Chaque réédition d’un ouvrage augmente sa légitimité : chacun des lecteurs, en se succédant, ajoute une confirmation, le plus souvent silencieuse, à ce que l’auteur voulait faire voir. Il n’y a là pas tant de narcissisme qu’on pourrait croire, car cette confirmation, dans l’exacte mesure où elle universalise les arguments du livre, en dépouille l’auteur, qui devient ce qu’il devrait toujours être – le scribe de phénomènes, qui se mettent eux-mêmes en scène, à partir d’eux-mêmes, en tant qu’eux-mêmes. L’auteur ne disparaît pas dans la fiction, en fait vaniteuse à l’extrême, de l’anonymat, mais dans la banalisation de ses énoncés, qui semblent ce que tout le monde sait depuis que le monde est monde. Ainsi seulement la littérature atteint non pas l’objectivité des sciences, mais son équivalent, selon d’autres règles, autrement plus puissant.
Pourtant, dans le cas des Prolégomènes à la charité, d’abord parus en 1986, la troisième édition qui paraît vingt ans plus tard, a un prix particulier. J’en concluais l’Avertissement en avouant que leur titre explicitement programmatique faisait « quelque promesse », sans savoir bien, à l’époque, si et quand je la tiendrais. Je ne l’ai tenue (si je l’ai tenue) qu’en 2003, avec Le Phénomène érotique, qui proclamait, d’un coup de trompette moins triomphant que plutôt soulagé : « Ce livre m’a obsédé depuis la parution de L’Idole et la distance1 en 1977. […] En particulier, les Prolégomènes à la charité ne furent publiés en 1986, que pour témoigner que je ne renonçais pas à ce projet, bien que tardant à l’accomplir2. »
Pourquoi un tel soulagement, pourquoi un si long délai ? Parce que les deux premiers ouvrages n’abordaient la question de l’amour que d’un point de vue d’abord polémique, dénonçant leur méconnaissance par la philosophie, surtout contemporaine. Pour mener cette polémique, je ne disposais alors que des données irréductibles de la théologie, que je n’hésitais évidemment pas à exploiter, autant qu’il l’était possible à mes propres défaillances en la matière. Mais, ne fût-ce que pour rendre justice à la rationalité radicale de la théologie chrétienne de la charité, il fallait – d’urgence – tenter de formaliser les figures de la conscience amoureuse avec d’autres instruments de la philosophie, ou d’une autre philosophie. Cette tentative demandait beaucoup et imposait un long détour : il fallait donc rendre la philosophie elle-même apte à envisager l’amour comme une question centrale, au lieu de prétendre le réduire comme soit une illusion, soit un dérivé. Ce qui imposait rien de moins qu’une réappropriation de la phénoménologie. Elle fut menée en trois étapes, l’une historique (Réduction et donation. Recherches sur Husserl, Heidegger et la phénoménologie3), l’autre systématique (Étant donné. Essai d’une phénoménologie de la donation4), la troisième, plus descriptive (De surcroît. Études sur les phénomènes saturés5). Et chacune se terminait par une annonce, plus ou moins explicite, du Phénomène érotique6.
En effet, une fois tout phénomène reconduit à son statut de donné, de ce qui se montre soi-même à partir de soi-même pour autant qu’il se donne, l’ego devait prendre la figure de celui qui se reçoit lui-même pour autant qu’il se reçoit de ce qui se donne, l’adonné. S’ouvrait alors une nouvelle question, une nouvelle possibilité : que devient l’adonné, lorsque le donné qu’il reçoit en se recevant lui-même, au lieu de rester un étant du monde, s’avère lui aussi un autre adonné ? Penser autrui comme adonné, non plus comme un autrui anonyme et indéterminé, impose d’en décrire la rencontre avec le premier adonné, moi, en des termes désormais irréductibles à la constitution, à l’objectivité et peut-être même à l’éthique. Ces termes, nous les avons déployés, au moins en esquisse, sous la figure de la réduction érotique et de l’amant.
Dès lors, il devenait possible, en 2003, de concevoir l’exception de la charité, sur laquelle se concentraient (faute de moyens) en 1986 les Prolégomènes à la charité, au centre de la rationalité érotique en général, rationalité que la charité commande et rend possible, mais à laquelle elle ne fait pas exception. D’où la thèse de l’univocité de l’amour, qui clôt Le Phénomène érotique. Si l’on veut lire ou relire les Prolégomènes à la charité, il faut le faire désormais à la lumière rétrospective et qui leur manquait du Phénomène érotique. Je laisse au lecteur le soin de décider si, dans cette lumière, la promesse fut tenue.
Dans un moment, où n’importe qui prétend, vite fait bien fait, enseigner la vertu et le bonheur, la justice et la jouissance au nom d’une philosophie réduite aux aguets, il vaudrait mieux prendre la mesure de l’amour et tenter de comprendre pourquoi saint Augustin a pu poser en principe : Nemo est qui non amet – « Il n’est personne qui n’aime7 ».
décembre 2006