Bien qu’explicitement déclarée « la plus grande » (1 Corinthiens, 13,13) des vertus théologales, bien qu’exhaussée au rang du dernier des noms divins – car « Dieu est charité » (1 Jean, 4,16) –, la charité reste profondément méconnue par le christianisme moderne. Nous nous sommes reconnus dans la foi : la foi nous convient, parce qu’elle affirme (au risque de seulement s’affirmer), nous confère une identité parmi les hommes et un projet sur le monde, permet de célébrer et de faire confesser le nom de Dieu sur les toits, déplace même les montagnes et les cités. Bref, la foi, avec sa dignité proprement théologique et au-delà, séduit par la force et la confiance qu’elle accorde à l’humaine incertitude. Dans la nostalgie d’un christianisme autrefois dominant et sûr de lui – fantasme sans doute, plus que réalité –, comme dans les rêves plus récents de « refaire chrétiens nos frères », c’est à la foi que nous faisions confiance. Nous nous reconnaissons encore plus aujourd’hui dans l’espérance : petite flamme certes (si bien conforme à l’image de Péguy), démunie de richesses, de pouvoir et même de doctrine, minoritaire et perdue dans une masse qui l’ignore, mais attentive à interpréter le moindre mouvement comme un « signe des temps » (Matthieu 16,3), veilleuse obstinée d’une herméneutique toujours bienveillante, jamais désespérée, bien que le plus souvent déçue. En un mot, l’espérance, qui ne présuppose aucun acquis puisqu’elle ne doit qu’attendre, attire pour la pauvre sérénité qu’elle dispense à la commune angoisse. Dans le désir d’un christianisme futur, enfin réconcilié avec la modernité et majoritaire – rêve ambigu, car, si le Christ a bien promis à l’Église que les portes de l’enfer ne prévaudraient pas contre elle, il ne lui a jamais garanti le triomphe universel, ne fût-ce que parce que lui-même n’a toléré le triomphe des Rameaux que pour en manifester l’illusion perverse –, c’est en l’espérance que nous mettons notre attente.
La foi s’organise selon le nécessaire passé de la Révélation, par la tradition. L’espérance se déploie suivant l’obligatoire avenir de la Révélation, par la mission. Reste le présent – l’ici et maintenant de la Révélation, l’instant sans cesse proposé de nouveau où nous pouvons voir si et dans quelle mesure nous devenons des disciples du Christ. Présent qui n’a rien d’un cadeau, parce qu’il dégage l’espace de vérité où, à chaque fois, pour nous seuls sinon pour le public, nous éprouvons sans aucun doute si « nous sommes enracinés et établis dans la charité » du Christ (Éphésiens, 3,17). La charité en effet se joue au présent : pour savoir si j’aime, je n’ai nul besoin d’attendre, j’ai à aimer et je sais parfaitement bien quand j’aime, quand je n’aime pas, quand je hais. Au contraire de la certitude de la foi, qui demande le temps de la persévérance (Augustin) et la révélation finale de ce que nous sommes déjà (Colossiens, 3, 3-4), à la différence de la certitude de l’espérance, qui ne trouvera sa récompense qu’aux derniers temps (Matthieu, 24,42-51), la charité, elle, n’attend rien, commence tout de suite et s’accomplit sans délai. La charité gère le présent. Et justement, le présent, du point de vue de la charité, signifie aussi et d’abord le don. La charité rend présent le don, présente le présent comme un don. Elle fait don dès à présent et don du présent dans le présent.
Voici la raison, sans doute, pourquoi elle nous rebute, nous inquiète et nous lasse : parce qu’à son sujet, aucun délai, aucune échappatoire, aucun discours d’excuse ne vaut. J’aime ou je n’aime pas, je donne ou je ne donne pas. Ce n’est certes pas un hasard si toutes les paraboles du jugement dernier le font jouer non sur la foi – les justes étant les fidèles croyants, les injustes les mécréants –, ni sur l’espérance – les justes espérant le rétablissement in fine du Royaume d’Israël, les autres en ayant fait leur deuil –, mais sur la charité. Avons-nous secouru notre prochain, donné même le superflu, aimé le plus petit d’entre les nôtres ? Voici le seul critère, la seule crise, la seule épreuve. Le jugement ne distingue pas les athlète de la foi, ni les militants de l’espérance, mais les ouvriers de la charité. Par suite, la charité devient pour chacun de nous le lieu d’un jugement individuel qui, à la fin, englobe tout l’espace de temps que nous nommons notre vie. Suivant la théologie johannique du jugement, notre jugement nous reste immanent : nous nous jugeons nous-mêmes en prenant librement position devant la parole du Christ, sans aucune condamnation extrinsèque, en sorte qu’à chaque instant nous choisissons patiemment et décidément si nous aimons le Christ ou si nous le haïssons – « Je ne suis pas venu pour juger le monde [mais] celui qui me méprise et ne reçoit pas mes paroles a ce qui le juge : la parole que j’ai dite et c’est elle qui le jugera au dernier jour » (Jean, 12,47-48). Inquiétante doctrine, qui nous met toutes choses entre les mains. D’autant plus inquiétante qu’il s’agit de l’acte le plus simple – aimer ou ne pas aimer. Car notre prochain le plus proche – « Interior intimo meo » – reste toujours le Christ. Nous nous jugeons donc nous-mêmes selon que nous faisons charité à la charité – la charité de l’aimer. Nous avons peur de la charité parce qu’elle nous met en demeure d’aimer ou non, et d’abord Celui qui nous permet d’aimer, le Christ. Aussi nous arrive-t-il de ne pas aimer la charité. D’où cette loi fondamentale du monde : l’amour n’est pas aimé.
Charité, amour – nous venons insensiblement de passer la frontière qui, en principe, les sépare. Chacun sait qu’il faut soigneusement distinguer la charité, vertu théologale, de l’amour, passion de l’homme in via. Mais la tradition philosophique a imposé ses propres divisions. La plus établie discerne entre l’amour comme passion de l’âme et l’amour intellectuel.
Dans sa première détermination, amour signifie une passion parmi d’autres, c’est-à-dire (suivant Descartes1) une perception provoquée par le corps (donc irrationnelle) qui affecte l’âme (aussi mérite-t-elle le titre de perception), de telle sorte que celle-ci l’attribue à elle-même (et non à son corps ou à d’autres corps). Comme toutes les autres passions, l’amour devient ainsi une perception confuse, absolument gouvernée par la subjectivité qu’elle affecte à partir de son corps ; comme le précisera Spinoza, ce caractère général de subjectivité close (de mon corps dans mon âme vers mon âme) résulte de l’incapacité de la passion à connaître un terme externe : la connaissance inadéquate et confuse que Pierre a de Paul permet de connaître plus l’état de l’esprit (la subjectivité) de Pierre, que quoi que ce soit de Paul2. Ainsi, en général, la passion masque autrui et n’en use que pour marquer la subjectivité qu’elle affecte. Si l’amour ne constituait une passion qu’en ce sens, il régresserait déjà au rang d’un solipsisme, qui ferme, loin de l’ouvrir, l’accès à quiconque. Mais il y a plus. Entre toutes les passions, il revient à l’amour d’accomplir le plus radicalement ce solipsisme. Soit la définition qu’en propose Descartes : la passion qui consiste à se considérer comme formant une partie d’un tout, dont l’aimé offre l’autre partie ; toutes les amours ne se hiérarchisent que par les variations de l’importance relative d’une des parties (moi) et de l’autre (l’aimé), la structure ne variant pas ; dès lors, entre les amours où je constitue la majeure partie du tout (aimer la bouteille, une femme qu’on force ou l’argent thésaurisé) et celles où je n’en constitue que la part mineure (aimer sa femme, ses enfants, son prince ou Dieu), les différences d’objets soulignent seulement l’invariant structurel. Par conséquent, toutes ces formes d’amour « sont semblables3 », parce qu’elles se réduisent toutes au même acte de volonté, par lequel l’ego s’unit à un objet, quel qu’il soit. Dans une telle optique, l’amour ne met en œuvre qu’une représentation confuse et une volonté arbitraire. Non seulement la subjectivité n’aime pas nécessairement un vrai bien et, le plus souvent, une illusion de bien, mais surtout elle n’aime en fait rien qui diffère d’elle ; d’abord parce qu’elle ne dispose en général dans une passion d’aucune connaissance claire et distincte ; ensuite parce que l’acte de volonté peut s’appliquer à n’importe quel objet, aimable ou non, aimant ou non, humain ou non, etc. En fait, dans un tel amour, il manque, avec la connaissance, autrui lui-même. Dans le meilleur des cas, autrui (femme, enfant, prince ou Dieu) offre la simple occasion d’une union de volonté irrationnelle (au titre de la passion) et solipsiste (au titre du primat de la subjectivité). L’amour se définit en ceci qu’il ignore autrui.
Un tel paradoxe ne doit pas étonner, tant la littérature moderne l’a illustré et exploité. Pour s’en tenir au plus connu, de Stendhal à Proust, le héros amoureux subit une passion qui, vérifiant Spinoza, décrit beaucoup plus évidemment l’état de sa propre subjectivité que cet autrui qu’il prétend pourtant aimer au point de tout y sacrifier et engloutir. La passion naît du désir, de l’imagination, de la timidité, de l’admiration, de l’audace – mais toujours de celui qui aime ; elle croît d’autant plus haut que son objet reste lointain, indisponible, manquant, bref, n’apparaît pas, voire n’est pas. Réciproquement, la passion cesse sitôt que son objet devient, pour la première fois, visible comme tel : lorsqu’elle se montre ou s’offre enfin, le principe de réalité qu’elle met en œuvre désamorce une passion, qui, précisément, se nourrissait de sa seule irréalité (Flaubert). Cette intrigue littéraire annonçait en fait le sort réservé à l’amour dans l’actuelle vie publique. Le discours amoureux contemporain se marque en effet par une évidence et un silence également massifs. – L’évidence d’abord : la prolifération des objets censés susciter l’amour, à tout le moins provoquer le désir ; comme dans la situation cartésienne, ces objets méritent leur nom, puisque entre la chose d’usage, éventuellement inutile, et la figure emblématique d’une face, d’une silhouette ou d’un nom (« vedette »), la variation des occasions du désir souligne d’autant la permanence de la stucture de passion qui le soutient. L’inconnaissance devient d’ailleurs ici non plus un obstacle à la passion, mais sa condition de possibilité : il faut que les objets se réduisent d’abord (avant consommation) et surtout (lorsqu’ils peuvent ou doivent rester inconsommables) à leur représentation et leur image, pour pouvoir s’offrir aussi largement que souhaité à des désirs ; cette disponibilité imaginaire requiert donc l’indisponibilité réelle. Dans l’explosion contemporaine de l’érotisme (et c’est ce qui la distingue de celles des siècles antérieurs, le XIXe en particulier), le plus remarquable semble justement l’absence des corps, submergés par leur image – érotisme abstrait, du regard, désincarné. Nous aimons de vue, comme on connaît de vue, à savoir comme on connaît quand on ne connaît pas. – D’où l’obscurité, celle des corps. Certes, nous voyons sans peine des corps objectivables, consommés et pris dans le commerce du sexe, voire bientôt de la santé ; mais de tels corps deviennent justement, dans ce commerce, substituables, échangés, remplacés ; ils ne peuvent et ne prétendent pas donner corps à quoi que ce soit, sinon à un désespoir diffus. Pour qu’un corps donne corps, il ne suffit pas qu’on puisse faire corps avec lui ; il faut que lui-même prenne corps, ou mieux, s’incarne. Par incarnation on entend, à la suite de Husserl, et sans aucun rapport direct avec le concept théologique homonyme4, la possibilité pour un corps du monde (physique) de s’investir de la capacité passive d’affection ; ce que l’on nomme à tort le corps propre désigne en fait le seul corps physique (le mien) qui puisse s’affecter (ressentir) d’un autre que soi. Ce corps-là, et lui seul, mérite le titre de chair. Dans la situation faite à l’amour (ou ce qui en tient lieu) par la contemporanéité, manque la chair. La chair manque aux corps et c’est pourquoi les corps ne peuvent accéder à un autrui quelconque, ni se proposer eux-mêmes comme des autruis réels – des corps de chair. Sans la chair, aucun corps n’accède à l’amour, puisqu’il reste inaffecté par un autrui ou même un autre quelconque. Aussi l’érotisme contemporain, borné aux corps sans chair, glisse-t-il inévitablement dans le solipsisme, l’érotisme sans autre.
L’aporie de la première détermination de l’amour comme une passion pouvait d’ailleurs se deviner du simple fait que, d’emblée, on avait jugé bon de la redoubler d’une seconde : l’amour intellectuel de Dieu (Spinoza), l’amour rationnel (Kant), voire l’amor fati (Nietzsche). Cet ajout vaut aveu. Mais d’ailleurs cette deuxième version achoppera aussitôt sur la contradiction de sa formule. L’amour intellectuel porte en effet sur l’objet rationnel (la loi morale, la substance) d’une idée vraie, c’est-à-dire rationnelle. L’union ou l’accès à un tel objet par de tels moyens a donc nécessairement lieu dans l’horizon de la représentation et de l’entendement. La volonté peut venir ensuite ratifier (Kant), mais parfois elle disparaît comme inutile (Spinoza). Sans aucun doute reste-t-il encore ici une doctrine de l’union au souverain bien (ou à ce qui en tient lieu), mais peut-on encore la qualifier une doctrine de l’amour ? La représentation, même adéquate, suffit-elle pour accéder à un autre que soi, voire à un autrui ? Une connaissance, même rationnelle, permet-elle une union, plus, un amour ? Ne peut-on pas soupçonner au contraire que le privilège accordé à la rationalité de l’objet (pour surpasser la première détermination) annihile toute affection et toute volonté5 ? Bref, il ne suffit pas de qualifier d’« amour » l’accès à la rationalité par représentation pour produire une détermination conceptuelle de l’amour. Cette deuxième insuffisance réapparaît d’ailleurs dans de nombreuses formes de l’idéal commun : les amours de la vérité (ou seulement de l’humanité, de la justice, de la patrie, etc.) atteignent, dans le meilleur des cas, le rang de connaissances de l’universel abstrait et la force d’obligations régulatrices. Ni l’une ni l’autre n’autorisent à sérieusement parler d’amour.
Parler d’amour, mais sérieusement. Si la division philosophique entre ces deux amours l’empêche, sans doute faut-il y renoncer. Mais pour quelle autre ? Doit-on y substituer une division entre l’eros et l’agapè, entre l’amour-propre et l’amour de soi, ou l’amour-propre et l’amour désintéressé, ou toute autre ? On devine aisément que ces dichotomies risquent de retrouver seulement – à quelques dépacements près – celle dont nous venons d’esquisser l’aporie et que toute frontière tracée au cœur de l’amour, loin de le servir, le blesse définitivement. Pour sortir de cette impasse, nous renoncerons donc à distinguer, pour unir l’amour à lui-même, l’amour à la charité. Et puisque l’on distinguait aussi l’amour de la connaissance, nous tenterons de penser l’amour lui-même comme une connaissance – et par excellence.
L’amour connaît. Non certes qu’il faille toujours y recourir pour connaître les objets de la représentation (quoique, dans bien des cas, il le faille). Mais – ce sera notre thèse – seul l’amour ouvre la connaissance d’autrui comme tel. Par quoi il retrouve, à une distance inévitable, la fonction de la charité.
Reprenons, en bloc de départ, la célèbre analyse de l’intersubjectivité que Husserl a définitivement fixée dans la Ve Méditation cartésienne. Je, comme sujet transcendantal, suis seul : j’ai certes, en régime de réduction, accès à des objets, au fil de l’intentionnalité qui organise mes vécus de conscience ; mais ces objets restent de simples objets, de part en part constitués par ma conscience intentionnelle qui leur donne sens ; ce sens, comme ces objets, restent donc miens ; à les connaître, je connais autre chose que moi (« la conscience est conscience de quelque chose [d’autre que soi] »), mais je ne connais pas d’autre moi, d’autre alter ego. Le solipsisme ainsi atteint reste-t-il insurpassable ? Husserl propose une voie pour en sortir : une deuxième réduction. Si je me considère seul, qu’ai-je en propre ? Tout ce qui m’est donné à moi strictement. Mais intervient alors un nouveau facteur : outre les intentionnalités d’objet, mon immanence atteste un nouveau phénomène, mon corps. Ou plus exactement la particularité extraordinaire qu’offre mon corps : il est le seul corps physique (matériel) qui non seulement peut se sentir, mais lui-même sente. Mon corps a rang de chair : il éprouve, ressent et lui seul le peut ; comme ma main sent et sent qu’elle sent, tout mon corps se sent ; et il y parvient, parce que, plus radicalement, il se sent, s’éprouve, s’affecte lui-même le premier6. Avec ma chair, en régime de deuxième réduction, me sont données les affections, c’est-à-dire le monde même au-delà des objets que je constitue. Or, dans ce monde élargi, je découvre certains phénomènes qui se comportent comme s’ils se trouvaient affectés sur le même mode que le mien. Je peux, en raisonnant par analogie, supposer qu’ils sentent, ressentent, subissent des affections, visent intentionnellement, constituent des objets, etc. Respectant ces analogies, je parviens à la conclusion que ces phénomènes, tout en restant des corps physiques (matériels) du monde et comme tels objectivables, se redoublent aussi de chairs qui [se] sentent et s’affectent. En ce sens, par analogie avec mon Je réduit propre, je vois bien apparaître, dans leurs corps incarnés, des autruis.
Cette analyse phénoménologique, maintes fois commentée en des sens opposés, appellerait assurément de longues reprises – ce n’en est pas ici le lieu. Il faut cependant en souligner quelques traits. (a) Husserl n’aboutit pas, malgré son intention, à la reconnaissance directe d’autrui ; sa chair reste en effet seulement inférée de ses comportements visibles par analogie avec la mienne et mes comportements : ma chair peut sentir le corps d’autrui, qui sent ma chair en retour comme un corps, mais je ne puis directement sentir si et comment sa chair sent (et sent la mienne). C’est par principe, reconnaît souvent Husserl, que la chair d’autrui me reste étrangère, sans aucune intuition, apprésentée et jamais présentée. Comment cette aporie peut-elle se dépasser ? (b) Aux lieu et place de la présentation manquante de la chair d’autrui, Husserl ne livre qu’une nouvelle figure de l’objectivité : le raisonnement par analogie permet en effet de confirmer, vérifier, compléter mes constitutions d’objets (toujours bornées à mes vécus intentionnels) par les constitutions des supposés mêmes objets par des autruis : nos variations constitutives concommitantes renforcent l’objectivité des objets. Husserl nomme à tort cette opération intersubjectivité ; en fait, il ne s’agit que d’une intersubjectivité médiatisée par des objets communs, que l’on gagnerait à nommer une interobjectivité ; c’est d’ailleurs cette interobjectivité qui régule, en principe au moins, les comportements de la « cité scientifique » du « campus universel ». Quoi qu’il en soit, l’effort pour transcender l’horizon objectivant de la phénoménologie en direction d’un horizon d’altérité non objectivant retombe : même autrui s’inscrit dans l’objectivité, fût-ce indirectement.
On a souvent marqué ces deux objections, sous cette forme ou une autre, car elles restent strictement philosophiques. Une troisième, moins classique, s’y peut ajouter ; nous la privilégierons parce qu’elle ouvre une nouvelle voie. Le raisonnement par analogie permet d’inférer de ma chair la chair d’autrui, pourtant décidément invisible. Il se validerait, selon Husserl, par les concordances et correspondances entre nos deux chairs. Or cette justification ne justifie rien, pour plusieurs motifs. (a) Je pourrais très bien ne jamais trouver de correspondances convaincantes, par inattention, par réelle incertitude, par mauvaise foi. Il n’est que de songer aux débats, réels ou imaginaires, sur l’humanité des « sauvages » et des primitifs, voire sur l’âme des animaux, pour mesurer que l’analogie de la chair d’autrui avec la mienne reste parfaitement problématique. (b) Surtout, l’épreuve des faits a ignoblement établi que l’on peut refuser d’accomplir le raisonnement par analogie demandé par Husserl comme une formalité phénoménologique : l’extermination des Juifs et d’autres reposait expressément sur la dénégation de leur statut de chair (refus de l’analogie), ou, pire, sur la non-pertinence de cette chair même pour assurer leur statut d’autrui. (c) Il n’est d’ailleurs nul besoin de renvoyer à ces extrémités (exceptionnelles ?) pour invalider le raisonnement par analogie ; nous en expérimentons tous au jour le jour la fragilité ; il nous suffit d’admettre que nous ne reconnaissons pas également dans tous les corps supposés humains une chair, ou une chair semblable, ou une chair appariable à la nôtre ; la vie quotidienne demande même de souvent faire l’économie de reconnaître les corps comme chairs pour des autruis : travailler, circuler, commercer, etc., tout cela demanderait plutôt de perdre le moins de temps et d’attention possible à observer soigneusement si les corps qui interfèrent avec le mien méritent, ou non, le titre analogique de chairs. La reconnaissance de l’incarnation n’a rien de commun, d’économique ni donc d’uniformément exigible. – De ces raisons multiples pour la même objection, on conclura donc : le raisonnement par analogie n’infère la chair (et donc l’humanité, la personne) d’autrui à partir de la mienne qu’à une condition – que je le veuille et le veuille bien.
Que signifie, ici, vouloir bien reconnaître la chair d’autrui ? Au moins ceci : la phénoménalité d’autrui ne précède pas ma (bonne) volonté à son encontre, mais en résulte. Ou bien, suivant encore les termes kantiens contre Kant, on aurait : je ne puis agir envers autrui toujours comme une fin et jamais comme un moyen que si, d’abord, je veux bien que l’autre me soit un autrui – un autre homme. Or Kant présuppose acquis le plus aporétique (que j’admette un autrui, autre moi-même) et le passe sous silence, pour établir longuement le plus évident (l’universalité et la réciprocité de la « règle d’or »). Bref, pour qu’autrui m’apparaisse, il faut que je l’aime d’abord. Si la phénoménologie peut conduire jusqu’à ce point, ce n’est que comme à sa limite et son aporie. Au-delà n’avance plus qu’une pensée de la charité.
Bornons-nous à esquisser quelques traits de la charité, telle qu’elle permet – seule sans doute – la connaissance d’autrui. Car, lorsqu’il s’agit de connaître (connaître et non pas seulement éprouver) autrui, l’autre Je qui, parce que tel, ne me deviendra donc jamais un objet disponible et constituable, il faut recourir à la charité. La charité devient en effet un moyen de connaissance lorsqu’il s’agit d’autrui et non plus d’objets (pour lesquels suffit l’évidence de l’entendement).
Comment distinguons-nous autrui d’un objet, à supposer d’ailleurs que nous y parvenions en toute conscience ? En ceci, que l’objet ne nous regarde pas ; autrui, si. L’objet certes nous regarde (« cela me regarde ! ») en ce sens qu’il nous concerne, éventuellement nous intéresse, c’est-à-dire peut même susciter notre désir. Mais nous regarder de la sorte signifie seulement que nous sentons peser sur nous le poids de notre propre intérêt, répercuté par l’objet sur lequel il s’exerce. Nous nous intéressons certes à cet objet, mais toujours à travers notre désir à son égard, en sorte que nous éprouvons notre désir reflété par lui, plus que lui-même ; ou plutôt cet objet ne mérite son titre (ce qui s’oppose à nous) qu’en tant qu’il reflète et nous renvoie notre désir. L’objet peut bien se regarder, mais ne nous renvoie que notre propre regard, comme un miroir (disons, une idole). Autrui, au contraire, modifie de fond en comble les règles d’exercice du regard : lui, et lui seul, oppose un regard à mon regard ; il ne reflète plus passivement mon regard, objet infidèle éventuellement de mon désir, mais toujours son miroir fidèle ; il répond à mon regard par un autre regard, pas par un reflet du mien. Autrui ou le regard incontrôlable (disons, une icône).
Cette expérience nous advient la plupart du temps comme une épreuve. Il ne s’agit pas seulement de la situation, un peu ridicule, des mauvais romans policiers (« J’ai l’impression que quelqu’un nous regarde »); il s’agit plutôt de l’épreuve de découvrir, dans une assemblée officielle ou officieuse, que, parmi le nombre des regards qui m’écoutent (car l’œil écoute), il s’en trouve un ou d’autres qui m’adressent leurs attentions de telle sorte que ce soit à propos d’eux et de nuls autres que je me demande « Que pensent-ils de ce que je dis, que pensent-ils tout court ? ». Ce que l’on nomme, un peu imprudemment, la vie amoureuse naît et le plus souvent meurt de cette seule question : « Pourquoi est-ce lui (ou elle) dont le regard pèse sur moi, pourquoi ce regard devient-il l’instance constituante de ma vie ? » Pour que le regard d’autrui surgisse, s’immisce et s’installe dans ma conscience, il ne suffit pas que je me retrouve devant d’autres regards ; la vie quotidienne m’habitue, sans doute heureusement, à vivre devant une foule d’autres regards, sans qu’aucun ne me dérange ni ne s’empare de moi ; bien plus, cette vie deviendrait proprement invivable si je devais envisager – mieux : me laisser envisager – par tous les visages qui m’apparaissent ; la plupart du temps, je ne les vois pas, ni ne m’y expose, mais – selon la formule courante – je les croise. Les croiser signifie ici les voir comme de simples objets (qu’ils ne sont pourtant pas), les ignorer comme tels, s’en tenir à de purs rapports fonctionnels : regard non vu de l’employé, du vendeur, de l’agent, etc.
Entre ces deux attitudes, comment choisir ? On peut (ce fut l’analyse de Sartre, juste mais comme toujours sommaire) s’en tenir à l’alternative suivante : soit j’exerce mon regard et autrui y disparaît en un objet (garçon de café, sadisme, etc.), soit autrui exerce son regard autre et j’y disparais comme un simple objet (mauvaise fois, masochisme, etc.). En fait, l’alternative se déploie fort différemment : ou bien je refuse le contre-regard d’autrui et le maintiens ainsi au rang d’un objet (contre Kant), ou bien j’accepte non seulement la loi morale et le visage d’autrui, mais surtout qu’il y ait un autrui et que son contre-regard vaille autant que mon regard (avec Lévinas). L’accepter ne va pas de soi : autrui n’a nul pouvoir sur moi hormis la violence que, par ailleurs, je peux exercer sur lui et qui, comme telle, ne décide de rien. L’accepter ne résulte pas non plus du visage d’autrui, précisément parce que sa phénoménalité dépend du fait que je la veux bien. Accepter le visage d’autrui, mieux, accepter qu’il s’agisse d’un autrui (et pas d’un objet), d’un visage (et pas d’un spectacle), d’un contre-regard (et pas d’un reflet du mien), dépend uniquement de ce que je veux bien. Ce que je veux bien s’organise dans l’alternative suivante : ou bien je ne l’aime pas et je passe en m’en détournant (Luc, 10,31-32); ou bien je m’« approche de lui et, le voyant, j’en suis bouleversé » (Luc, 10,33). Cette alternative, cette crise et ce jugement décident de l’apparaître d’autrui ou de son occultation. Il ne se trouve aucune autre décision pour en décider. L’amitié, l’amour le plus charnel ou le plus sentimental, le désir le plus brutal, comme la bienveillance la plus désintéressée et la charité la plus parfaite ne se jouent que sur ce seul jeu. Seul ce jeu peut transformer un objet en un autrui, seule cette conversion du regard peut faire surgir la liberté incontrôlable d’un contre-regard, d’un autre regard, bref, du regard d’autrui. Seule la charité (ou comme on voudra la nommer si l’on a peur d’en avouer le nom) ouvre l’espace où peut rayonner le regard d’autrui. Autrui n’apparaît que si je lui donne gratuitement l’espace où apparaître ; et je ne dispose d’aucun autre espace que le mien ; je dois donc « prendre du mien, ἐκ του ἐμōυ » (Jean, 16,15), prendre sur moi pour ouvrir l’espace où autrui apparaisse. C’est à moi qu’il revient de mettre en scène autrui, non comme un objet que j’aurais sous contrat et dont j’aurais réglé le jeu, mais comme comme l’incontrôlable, l’imprévisible et l’étrange étranger qui m’affectera, me provoquera et – éventuellement – m’aimera. L’amour d’autrui répète la création, par le même retrait où Dieu ouvre à ce qui n’est pas le droit d’être et même de le refuser, Lui. La charité vide son monde d’elle-même pour y faire place à ce qui ne lui ressemble pas, ne le remercie pas, ne l’aime – éventuellement – pas. « Je vous donne un commandement nouveau : que vous vous aimiez réciproquement, que comme je vous ai aimés, vous vous aimiez vous aussi réciproquement » (Jean, 13,34).
En quoi ce commandement, habituellement commenté comme une évidence, mérite-t-il le titre de nouveau ? En ceci d’abord que l’amour du prochain n’a plus rien, ici, de naturel, de normal ni de spontané : aimer autrui se commande et l’obéissance ne va pas ici de soi, justement parce qu’on la commande (contre Kant). Ensuite parce que la réciprocité indique que le contre-regard, concédé gratuitement à autrui, n’en constitue pas moins la condition de possibilité de mon propre regard. Ce que ne comprend pas la doctrine en apparence évidente du dénivelé entre mon regard et le non-regard de l’autre réduit à l’objectivité (Sartre), tient justement en ceci : si autrui ne reçoit pas de me regarder, alors moi-même je n’accède pas au statut du regard. Un regard ne s’accomplit véritablement que si, au-delà des objets, il voit un contre-regard – c’est-à-dire s’il voit un néant d’objet, un pur invisible. Car tel paraît le dernier paradoxe : le regard d’autrui ne se voit pas, du moins comme un objet ; à strictement parler, il reste invisible – nous ne regardons personne dans le blanc des yeux, mais bien dans le noir et le vide de la pupille, dans le seul « endroit » de son corps où ne se trouve à voir qu’un vide ; nous l’envisageons dans son regard en tant qu’il reste invisible ; mais cette invisibilité nous atteint, comme telle, plus que tout le visible d’autrui ; c’est elle qui pèse en effet sur nous, nous regarde et nous juge, nous libère ou nous contraint, bref, nous aime ou nous hait. Et c’est cette invisibilité que nous aimons ou haïssons, parce que d’abord nous l’avons bien voulue ou non. Et il n’est pas d’autre jugement, prochain ou dernier7.
Pour aborder la question de la charité, il importe, par-dessus tout, de ne pas subir l’influence de ce que la métaphysique a pensé de l’amour. Car aujourd’hui, dans cette tradition, amour et charité ont subi semblable dévaluation. Amour se réduit à « faire l’amour », charité à « faire la charité » – mots prostitué pour l’un, vendu pour l’autre, également soumis à la loi d’airain du « faire », donc de l’objectivation. Devant ce désastre, la théologie se trouve mise à l’épreuve : peut-elle penser quoi que ce soit de la charité, sans la perdre immédiatement dans le mépris où la pensée de ce temps la tient ? Avouons que souvent, tel ne fut pas le cas. Et ce déficit n’intervient pas pour peu, aujourd’hui, dans la crise bien connue de la théologie spéculative. Les décisions inaugurales de la recommencer pour et par la foi (en particulier selon Barth et Bultmann) ou bien pour et par l’espérance (songeons à Bloch et Moltmann) se perdront si elles ne se prolongent pas d’une décision en faveur et à partir de la charité. La seule règle, dans cette attente, recommande sans doute de ne jamais appauvrir la charité, de lui faire la charité de la supposer la première de toutes les vertus et l’instance de la grâce. En particulier, elle recommande de postuler que la charité n’a rien d’irrationnel ou de seulement affectif, mais qu’elle promeut une connaissance ; connaissance d’un type sans doute absolument particulier, sans égal, mais connaissance cependant puisqu’il s’agit de «…connaître la charité du Christ qui surpasse (ὑπερβάλλουσαν) toute connaissance » (Éphésiens, 3,19). Cette hyperbole n’implique évidemment pas de renoncer à la connaissance, mais demande au contraire de tenter d’accéder à une connaissance qui surpasse notre commune connaissance. Laquelle, sinon la connaissance de ce qui ne relève pas de l’objectivité de l’objet, donc d’abord la connaissance d’autrui ? Connaître suivant l’amour et connaître ce que lui-même révèle – Pascal le nommait le troisième ordre. Dans ce contexte, la théologie de la charité pourrait devenir la voie privilégiée pour répondre à l’aporie qui, de Descartes à Lévinas, hante la philosophie moderne – l’accès à autrui, le prochain le plus lointain. On peut douter que les chrétiens aient mieux à faire, s’ils veulent sérieusement contribuer à la rationalité du monde et manifester ce qui leur est advenu, que de travailler sur ce chantier.
août 1994