II

Gérault-Richard, qui avait débuté à la Bataille, a fait de Lissagaray un bon croquis : « Nerveux et trapu, marcheur infatigable, chercheur de querelles et curieux de dangers, doué d’une mémoire qui lui permettait, à soixante ans, quoiqu’il n’eût jamais remis le nez dans ses classiques, de réciter des chants entiers de l’Iliade, alerte comme un gamin, d’une verve endiablée, avec ses yeux brillants de jeunesse sous une chevelure toute blanche, ce Basque aurait pu prétendre à la gloire. Il était doué pour les plus grands rôles. Un caractère intraitable gâta ses admirables qualités et le condamna à l’isolement et à l’inaction. Telles ces lames du plus pur acier qu’une paille fait se briser au premier choc. Il devait être un des ouvriers de la Révolution, il n’en fut que le mousquetaire. »

Qualités et défauts, côtés forts et côtés faibles, Lissagaray appartient à l’histoire. Herzen a dit de Bakounine qu’il avait au fond de son être « le germe d’une activité colossale pour laquelle il n’y a pas eu d’emploi. » Le mot s’applique à Lissagaray presque aussi bien qu’au géant russe. Il n’a pas donné, lui non plus, tout ce qu’on pouvait attendre de lui. Ceux qui l’ont approché sont unanimes à le dire : il y avait en Lissagaray autre chose qu’un journaliste, voire qu’un historien. Le journal, la brochure, le livre, ont été pour lui des pis-aller. Il était fait pour marquer dans l’histoire la trace de ses pas ; il avait l’étoffe d’un chef, un rare discernement politique, le goût âpre de l’action, de la vigueur dans la décision, de la constance dans la défaite, et puis cette éloquence nerveuse qui galvanise les masses.

Son malheur fut d’avoir dû recommencer sa vie – après la grande brisure de l’exil – à un âge où les habitudes sont prises, où l’aptitude au renouvellement se trouve quelque peu tarie. Cipriani observe avec raison qu’il n’était pas de son temps, – c’est-à-dire, du temps où Cipriani, libéré en 1893 des bagnes italiens, a pu le connaître. D’avoir fait ses premières armes contre l’Empire, il lui était resté une mentalité d’insurgé. Quand il revint d’exil à quarante-deux ans, les circonstances s’étaient profondément modifiées. Un mouvement ouvrier était né qui, parti des syndicats, se développait en mouvement politique. Lissagaray, averti par Marx, en reconnut toute l’importance. Ce qu’il ne comprit pas aussi bien, faute d’avoir dépouillé en lui le vieil homme, c’est que les méthodes d’action qui s’étaient imposées sous l’Empire, perdaient de leur nécessité sous un régime de liberté républicaine et de domination bourgeoise. L’ennemi à déloger n’était plus un homme, plus même une clique, mais une classe, – et quelle classe ! cette classe capitaliste, née de la grande industrie, qui n’a pas besoin de gouverner pour régner, parce que la propriété des moyens de production lui assure un pouvoir de fait qui prime tous les pouvoirs de droit.

Il ne vit pas assez pratiquement que l’action de masse, la lutte de classe des prolétaires avait pour condition absolue la création de fortes organisations disciplinées, et que ces petits partis socialistes dont avec un certain agacement il déplorait le sectarisme querelleur et l’agitation souvent brouillonne, n’étaient pourtant ni des « écoles » ni des « chapelles ». Elles étaient des formations historiques nécessaires, reflétant des couches différentes d’un prolétariat mal unifié encore ; elles étaient les cellules génératrices de cette grande union socialiste qu’il appelait du fond du cœur. Il l’appelait, il la voulait, il la prêchait aux masses, mais comment ? par-dessus la tête des chefs ! – Conception utopique doublée d’une fausse manœuvre, qui ne pouvait rien rendre et qui ne rendit rien. Car les « masses » sont liées aux « chefs », comme les chefs le sont aux masses, par toute une mystique de confiance mutuelle ; et qui tente de briser le lien est voué à l’échec certain.

Lissagaray l’apprit à ses dépens. Ayant rêvé, quinze ans trop tôt, de former en France le grand parti unique du socialisme, il ne fut suivi par personne. Il avait cru que « l’échec de l’union des chapelles », en déblayant le terrain, laisserait le champ libre à une vaste union révolutionnaire ». Finalement il eut contre lui toutes les « chapelles ». Guesdistes, possibilistes, anarchistes, l’accusèrent d’une seule voix d’aspirer à la dictature et, ce qui était vrai, de ne parler qu’en son nom. Les « masses » ne répondirent pas à l’appel et finalement la Bataille disparut. Il n’était déjà plus alors au pouvoir d’un homme – fut-il un véritable chef – de réaliser à lui seul l’unité socialiste. L’unité – et c’était évidemment tant mieux – me pouvait être l’œuvre que des masses elles-mêmes, ou plus exactement de ces petits partis ouvriers aux allures de sectes, sur le compte desquels Lissagaray se trompait et dont il n’a pas su discerner, sous l’agitation de surface, l’action en profondeur .

En matière de révolution, dès 1885, les temps de l’individualisme étaient passés, ceux de l’organisation et de la discipline étaient venus. L’erreur de Lissagaray fut de penser qu’on pouvait promouvoir la révolution socialiste selon les méthodes traditionnelles de la révolution démocratique. Journaliste, orateur, il a cru avant tout à la force active des idées. Les idées n’ont de force qu’incarnées dans des églises, des sectes, des armées, – des partis ! Elles ne triomphent que par d’organisation et la règle. La révolution socialiste a, sans nul doute, besoin de chefs, et qui commandent ; mais ses chefs sont élus, contrôlés, soumis à une exacte discipline. Les chefs qui se désignent eux-mêmes, et qui d’ailleurs ne trouvent plus de soldats, la révolution socialiste n’en a que faire et les rejette, s’appelassent-ils Lissagaray.

L’individualisme, Lissagaray le poussait si loin que « pour tout l’or du monde, selon Cipriani, il n’aurait jamais écrit un article pour un journal qui ne fût pas à lui. Il aurait préféré être le premier dans une petite feuille de province que le deuxième dans le plus grand journal du monde. » Il était fier, cassant, autoritaire et batailleur. Il n’avait, à la fin de sa vie surtout, que de rares intimes et frayait avec peu de gens. Un homme si mal accommodant ne pouvait se plier à une discipline. Il avait pour devise : Frangar, flectar.

Et voilà bien pourquoi la mort, quand la mort est venue, l’a pris tout entier, pourquoi l’oubli s’est fait sur ce nom un moment populaire. Tandis qu’un Guesde, un Jaurès, un Vaillant et tant d’autres continueront à vivre aussi longtemps que le parti qu’ils ont servi vivra ! – Et c’est le cas de redire, avec l’Ecclésiaste : « Malheur à celui qui est seul ! »

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Ne faut-il voir en lui qu’un républicain d’autrefois égaré dans le socialisme ? En aucune façon. Quand, en juillet 1880, après neuf ans d’exil, Lissagaray retrouve la France, il y a beau temps qu’il a tourné le dos au programme de Belleville. La marche des évènements et le contact de Marx – auquel il gardera, au dire de Gérault, une inaltérable amitié – ont fait du radical avancé qu’il était avant la Commune un socialiste révolutionnaire, mais d’une note et d’une nuance très personnelle, où se réfléchissent ses origines et son passé. Cette note, cette nuance, il faut tâcher de les définir.

C’est un tableau des plus bigarrés qu’offre le socialisme français, en cette année 1880. Les travailleurs n’ont pas attendu le retour des proscrits pour former un parti à eux. Ce « nouveau parti », dont Benoît Malon, avec son sérieux ordinaire, va tenter d’éclaircir la doctrine en une brochure qui se laisse encore lire, est sorti l’année précédente (octobre 1879) du congrès de Marseille et, par tout le pays découpé en fédérations régionales, il s’organise fiévreusement.

Toutes les tendances, qui bientôt s’entre-déchireront, s’y trouvent encore réunies : guesdistes de l’Égalité, possibilistes du Prolétaire, anarchistes de la Révolution sociale. On se chicane dans les groupes, mais on fait bloc, au dehors, contre l’ennemi commun.

En présence de ce bloc « essentiellement prolétarien dans ses principes et dans ses buts », que vont faire les revenants de la Commune ? Beaucoup se joindront à lui : ce sont pour la plupart des ouvriers. Mais un grand nombre aussi préféreront former une organisation à part, et ce sera l’Alliance socialiste républicaine, faisant appel, au nom d’une doctrine incertaine, « à tous les hommes de bonne volonté ». – Quant aux blanquistes, avant comme après la mort du Vieux, ils se tiendront à l’écart de tous les autres groupes, forgeant sans bruit une arme de conspiration et de combat bien à eux : le Comité révolutionnaire central.

Entre Alliance et Parti Ouvrier, entre les vieux qui se réclament de la Commune, des services rendus, et les jeunes qui ne croient qu’à la lutte de classe et proclament la déchéance de la bourgeoisie, l’entente n’était guère possible. La guerre fut bientôt déclarée. Le sort de l’Alliance socialiste, qui retardait d’au moins dix ans, était réglé d’avance : elle ne tarda pas à se disloquer, laissant le Parti Ouvrier maître du champ de bataille. Mais à ce moment même, les discussions qui rongeaient le « nouveau parti » éclatèrent au grand jour, et l’ère des scissions commença : scission des syndicaux « barberettistes », scission des anarchistes ennemis du bulletin de vote. À la fin de 1880, il ne restait plus dans le Parti Ouvrier que les seuls « collectivistes », eux-mêmes divisés en deux clans : les révolutionnaires, avec Guesde, Lafargue, Deville, les « possibilistes », avec Brousse, Joffrin, Chabert. Et de nouveau la scission fit son œuvre : à partir de 1882, il y aura deux partis ouvriers, acharnés à s’entre-détruire.

Que Lissagaray, au spectacle de ces rivalités déplaisantes, ait été renforcé dans ses idées d’indépendance, on incline à l’en excuser. Ce qu’on a peine à comprendre, c’est qu’il n’ait pas rejoint les blanquistes – Eudes, Granger, Vaillant, – avec lesquels, en somme, il se trouvait avoir le plus d’affinités vraies : comme eux fils de la tradition révolutionnaire qui remonte à Babeuf et, par certains côtés, à Hébert, comme eux sans Dieu ni maître, comme eux fervent du coup de force, comme eux enfin la tête et le cœur pleins des souvenirs de la Commune. Ce qui l’en détourna, ce dut être, je pense, son peu de propension pour l’organisation fermée, la discipline rigide, l’action méthodique et réglée où tout se décide à la majorité des voix.

Son goût violent de la liberté, son mépris affiché des méthodes parlementaires l’auraient rapproché des anarchistes. De fait, il aimait, admirait Reclus et Kropotkine, appuyait les descentes dans la rue des sans-travail, mêlés aux « compagnons », faisait d’un anarchiste comme Crié son secrétaire de rédaction. Mais il repoussait l’ensemble des doctrines anarchistes, affirmait avec force la nécessité historique de l’autorité, préconisait le bulletin de vote et maintes fois fit acte de candidat.

Lissagaray représente, parmi les socialistes de son temps, la fusion du socialisme moderne et de la vieille tradition démocratique et républicaine. Il voit dans le socialisme le prolongement de la Grande Révolution. Il écrit, en un bref apophtegme : « Notre programme : continuer la Révolution française, affranchir le travailleur. » (14 septembre 1885). Et ce sera, quinze ans plus tard, le point de vue que défendra Jaurès quand il écrira – par exemple – que « jusque dans le droit révolutionnaire bourgeois, dans la Déclaration des droits de l’homme, il y a une racine de communisme. » Avec les hommes de 93, avec les encyclopédistes, avec les humanistes de la Renaissance, Lissagaray poursuit l’avènement de la liberté, l’émancipation de la personne humaine. La fin suprême du socialisme, c’est de faire des hommes libres. Où l’individualisme a échoué, asservi qu’il était à l’intérêt bourgeois, le socialisme réussira parce que, voulant la fin, il veut aussi le moyen : l’expropriation capitaliste. À Clemenceau condamnant le programme socialiste au nom de la liberté individuelle, Lissagaray répond par cette profession de foi :

« Nous voulons, sachez-le, la liberté individuelle fondée sur la triple base :

du développement intégral de l’individu ;

de la désindividualisation de l’outillage, que nous considérons comme national ;

et de la libre jouissance des produits du travail pour ceux qui les créent.

Le socialisme n’est pas seulement conciliable avec la liberté individuelle, il en est la condition unique, parce que, seul, il peut assurer à chacun et à tous leur maximum de jouissance. »

Ainsi, loin de dresser le socialisme en bataille contre la démocratie, Lissagaray s’efforce au contraire d’infléchir vers le socialisme rédempteur tout ce que la démocratie peut contenir encore de forces vives. Sa critique du radicalisme consiste généralement à lui opposer ses propres principes, à montrer que, poussée à ses conséquences dernières, la doctrine radicale aboutirait naturellement à l’appropriation collective des instruments de travail, à la « désindividualisation de l’outillage », bref à la République sociale. Mais il se sépare des radicaux quand, avec le parti ouvrier, il fait du prolétariat révolutionnaire le réalisateur de la démocratie. D’ailleurs, à cet égard encore, des plus enclins à l’éclectisme : il ne désespère nullement en effet de voir s’opérer à nouveau dans l’avenir la conjonction de la petite bourgeoisie avancée et du prolétariat. La Commune n’a-t-elle pas été à la fois l’œuvre des petits-bourgeois jacobins et des travailleurs socialistes ? Delescluze et Varlin ne sont-ils pas morts pour la même cause ?… « La révolution du 18 Mars était aussi un rappel au devoir adressé à la petite bourgeoisie. Elle disait : Réveille-toi, reprends ton rôle initiateur ; saisis le pouvoir avec l’ouvrier et remettez tous les deux la France sur ses rails. » . Ces lignes sont de 1876. Celles qui suivent, postérieures de vingt ans, marquent bien la continuité de la pensée : « Après avoir tâté d’une masse de docteurs, l’ouvrier des villes et des champs a fini par témoigner d’une idée, d’une volonté propre, – se soigner lui-même ; après de longues hésitations, la petite bourgeoisie refoulée dans le prolétariat par les puissances financières, a fini par comprendre l’identité des intérêts. La soudure est presque faite entre ces deux classes qui constituent – parce qu’elles seules produisent – le véritable peuple français. » .

Tel est ce socialisme profondément démocratique, et par là même, si je puis dire, spécifiquement français. Il emprunte à la grande tradition de démocratie quelques-uns de ses traits distinctifs : son antimilitarisme foncier, son esprit laïque et libre penseur, un anticléricalisme qui plonge ses racines très loin dans le passé national, cette idée enfin que l’émancipation politique par la démocratie et l’émancipation des cerveaux par la raison et par la science sont les deux aspects d’un même processus historique. Et en ceci encore, Lissagaray devance Jaurès, mais il se distingue de lui par la fougue de son sentiment révolutionnaire – ou plus exactement insurrectionnel. Le suffrage universel, excellent moyen pour rallier les masses, Lissagaray, sans doute, y consent ; le fusil n’en reste pas moins, à ses yeux, le vrai libérateur. C’est le fusil, c’est la force, « qui aura le dernier mot. » Étrange ironie des circonstances ! Lissagaray, qui risqua vingt fois sa vie, est mort de maladie, dans sa chambre à coucher ; Jaurès, dont l’évolutionnisme généreux se refusait à croire à la fatalité de la violence, a péri sous le revolver d’un assassin !

J’ai tâché de restituer au socialisme de Lissagaray sa véritable figure. Je ne voudrais pas qu’on pût croire, pourtant, que le mouvement ouvrier moderne fut étranger aux préoccupations de son esprit. J’extrais de la Bataille quelques lignes qui nous le montrent suivant avec un intérêt minutieux les premières démarches de ce qui deviendra plus tard le syndicalisme révolutionnaire.

La chambre syndicale des menuisiers menait de publier la Varlope, et Lissagaray d’écrire à ce sujet : « On ne connaissait jusqu’à présent, en fait d’organes corporatifs, que cinq ou six publications, toutes opportunistes et quelques-unes quasi-réactionnaires. L’organe de la chambre syndicale des menuisiers est le seul franchement révolutionnaire, tout en restant technique, qui se soit fondé depuis de nombreuses années… Nous souhaitons que l’exemple de la Varlope soit imité ; nous souhaitons ardemment que toutes les industries tous les corps de métier soient Représentés par des organes ouvriers que rédigeront des ouvriers traitant les questions techniques en même temps que celles d’intérêt général. Nous appelons de tous nos vœux la décentralisation de la presse socialiste opérée par les organes corporatifs. »

Lissagaray constate ensuite que, des trois ou quatre journaux socialistes de l’époque, un seul peut-être – le sien – est franchement révolutionnaire et vit de ses lecteurs, « non du caprice de commanditaires romantique » . Seulement « ces Journaux sont nuls au point de vue des revendications de métiers par desquelles on fait sûrement la conquête des masses. »

Après quoi Lissagaray continue :

Si les travailleurs veulent entreprendre cette œuvre, ils auront plus fait eux-mêmes pour leur affranchissement que nous ne ferions en cinquante années par nos études générales et souvent ignorantes. Ils démontreront ainsi leur supériorité sur leurs porte-voix actuels et surtout sur leurs patrons. Le jour où les mécaniciens, les charpentiers, les maçons, les mineurs, les serruriers, les tisseurs, les voituriers, les employés du fer, etc., etc., auront leurs organes corporatifs rédigés par des mécaniciens, des charpentiers, des mineurs, etc., etc., le parti ouvrier révolutionnaire sera réellement fondé.

Qu’ils ne s’inquiètent pas des obstacles. La création d’une feuille hebdomadaire ne coûte presque rien, et les intéressés sauront fournir la rédaction. Les ouvriers d’autrefois croyaient qu’ils devaient écrire comme les journalistes bourgeois, c’est-à-dire prétentieusement ; ils en sont revenus ; appelant aujourd’hui les choses par leur nom, ils les appellent bien.

Les menuisiers de la Varlope viennent de le prouver. Ils ont une langue claire et vigoureuse, une langue prolétarienne ; c’est la bonne. Qu’on les suive. Ils sont les vrais journalistes révolutionnaires de l’avenir.

J’aurai probablement tout dit quand j’aurai fait honneur à Lissagaray d’une de ses initiatives où se révèle le mieux l’originalité de son action. D’être venu au socialisme par les chemins de la démocratie, comme d’autres y viennent par la réflexion doctrinale, il avait gardé un sens plus précis et plus vif de la valeur propre des idées, de l’art, de la beauté, de la curiosité scientifique, bref des choses de l’esprit et des choses du cœur. Son idéal était l’homme complet. Je crois qu’il fut le premier à faire aux lettres et aux arts une place dans le champ des préoccupations socialistes.

N’importe-t-il pas au succès de la Révolution que la bourgeoisie soit délogée de toutes les positions qu’elle occupe ? ne domine pas que l’économie, elle ne contrôle pas que la politique. Sa volonté de puissance s’étend encore aux domaines spirituels où la classe ouvrière, dans sa timidité, n’a pas tendance à pénétrer. Lissagaray comprit la nécessité, sinon d’un art socialiste, du moins d’un art social – et donc doublement humain, d’un art ouvert à l’idéologie des temps nouveaux, accessible au peuple au lieu de lui être fermé. Il contribua ainsi à élargir l’horizon des revendications et des batailles de classe. J’ai noté dans la première Bataille un article de lui sur le théâtre populaire. À la seconde Bataille, il se fit un entourage de jeunes écrivains, leur apprenant « à ne pas se restreindre aux formules esthétiques » , à secouer le joug des préjugés de l’art pour l’art. Camille de Sainte-Croix fut invité à rédiger chaque semaine une « Bataille artistique et littéraire », qu’il continua plus tard à la Petite République. Ainsi fut créé, grâce à Lissagaray, un petit foyer d’intellectualité rayonnante, en même temps qu’un centre actif de résistance aux manœuvres du boulangisme qui, ayant de l’or plein ses caisses, cherchait à s’attacher les gens de lettres : « Il était partout, dans les cénacles d’art, dans les administrations de journaux et de revues. De jeunes esprits mal avertis, séduits par des promesses de places, de candidatures, de gratifications, en étaient à se demander si la route à suivre n’était pas celle-là. » . La Bataille qui barra si rudement aux bandes boulangistes le chemin des faubourgs, réussit en outre à préserver de jeunes intellectuels des atteintes de la réaction. Utile exemple qui, aujourd’hui encore, pourrait être, par nous, médité et repris.

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Dans la Bataille du 10 août 1885, Lissagaray a consacré un article à Auguste Blanqui, dont on allait, au Père-Lachaise, inaugurer le monument. Il semble qu’en évoquant la mémoire d’un homme qui le dépasse à maint égard, l’auteur ait fait un retour sur lui-même, tant son jugement sur Blanqui s’applique dans l’ensemble à sa propre personnalité.

Détachons-en quelques lignes : « Ce qui rend impérissable sa mémoire, c’est qu’il est un des très rares Français de ce siècle qui ont compris, continué l’œuvre émancipatrice de la Révolution française. Du jour de sa première barricade en 1827 jusqu’à sa dernière heure, il n’y a pas une lacune dans sa vie, pas une paille dans son œuvre.

Quand, du volcan de Février, le vrai prolétaire sortit, non par l’être sensible qu’avaient inventé les idéologues révolutionnaires, mais l’être de besoin et de logique que la misère a fait, on vit, épouvantés de cette bête énorme qui menaçait de les dévorer, eux et leurs romances, les anciens persécutés de la bourgeoisie, charger avec elle ce monstre, qui n’était pas leur Révolution classique. Un seul homme resta avec le monstre, Blanqui. Là où les essoufflés de la bourgeoisie révolutionnaire voyaient la fin du monde, il comprit, lui, que la Révolution commençait.

Vingt ans, trente ans s’écoulent et trouvent toujours cet homme au niveau de l’instinct populaire Étudier, comprendre les mouvements des masses, surtout ne les désavouer jamais pas plus qu’on ne peut désavouer les forces de la nature ; telle fut son application constante. Aussi quand il mourut, Blanqui était aussi ardent à la lutte qu’au matin de sa vie, parce qu’il voyait de jour en jour plus loin dans le champ de bataille. »

Lissagaray, aussi, était un fils de la Révolution française ; le peuple obscur des sans-culottes, la foule sans nom du 14 juillet ; du 10 août vivait en son cœur d’insurgé… Lui aussi – après mai 71 – fut des rares républicains qui restèrent avec le « monstre » mitraillé, sanglant et chargé d’opprobre… Lui aussi sut continuellement se tenir « au niveau de l’instinct populaire »… Lui aussi, à mesure qu’il avançait dans la vie ; « voyait de jour en jour plus loin dans le champ de bataille »… Le cas n’est pas tellement vulgaire d’un combattant de cette trempe pour qu’on laisse son nom se perdre dans l’oubli. Lissagaray, comme Blanqui, a servi la Révolution au lieu de s’en servir. Il est mort dans les plis de son drapeau, méritant qu’on dise un jour de lui, comme de Blanqui : Il a vécu « sans peur, sans reproche et sans illusion. »

« Sans illusion » : que d’amertume cachée, de mélancolique lassitude, au fond de ces deux mots qui sont de lui !