le baptême au Jourdain et la transfiguration accomplissaient : le Père répond par une reconnaissance à l’obéissance du Fils12, parce que, du début à la fin, le Fils ne cesse de bénir le Père par son obéissance – ainsi sa mort confesse-t-elle encore « d’une voix forte » (Matthieu 27, 46 = Marc 15, 37 et Luc 23, 46) le don de l’Esprit rendu au père (Matthieu 27, 50 = Jean 19, 30). En conséquence, le Christ ne quitte les disciples en les bénissant et en les rendant pour la première fois capables de bénir, qu’autant que l’acte même d’une bénédiction plénière le constitue Fils aux yeux mêmes du Père, et, par suite, le fait reconnaître aux yeux des disciples. Les disciples ne pourraient ni d’ailleurs ne devraient revenir bénir à Jérusalem, si une telle bénédiction n’accomplissait – au sein de celle du Christ – toute la filiation en esprit et vérité que le Père ne cesse d’attendre.
L’identification eucharistique de la bénédiction chez Luc ouvre une deuxième possibilité d’interpréter l’Ascension. Lors de la bénédiction eucharistique d’Emmaüs, le Christ ressuscité se fait reconnaître à un signe – la consécration de la fraction du pain – que seuls peuvent comprendre ses disciples. Mais justement que voient-ils en le reconnaissant ainsi ? « Leurs yeux s’ouvrirent et ils le reconnurent. Et lui-même leur devint (ἐγένετο) invisible » (Luc 24, 30-31). Étrange paradoxe qui se retrouve pourtant tel quel dans l’Ascension : « Et il arriva (ἐγένετο) que, dans le geste même de les bénir, il prit une distance d’avec eux » (Luc 24, 51). Si l’on admet en effet notre précédente équivalence entre la bénédiction eucharistique et cette ultime bénédiction, la similitude des deux situations s’impose : la bénédiction – qui atteste le Christ comme Fils et comme Ressuscité – va de pair avec sa disparition sensible. Non seulement elle va de pair avec la disparition, mais aussi la provoque. D’ailleurs à chacune des bénédictions entre le Père et le Fils, n’est-il pas instamment recommandé aux disciples de la taire, de se taire – sinon d’oublier ?
Pouvons-nous pourtant avancer dans cette mystérieuse consécution ? Remarquons une évidence : l’accomplissement absolu de la bénédiction signifie l’accomplissement absolu, dans l’économie du monde, de la communion trinitaire ; tant que ce monde reste soumis au péché, une bénédiction entre le Fils et le Père l’outrepasse, le fait éclater, bref, l’anéantit ; donc cette bénédiction doit se produire à distance de notre péché cosmique tant que l’heure du jugement n’advient pas. Et donc le Christ doit soustraire au regard du monde (et même des disciples) sa communion de bénédiction avec le Père aussi longtemps que la face du monde ne se purifie pas. Remarquons une seconde évidence : la disparition d’Emmaüs dérobe aux yeux des disciples une gloire insoutenable, mais ne leur dérobe pourtant pas la présence du Christ ; au contraire, elle la leur donne comme le pur don substantiel de son corps sous les espèces du pain ; et cette présence leur reste non seulement réelle, mais, si l’on peut oser, plus réelle encore que cette présence physique du Christ. Car le Christ, même en chair, leur reste un individu, autre, distinct, séparé, qui peut « s’approcher lui-même » (Luc 24, 15) pour « marcher avec », à qui l’on demande de « rester » (24, 29), mais auquel l’irréductible matérialité de son corps interdit de s’unir (car les corps n’unissent pas, ils séparent). Que ce corps de chair disparaisse et laisse place au corps eucharistié du pain que l’on mange, que l’on s’assimile, et qui, dans ce cas unique, s’assimile ceux qui l’assimilent (Augustin13), cela veut dire : le Christ devient présent, non aux sens (qui ne peuvent le recevoir ni même le voir), mais au cœur, désormais brûlant, et à l’esprit, désormais intelligent. La disparition sensible laisse la bénédiction donner la présence du Christ encore plus intimement, radicalement : la présence se fait encore plus un don, puisqu’elle se fait don communicable jusqu’à l’assimilation.
Nous pouvons rapporter cette radicalisation paradoxale du don de la présence à l’Ascension : lorsque le Christ « prit une distance » d’avec les disciples, il leur devient non pas moins présent, mais évidemment plus. Pourquoi ? Parce que « avec une grande joie » – la jubilation même du Christ bénissant le Père (ἠγαλλιασατο, Luc 10, 21) – les disciples accomplissent désormais la bénédiction même du Christ : ils ne regardent plus le Christ bénir, comme des spectateurs indiscrets (Luc 10, 23) ; désormais ils bénissent eux-mêmes comme bénissait le Christ ; ils n’y parviennent qu’autant que, désormais, le Christ bénit en eux le Père. Comme le corps du Christ, son geste leur devient intérieur – les constitue et les crée à nouveau. Aussi, pas plus que l’invisibilité d’Emmaüs ne dérobait le corps du Christ (au contraire, elle le donnait parfaitement), le retrait à distance de l’Ascension n’interrompt l’action économique du Christ : le Christ agit avec et au titre de la bénédiction de ses disciples, il ne cesse de travailler avec eux (Marc 16, 20). Aussi, selon les Actes, la « nuée » l’enveloppe au moment, non de donner la bénédiction, mais de donner la mission – « Vous serez alors mes témoins à Jérusalem, dans toute la Judée et la Samarie, et jusqu’aux confins de la terre » (Actes 1, 8). En fait, donner la bénédiction revient à donner la mission, car la mission ne consiste qu’en la bénédiction ; et l’une comme l’autre donnent la parfaite présence du Christ.
La présence du Christ ne disparaît donc pas lors de l’Ascension, mais s’accomplit. Elle s’accomplit comme don de la présence, qui s’abandonne dans le cœur et le corps des disciples. La présence se manifeste ainsi comme un don précisément en ce que l’homme Jésus, empiriquement déterminé, « prend quelque distance ». Le verbe grec utilisé ici par Luc, δίίσταναι, et que d’ailleurs seul Luc emploie dans le Nouveau Testament, mérite quelque attention. Il n’indique ni une disparition totale, ni une exaltation dans les hauteurs, mais seulement un retrait, un espacement, un pas en arrière14. Que cette prise de distance n’ait rien d’une pure et simple absence, le récit des Actes le confirme aussitôt : « Ce même Jésus, qui vient de vous être enlevé au ciel, viendra de la même manière dont vous l’avez vu partir (ποϱευόμενον) au ciel » (Actes 1, 11). La même manière qui permet de se retirer et de partir deviendra la manière de venir à nouveau. Le ciel n’a plus rien d’un écran ou d’un lieu inaccessible ; il ne cesse de s’ouvrir, de se déchirer comme le rideau du Temple (Matthieu 27, 51), selon le désir du prophète : « Ah ! Si tu déchirais les cieux et si tu descendais – devant ta Face fondraient les monts » (Isaïe 63, 19). Si le Christ monte au ciel pour en revenir, dès maintenant se réalise la vision de Jean : « Je vis le ciel ouvert » (Apocalypse 19, 11). Ce qui veut donc dire que, avec l’ouverture du ciel, Dieu lui-même ouvre un va-et-vient, Dieu lui-même s’ouvre en le retrait de Jésus : « Il n’y a plus de ciel fermé. Le Christ est au ciel, ce qui implique que Dieu est accessible à l’homme » (J. Ratzinger15). L’Ascension ne signifie pas la disparition du Christ dans le ciel fermé, mais l’ouverture du ciel par un retrait qui reste un mode de retour. Ce paradoxe constitue – depuis l’origine – le mystère même de l’Ascension : « C’est donc à ce moment (…) que le Fils de l’homme fut connu plus excellemment et plus saintement comme le Fils de Dieu ; car s’étant retiré dans la gloire de la majesté parternelle, il commença, sur un mode ineffable, à être plus présent par sa divinité (divinitate praesentior), lui qui était devenu plus lointain par son humanité (…). Lorsque je serai monté vers mon Père, tu me toucheras plus parfaitement et plus véritablement (verius)16. » Le retrait du Christ ne le rend pas moins présent, mais plus présent que ne le permettait sa présence physique. Ou plutôt, le nouveau mode de sa présence corporelle (selon l’Eucharistie) nous assure, dans le retrait même de l’ancien corps, une plus instante présence. Comment comprendre que coïncident ainsi l’avancée instante et le retrait distant ?
Un texte évangélique formule exactement ce paradoxe : « Vous avez entendu que, moi, je vous ai dit : “Je m’en vais (ὑπάγω) et je viens vers vous (ἕρϱχομαι πϱὸς ὑμας).” Si vous m’aimiez, vous vous réjouiriez de ce que je fais chemin au Père (ποϱεύομαι πϱὸς τὸν πατέϱα), parce que le Père est plus grand que moi » (Jean 14, 28). On ne peut atténuer l’étrangeté du projet en y introduisant un décalage chronologique, car ce texte ne dit pas, malgré certaines traductions consacrées : « Je m’en vais et je reviendrai », comme par succession temporelle d’un aller, puis d’un retour ; il pose en stricte contemporanéité le départ et la venue, au présent : « Vado, et venio ad vos », traduit la Vulgate. Cette étrangeté ne saurait non plus s’émousser en supposant que les deux verbes sont synonymes et font redondance. En effet, « je m’en vais ὑπάγω » concerne toujours le retour vers le Père. Ainsi : « Je suis avec vous pour quelque temps encore et je vais ὑπάγω vers celui qui m’a envoyé » (Jean 7, 33) ; « Là où je vais (ὑπάγω,) vous, vous ne pouvez aller » (Jean 8, 22) ; « Là où je vais (ὑπάγω) tu ne peux maintenant m’accompagner » (Jean 13, 36) ; « Maintenant je vais (ὑπάγω) vers celui qui m’a envoyé » (Jean 16, 5) ; « Je vais (ὑπάγω) vers le Père, et vous ne me verrez plus » (Jean 16, 10) ; « Encore un peu, et vous ne me verrez plus, et à nouveau encore un peu et vous me verrez, car je vais (ὑπάγω) vers le Père » (Jean 16, 17). Le texte initial de Jean 14, 28 doit donc s’expliciter en son paradoxe plénier : « Je m’en vais [vers le Père qui m’a envoyé et auprès duquel vous n’avez pas le pouvoir de m’accompagner] et je viens [au même moment] vers vous. » Le Christ vient vers nous dans le moment même, dans la mesure même où il s’en va vers le Père. Ce que confirme le texte même de l’évangile : « Il vous est avantageux que je parte » (Jean 16, 7). Le retrait nous serait donc utile, comme l’instauration d’une distance.
Mais il ne suffit pas de marquer le paradoxe pour le concevoir. Il ne va pas de soi, dans l’expérience humaine, que l’absence nous aide à maintenir, encore moins approfondir, l’union à un autre. Nous savons, par une expérience aussi banale qu’atroce, que l’éloignement produit, presque toujours, l’oubli, la désertion, le désistement. Nos humaines amours meurent d’absence et nous supportons finalement mieux la solitude que la séparation. La séparation nous induit toujours en trahison. À supposer qu’il y ait des amours heureuses, ce ne sont certes pas les amours séparées. Or le Christ prétend exactement le contraire : « Celui qui a mes commandements et qui les garde, voilà celui qui m’aime, et celui qui m’aime sera aimé de mon Père et je l’aimerai et me manifesterai moi-même à lui (ἐμφανίσω) » (Jean 14, 21) ; « Si vous gardez mes commandements, vous demeurerez en mon amour, comme moi j’ai gardé les commandements de mon Père et je demeure en son amour » (Jean 15, 10) ; « Comme toi, Père, tu es en moi et moi en toi, qu’eux aussi soient un en nous » (Jean 17, 21).
Le retrait du Christ a une intention précise : il ne s’agit pas de laisser derrière lui une pure absence, ou un souvenir déchirant, mais d’inscrire dans « le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui » (Mallarmé) le don de ses commandements. Des commandements, ou plutôt des consignes, comme celles qu’un metteur en scène donne à ses acteurs pour que, sans lui (resté en coulisses ou même absent du théâtre), ils puissent jouer la pièce, donner la parole au texte de l’auteur, devenir eux-mêmes des personnages qu’ils rêvaient d’être. Les consignes doivent être exécutées – performées : le texte et les rôles doivent être joués – performés. La pièce doit être représentée – performée (l’anglais ne dit-il pas performance pour la représentation théâtrale ?). Performer les consignes – pourquoi ? Non pour respecter pieusement un testament ou les dernières volontés d’un condamné à mort, mais – puisqu’il s’agit d’un condamné à ressusciter – pour vivre de la même vie qui le conduit à mourir et ressusciter. En effet, les consignes laissées par le Christ ne donnent pas des ordres subalternes que lui-même n’aurait jamais exécutés ; elles consignent des gestes, les dispositions et les volontés que lui-même, dans son humanité aussi bien que dans sa divinité, n’a cessé d’accomplir à la perfection. Or en les accomplissant à l’égard des hommes, il a performé, dans notre temps, l’amour parfait à l’égard de Dieu, comme dans l’éternité – à l’égard du Père : « … afin que le monde sache que tu m’as envoyé et que tu les as aimés comme tu m’as aimé » (Jean 17, 23). Quand donc la consigne ultime est donnée aux disciples – « Je vous donne un commandement nouveau : aimez-vous les uns les autres. Oui, comme je vous ai aimés, vous aussi aimez-vous les uns les autres » (Jean 13, 34) ; « Voici mon commandement : aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés » (Jean 15, 12) – il ne s’agit pas seulement ni d’abord d’une injonction morale (même parfaite et déjà kantienne) ; il s’agit de faire faire par des hommes ce que le Christ fait à leur égard, pour témoigner de ce qu’il fait éternellement à l’égard de son Père : « Père juste, le monde ne t’a pas connu, mais moi je t’ai connu… » (Jean 17, 25). Le Christ a connu, c’est-à-dire béni (εὐλογεῖν) par une eucharistie puisée au fond de son âme (de Verbe – ἐξομολογεῖν) la volonté du Père ; cette union absolue, il l’a manifestée par l’accomplissement inconditionné et achevé de son amour (Jean 13, 1 = 19, 28, 30) jusqu’au terme, tant pour Dieu que pour les hommes. Si donc les disciples gardent ce commandement indépassable, s’ils performent en vérité et réalité cette consigne ultime, ils joueront eux-mêmes le rôle du Christ : « À ceci tous vous reconnaîtront pour mes disciples, à cet amour que vous aurez les uns pour les autres » (Jean 13, 35).
Le départ du Christ permet des consignes à performer en entière responsabilité ; mais la consigne de l’amour fait faire aux disciples cela même qu’accomplit le Christ ; les disciples deviennent acteurs de la charité, non plus spectateurs passifs et inintelligents de Jésus. Ils accèdent, avec leurs gestes du chorège absent, avec leurs voix énonçant les paroles de l’auteur (Verbe) absent, avec leurs visages modelés sur la face de la gloire invisible (au monde), à la performance même de la charité. Et comme la charité seule ne se dit qu’en un sens unique (seule univoque), ils accèdent au rôle (persona), donc à la personnalité du Christ17. Lequel, désormais, les tient pour ses égaux – par grâce : « Je ne vous appelle plus serviteurs, car le serviteur ignore ce que fait le maître ; je vous appelle amis, car tout ce que j’ai entendu de mon Père, je vous l’ai fait connaître » (Jean 15, 15). Dès lors, la prise de distance du Christ – dans la mort, dans la Résurrection devant Marie-Madeleine et à Emmaüs, à l’Ascension enfin – livre son sens : il s’agit de libérer le rôle trinitaire du Verbe pour le rendre accessible aux disciples, de leur ménager un premier « lâcher » sans instructeur pour que, seuls, ils accomplissent le rôle de fils (adoptifs) du Père, de les installer au centre même du rôle filial d’un jeu radicalement trinitaire. Le retrait du Christ hors de ce monde permet seul l’entrée des disciples dans l’espace de la Trinité.
Pourtant cette interprétation pédagogique, dans sa première justesse, reste trop étroite. Outre qu’elle pourrait ouvrir la carrière à la déviation philosophique stigmatisée en introduction, elle ne tient encore aucun compte du moment de radicale positivité de l’Ascension. Le Christ accorde en effet aux disciples de jouer, eux aussi, son rôle trinitaire, et de devenir ainsi des Christs, des « chrétiens » (Actes 11, 26 et 26, 28 = 1 Pierre 4, 16)18, non seulement par l’acte négatif de sa prise de distance par rapport à nous, mais surtout par l’acte éminemment positif du parcours de cette distance. La distance entre le lieu trinitaire et christique, laissé (promis !) aux disciples et le Crucifié exalté, n’aurait aucun sens, ni aucune réalité, si plusieurs conditions ne se trouvaient, par ailleurs, remplies.
Il faut d’abord que les disciples aient au cœur la force de tenir leur rôle, comme aussi en tête l’« esprit » de ce qu’il s’agit de performer – il leur faut l’Esprit. Il faut aussi que le lieu trinitaire ouvert aux disciples par le retrait temporel du Christ soit simplement tenable, habitable, praticable, bref que le Christ ait de fait vaincu la mort, que l’amour du Père ait de fait en lui anéanti le péché du monde – il faut la Résurrection. Il faut que le Christ lui-même ne cesse pas d’agir, de vivre et d’aimer, afin que la distance qu’il met entre lui et les disciples les maintienne toujours en lui, mais aussi que lui-même, maintenant avec son corps et son âme d’homme, rayonne de la gloire divine – il faut la Trinité. Quand donc le Christ quitte ce monde, son retrait ne peut libérer un rôle trinitaire pour les disciples que dans la stricte mesure où il se double d’une montée vers le Père, où, par l’ascension d’abord du calvaire, ensuite par la remontée des enfers et l’exaltation hors du tombeau, enfin par la disparition dans le ciel, il accomplit, une fois pour toutes et du fond de la chair humaine, le jeu trinitaire. Il faut que le Christ lui-même rende réel ce que sa promesse aux disciples leur a rendu possible ; il lui faut performer le geste trinitaire du fond de l’humanité, du péché et donc de la mort. Bref, ce n’est qu’à condition qu’en expirant son dernier souffle, ce soit bien l’Esprit trinitaire qu’il rende au Père (Jean 19, 30), que le Père pourra, à sa demande et en son nom, donner le même Esprit aux disciples : « Et je prierai le Père et il vous donnera un autre Paraclet, pour être avec vous à jamais, l’Esprit de vérité, que le monde ne peut recevoir » (Jean 14, 16-17), « Le Paraclet, l’Esprit saint que le Père enverra en mon nom, vous enseignera tout et vous rappellera tout ce que je vous ai dit » (Jean 14, 26) ; « Quand viendra le Paraclet que je vous enverrai d’auprès du Père, l’Esprit de vérité qui provient du Père, il me rendra témoignage » (Jean 15, 26) ; « Il vous est avantageux que je parte ; car si je ne pars pas, le Paraclet ne viendra pas à vous ; mais si je pars, je vous l’enverrai » (Jean 16, 7).
Si le Christ part, c’est afin de libérer le site trinitaire pour les disciples. Mais ce site ne deviendra véritablement trinitaire que si le Christ accomplit, au sein de son humanité, donc au nom de la nôtre, le retour trinitaire absolu du Fils au Père – donc que s’il meurt et ressuscite. Seulement à partir de cette performance économique de la Trinité, l’Esprit pourra lui-même se répandre économiquement sans réserve sur les disciples au nom du Fils, par le Père – justement parce que, jusque dans l’économie, le Fils et le Père ont confondu leurs volontés en l’unique Esprit. L’effusion de l’Esprit dans le monde ne devient possible que parce que, par son départ vers le Père et à travers la mort, le Christ a introduit le jeu trinitaire dans le monde, ou plutôt a réintroduit le monde dans son site trinitaire et filial (fixé par la création, mais renié par le péché). Le Christ ne se retire pas seulement au profit des disciples, il va leur reconquérir l’Esprit – tout autre feu, tout autre Prométhée. Ainsi le geste même qui rend véritablement trinitaire le site ouvert aux disciples le leur rend aussi effectivement praticable. Car les disciples ne pourraient accomplir les gestes justes, ni prononcer les paroles convenables, si l’Esprit, invisible par définition mais présent par grâce, ne les guidait.
Revenons, pour mieux le concevoir, à l’analogie du théâtre : les disciples doivent tenir le rôle même du Christ en s’aimant mutuellement au point de faire reconnaître en eux le Christ ; pourtant cette consigne ne leur impose aucun texte écrit ne varietur et à réciter, aucun scénario fixe, aucune mise en scène stéréotypée ; sur le thème donné, il faut librement improviser : la vie chrétienne se déroule comme une commedia dell’arte, selon une libre innovation qui ne cesse de performer l’unique histoire d’amour de l’univers. Les disciples ne pourraient tenir correctement le rôle supérieurement libre, puisque trinitaire, que leur concède le Christ, si l’Esprit ne leur inspirait les gestes et les paroles. L’Esprit les confirme comme le souffleur, au théâtre, aide et rassure les acteurs : « Quand on vous livrera, ne cherchez pas avec inquiétude comment parler ou que dire : ce que vous aurez à dire vous sera donné sur-le-champ, car ce n’est pas vous qui parlerez, mais l’Esprit de votre Père qui parlera en vous19. » L’Esprit inspire aux disciples la grâce et le génie de leur rôle trinitaire : il leur donne assez de courage pour parler, comme Pierre, à la foule des nations ; assez de sûreté pour guérir, pour consacrer le pain, pour prier ; assez de justesse pour savoir répondre aux juifs et mourir en bénissant, comme Étienne. Le Christ, au jour de l’Ascension, « prit une distance d’avec eux ». Cette distance, ici manifestée cosmologiquement par une disparition dans la « nuée », constitue en fait une dimension essentielle et, depuis la dernière Cène, constante, de la mission du Christ. La distance permet aux disciples de devenir non des serviteurs, mais des amis, non des spectateurs, mais les acteurs de l’action rédemptrice et révélatrice du Christ. Eux-mêmes occupent le lieu, le rôle, la charge du Christ. Ils ne le pourraient pas, pourtant, si la distance se limitait à un retrait ; en fait, elle achève l’accomplissement trinitaire qui livre le Christ à la Résurrection, l’humanité de Jésus à la gloire, et l’Esprit du Père aux disciples du Fils. Ainsi, tant par l’eucharistie que par le don de l’Esprit, le retrait de l’Ascension fait-il accéder les disciples à une parfaite, quoique paradoxale présence au Christ20. Paradoxale, puisque cette présence n’admet plus aucun support sensible et, pour des spectateurs extérieurs, se réduit à la pure et simple absence. Parfaite, puisque cette présence ne consiste justement plus à voir un autre, fût-il le Christ, aimer, mourir, ressusciter, mais bien à soi-même, comme lui, en lui, selon lui, effectivement aimer, mourir et ressusciter. Présence : non se trouver en présence du Christ, mais lui devenir présent (se déclarer « présent ! », disponible) pour recevoir de lui le présent (le don) de l’Esprit qui nous fait, ici et maintenant (au présent), le bénir comme il bénit le Père – ceci jusqu’à ce et pour qu’il revienne. La plus haute présence du Christ, c’est que l’Esprit nous fasse avec et en lui bénir le Père.
La haute et paradoxale présence du Christ qu’instaure l’Ascension ne se comprend qu’à partir d’un pas en retrait de l’économie jusque dans la Trinité. Ou plus exactement, elle atteste l’inscription de notre monde dans un site christique, donc, après la Résurrection, dans un site manifestement trinitaire. La présence issue de la Résurrection dépasse définitivement les catégories de la présence commune dans le monde. Ainsi le Christ n’est-il ni présent en chair visible, ni un absent pourtant présent en esprit ou mémoire seulement, puisque son corps eucharistique nous est quotidiennement donné.
Il se donne, comme un présent, selon l’Esprit. Cet Esprit n’en offre pas une abstraite et malléable spiritualisation ; il ne cesse au contraire de travailler à en édifier un corps – et un corps multiforme : celui de l’Eucharistie, celui de l’Église concrètement construite d’hommes, celui même de l’humanité de Jésus éternellement glorifié. En un mot, comme le don de la présence du Christ provient d’en deçà (ou d’au-delà) de ce monde, il peut, ensuite, s’y déployer selon une puissance sans analogue, qui outrepasse les bornes de la présence mondaine. Il faut ici donner son poids à une remarque d’apparence triviale : si le Christ était demeuré physiquement, selon l’économie mondaine de la présence, parmi nous, il se serait fixé dans un lieu et dans un temps ; il eût donc été inaccessible aux hommes de tous les temps et de tous les lieux. Cette impossibilité empirique de le rencontrer aurait d’ailleurs seulement reflété une impossibilité plus radicale encore de le reconnaître : l’aurions-nous approché, que nous n’aurions pu – sans l’envoi de l’Esprit, parce que sans l’accomplissement trinitaire – le reconnaître ; car nous ne le bénissons, et en lui le Père, que par l’Esprit. Nous devons donc au don, par l’Esprit et dans la distance trinitaire de la présence du Christ, de le voir – en Esprit et en Vérité, en tous lieux et en tous temps21. Nous ne voyons (reconnaissons, bénissons) le Christ que parce qu’il « a pris une distance » avec nous. D’où le lien strict de l’Ascension avec l’envoi des disciples en mission. La mission ne compense pas l’absence physique immédiate du Christ par un impérialisme conquérant, fanatique et anxieux ; toute la résurrection de la présence comme un don a pour but de rendre possible la mission – don universel de la présence du Christ, qui supposait d’abord que la présence devienne un don. Bien plus, il faut dire que l’envoi en mission constitue la performance par excellence du don de la présence : les disciples jouent leur rôle christique en donnant universellement la présence du Christ. Ce lien étroit entre l’Ascension et la mission se marque clairement dans les Actes : « Recevez la puissance de l’Esprit saint qui vient sur vous, et soyez pour moi des témoins à Jérusalem, dans toute la Judée et la Samarie et jusqu’au bout du monde » (Actes 1, 8), ainsi que dans la finale longue de Marc : « Et il leur dit : allez dans le monde entier (ᾰπαντα), proclamez la Bonne Nouvelle à toute la création πάση τῆ ϰτισει (…). Or le Seigneur Jésus, après leur avoir parlé, fut enlevé au ciel et s’assit à la droite de Dieu. Pour eux, ils s’en allèrent prêcher en tous les lieux (πανταχōυ), le Seigneur agissant avec eux et confirmant la Parole par les miracles qui l’accompagnaient » (Marc 16, 15, 19-20)22. Quant à Jean, il annonce l’Ascension : « Ne me touche pas, va vers mes frères et dis-leur que je monte (άναβαίνω, ascendo) vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu » (Jean 20, 17). Il faut souligner qu’en ces deux paroles, les disciples se trouvent exactement situés dans le site trinitaire du Christ, dont ils deviennent les frères par un seul et même Père.
Pourtant nous devons à la conclusion de Matthieu, qui ne mentionne justement pas l’épisode de l’Ascension, la plus claire articulation entre le don de la présence et l’envoi en mission. Pour le comprendre, il faut dégager nettement les moments chronologiques mais aussi théoriques de ce texte.
1. Rencontre : à l’initiative du Christ, qui veut se faire non pas voir mais reconnaître, les disciples ne « voient » que pour « se prosterner » (Matthieu 28, 17 = Luc 24, 52), si du moins ils croient. Il ne s’agit en aucune manière d’un spectacle, mais de ce que Luc indiquait par la bénédiction. La présence du Christ provient désormais d’en deçà du monde, de son accomplissement trinitaire lui-même.
2. Puissance : le Christ ne vient rien dire d’autre aux disciples que la plénitude de sa présence, complètement accomplie dans la distance trinitaire, et qui, à partir désormais du « sein du Père » (Jean 1, 8), ne peut faire irruption en ce monde trop étroit pour elle que comme une toute-puissance donnée par le Père : « Toute la puissance (πᾶσα ἐξουσία) m’a été donnée sur le ciel et sur la terre » (Matthieu 28, 19). Puissance donnée – par le Père, en vertu du parcours pascal de la distance, au sens où c’est « une grande voix dans le ciel » qui proclame « le Règne de notre Dieu et l’ἐξουσὶα de son Christ » (Apocalypse 12, 10) et où c’est, après sa kénose également pascale, « Dieu qui l’a exalté dans les hauteurs et lui a donné par grâce le nom au-dessus de tout nom, en sorte qu’au nom de Jésus tout genou fléchisse aux cieux, sur terre et aux enfers » (Philippiens 2, 9-10). Première totalité, et la plus radicale : la puissance totale d’une présence totalement convertie en don, donné au Père, rendu au Fils, donable par l’Esprit aux disciples23. La puissance de la présence divine, donnée et reçue trinitairement, va surabondamment se donner selon une triple totalité, qui sature le monde.
3. Totalité de l’enseignement : « Leur enseignant à garder tout (πάντα) ce que je vous ai prescrit » (Matthieu 28, 20). Les consignes à garder pour jouer juste le jeu du Christ se réduisent au « nouveau commandement » qui accomplit tout – mais que seules toutes les choses, qu’aucun livre ne pourra pourtant jamais contenir (Jean 20, 30 = 21, 25), suffiraient à illustrer. La totalité ainsi revendiquée par l’enseignement prescrit signifie que la vérité s’est révélée par avance, surabondamment, et que, devant sa présence donnée, toute interprétation théologique ultérieure sera sans doute possible, donc requise, mais dépassée.
4. Totalité de l’espace : « Allez (ποϱευθέντες) enseigner toutes les nations (πάντα τὰ ε̌θνη), les baptisant au nom du Père, du Fils et de l’Esprit Saint » (Matthieu 28, 19). La promesse eschatologique des prophètes ne peut se concilier avec la doctrine du « reste d’Israël » que si celui-ci se concentre dans l’unique Christ de Dieu, qui lui-même ne fait pas nombre avec la nations et les groupes, puisqu’il vient de Dieu et, par l’Ascension, y retourne. L’universalité ne peut caractériser légitimement la mission des disciples que dans la mesure où celui qu’il s’agit d’annoncer n’appartient pas au monde. Le baptême ne peut se prétendre universel – de droit – qu’autant qu’il se donne à partir et en vue de la Trinité. La mention, ici, du « Père, du Fils et de l’Esprit Saint » a pu surprendre, au point que certains exégètes ont douté de son authenticité. Du point de vue de la rigueur théologique, au contraire, aucune hésitation n’est permise : sauf à sombrer dans l’impérialisme délirant, sauf à retomber dans le messianisme politique le plus nationaliste, il convenait que l’universalité de la mission baptismale surgît d’en deçà du monde, de la Trinité donc : l’inscription du Christ, comme Fils, dans un site trinitaire ne se manifeste au monde qu’avec l’exaltation pascale, donc lors de l’Ascension. Sitôt cette origine et ce site méconnus, il devient inévitable de mettre en cause la mission d’un baptême universel – au nom de la relativité des temps, des civilisations et des cultures. Mais, au contraire, l’Ascension (comprise trinitairement) démythologise radicalement tout relativisme culturel comme toute déviation impérialiste (erreurs inverses, nées d’une commune méconnaissance).
5. Totalité des temps : « Et voici que moi, je suis avec vous tous (πάσας) les jours durant jusqu’à la consommation du temps » (Matthieu 28, 20). Comment le Christ pourrait-il nous advenir, à chaque instant, en présence, s’il s’agissait de sa présence historiquement bornée dont il dit, dans le même évangile, la limite : « Vous aurez toujours des pauvres avec vous, mais moi, vous ne m’aurez pas toujours avec vous » (Matthieu 26, 11 ; voir Marc 14, 7 et Jean 12, 8) ? Il ne le peut que parce que, du site trinitaire, l’Esprit accorde à chaque instant aux disciples d’agir comme le Christ, au nom et au titre du Christ ; son assistance va de pair avec l’inscription des disciples dans la fonction christique et avec, de leur part, l’usage du temps pour la prière « en tout moment (πάντοτε) » (Éphésiens 5, 20)24. Cette élévation des disciples n’a elle-même de la réalité qu’en lien avec l’exaltation du Christ, qui consacre ainsi l’insertion économique de la Trinité. Désormais le Christ advient à chaque instant aux disciples, parce qu’il leur advient d’en deçà du temps – par quoi aussi bien il peut advenir à la fin de ce même temps. Alpha et omega, parce que précédant le temps du sien même de la Trinité.
La totalité de l’ἐξουσία se déploie donc selon une triple totalité : la totalité de l’enseignement, la totalité de l’espace, la totalité du temps. Leur totalisation consiste à « ramener toutes choses (τὰ πάντα) sous un seul chef, dans le Christ, toutes choses dans les cieux et sur la terre » (Éphésiens 1, 10). Pareille récapitulation se distingue de toute dérive totalitaire pour deux motifs, au moins. D’abord parce qu’il s’agit pour le Christ de réinvestir son propre bien – la création –, qui ainsi ne subit pas la violence d’un mercenaire, mais retrouve la garde bienveillante d’un berger effectivement mort pour elle. Cette royauté même n’a de sens, d’ailleurs, que pour rendre au Père le monde, achevant ainsi le propre retour du Fils au sein du Père ; la totalité ne passe au Fils que pour, comme et avec lui, dans une manière d’analogue exaltation, passer au Père : « Et quand toutes choses (τὰ πάντα) lui auront été soumises, alors le Fils lui-même se soumettra à Celui qui lui a tout (πάντα) soumis, afin que Dieu soit tout en tous (πάντα έν πᾱσιν) (1 Corinthiens 15, 28). En sorte que la récapitulation ne rend pas seulement à Dieu tout ce qui est hors de Dieu – la création –, mais qu’elle lui rend enfin, comme une louange, une œuvre qui reflétait sa gloire : la récapitulation (avec le monde), comme l’Ascension (avec Jésus), rend Dieu à Dieu. – Ensuite la récapitulation, qu’ouvre l’Ascension et qu’exerce la mission, s’accomplit sous le régime de la distance ou, ce qui revient ici au même, du don de la présence. Donc chaque baptême, chaque conversion, chaque consécration ne manifeste qu’indirectement la présence du Christ : le disciple annonce, mais obscurément, le maître ; et dans cette annonce mimétique, il esquisse une présence qui se retire, et distrait jusqu’à la fin des temps la consommation de sa gloire : « Notre citoyenneté est dans les cieux, d’où nous attendons ardemment, comme sauveur, le Seigneur Jésus-Christ qui transfigurera notre corps de misère » (Philippiens, 3, 20) ; « Votre vie est cachée avec le Christ en Dieu ; lorsque le Christ, votre vie, sera manifesté, alors vous aussi vous serez manifestés avec lui en pleine gloire » (Colossiens 3, 3-4) ; « Bien-aimés, maintenant nous sommes bien des enfants de Dieu, mais ce que nous serons n’apparaît pas encore. Nous savons que lorsqu’il sera manifesté, nous lui serons semblables » (1 Jean 3, 2). La présence ne se récapitulera totalement que quand le don du Père nous en sera totalement accordé. L’Ascension met en œuvre la récapitulation de la totalité, mais seul le Père sait le jour et l’heure de la manifestation achevée, parce que cette ultime présence ne peut que se donner – par lui.
Ainsi l’Ascension ne marque-t-elle pas la disparition du Christ dans l’attente d’une nouvelle présence (empirique) au terme d’une si longue absence. Elle marque la conversion pascale de toute présence au don : bénédiction, soumission à l’Esprit qui nous fait agir comme et dans le Christ et enfin mission en totalité constituent les trois dimensions du don de la présence en distance. Car si le Verbe s’est fait chair, il faut, depuis l’Ascension, que, en nous, « la chair se fasse verbe – et le verbe se précipite » (O. Paz25). Notre chair se fait verbe pour bénir le don trinitaire de la présence du Verbe et accomplir notre incorporation à Lui.
février 1983