Lissagaray restera l’historien classique, le Michelet, de la Commune. D’autres sont venus après lui, qui ont repris le sujet, repétri la matière : Georges Bourgin, Edmond Lepelletier, C. Talès… N’oublions pas non plus Maxime Vuillaume, mémorialiste et chroniqueur de premier ordre, étonnant glâneur de petits faits, ni Lucien Descaves qui applique au roman les procédés de l’histoire (son Philémon est, dans ce genre, un authentique chef-d’œuvre, où bat le cœur de la Révolution du 18 mars). M. Laronze nous donnait hier une étude minutieuse des services de justice et de police sous la Commune, et G. Bourgin achèvera bientôt, espérons-le, de mettre au jour le texte complet des procès-verbaux d’Amouroux.
D’autres sont venus… Aucun ne passe Lissagaray en vérité, ne l’atteint en vigueur, en éclat, en intensité pathétique ; aucun n’a ressuscité comme lui, dans sa misère et dans sa gloire, la sanglante et sublime Aventure.
C’est forcer la mesure que de l’appeler, comme l’enthousiaste Cipriani, « le Tacite de la Commune ». Le Tacite de la Commune, ce serait plutôt Karl Marx dont la Guerre civile en France, écrite au lendemain des évènements, est l’œuvre d’un philosophe de l’histoire qui serait en même temps-pamphlétaire. Mais il y a dans Lissagaray des traits appuyés et âpres qui sont dignes, en effet, de Tacite.
Cette Histoire a été la grande pensée de son âge mûr. Elle l’a occupé vingt-cinq ans. Il n’a cessé, depuis les Huit journées de mai, de la retravailler, colligeant de toutes mains des documents nouveaux ; vérifiant les anciens, confrontant entre eux les témoignages. Il n’y a pas d’autre méthode. Les historiens professionnels qui se défient du sentiment et craignent la passion comme le feu, peuvent chicaner sur le ton adopté par le narrateur qui rappelle parfois d’Aubigné, parfois aussi Juvénal. Mais le ton ne fait pas la chanson, et l’objectivité – qui n’est que le devoir de bien lire les faits et de mettre toute chose en sa place – n’a rien à voir avec cette indifférence de glace que recommandent Taine et Fustel, et que le premier a si mal pratiquée.
Entre un Maxime Du Camp, juché sur la tour – la tour pointue, si j’ose dire ! – d’une documentation policière formidable, et un Lissagaray, qui lui aussi a pris parti et qui le dit et qui le crie, l’historien, c’est Lissagaray. L’autre, l’académicien n’est qu’un calomniateur systématique, bête et méchant. L’impartialité parfaite dont Fustel disait joliment qu’elle est la chasteté de l’histoire, – peut-être y atteindra-t-il, celui-là qui prend « pour sujet les révolutions de Florence ou d’Athènes » . Mais à qui entreprend d’écrire les révolutions d’hier, toutes palpitantes encore de passion et de vie, ne demandez pas d’être impartial. Au reste, « l’impartialité parfaite » n’est pas plus indispensable a l’histoire – qu’il ne faut pas confondre avec la pare érudition – que la chasteté elle-même… On ne demande à l’histoire que d’être juste et vraie, et la meilleure histoire du Deux-Décembre sera toujours les Châtiments.
L’Histoire de la Commune est-elle vraie ? Tout est là. Qu’elle renferme quelques erreurs de détail, c’est possible. J’en ai, pour ma part, relevé plusieurs. Ce qui importe, c’est que ces erreurs ne portent pas préjudice à la vérité de l’ensemble. Dans vingt ans, quand quelque érudit chartiste, armé de bésicles et de patience, aura procédé à un émondage en règle, on peut être certain que l’œuvre de Lissagaray, nullement modifiée dans ses lignes, subsistera. En peut-on dire autant des Origines de Taine, – un grand livre pourtant et d’un puissant cerveau ?
L’Histoire de la Commune est vraie, de la seule vérité qui compte : la vérité de l’ensemble. Sans doute n’a-t-elle pas tout dit. Il reste à éclairer certains dessous obscurs, à explorer certains recoins, à désembroussailler certaines figures… Ce sera l’œuvre de l’avenir, quand les archives auront livré tous leurs secrets. Lissagaray n’a pas tout dit parce que, du camp qui fut le sien, il ne pouvait savoir tout ce qui se qui se passait en face. Il a beaucoup deviné, mais il n’a pas tout su. Il a ignoré, par exemple, que Thiers et Bismarck, grands amis de l’ordre tous deux, étaient d’accord pour écraser la révolution parisienne, que le second n’a cessé d’exiger du premier une répression rapide, qu’il y a concouru de son mieux en hâtant le retour des prisonniers d’Allemagne, qu’elle était, cette répression, une de ses conditions de paix. Nous savons cela aujourd’hui. La révélation est récente et elle est d’importance. Mais change-t-elle quelque chose à la vérité déjà connue ? Je n’en crois rien.
La preuve qu’on peut être historien sans cesser d’être partisan, c’est que Lissagaray a été l’un et l’autre. Sa méthode est d’ailleurs la pure méthode de l’histoire : il rassemble les faits, les classe, les hiérarchise ; il en cherche les causes, les antécédents, les conséquences, pèse le tout et, pour finir, conclut. Que vaut la conclusion ? Ce qui est incontestable, c’est que nul ne l’a démolie, tant les considérants et le dispositif en sont solides . Nous sommes loin, au surplus, d’une apologie systématique. Au contraire, tout au long du livre, l’auteur s’appesantit sur les fautes de la Commune, qui furent des plus lourdes et accélérèrent la débâcle finale. – Fautes militaires : comme de n’avoir pas occupé le mont Valérien, d’avoir hésité tant de jours à marcher sur Versailles, de n’avoir pas à temps couvert Paris d’un réseau de barricades. Fautes gouvernementales : comme d’avoir toléré les empiétements du Comité central, l’incapacité et la mollesse du commandement, le désordre dans l’administration, et surtout – faute des fautes ! – d’avoir, par un scrupule de légalité, étrange chez des révolutionnaires, respecté la Banque, dont les millions pouvaient tout sauver : « Elle (la Commune) abolit le budget des cultes… et resta en extase devant la caisse de la haute bourgeoisie qu’elle avait sous la main. »
Pour les hommes pris individuellement, du moins pour certains hommes, Lissagaray n’est pas moins sévère, et telles réputations descendent de la sellette quelque peu détériorées : celle de Félix Pyat aura peine à s’en relever. Romantisme révolutionnaire chez les uns, singerie du jacobinisme chez les autres, incontinence oratoire chez beaucoup, manie de légiférer, « d’être un petit parlement bavard, brisant le lendemain, au caprice de sa fantaisie, ce qu’il a fait la veille » – tous ces travers, toutes ces défaillances sont dénoncés par un citoyen décidé à ne pas se payer de légendes et qui écrit non pour qu’on admire, mais « pour qu’on sache ». La sympathie de Lissagaray pour Delescluze, ce grand vieillard qu’il vénère, ne l’empêche pas d’incriminer durement l’ordre du jour fameux (« Assez de militarisme !… Place au peuple, aux combattants aux bras nus ! »), où le ministre de la guerre de la Commune, répudiant toute organisation, toute discipline, introduisait, au moment décisif, l’anarchie dans les rangs des fédérés.
Lui qui ne redoute pas la dictature, qui l’appelle au contraire comme la nécessité de l’heure – et qui se fût senti capable, au fond, de l’exercer, il est impitoyable envers le Comité de Salut public, « parodie du passé, épouvantail à nigauds », pauvre simulacre de dictature, sans forcé et sans autorité ! Est-ce à dire qu’il partage contre ce pâle Comité les antipathies de principe de la minorité socialiste de la Commune ? Ce qu’il lui reproche surtout, c’est de n’avoir été qu’un nom, un reflet, une ombre, c’est de n’avoir rien fait pour justifier son existence et prolonger les jours de la Commune. Entre la minorité et la majorité, il a quelque peine à choisir. Des torts, il y en eut des deux parts, et des insuffisances, et des erreurs. La minorité, il est vrai, comptait davantage d’hommes de vraie valeur, mais terriblement « ergoteurs », drapés dans leurs principes comme dans un drapeau, inaptes à concevoir que « la Commune était une barricade » et que la guerre civile exige avant tout qu’on se batte. Pas plus que la majorité « révolutionnaire », la minorité « socialiste » ne fut vraiment à la hauteur de la situation terrible. Encore convient-il d’être indulgent à ces hommes auxquels ce qui a le plus manqué, c’est le temps. Lissagaray se garde bien de ne les juger que sur leurs petitesses : en regard il met les grandeurs. La discorde qui soufflait, dit-il, « cessa cependant – que le peuple le sache en même temps que leurs fautes – quand ils songèrent au peuple, quand leur âme s’éleva au-dessus des misérables querelles de personnes… Tous les décrets socialistes passèrent à l’unanimité ; – car, bien qu’ils aient voulu se différencier, ils furent tous des socialistes… Et nul, même au plus fort du péril, n’osa parler de capitulation. »
Ni majoritaire ni minoritaire, avec qui donc Lissagaray est-il ? Avec le peuple.
Ici encore il a raison. C’est le peuple, et lui seul, qui a fait la Commune. Soulèvement spontané de la masse anonyme, « réponse instinctive d’un peuple souffleté », le 18 mars n’a rien à voir avec les comités qui pullulaient dans la capitale et dont aucun, pas même le Comité central, n’a ni prévu, ni préparé, ni dirigé les évènements. Le mérite des comités, qui n’est pas mince, ce fut d’emboîter le pas au mouvement parti d’en bas, de lui prêter une voix, des idées, de rester solidaires des fauteurs inconnus. Le Comité central, avant la Commune et mieux qu’elle, sut faire surgir, « derrière ce conflit pour les libertés municipales, la question du prolétariat. » Mais c’est le peuple qui, de lui-même et sans obéir à personne, a tout fait. C’est lui qui, durant des semaines, versait son sang aux avant-postes et dans les forts ; lui qui, sans mot d’ordre d’en haut, sans chefs, parfois abandonné à son instinct de classe, défendait ses faubourgs rue par rue, maison par maison ; lui qui, collé au mur, tombait sans proférer un cri sous le feu de peloton des lignards en furie.
Voilà ce que Lissagaray a su voir et su dire, avec une incomparable force. Son héros de prédilection, ce n’est pas Delescluze, ce n’est pas même Varlin ; ce sont ces milliers d’humbles gens, dressant contre la ruée versaillaise la muraille de leurs poitrines. Des grands hommes, c’est vrai, la Commune n’en a pas eus ; des chefs, à peine en avait-elle. Mais « c’est précisément la puissance de cette révolution d’avoir été faite par la moyenne et non par quelques cerveaux privilégiés. » – Sa puissance peut-être, sa faiblesse aussi…
L’Histoire de la Commune est un hymne à la gloire des ouvriers parisiens en même temps qu’à la gloire de Paris. La France est une religion, disait Michelet. La religion de Lissagaray – la seule –, c’est Paris. Pour glorifier la Cité révolutionnaire, « qui avait fait trois Républiques et bousculé tant de Dieux », il trouve par occurrence des accents dignes d’Hugo. Ouvrez ce livre au chapitre XXV, lisez-en les premières lignes. Ce chant d’amour ne vous rappelle-t-il pas tels vers du grand poète :
Ô Ville, tu feras agenouiller l’histoire…
On tuerait l’univers si l’on tuait la Ville…
C’est que, l’esprit hanté des souvenirs de la Révolution française, Lissagaray a toujours cru – comme Marx avant 48 – que la révolution universelle éclaterait au chant du coq gaulois. Mais le coq gaulois, coq citadin, ne chantait vraiment qu’à Paris : ce n’était certes pas des campagnes, courbées sous le hobereau et le prêtre, que pouvait jaillir l’étincelle incendiaire, ce ne pouvait être que de Paris. – Et tout cela était encore vrai, peut-être, au temps de Lissagaray. Cela ne l’est plus aujourd’hui. La révolution russe de 1917 a montré, entre autres grandes choses, que Paris n’est plus, dans le monde transformé par le capitalisme, l’unique foyer propagateur du feu sacré. Pour la révolution comme pour la culture, les peuples se passent de main en main la torche et le flambeau.
Il est temps de clore cette notice déjà longue et de céder la parole à Lissagaray : le lecteur ne perdra pas au change. – Ai-je dit qu’il était un authentique écrivain ? Sa phrase – et c’est fort heureux – n’a rien d’académique, de solennel, de guindé. Une phrase nerveuse, rapide, vibrante, d’un tour très souvent elliptique, rehaussée d’images expressives ; une vraie phrase de journaliste et d’orateur, qui va droit au but, libre d’allures et faisant la nique aux pédants. Elle évoque le peuple en marche, l’électricité des foules, l’écho des chants et des fanfares, les drapeaux rouges claquant au vent. Elle est tout mouvement, toute vie, la phrase de Lissagaray.
L’Histoire de la Commune n’est pas qu’un livre vrai, c’est un beau livre, d’un art puissant et spontané qui ne doit rien au métier, à l’école, et qu’on ne peut qu’admirer. De la couleur, du rythme, du souffle, de l’allant. Dès le prologue, aux raccourcis saisissants, on est empoigné, et alors on ne s’arrête plus. Le drame se noue, se précise, s’amplifie, jusqu’à la catastrophe finale – cette bataille de huit jours entre une soldatesque rageuse, armée jusqu’aux dents et un prolétariat « las de végéter dans l’ignorance et de croupir dans la misère » , cette répression sauvage du peuple par le peuple, dont l’atroce souvenir jamais ne s’effacera.
Çà et là des pages d’anthologie. La mort de Delescluze et celle de Varlin, par exemple. Ou encore la proclamation de la Commune. Le récit détaillé, jour par jour, presque heure par heure, de la Semaine sanglante est comme une succession d’eaux-fortes à la Goya : on en sort le cœur déchiré, les nerfs en vrille. Qu’un si grand crime contre le peuple ait pu être froidement voulu et perpétré, en plein XIXe siècle, en plein Paris, dans la douceur d’un radieux printemps, est-ce que cela ne juge pas une civilisation ? Est-ce que cela ne condamne pas la société où de telles hécatombes sont possibles ? Plaignons ceux qui, à cette lecture, resteraient insensibles ou qui même, pis encore, pourraient conclure – au nom d’on sait bien quelle dogmatique de classe – non pour les vaincus, mais contre eux !
La juste cause de la Commune a trouvé en Lissagaray un historien à sa taille. C’est lui qui, dans un de ses articles de la Bataille, avait dit : « Il n’y a rien de plus noble que la grandeur de la passion au service de la grandeur de l’idée ». – Une grande passion au service d’une grande idée, – mais ce fut cela, la Commune ! Et c’est contre cela que les chassepots des gens de l’ordre se sont rués, qu’ils ont, pour la seconde fois, « fait merveille ! » Trente mille hommes ont péri sur les barricades ; le socialisme a été décapité. Mais la Passion et l’Idée ont échappé, comme toujours, au massacre. Elles ont passé, vivantes, dans le livre vengeur de Lissagaray.
Et c’est pourquoi ce livre mérite d’être offert aux nouvelles générations ouvrières qui l’ignorent. Elles y retrouveront, je veux l’espérer, beaucoup d’elles-mêmes. Puisse l’Histoire de la Commune devenir un de leurs livres de chevet !
18 mars 1929.
AMÉDÉE DUNOIS.