La conjonction de la grande marée et du vent d’ouest formait des rouleaux inédits. Je me suis immergé en un plongeon comme font les jeunes hommes, puis positionné au niveau optimal pour prendre les vagues en surf. À l’adolescence c’était l’expression d’usage pour lancer la compétition amicale. En surf ! braillions-nous, braillais-je, braillait Greg, braillait Joe, et nos corps innocents de leur santé s’enroulaient dans la courbe du rouleau juste avant la cassure pour capter sa force déferlante. Pendant cinq secondes sa force était la nôtre. C’était à qui échouerait le plus près du bord, comme un naufragé déposé par une tempête sur un rivage vierge. Nous nous relevions, en surjouant l’hébétude dans laquelle nous laissait ce tsunami. Trente-cinq ans après j’y mettais le même cœur, concourant avec l’adolescent qui s’était attribué le couloir de déferlement parallèle au mien. Il était un ami, un fraternel rival. Il était Greg ou Joe en 1986. On ne revenait pas de 86. C’était les mêmes vagues, elles m’avaient attendu tout ce temps, elles étaient l’éternité à portée de tous, elles roulaient indéfiniment dans ma tête comme des phrases. Il n’y avait qu’à s’accorder à leur régénérescence perpétuelle.

L’une d’elles, particulièrement puissante, avait arraché une bouée au cou d’un bambin maintenant en pleurs. Il ne m’a pas remercié quand je la lui ai ramenée. Monde ingrat. Solitude résignée du sauveur. La bouée était à tête de cygne.

Justine avait coagulé trois filles autour de ses quilles finlandaises. Elle aurait sans doute préféré coaguler des garçons. Elle y pensait déjà, je le voyais bien, je n’étais pas un père dans le déni, je ne niais pas que des poils pubiens lui poussaient, et qu’elle rechignait à se montrer à moi torse nu, et qu’elle tonnait quand j’entrais dans sa chambre sans frapper. La nuit dans son lit de jeune fille elle avait des conversations avec sa mère dont j’étais exclu, même si j’en étais l’objet.

La fille du train ouvert en pare-soleil sur le visage de Brune masquait son humeur. Son silence pouvait être de sommeil ou d’autre chose. Je devais briser ce silence sonore. J’ai demandé comment s’était passé le rendez-vous pro du matin. Sans bouger elle a dit quel rendez-vous ? et le son a semblé émis par le livre. J’ai dit : la banque luxembourgeoise. Elle s’est redressée pour regarder l’heure, puis a dit dans un souffle que le wifi avait merdé. De toute façon elle ne comptait pas prolonger avec ce client, dont certains cadres semblaient impliqués dans un réseau de prostitution international. Il y avait des limites.

Elle a noué son paréo et s’est éloignée en quête d’un coin de plage isolé, tapis de yoga roulé sous le bras. Parmi les trois textos reçus un seul était d’Amélie. J’ai différé sa lecture. La perspective de le lire densifierait la plage. La journée prendrait la consistance d’une histoire.

Brune pratiquait le yoga kundalini, Marlène le yoga nidra. À tout profil psychologique était accolé un type de yoga, à toute demande une offre, c’était bien fichu. À moi correspondait le yoga océanique car l’océan était mon pays. Je n’aurais pas pu piloter un bac d’estuaire, je n’étais pas un marin d’eau douce, je ne tenais pas de l’humanité petit bain mais de l’humanité grand large. Les phrases recommençaient à défiler de gauche à droite. Justine est passée prendre le paquet de biscuits Gerblé en me toisant. Elle savait autant que moi que sa mère aurait brisé net sa pulsion alimentaire. Je n’ai pas discuté, ce débat n’était pas digne de moi, pas digne des mers démontées, je me suis retourné vers Louis qui creusait. J’ai dit tu finiras par t’engloutir. Il a dit c’est un bunker. Tu connais les bunkers toi ? Oui c’est pour repousser les tanks et les chars. Tu sais mon grand les chars et les tanks c’est pareil. Si c’est pareil pourquoi y a deux mots ? J’ai tapé tank char différence. Il y avait une différence que j’ai tue. Un père qui se déjugeait devant son fils ne servait ni la cause du père ni celle du fils. Une grosse vague a fait crier de peur et de joie. Le groupe des jeunes hommes a augmenté le volume des petites enceintes qui depuis une heure amplifiaient de la techno. Le seuil de tolérance était franchi. Une onde de crispation a parcouru la plage civilisée. Des têtes se sont relevées, des nuques se sont raidies, des regards ont dardé le smartphone fautif calé dans le sable au milieu de la bande rigolarde. En tant qu’adulte le plus proche de la source du scandale, il me revenait d’intervenir, et un scrupule me retenait. Je ne voulais pas endosser le rôle du rabat-joie, de l’empêcheur de jeunesse. Mais la jeunesse était en train de nous pourrir la vie. L’allégresse de dix plagistes arrogants ne justifiait pas la contrariété de tous les autres. Nous adultes étions fondés à intervenir. Nous le devions. C’est d’abord la discipline collective qui avait fait de nous des champions du monde.

Brune présente, elle interviendrait. Par des mots choisis et sensibles, elle ferait comprendre à ces jeunes irresponsables que la plage est un espace commun où chacun concède un peu pour profiter beaucoup. Les jeunes baisseraient le volume sans avoir l’impression de perdre la face. La plage respirerait après ce climax étouffant. Brune possédait la martingale de la concorde. Nous n’avions qu’à ronger nos freins en attendant son retour. Elle n’allait plus tarder. Il était 17 h 38, elle s’était éloignée avant 17 heures et limitait en général ses séances à une demi-heure. À moins qu’elle n’ait décidé de prolonger ce moment sans moi, prolongeant du même coup la scie techno et les rires gras des jeunes hommes.

J’espérais qu’Amélie ait trahi notre engagement en envoyant une photo. L’espérer m’occupait, comme Louis s’occupait en creusant et Justine en dirigeant la partie de quilles en réinventant les règles à mesure. Nous n’avions pris cet engagement que pour le plaisir excitant de le trahir. Brune avait oublié sa gourde en inox. C’était une aubaine. J’allais la lui apporter. Juste ça. Juste la déposer à ses pieds et la laisser à sa chère solitude. Lui signifier d’un geste sans mot que j’avais compris.

J’allais peut-être la trouver endormie par la relaxation. Je n’en serais que plus discret. Ou bien je la réveillerais d’une caresse.

J’ai longé la roche jusqu’à l’endroit où elle fait un coude. Chaque jour ma femme se réfugiait derrière ce paravent minéral, à l’écart du nombre et de son mari. Son tapis était là, au milieu d’un périmètre de sable dur dépeuplé. Elle avait dû compléter d’un bain sa séance, cela expliquait à la fois ce tapis vide et son retard. Mais n’expliquait pas l’absence du paréo. Elle ne se serait pas baignée avec son paréo. Le vent avait fait voler le tissu mais jusqu’où ? J’ai longé le bord en tâchant de la repérer parmi les baigneurs. Les vagues étaient moins fortes maintenant, l’affluence plus dense, son deux-pièces turquoise sans doute noyé dans cet écheveau de chair piqueté de bouts de tissu. Revenu à l’emplacement yoga, j’ai demandé à une dame âgée assise sur un rocher plat à quel niveau la propriétaire du tapis était entrée dans l’eau. Elle a joint un gloussement à un signe d’impuissance. Pour témoin j’avais élu la seule muette de la plage. Elle avait des seins de grand-mère de tribu africaine, nus et faméliques et pendants. Elle s’est avancée pour poser un pied sur une trace du passage matinal de la lisseuse. Brune était partie à bord de la lisseuse ? Par définition la muette n’a pas répondu. Elle a pointé le doigt vers un attroupement à vingt mètres. Une soudaine certitude m’a fait courir. On tentait de ranimer Brune. On ne parvenait pas à la ranimer. On ne la ranimerait pas. On ne pouvait plus rien pour elle. On me demanderait de reconnaître le corps. J’ai poussé des épaules pour accéder au centre du cercle. L’objet de curiosité était une méduse, rose et hagarde. L’envie m’a pris de tâter de l’orteil la masse gélatineuse. Une voix a dit : elle a laissé son gilet. La voix appartenait à François. Sa chemise imprimée de petits singes détonnait parmi les peaux. Il savait quelque chose. François l’homme à tout faire d’Édouard était un homme à tout savoir. Il regorgeait d’infos qu’il me communiquait par télépathie. Il avait dit : elle a oublié son gilet. L’avait-il dit ? Je l’avais entendu. Et moi : Brune ne porte qu’un paréo. Et lui : elle a laissé son gilet à la maison, il faudra passer le chercher. Il a pointé le monoplace dont la banderole datait l’ouverture d’un spa bio route de Saintes. À la redescente de mon regard la chemise avait disparu et les petits singes. Je n’avais pas souvenir que Brune ait porté un gilet au dîner chez Édouard et Marlène. Elle était donc repassée chez eux entre-temps. Repassée dans quel but ? Repassée demander le contact de Gab ou Steph pour les retrouver en ville. Les retrouver sur cette plage derrière la roche pour une heure loin de moi, caressant le pénis de l’un puis de l’autre puis les deux à la fois. Mais Gab et Steph n’aimaient pas les femmes. Steph avait dit j’évite d’y mettre le nez. Je suis revenu à ma serviette voir si elle m’avait laissé un message. Il n’y avait pas de message mais une photo des jambes d’Amélie sur un transat. La photo était coupée juste à la limite. Brune avait dit il y a des limites. J’ai pensé : le photographe. Brune avait rejoint le photographe, elle l’avait repéré dans la foule et sous couvert de yoga elle l’avait entraîné hors de ma vue. L’autre jour il l’avait appelée reine de la conche, les flatteries excitaient les femmes, je ne flattais pas assez Brune qui du coup se consolait avec les pectoraux de l’autre, c’était leur seule raison d’être, à quoi bon des pectoraux pour un photographe, à quoi bon des photographes à l’heure des selfies. Sous ses jambes Amélie avait écrit : je remonte un peu ? Brune et son amant avaient trouvé un creux sablonneux entre rochers où personne ne les dérangerait et c’était sans compter sur moi. J’ai fendu la plage en diagonale jusqu’au blond peroxydé perché sur une chaise d’arbitre de tennis. De bas en haut, j’ai demandé à emprunter les jumelles pendues à son cou. Il a relevé ses lunettes fumées et dit : bonjour, d’abord. Et moi : oui bonjour. Et lui : qu’est-ce qu’il vous fallait ? Moi : des jumelles, donc. Lui : des jumelles pour ? Moi : pour retrouver mon épouse. Lui : je vais le faire moi-même si vous voulez bien. Sous mon nez un goéland tatoué couvrait son mollet. J’ai donné le signalement. Grande, mince, jolie, très jolie, très très jolie, 39 ans mais on lui en donne 35, certains l’appellent la reine de la conche. Lui : à part ça elle ressemble à quoi. Moi : à Claire Danes, de Homeland. Lui : elle est blonde ? Moi : non, brune, brune tendance noire. Lui : Claire Danes est blonde. Moi : c’est Claire Danes en brune, et d’ailleurs elle s’appelle Brune, Brune Legendre, elle a pris le nom de son mari qui est moi. Lui : et sinon ? Moi : sinon, deux-pièces turquoise, poitrine parfaite, hanches fines, hanches exceptionnellement fines après deux accouchements car nous avons deux enfants, Justine et Louis, quand ma fille est née j’ai pensé encore un fils et ce sera parfait, ce sera l’équilibre parfait, et il est venu, et il ne sait pas lire, ou il fait semblant de ne pas savoir ou il fait semblant de savoir vous comprenez ? Amélie, qui a deux enfants aussi, a des hanches plus larges. Et des fesses plus charnues mais fermes. Lui : Amélie c’est une copine à elle ? Moi : elles se sont croisées à l’école, mais elles ne sont pas copines, y a des limites. Lui : elles étaient ensemble cet après-midi ? Moi : non, y a des limites. Y a des choses qui ne se font pas. Je le dis souvent à mes enfants : y a des choses qui ne se font pas. Ses jumelles balayaient l’eau dans le sens inverse de mes phrases. J’ai précisé que Brune pouvait être avec un homme avec des pectoraux. Lui : elle est partie se baigner avec lui ? Moi : non elle est partie seule. Lui : elle est bonne nageuse ? Moi : oui très bonne. J’ai pensé qu’une noyade valait mieux que le photographe. Cette pensée est passée en courant d’air. Sitôt apparue qu’envolée comme François. Je préférais encore qu’un rouleau ait malmené ma femme, et qu’à cette heure elle se débatte pour surnager au large d’Oléron. Il était grand temps de lancer des recherches, d’affréter une vedette, une navette, un baleinier. Lui : paniquez pas, elle est pas encore perdue. Moi : comment ça je ne l’ai pas encore perdue ? Lui : paniquez pas. Moi : je panique pas mais on a repêché un noyé la semaine dernière et c’est peut-être Théo et peut-être que Brune a été enlevée, les malheurs ça n’arrive pas qu’aux autres. Il est descendu lentement, ses claquettes claquant sur chaque barreau. Il avait roulé la partie inférieure de son débardeur imprimé NSR pour découvrir sa ceinture abdominale. Nanti d’une tablette comme la sienne j’aurais fait pareil, je l’aurais montrée, Brune serait restée. J’avais commencé le gainage trop tard. Il a dit : certains malheurs n’arrivent qu’aux autres monsieur. J’ai dit : quoi ? Il a dit : certains malheurs n’arrivent qu’aux autres monsieur. Se retrouver clochard ça arrive à certains et pas à d’autres. Ça n’arrivera ni à vous, ni à moi, ni à aucun des vacanciers d’ici.

Pourquoi il me parlait comme ça ? Qu’avait-il contre moi ? J’ai serré les dents et le ton. Primo, j’avais vu ici des vacanciers potentiellement clochards, je les avais vus l’avant-veille, ils étaient nombreux et bruyants et tout blancs et engraissés à l’huile de palme. Deuzio il fallait être bigleux pour ne pas comprendre que les ravisseurs en série de Théo ciblaient des familles riches, or nous étions une famille riche, pas autant que la famille Derugie mais tout de même, nous étions en location haut de gamme juste au-dessus de la plage, nous avions des jobs rémunérateurs, nous avions de très gros clients, nous facturions des conseils en gestion ou communication à des entreprises cotées en Bourse, à nous deux nous avions 762 contacts LinkedIn, nous avions tout pour être jalousés et volés et il était légitime de réquisitionner toute l’équipe de secouristes pour arracher Brune aux mains de celui qui me l’avait prise.

Il a dit : sauveteurs. Et moi : quoi sauveteurs ? Et lui : on est sauveteurs, pas secouristes. NSR = Nageurs sauveteurs de Royan. Pas Nageurs secouristes de Royan. Et puisque vous logez au-dessus, commencez par monter vérifier que votre compagne est pas rentrée à l’appartement haut de gamme. Et moi : mon épouse. Et lui : votre épouse. Et moi : rentrée en laissant son tapis sur le sable ? Et lui : elle oublie jamais rien votre compagne ? Et moi : mon épouse. Une compagne n’est pas une épouse, alors que ma femme est mon épouse, je l’ai épousée et voilà pourquoi c’est mon devoir de la retrouver.