À la mairie du IIIe, où s’étaient rendus beaucoup de chefs de bataillons abandonnés par leurs hommes, très hostiles par là au Comité Central, Arnold fut assez mal reçu ; les bouillants refusaient d’entendre parler du Comité. Enfin, on s’accorda pour envoyer des délégués à l’Hôtel de Ville, car la force était là, qu’on le voulût ou non.
Le Comité Central avait, dans l’intervalle, fixé les élections au mercredi 23 mars, décrété la levée de l’état de siège, l’abolition des conseils de guerre, l’amnistie pour tous les crimes et délits politiques. Il tint une troisième séance à huit heures du soir, pour recevoir les délégués de la réunion du IIIe. C’étaient les députés : Millière, Clemenceau, Tolain, Cournet, Lockroy ; les maires : Bonvallet et Mottu ; les adjoints : Malon, Murat, Jaclard, Léo Meillet.
Clemenceau parla le premier. Le jeune maire de Montmartre comprenait les sentiments complexes de ses collègues et il les résuma vivement. Le Comité Central est dans une position très fausse ; l’insurrection s’est faite sur un motif illégitime ; les canons appartenaient à l’État. Il rappelle ses nombreuses démarches auprès du comité de la rue des Rosiers, déplore que ses conseils n’aient pas été suivis, dit l’opinion ameutée par la fusillade des généraux. Poussant au fond, il affirme que le Comité Central ne tient nullement Paris, que des bataillons se groupent autour des maires et des députés ; bientôt, dit-il, le Comité deviendra ridicule et ses décrets seront méprisés. Il admet la légitimité des revendications de la capitale, regrette que le Gouvernement ait soulevé les colères, mais il dénie à Paris le droit de s’insurger contre la France ; Paris est tenu de reconnaître les droits de l’Assemblée. Le Comité n’a qu’un moyen de sortir de l’impasse : céder la place à la réunion des députés et des maires qui sont résolus à obtenir de l’Assemblée les satisfactions réclamées par Paris.
Des voix du Comité l’interrompirent souvent. Quoi ! on osait parler d’insurrection ! Qui avait déchaîné la guerre civile, attaqué ? Qu’avait fait la garde nationale que de répondre à une agression nocturne et de reprendre les canons payés par elle ? Qu’avait fait le Comité Central que de suivre le peuple, d’occuper un Hôtel de Ville abandonné ?
Un membre du Comité : « Le Comité Central a reçu un mandat régulier, impératif. Ce mandat lui interdit de laisser le Gouvernement ou l’Assemblée toucher aux libertés, à la République. Or, l’Assemblée n’a pas cessé un jour de mettre la République en question. Elle a placé à notre tête un général déshonoré, décapitalisé Paris, essayé de ruiner son commerce. Elle s’est moquée de nos douleurs ; elle a nié le dévouement, le courage, l’abnégation que Paris a montrés pendant le siège, hué nos délégués les plus chers : Garibaldi, Hugo. Le complot contre la République est évident. On a commencé l’attentat en bâillonnant la presse ; on espérait le terminer par le désarmement de nos bataillons. Oui, nous étions dans le cas de légitime défense. Si nous avions courbé la tête sous ce nouvel affront, c’en était fait de la République. Vous venez nous parler de l’Assemblée, de la France. Le mandat de l’Assemblée est terminé. Quant à la France, nous ne prétendons pas lui dicter des lois – nous avons trop gémi sous les siennes – mais nous ne voulons plus subir ses plébiscites ruraux. Vous le voyez, il ne s’agit plus de savoir lequel de nos mandats est le plus régulier. Nous vous disons : la Révolution est faite ; mais nous ne sommes pas des usurpateurs. Nous voulons appeler Paris à nommer sa représentation. Voulez-vous nous aider, faire procéder aux élections ? nous acceptons votre concours avec empressement. »
Comme il parle de Commune autonome, de fédération des communes, Millière intervient. Il a des campagnes socialistes, ce persécuté de l’Empire et de la Défense, froid, compassé, exclusif, face triste, où s’allume parfois une lueur d’enthousiasme. « Prenez garde, dit-il, si vous déployez ce drapeau, le Gouvernement jettera toute la France sur Paris et j’entrevois dans l’avenir quelques fatales journées de Juin. L’heure de la Révolution sociale n’a pas sonné. Il faut y renoncer ou périr, en entraînant dans votre chute tous les prolétaires. Le progrès s’obtient par une marche plus lente. Descendez des hauteurs où vous vous placez. Victorieuse aujourd’hui, votre insurrection peut être vaincue demain. Tirez-en le meilleur parti possible et n’hésitez pas à vous contenter de peu : une concession est une arme qui en donne une autre. Je vous adjure de laisser le champ libre à la réunion des députés et des maires : votre confiance sera bien placée. »
Boursier : « Puisqu’on vient pour la première fois de parler de révolution sociale, je déclare que notre mandat ne va pas jusque-là. (Du Comité : Si ! Si ! Non ! Non !) On a parlé de fédération, de Paris ville libre. Notre mission est plus simple, elle se borne à procéder aux élections. Le peuple ensuite décidera de sa marche. Quant à céder la place aux députés et aux maires, c’est impossible. Ils sont impopulaires et n’ont aucune autorité dans l’Assemblée. Les élections auront lieu avec ou sans leur concours. Veulent-ils nous aider ? nous leur tendons les bras. Sinon, nous passons outre, et, s’ils tentent de nous enrayer, nous saurons les réduire à l’impuissance. »
Les délégués regimbent. La discussion devient batailleuse. « Mais enfin, dit Clemenceau, quelles sont exactement vos prétentions ? Bornez-vous votre mandat à demander à l’Assemblée un Conseil municipal ? »
Beaucoup du Comité : Non ! Non ! – « Nous voulons, dit Varlin, non seulement le Conseil municipal élu, mais des libertés municipales sérieuses, la suppression de la préfecture de police, le droit pour la garde nationale de nommer ses chefs et de se réorganiser, la proclamation de la République comme gouvernement légal, la remise pure et simple des loyers en souffrance, une loi équitable sur les échéances, le territoire parisien interdit à l’armée. »
Malon tente un dernier effort : « Je partage, vous n’en doutez pas, toutes vos aspirations, mais la situation est très périlleuse. Il est clair que l’Assemblée ne voudra rien entendre tant que le Comité Central sera maître de Paris. Tandis que si Paris se remet à ses représentants légaux, ils pourront obtenir et le Conseil municipal élu et les élections de la garde nationale, et même le retrait de la loi sur les échéances. Par exemple, pour l’armée, il n’y a pas à espérer que nous obtenions satisfaction. »
« C’est cela ! pour nous ménager un 31 Octobre ! » La dispute traîna jusqu’à dix heures et demie, le Comité défendant son droit de faire les élections, les délégués leur prétention de le remplacer. Enfin, le Comité accepta d’envoyer quatre de ses membres à la mairie du IIe : Varlin, Moreau, Jourde et Arnold.
Ils trouvèrent réuni tout l’état-major du libéralisme et du radicalisme, députés, maires et adjoints, Louis Blanc, Schœlcher, Carnot, Floquet, Tirard, Desmarest, Vautrain, Dubail, une soixantaine environ. La cause du peuple avait bien là quelques partisans sincères, mais profondément effrayés par l’inconnu. Le maire du IIe présida, Tirard, libéral hautain, un de ceux qui avaient immobilisé Paris dans les mains de Trochu. Il a, devant la commission rurale, tronqué, travesti cette séance où la bourgeoisie découvrit ses entrailles honteuses. Voici la sèche vérité.
Les délégués : « Le Comité Central ne demande pas mieux que de s’entendre avec les municipalités si elles veulent faire les élections. »
Schœlcher, Tirard, Peyrat, Louis Blanc, tous les radicaux et libéraux en chœur : « Les municipalités ne traiteront pas avec le Comité Central. Il n’y a qu’un pouvoir régulier : la réunion des maires investie de la délégation du Gouvernement. »
Les délégués : « Ne discutons pas là-dessus. Le Comité Central existe. Nous avons été nommés par la garde nationale. Nous tenons l’Hôtel de Ville, voulez-vous faire les élections ? »
– « Mais quel est votre programme ? »
Varlin l’expose. De toutes parts on l’attaque. Les quatre doivent tenir tête à vingt assaillants. Le grand argument des anciens insurgés de 1830, 48, 70 est que Paris ne peut se convoquer lui-même, qu’il doit attendre le bon vouloir de l’Assemblée.
Les délégués : « Le peuple a le droit de se convoquer. C’est un droit indéniable dont il a fait usage plusieurs fois dans notre histoire aux jours de grand péril. Nous sommes dans une de ces heures, car l’Assemblée de Versailles court à la monarchie. »
Les récriminations pleuvent : – « Vous êtes en face d’une force, disent les délégués. Prenez garde de déchaîner la guerre civile par votre résistance. » – « C’est vous qui voulez la guerre civile », répondent les libéraux. À minuit, Moreau et Arnold, écœurés, se retirent. Leurs collègues vont les suivre quand des adjoints les supplient de rester, d’épuiser tous les moyens de conciliation.
« Nous promettons, disent certains maires et députés, de faire tous nos efforts pour obtenir du Gouvernement des élections municipales à bref délai. » – « Très bien, répondent les délégués, mais nous gardons nos positions, il nous faut des garanties. » Députés et maires s’acharnent, prétendent que Paris se remette à discrétion entre leurs mains. Jourde va se retirer, quelques adjoints le retiennent encore. Un instant on paraît s’entendre : – le Comité remettra les services administratifs aux maires qui occuperont une partie de l’Hôtel de Ville ; il continuera d’y siéger, conservera la direction exclusive de la garde nationale et veillera à la sûreté de la ville. – Il ne reste qu’à affirmer l’accord par une affiche commune, la discussion se ranime plus violente quand il s’agit de la formule. Les délégués veulent : « Les députés, maires et adjoints, d’accord avec le Comité Central. » Ces messieurs, au contraire, prétendent rester masqués. Tirard, Schœlcher déclament contre les délégués. Il y eut l’intermède comique. Subitement tel un coucou qui jaillit de l’horloge, Louis Blanc, jusqu’alors concentré, se dressa sur ses petits talons, battit des bras, retrouva ses airs du 16 mars 48 et glapit des malédictions : « Vous êtes des insurgés contre l’Assemblée la plus librement élue, – c’était le mot de Thiers. Nous, mandataires réguliers, nous ne pouvons avouer une transaction avec des insurgés ! Nous voulons bien prévenir la guerre civile, mais non paraître vos auxiliaires aux yeux de la France. » Jourde répondit à l’homoncule que cette transaction, pour être acceptée du peuple de Paris, devait être consentie ouvertement, et, désespérant d’en rien tirer, il quitta la réunion.
Dans cette élite de la bourgeoisie libérale, anciens proscrits, avocats, annalistes révolutionnaires, aucune voix indignée n’éclata : « Cessons ces cruelles disputes. Vous, Comité Central qui parlez à Paris, nous que la France républicaine écoute, nous allons établir, délimiter le champ précis de nos revendications. Vous apportez la force, l’aire ; nous vous donnerons l’expérience des réalités inexorables. Nous présenterons à l’Assemblée cette charte pratique, également respectueuse des droits de la nation, des droits de la cité. Et quand la France verra Paris debout, bien équilibré de pensée et de force, réunissant les vigoureux nouveaux aux vieux noms qu’elle recherche, le sûr bouclier contre les royalistes et les cléricaux, sa voix saura trouver Versailles et son souffle le faire plier. »
Mais qu’attendre de ces castrats qui n’avaient pu réunir assez de courage pour disputer Paris à Trochu ? Varlin, resté seul, reçut l’effort de toute la troupe. Épuisé, exténué – cette lutte dura cinq heures – il finit par céder sous toutes réserves. Au grand air, il retrouva son intelligente sérénité, et, rentré à l’Hôtel de Ville, il dit à ses collègues qu’il voyait maintenant le piège et leur conseillait de repousser la prétention des maires et des députés.