Le bâti cubique de l’atelier papillon bordait l’accès principal à la grande conche. Sous le soleil de midi ses murs d’un blanc sans tache aveuglaient. Il abritait un vestiaire mixte, une cuisine pédagogique, et une salle de vie dont la baie vitrée ouverte sur une bande de plage requalifiée en jardin de sable fluidifiait les transitions entre activités d’intérieur et d’extérieur.
La séance du jour s’achevait sur le cercle d’autoévaluation. Chaque enfant donnait à son attitude une note de 1 à 5 que ses camarades ratifiaient. Paul s’est donné un petit 3 car il avait laissé le vent emporter son emballage de Kinder et c’était un manque de respect. Marie s’est donné 5 pour avoir couru après le papier gras avant de le jeter à la poubelle car la plage n’est pas une décharge et nous sommes tous responsables de sa propreté.
Les enfants étaient libres de ne pas s’évaluer, du moment qu’ils justifiaient cette abstention. Jeanne l’a justifiée par son mal de ventre.
Mais pourquoi avait-elle mal au ventre ? a demandé la référente à la cantonade. N’était-ce pas à cause du Granola imprudemment avalé avant l’activité trampoline ?
Si, s’est exclamé un chœur de quinze unités.
Si, a répété Jeanne.
La référente avait la voix de Noémie dans Dix pour cent, mais l’ensemble de la communauté papillon, parents compris, l’appelait Roxana. Les garçons de l’atelier doivent être tous amoureux d’elle, ai-je murmuré sans me détourner du cercle d’enfants. Les pères aussi, a répondu Brune. Trop d’emmerdes en perspective, ai-je dit. Nous nous sommes souri du coin de l’œil.
Je n’aurais pas pu faire ma vie avec une femme sans humour.
Pour affiner l’évaluation, Roxana a invité chaque enfant à exprimer son ressenti du matin, grâce à la réglette des émotions élaborée en début de séance. Et d’abord quelqu’un pouvait-il définir le ressenti ? Six doigts de papillons se sont levés. Le ressenti était ce qu’on ressentait. Ce qu’on ressentait au niveau de ses émotions. Sur la réglette-modèle s’alignaient sept pictogrammes figurant les émotions primaires. Un élastique pouvait coulisser de la tristesse à la joie, en passant par la peur, le dégoût, la colère, la surprise, chacune des émotions étant associée à une couleur. Le vert à la colère, le noir à la peur, le bleu à la tristesse, la joie au jaune. Je n’aurais pas associé la joie au jaune mais au bleu. Ou au vert. Dans l’esprit des éducateurs experts le jaune devait connoter le soleil. Les élastiques se sont réglés sur la joie jaune, celui de mon fils sur la tête aux yeux écarquillés et au front perlé de sueur. Roxana l’a engagé à se centrer, afin de mieux localiser son ressenti de peur. De quoi avait-il peur au juste ?
Ma mâchoire s’est crispée. La vingtaine d’adultes présents observait les parents de l’enfant qui tardait à se centrer, et c’était nous, c’était Brune et moi. C’était surtout moi car Louis était un garçon. Roxana s’en est remise à l’intelligence de la communauté pour pallier le silence. D’après Simone, Louis avait peur de se faire mal en retombant à côté du filet. Roxana s’est tournée vers mon fils, toujours raide sur son coussin imprimé d’oursons mignons. Était-ce cela ? Était-ce cette peur-là ? Louis a fait non de la tête.
Mais alors de quoi as-tu peur Louis ?
Des méduses.
Des méduses Louis ?
Des méduses échouées.
D’une main horizontale, la référente a éteint les moqueries des papillons, les rappelant à la bienveillance. Le rire était parfois sain mais rarement constructif. À moins que les rieurs proposent des idées pour aider Louis. Sa voisine à couettes blondes a levé un doigt constructif : l’eau était trop loin pour que les méduses remontent jusqu’à nous.
Tous ici étions hors de danger.
Roxana a redonné une chance à Louis de s’animer : Eugénie avait-elle atténué son ressenti de peur en évoquant la distance ? D’un infime clignement, Louis a semblé répondre que oui en effet Eugénie avait atténué son ressenti de peur en évoquant la distance. Mais c’était peut-être un non.
La séance terminée, j’ai embêté Roxana deux minutes pour demander si elle prévoyait des activités plus techniques les prochains jours.
Plus techniques ?
Plus scolaires disons.
Elle a pris acte de ma requête d’un lent battement de paupières. Elle ne pouvait que répéter ce qu’elle avait spécifié lors de la signature du contrat avec Louis en présence de ses représentants légaux : le blocage de notre fils dans l’apprentissage de la lecture n’était pas technique, mais lié à un nœud psychologique que seule une gestion personnifiée de ses capacités cognito-affectives pouvait dénouer. L’objectif de l’atelier papillon était d’affermir ou restaurer la confiance et l’estime de soi des enfants. Des études danoises démontraient que viser la réussite n’était pas un gage de réussite. Une chenille obnubilée par sa mue en papillon risquait de rester chenille. La perception d’une impatience des parents pouvait bloquer l’enfant. Il faudrait s’armer de patience. La patience étant une vertu féminine, le papa devait puiser dans ses ressources féminines.
Justine et une autre sœur aînée avaient investi le trampoline où elles rivalisaient de hauteur.
Une fois le bon diagnostic établi, Roxana proposerait, dans une approche dynamique, des facteurs de pondération propres à stimuler la progression de Louis vers plus d’autonomie. Par exemple, nommer l’angoisse et son objet, comme on venait de le faire, était un facteur de pondération.
Brune connaissait. Dans son domaine professionnel elle préconisait aussi la verbalisation. Là où manquent les mots germe le conflit. Roxana a reconnu la citation de Shashi Kapoor, cette cohésion entre elles m’a rasséréné. Elles savaient ce qu’elles faisaient. En une image éclair je les ai vues s’embrasser sur la bouche. Louis était entre des mains professionnelles. Sur le site de l’atelier Roxana se présentait comme nantie d’un master d’équithérapie et d’un DU de mindfulness délivré par l’université de Paris-Saclay, complétés par trois années comme formatrice d’anglais pour bébés.
J’ai demandé s’il était permis d’espérer que Louis entre en CE1 avec quelques bases de lecture. Les deux femmes se sont souri. Ça ne marchait pas comme ça. La remédiation, consignée dans une fiche personnelle de paramétrisation des compétences, respectait un timing monitoré.
Nous avons rameuté nos enfants avec autorité. L’élastique de la réglette de Louis indiquait maintenant la joie. J’ai dit c’est bien mon grand. Il l’a fait glisser vers la colère. J’ai dit qu’il faudrait savoir. Décoiffée par ses sauts de trampoline, Justine a demandé : savoir quoi ? J’ai dit : de quoi elle se mêle madame fouineuse ? Et elle : de ce qui la regarde, daddy. C’est pour ça qu’on m’appelle la fouineuse. La fouineuse fouine. La fouineuse fouine fouine fouine.
J’ai ravalé mon agacement. Il n’était ni logique ni souhaitable que ma fille, un des trois êtres que je chérissais le plus au monde, m’agace.
Je devais effectivement gagner en patience.
L’enfilade de terrasses du port était bondée de tablées familiales où s’engloutissaient des cheeseburgers luisants d’huile. Je me suis senti mince et alerte. Brune nous a fait accélérer le pas pour échapper aux effluves de fritures.
J’ai expliqué à Louis qu’il avait d’autant moins à craindre des méduses qu’elles ne s’échouaient pas sur cette côte, car comme nous l’avions établi au petit déjeuner la ville ne bordait pas exactement l’Atlantique mais le fleuve qui se jetait dedans. Je me suis agenouillé pour lui présenter l’écran de mon smartphone. Tu vois, si je tape méduses Royan ça donne ça.
Le premier lien proposé par Google était un article local recensant 83 méduses sur le littoral charentais depuis juin. M’assurant que Justine ne suivait pas au-dessus de l’épaule de son frère, j’ai lu pour lui : pas de méduses en Charente depuis 83 ans. J’ai poursuivi en déformant le chapeau de l’article. L’office de tourisme de Royan se réjouit de cette statistique qui garantit à nos estivants une baignade sereine.
Tu es rassuré mon grand ?
Oui.
Tu n’auras plus peur des méduses ?
Si.