Ulysse Parent, l’ancien membre de la Commune, et que les Versaillais confondirent un instant avec le colonel Parent, fut arrêté chez lui et conduit à la cour prévôtale du Luxembourg. Il a raconté son arrestation et son interrogatoire dans le journal Le Peuple de 1876 :
« Les officiers se levèrent, a-t-il dit, formant groupe et, à voix basse, se mirent à délibérer, mon sort en cette minute allait être fixé. Subitement, une clameur formidable s’élevant au dehors vint attirer l’attention de tous ; la porte s’ouvrit avec fracas ; un flot d’hommes fit irruption dans la salle. Ils en traînaient un autre au milieu d’eux, qu’ils jetèrent avec des cris de triomphe au pied du tribunal. Quand l’homme se releva, pâle, meurtri, chancelant, je reconnus le docteur Tony-Moilin. Dès cet instant je fus oublié et un nouvel interrogatoire commença.
Des dépositions des témoins et des déclarations mêmes de Tony-Moilin, je pus apprendre qu’il était recherché depuis le commencement de la semaine ; qu’il avait trouvé tout d’abord asile chez un ami, lequel, bientôt inquiet de la responsabilité à encourir pour ce fait, l’avait prié d’aller chercher refuge ailleurs. Tony-Moilin découragé était retourné nuitamment à son domicile, rue de Seine. Faut-il que j’ajoute que la délation qui venait de l’en arracher avait été provoquée par un de ses voisins, un docteur en médecine, son confrère.
Ces premiers points établis, le président a continué ses questions : « –Vous connaissez le sort qui attend ceux qui ont pris les armes contre l’armée régulière, surtout quand, comme vous, ils ont eu un commandement supérieur ? – Je n’ai jamais eu de commandement, a répondu l’accusé du ton lent et calme qui lui était habituel, j’étais simplement chirurgien du bataillon de mon quartier et j’ai trop souvent trouvé l’emploi de ma lancette et de mes bistouris, a-t-il ajouté avec un triste sourire, pour avoir pu songer à me servir de mon épée ou d’un fusil. – C’est cela, vous donniez vos soins aux hommes de la Commune et vous faisiez fusiller nos soldats. – J’ai donné mes soins à tous, a répliqué Tony-Moilin, et je n’ai fait fusiller personne. – Dès le 18 mars vous envahissiez la mairie du VIe arrondissement et deveniez l’un des adeptes les plus fervents de la Commune. – J’ai été désigné après la retraite du gouvernement pour les fonctions d’administrateur du VIe arrondissement, fonctions que je n’ai remplies que pendant quelques jours ; quant à mes idées sur la Commune, elles ne sont pas celles que vous pensez. »
Ici Tony-Moilin cessa de parler. Une rêverie soudaine semblait avoir envahi son esprit tout entier ; son regard était devenu vague, il paraissait avoir oublié aussi bien le lieu où il se trouvait que l’accusation qui pesait sur lui et ce fut certainement plus en se parlant à lui-même que s’adressant au tribunal que je l’entendis murmurer à voix basse, en ponctuant chacune de ses phrases d’une sorte de hoquet nerveux : « – Oui, la Commune a commis des fautes… Elle s’est perdue en chemin… Ce n’est pas cela qu’il fallait faire… Ils n’ont pas su résoudre le problème… »
Il prit sa tête entre ses deux mains comme s’il eût voulu comprimer les pensées tumultueuses qui l’assiégeaient, puis, redressant tout son corps dans une fière attitude, le bras levé, le visage illuminé, d’une voix claire et grave, il s’écria hautement : « – Moi, je suis pour la République universelle et pour l’égalité parmi les hommes ! »
« Cette scène m’avait profondément ému. Je ne connaissais que fort peu Tony-Moilin, mais je l’avais maintes fois rencontré depuis 1868 dans les réunions publiques. Je le savais épris des idées de réforme sociale, mais aussi animé d’un esprit paradoxal et quelque peu chimérique ; sentimental à l’excès, doux et bienveillant, on sentait en lui la foi d’un apôtre.
Le président avait repris la parole. « – Les principes que vous énoncez ne font que confirmer les renseignements que nous avons sur votre compte ; du reste la notoriété attachée à votre nom suffirait à nous convaincre. Vous êtes l’un des chefs du socialisme et un des hommes les plus dangereux : ces gens-là, on s’en débarrasse. Avez-vous quelque chose à ajouter à votre défense ? »
L’accusé leva les yeux surpris et fit un geste négatif. Il y eut une courte délibération ; le président se leva et d’une voix où perçait l’émotion : « – Monsieur, dit-il solennellement, vous êtes condamné à être passé par les armes ; il vous sera donné signification du jugement. »
J’avais oublié, en cet instant, ma propre situation et, plein de pitié et d’angoisse, le cœur oppressé au point de se rompre, je regardais de tous mes yeux cet homme qui allait mourir. Le visage était contracté et le tic nerveux que j’ai déjà signalé avait reparu ; ce fut cependant d’un accent contenu qu’il reprit la parole : « – Messieurs, en ce moment je laisse une compagne, ma femme. Me sera-t-il permis avant ma mort de régulariser ma position vis-à-vis d’elle et devant la loi ? » – Il fit une pause, puis avec un léger tremblement dans la voix et un visible effort pour cacher son trouble, il ajouta : « – Messieurs, j’y tiendrais beaucoup. »
« – Si cela est possible, dit le président, soyez certain que cela sera fait ; maintenant retirez-vous. »
Quelques heures après, Tony Moilin fut conduit dans le jardin du Luxembourg et fusillé. Son corps, que sa veuve avait réclamé et que l’on avait d’abord promis de lui rendre, lui fut refusé.